Stengers, I. Du Mariage Des Heterogenes

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Filosofía y conocimiento

Citation preview

  • 1. Freud et le gain de plaisir

    Comment comprendre le gain de plaisir que procurentle mot desprit, le comique et lhumour ? Dans Le motdesprit et sa relation linconscient (1), Freud conclut que,dans les trois cas, ce gain doit tre compris dabordcomme une conomie, comme une pargne. Cest--direcompris par rapport un effort, une dpense. Sa rponserend donc la notion de plaisir solidaire dune oppositionqui place la vie srieuse du ct de ce qui cote :interdits, rgles, restrictions, discipline.Une autre rfrence au plaisir existe, dont le statut seraitcette fois originaire : il sagit du plaisir que le dveloppe-ment de lactivit psychique nous a fait perdre. Freud parlede leuphorie de lenfant qui exprimente librement, auprix dune dpense somme toute minime (p. 411), ou deladulte sous linfluence dun toxique (p. 235). A lge olenfant apprend manier le vocabulaire de sa languematernelle, il prouve un plaisir manifeste faire de cematriau une exprimentation ludique (Groos), et ilassemble les mots sans se soumettre la condition de sens,afin dobtenir grce eux leffet de plaisir li au rythme ou la rime. Ce plaisir, il se le voit progressivement dfendre,jusqu ce que les seuls assemblages de mots autoriss quilui restent soient ceux qui ont un sens (p. 235-236).La rfrence au plaisir perdu qui fut celui de lenfant a, vi-demment, la structure mythique du paradis perdu, ce que

    MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 1

    Du mariage des hetrognes

    Mony Elkam,psychiatre,psychothrapeutefamilial.

    Isabelle Stengers,philosophe dessciences. Dernierslivres parus :Linvention dessciences modernes(La Dcouverte,1993), Souviens-toique je suis Mde(Les empcheurs detourner en rond,1993).

    Cet article doitparatre dans Le rirechez Freud, sous ladirection deA. Nysenholc etW. Szafran.

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 2

    traduit en ngatif la rfrence scientifique (Groos). Il fautsouligner que lthologie contemporaine des enfants (2)brise avec ce mythe : aucun stade lenfant na un rap-port simplement ludique avec les mots ou la syntaxe. Ceux-ci interviennent toujours dans des relations qui ne sont desjeux que pour ladulte : pour lenfant, cest toujours djune exprience double de construction du sens de soi et dusens de lautre, une question vitale.Mais il est moins intressant de critiquer Freud sur le plandes faits que de comprendre le sens et les enjeux de larfrence mythique au plaisir perdu. Par dfinition, le para-dis perdu est lendroit o on ne revient jamais vraiment. Ilen est de mme avec ce plaisir. Quand, par la suite, lenfantplus g se livrera des jeux, ou crera avec ses camaradesdes mots rien qu eux, il sy adonne en ayant consciencequils nont aucun sens, et trouve son plaisir dans le char-me que possde ce qui est interdit la raison (p. 236).Le plaisir perdu a pour premire fonction de fonder la thseselon laquelle lactivit psychique qui cre des significa-tions est dabord et avant tout une perte, un renoncement,une tyrannie, une limitation impose de lextrieur, par lasanction du monde des adultes. Cest pourquoi il est essen-tiellement dcrit par des catgories ngatives ( sans soucide , libre de tout besoin , non-sens ). Ce quiimplique que toutes les significations positives prennentnaissance par opposition avec cette activit ludique origi-naire. Elles doivent simposer sur et contre un ocan denon-sens, de possibilits indistinctes, et quil faut dire arbi-traires puisque les diffrences sont tout entires du ct dela restriction.Mais le mot desprit, depuis le plaisir du libre emploi desmots et des penses (p. 254) jusqu son accomplisse-ment adulte, reste nanmoins fidle son essence (p. 254), les sources de plaisir prsentes lorigine, cest--dire celles que constituent les mots, il les maintient et, partir du stade de la plaisanterie, il se rend accessibles denouvelles sources de plaisir grce la suppression dinhibi-tions. Le plaisir quil produit, que ce soit le plaisir de jouerou le plaisir de supprimer, nous pouvons dans tous les casle faire dcouler de lconomie ralise sur la dpense psy-

    1. Nous utiliserons lanouvelle traduction deD. Messier, publie en1988 aux EditionsGallimard, coll. Connaissance delInconscient .

    2. Voir notammentDaniel Stern, Lemonde interpersonneldu nourrisson, coll. Le fil rouge , Paris,PUF, 1989.

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 3

    chique, condition quune telle conception ne soit pas encontradiction avec lessence du plaisir, et quelle savregalement fconde ailleurs (p. 254-255).La condition nonce annonce bien la puissance du dispo-sitif mis en place Freud propose toujours ses hypo-thses les preuves quil sait ces hypothses capables desurmonter. Il a cr un plaisir ddoubl : plaisir du jeu, fos-sile cest--dire la fois reste et preuve du plaisir origi-naire , et plaisir li la leve des inhibitions (pourlesprit : il sagira, pour le comique, dinvestissement et,pour lhumour, de sentiment). Le champ est ainsi balis :rien ne peut chapper aux deux coordonnes : si cest gra-tuit, absurde et sans consquence, la source plaisir origi-naire prdomine ; si du sens se produit, il sagira duneleve de linhibition qui interdisait ce sens.

    2. Freud et lesthtique

    Une catgorie manque pourtant ce balisage. Cest la cat-gorie du nouveau. Le plaisir prsent lorigine ne peuttre li la nouveaut. Plaisir du non-sens, il est sansmmoire et sans enjeu. Rien ny fait une diffrence : toutest possible, et donc rien nest nouveau. De mme lcono-mie ne permet pas de comprendre la nouveaut: ce qui peutse dire par la leve de linterdit prexistait, faisait pression.Ce manque nest pas une faiblesse de la mise en scne deFreud, au sens stratgique du terme, car il se manifesteracomme pouvoir : pouvoir de la science dsenchanter. Lo nous croyions avoir affaire du nouveau, Freud, scienti-fique, a les moyens de dnoncer nos illusions. Ce rle de lascience correspond dailleurs au fonctionnement mme du principe de ralit , qui nous force rompre avec lillu-sion. Le manque de nouveau ne pourra tre critiqu quedans la mesure o le fonctionnement qui dfinit le principede ralit (limite simposant au sans limite) aura t mis enproblme.Si la science, pour Freud, est du ct du principe de ralit,quen est-il de la production esthtique ? En un seulpoint de son livre (p. 185-186), Freud aborde ce problme,et ce avec tous les signes des plus grandes hsitations. Mais

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 4

    il choisit une dfinition philosophique de lesthtique quiest, comme son propre plaisir originaire, fonde sur uneopposition : dans la dmarche esthtique nous ne voulonsrien obtenir des choses ni rien en faire, nous navons pasbesoin des choses pour satisfaire lun de nos besoins vitauxmajeurs (p. 185-186). Esthtique veut donc dire purementesthtique, jouissance se suffisant elle-mme, ayant enelle-mme sa propre fin. Ce qui ne veut pas dire sans fin ousans but, prcise Freud, car je doute que nous soyons mme dentreprendre quoi que ce soit sans quune inten-tion entre en ligne de compte. Quand nous utilisons notreappareil dans un but qui, prcisment, nest pas la satisfac-tion indispensable de lun de nos besoins, alors nous lelaissons travailler tout seul pour son plaisir, alors nouscherchons retirer du plaisir de lactivit qui lui est propre.Je suppose que cest l, dune faon gnrale, la condition laquelle est soumise toute reprsentation esthtique, maisje my connais trop peu en esthtique pour vouloir dve-lopper cette proposition jusqu son terme (p. 186). Freudavance ici une proposition forte ( la condition laquelleest soumise toute ), puis il affirme son incomptence. Ilne dmontrera pas que la reprsentation esthtique, quil arange sous les mmes catgories que la source plaisiroriginaire , peut tre effectivement comprise de la sorte.Freud aurait-il pu investir le domaine de lesthtique grcea son double balisage ? Aurait-il pu ramener une illusionla cration de nouveau qui sassocie toute mutationesthtique ? Il aurait eu affaire ici forte partie, tous lestmoignages sur la douleur de la cration, par o vient tre une uvre, un nouveau bloc de sensations , commedisent Deleuze et Guattari (3). Il aurait eu affaire la convic-tion quil y a du vrai qui se cre, au sens o le vrai, ici,soppose larbitraire. Bref, il aurait eu affaire une posi-tion du problme qui brouille activement, rsolument, sonopposition princeps : ce qui a de la signification, ce quisimpose comme non arbitraire, soppose au plaisir,comme linterdit soppose la libert ludique.

    Mais quarriverait-il si, au lieu daborder lesthtiquecomme cas limite o les principes de la position freudienne

    3. G. Deleuze etF. Guattari, Quest-ceque la philosophie ?,Paris, Minuit, 1991,p. 154.

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 5

    sont mis en risque, nous essayions de partir delle, et de lamettre ds le dpart sous le signe de ce qui fait problmechez Freud, la nouveaut, la mutation ? Exprimentons.

    3. Quentendre par esthtique ?

    De fait, le sens et les enjeux de la notion desthtique nontjamais fait lobjet dunanimit. Ce quoi se rfre le termeest en lui-mme ambigu. Dans certains cas, il dsigne leproblme gnral de notre rapport perceptif au monde, lamanire dont nous nous situons dans le monde, et situonsles choses du monde par rapport nous. Dans dautres,comme avec Freud, il dsigne la question de lart, et estalors hant par le problme du Beau. Corrlativement,lesthtique est communment distendue entre deux plescontradictoires : condition dobjectivit ou arbitraire dugot. Le rapport perceptif se trouve en effet mobilis sousles normes de la lecture scientifique du monde, et la ques-tion de lart, sous les normes de labsence de norme objec-tive : des gots et des couleurs Reprons-nous partir dedeux rfrences philosophiques traditionnelles.On peut dire de la philosophie leibnizienne quelle portelesthtique au niveau de lontologie elle-mme. Chaqueexistant (monade) peut tre assimil un point de vue sur le monde, ce point de vue ntant pas du tout rduc-tible, bien sr, une perception visuelle claire et distincte.Bien au contraire, il intgre (Leibniz fut lun des crateursdu calcul diffrentiel et intgral) une foule innombrable de petites perceptions de tous ordres, la plupart nattei-gnant pas le seuil de la conscience. La perception, au senso elle peut correspondre des mots, ne ressemble doncpas ce dont elle merge. Elle est, par dfinition, instable,comme la signification de tous les mots de la langue natu-relle, relief plus ou moins clair se dessinant dans la massemouvante et dense de ce qui na pas de mots pour se dire.Luvre esthtique, ici, ne peut rpondre aucune catgo-rie particulire car elle est modle gnral. La monade seproduit elle-mme en percevant, elle est en mme tempsaction et passion, spontane et produit, cratrice et uvre.La production dun rapport esthtique au monde est donc

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 6

    identiquement production de soi. En revanche, pour Kant,la perception au sens quotidien du terme, au sens o je voisune table et o je sais pouvoir masseoir sur une chaisesans mme en formuler de manire consciente la convic-tion, a pour premier trait la stabilit. Kant dchiffre une esthtique transcendantale , science de tous les principesde la sensibilit a priori, indpendante des sensations parti-culires. Lespace et le temps sont donns comme purs,a priori, avant les sensations qui les prsupposent et quilsconditionnent. La mme stabilit par rapport tout ce quipeut arriver caractrisera dailleurs la logique trans-cendantale , les conditions a priori de la connaissance. Cequi signifie que le problme de luvre esthtique doit, ici,se dtacher radicalement du problme de lobjet donn laperception. Ce problme est trait dans la Critique du juge-ment, et non dans celle de la raison pure : la connaissancede lentendement, qui se rapporte des objets situs danslespace-temps, est trangre au plaisir, la beaut, laquestion du got, du sublime et du gnie. Lesthtique estdonc ici distribue entre deux domaines qui nont rien encommun : celui de la perception commune, et celui delmotion face luvre dart.Ces dernires annes, un vnement assez inattendu sestproduit dans le domaine de lesthtique : ce qui tait enjeuphilosophique est galement devenu enjeu scientifique. Leprogramme fort dintelligence artificielle entendaitsimuler, voire reproduire, le comportement intelligentinterprt comme traitement computationnel sur des sym-boles reprsentant les lments pertinents dune situation.Ce qui, chez les vivants, est du ressort de l esthtique ,aurait donc d tre mis en symboles comme le reste. Or ceprogramme a rencontr un chec. Lordinateur, aussibrillant calculateur quil soit, devient dautant plus stupi-de quil lui est demand de reproduire une activit quenous jugerions quasi animale : entrer dans un restaurant,commander un repas et le consommer, par exemple. Il faut tout lui dire et la liste de ce quil faut lui dire sallongedmesurment. Bref, il manque de ce qui est la chose aumonde la mieux partage, le sens commun , catgorieesthtique dsignant la manire dtre et dinterprter dansun monde commun.

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 7

    4. G. Deleuze etF. Guattari, MillePlateaux, Paris,Minuit, 1980.

    5. Voir F. Varela,Connatre les sciencescognitives. Tendanceset perspectives, Paris,Seuil, 1989.

    Dans cette diffrence repre entre le vivant et son modlecomputationnel surgit alors la question de lesthtique :question qui porte sur la manire dont, avant que nous for-mulions des significations, exprimables en mots, le mondeprend sens pour nous, sur la manire dont il nous affecte, etdont nous laffectons. Et cette question surgit sur un modeassez peu freudien : il sagit bel et bien de comportementsrpondant des besoins , mais les rgles, les normes, lesrestrictions qui assurent larticulation entre comportementet besoin ne semblent pas pouvoir tre conues commesimposant de manire extrinsque un ocan de non-sens ; si ctait le cas, elles pourraient tre abstraites, expli-cites et reproduites, et permettre denseigner une machi-ne comment se comporter correctement. Elles semblentplutt des rappels lordre, prsupposant et balisant un territoire dj dou de sens. Et il faut entendre ici ter-ritoire au sens de Mille Plateaux (4) : au sens o, excdant la fois lorganisme et le milieu, le territoire implique un agencement . Ni le milieu ni lorganisme nexpliquentlagencement car cest lui qui confre des proprits des fragments de milieu et les articule des pragmatiques.Lagencement est de lordre de lvnement : il nesexplique pas, il se constate. Et les symboles, les mots, lesrgles, les interdits, qui semblent capables de rendre comp-te deux-mmes, de raliser la mise en rapport du compor-tement ses fins, ne sont alors ce qua dmontr lchecde lintelligence artificielle qui a pris au mot cette apparen-ce que des mots dordre qui ne valent que par leurrapport de redondance avec un agencement dnonciationcollectif. On a limpression quon obit un signal routieren tant que tel, mais cest seulement parce quon est djpris dans lagencement pragmatico-smiotique qui sappel-le savoir conduire .Francisco Varela est celui des spcialistes des sciencescognitives qui a tir les consquences les plus radicales delchec du programme fort dintelligence artificielle. Il pro-pose la notion d enaction (5) pour dcrire lmergenceirrductiblement simultane dun monde qui fait sens etdune manire dagir, de se situer dans ce monde. Aveclenaction, on retrouve une perspective bien plus proche de

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 8

    celle de Leibniz que de celle de Kant : le savoir est onto-logique , il nest pas savoir propos dtres quil sagiraitde reprsenter de manire adquate, mais production et sp-cification rciproques de celui qui sait et de ce qui est su. Lacognition nest pas la soumission des rgles, avec leffortet la dpense que cela impliquait chez Freud. Elle estdabord, et en condition pralable toute rgle explicite ouexplicitable, cratrice de ce qui donne sens ces rgles.Il y a de nombreux rapports entre une esthtique de lenac-tion et une esthtique du territoire au sens de Deleuze etGuattari. La diffrence est que Varela a pour premier but decomprendre le sens commun qui manque aux machinesalors que, pour Deleuze et Guattari, qui dit territoire ditaussi possibilit toujours insistante de dterritorialisa-tion . Lesthtique du sens commun et la mutation esth-tique qui fait quitter le territoire , qui ouvre lagencementterritorial dautres agencements, sont insparables.On peut voir lensemble des pratiques humaines o sepose, presque par dfinition, la question du nouveau ,comme des aventures de territorialisation et de dterritoria-lisation, et donc des aventures esthtiques , o le nou-veau prend sens avant que sa signification puisse treexplicite ou value. Mais la catgorie esthtique nestpas ici une catgorie unificatrice, qui ramnerait aumme diffrentes aventures. Et surtout, elle nautorisepas faire lconomie des problmes quexplicitera ven-tuellement lvaluation. Ces problmes supposent toujoursdabord un fait qui ne doit pas tre justifi mais consta-t : le problme se pose. Si nous affectons le monde ausens o nous lui donnons un sens, il nous affecte au sens oil nous pose la question du sens.Cest pourquoi il est important de souligner que le territoirearticule toujours des lments et des manires dtre ht-rognes. Nous avancerons ici que, de chacune des aven-tures que nous mettons sous le signe de la cration de nou-veau, on doit parler sans doute sur trois registres auminimum, distincts et pourtant peu sparables. Il y estquestion de la manire dont on sactive , cest--dire dela manire dont on a prise, dont on sait poser les pro-blmes, dont on peut anticiper les possibilits. Il y est

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 9

    6. T. Kuhn, La structure desrvolutionsscientifiques, Paris,Flammarion, 1970.

    question de la manire dont on sengage , cest--diredont lautre ou les autres sont impliqus, dont le problmedes relations aux autres est pos. Il y est question de lamanire dont on sexpose , dont on saccroche un ter-ritoire et ses mots dordre ou au contraire dont on accepteou recherche le risque de la mutation.Ces trois dimensions esthtiques ne sont en fait jamaissparables. Elles doivent cependant tre distingues parceque, dans nos socits, leur correspondent trois types deproblmatiques qui font prdominer lune de ces dimen-sions sur les deux autres. Ces problmatiques ne supposentpas la purification dune des trois dimensions aux dpensdes deux autres, ce qui est impossible, mais en dtermineune explicitation qui la dramatise.

    A SACTIVER

    En ce qui concerne la dimension sactiver , on penseradabord aux pratiques scientifiques. La notion de para-digme , au sens de Thomas Kuhn (6), peut tre compare la reconnaissance, quelque vingt ans plus tard, de lchecdu programme fort en intelligence artificielle. Elle annonceen effet que la connaissance scientifique la plus apparem-ment rationnelle , celle des sciences dites dures, nestpas comprhensible en termes rationnels , ceux quedemande lintelligence artificielle, faits et logique .Lapprentissage du paradigme, vritable initiation esth-tique, vient dabord : il assure lentre dans le territoiredfini par la discipline, qui implique le partage du senscommun disciplinaire, voir comme , faire comme ,mais aussi lapptit pour les problmes, la vigilance en cequi concerne les petites discordances, quasi imperceptibles,linventivit quant leur lucidation.Le scientifique normal , selon Kuhn, est un tre territo-rial et les risques quil prend sont dfinis par lagencementterritorial dont il prolonge linvention en ltendant. Cestpourquoi la dterritorialisation , la mutation dagence-ment, fait figure ici de rvolution , changement esthti-co-cognitif de paradigme. Quant lengagement envers lesautres, il nest pas thmatis autrement que comme adres-se aux collgues , ceux qui partagent le mme paradigme,

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 10

    ceux du jugement desquels on dpend, ceux aux objectionsdesquels il faudra rpondre. Un scientifique nest jamaisseul dans son laboratoire, mais il sy pose trs peu de pro-blmes thiques. Sactiver, cest donc oprer dans un terri-toire familier, qui fait sens pour moi, et cest apprendre cesens la fois activement (faire) et pathtiquement (subir).Cest toujours la naissance dun sens nouveau qui medonne prise sur les choses et sur les symboles.

    B SENGAGER

    Lengagement thique a pour principe le refus davoir prise sur lautre en tant quil sagit dun tre humain etnon dune chose. Il prdomine, bien sr, dans les activitscentres sur la manire dont on sadresse l autre lorsque lon sait que cette adresse est susceptible de letransformer, ou a pour but de le transformer: depuis la phi-losophie morale jusqu la psychothrapie et la psychana-lyse en passant par la politique et la pdagogie.Confrer une dimension thique lesthtique ne signifiepas que lesthtique donne une rponse au problmethique. La dimension thique ne constitue pas une solu-tion. Elle dsigne le fait que le problme est pos, le faitque des choix sont reconnus ou refuss. Mme celui quidit : Je nai aucun compte rendre , ou Il ny a aucuncompte demander, chacun est prisonnier de sa manire dese rapporter aux autres , reconnat limpratif du probl-me, mme sil nie la possibilit dune bonne solution,qui puisse tre propose tous.De fait, mme lorsquils se donnent comme universels, lescritres de choix sont relatifs des territoires, des agence-ments collectifs dnonciation. Il nest aucun nonc Tous les hommes sont gaux ou Les droits delhomme sont universels et inalinables , par exemple qui vaille indpendamment du territoire o ils ont prissens : les Inuit, et tous les autres peuples, dont le nomsignifie les vrais hommes , ntaient pas racistes sansle savoir , car tre raciste cest sinscrire en faux contre unnonc qui, prenant sens, a produit galement la possibilitde son refus.

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 11

    7. Sur Kafka ,indit publi dans Le Monde,10 septembre 1993,p. 23.

    Lthique, comme problmatique, nest pas indpendantedes deux autres dimensions de lesthtique. Parmi les ques-tions thiques, existe par exemple le danger de manipulerlautre, de le traiter comme une chose propos de laquelleon sactive , davoir sur lui un pouvoir dinfluence et desuggestion. Quant la manire dont lthique expose aurisque de la dterritorialisation ou le refuse, elle est le plussouvent explicite dans la tension rcurrente entre ceuxpour qui une proposition thique devrait rendre dductiblesses consquences, et ceux pour qui elle est un vecteur,engendrant des cas dont elle est condition, mais qui lamettent en risque.

    C SEXPOSER

    Lart est bien sr le domaine o prdomine la question durisque, lexposition aux possibilits de dterritorialisation.Crer, cest sexposer. Crer une uvre, cest aussi courirle risque que la manire dont on sexpose, ou ce que lonexpose, ne se propage pas ou se propage autrement. Citonsune lettre de Jean Genet, adresse en 1960 son agent litt-raire amricain Bernard Frechtman, qui montre bien cettecomposante esthtique : Quelle tristesse ! Rien faireavec ce Kafka. Plus jessaye, plus je mapproche de lui etplus je men loigne. Est-ce quil me manque un organe ?Son inquitude, son angoisse, je les comprends bien maisje ne les prouve pas. Sil parat tre hant par lexistencedune transcendance insaisissable, dun tribunal dont onignore tout mais dont on dpend, dune culpabilit sansobjet, au contraire jai le sentiment dtre responsable detout ce qui marrive, et mme de tout ce qui arrive ailleursquici et aux autres (7).

    Luvre mme, quoiquelle se donne souvent comme fin,est un dispositif susceptible de propager les risques delexposition au monde. Ce que les surralistes ont biencompris lorsquils se sont donns pour but de dcaper lapatine des habitudes, de faire voir comme on navait jamaisvu, de crer, forcer, susciter la mutation esthtique.Lorsque Picasso cre une tte de taureau avec un guidon et

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 12

    une selle de vlo, il marie deux composantes qui corres-pondaient des mots dordre stables dans lunivers de lavlocipdie un guidon est fait pour diriger, une selle poursasseoir et il produit du nouveau. Un nouveau qui a icipour singularit de garder la trace de lhtrogne qui lecompose, de susciter un taureau-vlo qui conserve, blocde sensations nouvelles, la mmoire de lopration dedterritorialisation, et la propage pour ceux qui regardentluvre, au lieu de la recouvrir par de nouvelles normes, denouveaux mots dordre. Toute dterritorialisation crant unnouveau territoire fait vnement et produit un prsentnouveau, mais luvre dart surraliste cre ici un prsentporteur de son instabilit ; le mariage des pices ne crepas un nouveau monde disponible, il ne se double pas demots dordre ; il reste rversible, le taureau pourrait redeve-nir vlo. Lil hsite.

    Bien sr, lart est habit par l activit et lengagement.Picasso na-t-il pas dit quil avait produit beaucoup de faux Picasso ? Il connaissait la recette, il savait sacti-ver pour reproduire coup sr, sans vnement, l effetPicasso . Et il savait aussi que le succs de loprationdpendait de lincapacit des autres, rduits au statut de public , de reconnatre lvnement vritable, quelledpendait de la sidration et des effets de mode que stabili-se le nom de Picasso.

    D TRANSVERSALES

    Ces trois problmatiques, articules sur trois dimensions delesthtique, dfinissent, il faut le souligner, des senschaque fois diffrents de la dfinition du beau . Cestvident pour lart, mais les scientifiques galement parlentdune belle solution, et sont prts, si les thories quilsconstruisent propos du monde leur semblent lourdes etpeu lgantes, reprocher Dieu de navoir pas eu desouci esthtique. Une action, une manire de se rapporteraux tres peut tre laide, et Robert Pirsig (8) a diagnostiqucomme lun de nos problmes majeurs le fait que nousrservons nos gards aux humains, alors que nous traitons

    8. R. Pirsig, Trait du zen et delentretien desmotocyclettes,Paris, Seuil, 1978.

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 13

    de manire mprisante, comme de vulgaires instruments,les dispositifs techniques avec lesquels nous vivons.Par ailleurs, nos trois problmatiques se distinguentdautres pratiques en un double sens : dune part, elles ontpour matire et raison non pas la conservation de ce qui estmais sa transformation ; dautre part, chacune est prise noncomme ensemble de transformations aventureuses, plus oumoins alatoires, mais au sens o chaque transformationdoit illustrer et clbrer un principe plus gnral quelle,auquel elle doit rendre des comptes pour tre digne de cenom. Science, raison, libert, dignit humaine, art, crationsont autant de mots pour ces principes.Il ne sagit pas ici derreur mais dinstitution, elle aussi entendre comme territoire et possibilit de dterritorialisa-tion. Ces mots, science, art, libert, etc., qui sont autant demots dordre, nont pas tre dnoncs, comme si lemonde devait tre meilleur sans eux. Il serait, tout sim-plement, diffrent. Que devient un artiste sans la mise soustension que cre le mot art ? Un scientifique, sans laquestion de ses collgues : Ceci est-il scientifique ? Unjuriste, sans la question : Ceci nest-il pas injuste ? Parmi toutes ces positions, lune se singularise pourtant parson inconfort : celle du thrapeute soumis plusieurs motsdordre simultans : sil ne veut pas tre gurisseur irra-tionnel, il doit se rfrer une science ; sil ne veut pas trednonc comme manipulateur, il doit sadresser ce qui,chez ses patients, se dit libert ; sil ne veut pas tre consi-dr comme un ne, il doit savoir que sa pratique reste unart, que chaque cure offre un problme nouveau.

    4. Freud marieur

    On peut lire sur la quatrime page de couverture de ldi-tion de Le mot desprit et sa relation linconscient quenous utilisons : Freud avait un faible pour les histoires demarieurs, dont on trouvera plusieurs chantillons savou-reux dans ce livre. Cest que le Witz le mot ou le traitdesprit met en rapport des choses et des penses htro-gnes : il les condense, il les combine ou, mieux, il lesmarie, le plus souvent dans une msalliance qui dclenche

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 14

    le rire de lauditeur, et surprend mme celui qui lnonce. Leffet esthtique inattendu de notre proposition esthtiqueest que cette description se dlocalise. Elle ne concerneplus dabord le mot desprit, mais lactivit du psychoth-rapeute elle-mme, lactivit de Freud. Mais cette activit,ici, ne doit plus se dcrire dans ses rapports avec un inconscient qui faisait un peu trop bien concider lesproblmatiques de lthique et celles de la science (la tho-rie de linconscient garantit quune vritable mutation ne peut tre produite par manipulation ou suggestion, maisseulement par une interprtation qui touche la vrit duconflit). Elle doit se rapporter une pratique que lundentre nous a mis sous le signe de lassemblage.Lassemblage est proche de lagencement de Deleuze etGuattari en ce quil est constitu dlments htrognes.Le thrapeute est tout la fois partie de lassemblage etaux prises avec le problme de ses possibilits de mutation.Et les lments quil apportera au nouvel assemblage, il enconnat certains, mais il ne les connat pas tous : quest-cequi dans son corps, dans ses gestes, dans ses silences, aventuellement jou ? Il a parl, certes, mais les mots quila dits nont pas, en eux-mmes, le pouvoir dexpliquer leureffet. Ils ont fait assemblage avec dautres choses. Ilsfont partie de lvnement que constitue lventuelle muta-tion esthtique, mais leur prtention dire les raisons delvnement, faire mot dordre pour le nouveau pr-sent que cre lvnement, est de lordre dune tentationque le bon marieur devrait viter.Un marieur traditionnel doit assembler deux tresqui ne se connaissent pas et qui devraient, si tout se passebien, en venir trouver normal et naturel de faire territoireensemble. Un bon marieur ne se laisse sduire ni par lasensation de sa toute-puissance unilatrale, ni par larecherche dlments prexistants qui garantiraient la rus-site de lassemblage. Il sait quil doit prparer un vne-ment, quil ne contrle pas, mais qui nest pas arbitraire.Peut-tre le terme de rsonance est-il adquat pour direce quil cherche, au sens de possibilit dun lien. Possibilitqui ne peut cependant se dire en termes de ressemblance,car la ressemblance ne qualifie que ce qui a trouv sa

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 15

    forme et qui, du mme coup, lexclut, lui, le marieur, qui ainvent le terrain de la prise de forme.Le thrapeute, lui aussi, aurait alors pour matire ces rsonances qui ne sont pas pour lui objet de connais-sance car elles limpliquent comme pice de lassem-blage . Et son problme, problme thique, est de rsister la double pente o lentrane lattente instable de rso-nances sans garantie. Il peut sattribuer le pouvoir de cequil produit, affirmer, par exemple, le recadrage dessymptmes comme une mthode quil matrise et peutmettre en uvre avec assurance, une mthode qui expliqueses propres effets. Il peut aussi chercher la scurit en attri-buant ce quoi il a affaire le pouvoir de la mutation, Ence cas, il dnoncera comme suggestion, influence arbitrai-re, ce qui traduirait son pouvoir, et se campera commesimple archologue , la recherche dune vrit prexis-tante dont il runit les fragments disperss, distordus,mconnaissables.Il faut, bien sr, distinguer le point de vue du thrapeute etdu ou des patients sur la thrapie. Ce nest pas forcmentun problme que le ou les patients soient convaincus que lamutation est due la prise de conscience dune vritqui la justifie en retour. Mme si cette vrit fait pour euxmot dordre, peut-tre ne demandaient-ils pas autre chose.Lthique du thrapeute nexige pas quil impose lautreles problmes de sa pratique, pas plus que le marieur na faire part de ses cogitations aux jeunes maris heureux.Lthique de lanalyste tient avant tout de lhygine : restercapable de la sensibilit qui permet les rsonances, cest--dire qui permet la cration dun assemblage nouveau. Cestpourquoi, lui, doit voir la mutation la manire dont nousvoyons le taureau de Picasso. Il ne doit pas se laisserconvaincre par les mots quil emploie, sans quoi ils devien-dront pour lui mots dordre et recettes. Mais il ne doit pasnon plus conclure que, puisque ces mots nont pas le pou-voir dexpliquer leurs effets, nimporte quels autresauraient march. Rsister donc lalternative dostoevs-kienne : puisque le Dieu de la justification est mort,tout est donc permis .

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 16

    De ce point de vue, on pourrait dire que Freud, marieur quisignorait tel, est au thrapeute des assemblages ce que lapeinture classique, hante par la ressemblance et pourtantinventive, est lart surraliste. Lorsquil crit que linconscient de lanalyste doit se comporter lgard delinconscient mergeant du malade comme le rcepteurtlphonique lgard du volet dappel (9) , lorsquilappelle le praticien l coute flottante o il se sert deson propre inconscient comme dun instrument (10) , il ditdeux choses la fois. Dune part, il institue une mtaphorequi est de lordre de la rsonance. Ce nest certainementpas par hasard que la mtaphore du tlphone met en scnedes vibrations , des ondes sonores . Mais dautrepart, il rabat immdiatement les rsonances dans lordre dela ressemblance : lanalyste devrait tre idalement un purrcepteur ; les messages inconscients quil reoit avaientune signification prexistante, comme le message tlpho-nique formul au bout du fil. Alors que la rsonance com-munique avec la possibilit dvnement, avec le sens,intriquant thrapeute et patients, (telle ou telle composanteterritoriale peut se prolonger vers un nouveau territoire),linconscient tlphonique est de lordre de la reconnais-sance, de la dcouverte du sens cach. On retrouve un pro-blme analogue dans la controverse entre Freud et Ferenczi propos du tact . Le tact, bien sr, est une catgorieesthtique. Il dsigne mme trs prcisment, dans les dis-cours traditionnels sur la mdeclne, ce savoir qui ne peuttre mis en mots, qui ne peut tre transmis que dans la pra-tique parce quil excde procdures et protocoles, ce savoirsans lequel il nest pas de vritable mdecin. En 1910,Freud esprait fermement que la psychanalyse pourrait li-miner la question du tact, cette insaisissable qualit quiexige un don spcial (11) . Il esprait que la codification dela technique (que devait accomplir la Mthodologie de lapsychanalyse , annonce alors mais jamais publie) ren-drait inutile cette qualit irrationnelle, puisque incapable dese justifier elle-mme. Mais en 1928, dans Llasticit dela technique psychanalytique (12), Ferenczi faisait du tact , facult de sentir avec , une condition sine quanon de lactivit du psychanalyste. La raction de Freud,

    9. Conseil auxmdecins sur latechniqueanalytique , in La techniquepsychanalytique,Paris, PUF, 1985,p. 66.

    10. Ibid.

    11. A propos de lapsychanaluse ditesauvage , in La techniquepsychanalytique, op.cit., p. 41.

    12. In Psychanalyse.uvres compltes,tome IV : 1927-1933,Paris, Payot, 1982.

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 17

    13. Traduite dans Six lettres de lacorrespondanceFreud/Ferencziprsentes par IlseGubrich-Simitis , inLe Coq-Hron, n 88,1983, p. 31-32.

    dans une lettre Ferenczi (13), fut typiquement dostoevs-kienne . Il crivit Ferenczi : Aussi vrai que soit ce quevous dites au sujet du tact, autant ladmettre sous cetteforme me parat sujet caution. Tous ceux qui nont pas detact vont y voir une justification de larbitraire, cest--diredu facteur subjectif, cest--dire des complexes personnelsnon matriss. Puis, au lieu de se tenir sur la crte dos-toevskienne du problme comment transmettre la nces-sit du tact sans autoriser larbitraire Freud le rabatsur la thorie : le tact ne serait rien dautre quune estima-tion prconsciente , et donc non formule explicitementmais parfaitement formulable en principe, des diffrentesractions que nous attendons en rponse nos interven-tions, o tout dpend essentiellement de lvaluation quan-titative des facteurs dynamiques dans la situation .Question de dosage donc, qui doit faire lobjet dunapprentissage, mais dont les ingrdients (les facteurs dyna-miques) prexistent leur mise en uvre et justifient leseffets de lintervention.La question du tact, reprise par Ferenczi, renvoie bien sr celle des rsonances (sentir avec, rsonner avec), Cettequestion situe le terrain , ou la matire de la psycho-thrapie car elle implique les deux termes que lalternativedostoevskienne pose comme antithtiques : la cration ,ou la construction , et la vrit, au sens de non-arbitraire.La rsonance est dabord quelque chose qui arrive au psy-chothrapeute, et qui lui donne limpression quun assem-blage particulier sest cr, qui linclut et o, ds lors, ilpeut reprer un lment commun, articulant et faisantvibrer ensemble les modes de construction du rel des dif-frents protagonistes. La premire tche du thrapeute est,bien sr, de mettre lpreuve la pertinence de ce reprage.Na-t-il pas projet sur les autres une construction qui luiserait propre ? Une srie de techniques assez bien rodesexistent ici, mais ces techniques peuvent elles-mmesdevenir pige : la confirmation du reprage risque dengen-drer un mot dordre qui coupe le territoire coproduit-reprde ses possibilits de dterri torialisation. Le triomphe du jai compris peut inspirer au thrapeute lide quil aaffaire un systme , au sens quasi scientifique du

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 18

    terme, cest--dire au sens o larticulation entre des rela-tions repres dfinit aussi les stratgies de changementpossible.Cest ici que Flix Guattari a jou, dans la vie de lundentre nous, un rle crucial. Reconnaissant la fcondit dela rfrence aux systmes ouverts loin de lquilibre, sus-ceptibles de rgimes dactivit stable, mais aussi dinstabi-lits et de bifurcation vers dautres rgimes dactivit, ilcraignait que cette rfrence fasse mot dordre, quelle nepermette au thrapeute doublier les dimensions thiques etesthtiques de son travail. Cest sous son inspiration qu lanotion de systme, domine par un idal dintelligibilit,sest substitue celle dassemblage, mis sous le signe delhtrogne.Htrogne est, bien sr, linclusion du thrapeute, et elledoit le rester : ne pas se laisser engloutir dans le territoiredes autres ; rester capable de reprer et de vrifier. Cettehtrognit a certes une spcificit, celle du rle que doitjouer sa propre construction du rel, mais elle ne le sparepas des autres : cest la grande vertu de lassemblage parrapport au systme que de ne pas poser en termes drama-tiques la question : En tre, ou pas . On en est toujours,mais selon des manires toujours spcifiques, et, en droit,toujours prcaires. Corrlativement, le thrapeute doitsavoir que la rsonance, et la cohrence quelle permet dereprer, si elle lui donne un terrain dintervention, ne dfi-nit pas pour autant ce sur quoi il intervient : il na pas affai-re un systme dfini par le problme quil semble pour-tant poser. Dautres rsonances peuvent et vont surgir, quitraduisent de nouveaux prolongements possibles, des muta-tions possibles dagencement. Ici encore, on a affaire lhtrogne : on ne dcouvre pas un problme plus pro-fond sous le problme apparent ; cela sajoute et seraccorde. Des lments apparemment anodins, disparates,viennent se brancher lassemblage, et en transformer leproblme, louvrir sur dautres horizons (14).Ici encore, le thrapeute est partie prenante dun processusde cration qui doit tre dit vrai , mais au sens o ilsagit dune vrit cre et pourtant sans crateur, au senso ce qui merge ne peut tre attribu ni lui ni ceux

    14. Voir ce sujetM. Elkam, Si tumaimes, ne maimepas, Paris, Seuil,1989, et Etapesdune volution.Approche systmiqueet thrapie familiale ,sous la dir. deM. Elkam etE. Trappeniers,Cahiers critiques dethrapie familiale etde pratiques derseaux n 15,Editions Priva, 1993.

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 19

    15. Voir I. Stengers,Linvention dessciences modernes,Paris, La Dcouverte, paratre en 1993.

    qui il a affaire, et nest caus ni par lui ni par les autres.Guattari dcrivait une telle pratique comme thico-esth-tique , mais on peut ajouter que si elle est effectivementtrangre aux normes scientistes, elle nest en rien trang-re lexigence qui est condition de toute science : exigencede pertinence, cest--dire dinvention des moyens de nepas faire taire ce quoi le scientifique a affaire sous lepoids de ses fictions (l5).Dans la mesure o, dans le cas de la psychothrapie, cestlesthtique mme, la manire dont nous affectons lemonde et les autres, et dont ceux-ci nous affectent, qui estlaffaire du thrapeute, on ne stonnera pas de ce que lestrois dimensions de lesthtique que nous avons dcrites,sactiver, sengager, sexposer, doivent ici tre prsentes enmme temps, sans que lune puisse jamais fonder ou occul-ter les autres.

    5. Mutations

    Freud, on le sait, a li le problme du plaisir un problmede style charge-dcharge . Du mme coup, il a mis duct de la charge , de leffort et de la tension douleurde la civilisation tout ce qui lui semblait soumis desrgles, et capables, en termes de ces rgles, de rendrecompte de soimme. A cette conception doloriste de la rai-son correspond galement la rfrence mythique une acti-vit psychique indiffrenciante, productrice de non-sens,liant et dliant librement, un peu comme les particules vir-tuelles de la physique contemporaine naissent et disparais-sent librement, sans gard pour la conservation de lner-gie, si elles ne passent pas lexistence actuelle.Que se passe-t-il lorsque lon admet que les rgles fontmot dordre, quelles ralisent ventuellement ce queDeleuze et Guattari appelaient une stratification du terri-toire, un mode dhabiter qui soppose activement toutepossibilit de dterritorialisation, mais que, en aucun cas,elles nont le pouvoir de dire ce quelles font, de justifierleur effectivit ?Et si, entre plaisir et panique (et nous savons que pour lenourrisson et le petit enfant, ces deux affects sont tout

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 20

    proches), se vivaient les mouvements, tnus ou radicaux,de dterritorialisation au sein du territoire ? Le plaisir serapporterait alors non la leve dun obstacle mais unvnement, une cration de nouveau dans de lancien,exprimant par le fait mme que cet ancien tait dense debien dautres choses que ce quil disait de lui-mme.Double cration esthtique, de soi et du monde ?Il ny a pas lieu de chercher dmontrer ce type dhypo-thse. Par induction et gnralisations, tout au long de Lemot desprit et sa relation linconscient, Freud a tent dedmontrer la sienne, parce quil voulait faire uvre descience et pensait que ce quil proposait ne serait pasvalable sans cette rfrence. La question, pour nous, estplutt dvaluer les consquences de lhypothse qui lieplaisir et cration, cration et dterritorialisation. Fait-ellemot dordre au sens o elle prtendrait rduire tous les caso la question du plaisir se pose des exemples manifes-tant son autorit et sa gnralit ? Ou bien est-elle un vec-teur crant des cas, suscitant des distinctions, entranantsimultanment les trois dimensions de lesthtique dans denouveaux devenirs ?Cest le grand intrt du concept de territoire que de nepromettre aucune gnralit. Un territoire se cartographie,il ne rpond aucune rgle a priori qui permettrait de fairelconomie de son exploration, car la rgle se rapporte cequi est dj dfini comme rglable , et est donc toujoursrelative une opration de stratification, un fait se propo-sant comme capable de se justifier en droit. Mais la carto-graphie nest pas lexploration dsespre dun dsordreindiffrenci, elle est ce que, de toutes faons, thrapeutesou non, nous ne cessons deffectuer dans la rencontre desautres : prises, connections et prolongements entre terri-toires, redondances o on se reconnat sous le mme motdordre , surprises, mutations toujours en rsonance,quoique sattribuant souvent lun ou lautre. La carto-graphie ninterdit rien de ce que nous savons possible, et nerenvoie rien lillusion, sauf lide que ce que nous explo-rons a en lui-mme le pouvoir de se maintenir tel. Nous nerencontrons jamais que des diffrences de stabilit rela-tives, strates et styles, jamais lidentit dun tre qui enfinse rvlerait tel quen lui-mme sa vrit le constitue.

  • Du mariage des hetrognes

    CHIMERES 21

    16. Le mot desprit,op. cit, p. 237.

    17. Ibid.

    18. Lhumour, publien appendice delancienne traductionGallimard, rdite en1974 dans lacollection Ides .

    19. Le mot desprit,op. cit., p. 408.

    Le plaisir, selon ce principe cartographique, ne sexpliquepas, il se constate et doit tre suivi dans ses suites. Ce sontdes questions quil suscite, quant la porte de la mutation, la stabilit ou linstabilit des agencements quellervle, la faon dont ces agencements impliquaient ounon la possibilit de ces mutations, ou dont ils impliquentou non la propagation de leurs effets vers dautres agence-ments. Le rire peut se terminer en larmes, la mutation, aulieu dtre locale, peut se propager, et faire basculer lagen-cement. Il peut crer, ou au contraire annuler, linstabilit.Cest pourquoi plaisir, mots dordre et stratification nesentre-excluent pas, mais aucune gnralit ne garantit lastabilit de leur cofonctionnement.Aucune gnralit ne permet non plus de dire, lavance,qui est celui qui rit. Le mathmaticien rit tout seul, heureuxde ce que ltre mathmatique avec lequel il saccouplelait entran vers la production dun territoire nouveau, oil fait corps avec sa solution nouvelle, si belle. Dans quellemesure cette mutation naffecte-t-elle pas, malgr sa solitu-de apparente, une zone territoriale stratifie par la rfrenceaux autres mathmaticiens, ceux qui il dira ? Un faiseurde mots desprit, tout seul lui aussi, met au point sinistre-ment ce qui fera rire les autres. Dans quelle mesure nest-ilpas dj investi par lvnement quil prpare, ce momentdu rire gnral o il se permettra un petit sourire ? Ungroupe dtudiants partagent de Joyeuses absurdits (16),folklore et canulars. Chacun jouit-il, comme le voudraitFreud, du plaisir du nonsens, se ddommageant de linhi-bition de pense qui est venue nouvellement sajouter auxautres ? (17), ou produisent-ils ensemble des prolonge-ments de territoires collectifs o lenseignant brille parson absence, o une nouvelle strate de jargon collectifdnonciation vient redoubler et clbrer dans le rire laproduction de lagencement collectif acadmique qui est entrain de se crer, et de les crer ? Et ceux qui sont capablesdhumour, ce don rare et prcieux auquel Freud consa-cra une suite de son livre (18) ? Bnficient-ils dun surmoiplein de bont et de consolation (19), ou bien sont-ilscapables de vivre comme telle la cartographie active/passi-ve de leurs territoires telle quelle ne cesse de se produire

  • MONY ELKAIM ET ISABELLE STENGERS

    CHIMERES 22

    dans les mises en rsonances, les propagations, les absorp-tions par les strates, ou les vectorisations de mots dordreque provoque toute rencontre ? Lhumour, alors, art duneexposition aux risques du monde, qui est en mme tempsproduction de savoir et ouverture la relation, serait lavertu primordiale du psychothrapeute. Ce que savait sansdoute Freud.