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Le temps qui passe Sur Trillat et son Briquet > Jacques Chazaud * Ancien médecin chef des hôpitaux psychiatrique, ancien Professeur-adjoint de psychologie médicale à la faculté des Saints-Pères de Paris, Directeur d’enseignement clinique à l’université, 17, quai Sébastien-Vauban, 66000 Perpignan, France Si j’ai longtemps lu, j’ai peu connu Etienne Trillat. Nous étions séparés par la nationale qui dessine l’infranchissable « ligne de démarcation » entre la parisienne Maison-Blanche et le domaine de Ville-Evrard qui n’appartient qu’à la couronne de la capitale. Nous nous sommes rencontrés en quelques occasions, surtout au Salon du Livre... Nous avions quelques intérêts communs, dont la passion de l’hystérie. Je me souviens que sous un petit chapeau haut perché, il laissa tomber, avec une mine réprobatrice, cette question sur mon ouvrage Hystérie, Schizophrénie, Paranoïa [1] de 83 : « Pourquoi donner un titre en mots-clés ? » Je répondis, vexé, que j’avais imité Bleuler écrivant Affectivité, Suggestibi- lité, Paranoïa. Il répliqua : «Vous auriez pu vous expliquer ! », avant de condescendre à ajouter « Enfin, votre bouquin n’est pas trop mal quand même ! » J’en fus satisfait... Nous avons, par ailleurs, échangé par la plume quelques bons procédés. Dans la première version encyclopédique sur Les déséquilibrés [2], il approuva que je donne une seconde vie à l’héboïdophrénie. Je suis revenu dans mes Traverses Freudiennes [3] sur « Oralité et langage » qui forme le premier chapitre de son livre posthume [4]. J’indique, en passant, que « Jurons et Blasphèmes » que l’on trouvera au dernier chapitre de la sélection, faite par lui-même, de ses écrits porte aussi sur les dynamiques, structures et réalisations de la parole. Façon de dire que Trillat était un homme de parole. Il y a peu de temps il m’a été proposé, grâce à Jacques Postel, de présenter le Traité de Briquet [5]. Ceci me fit évidemment relire ce qu’en avait dit Trillat dans son brillant ouvrage de 1986 sur l’Histoire de l’Hystérie [6]. Ce n’était pas son coup d’essai, mais c’était un coup de Maître qui obtint, en 1987, le prix de la Société française d’histoire de la Médecine. Il nous avait déjà donné une belle présentation et un choix de texte de Charcot en 1971 [7], récemment réédités [8] et la table des matières du recueil de l’Hystérie à la psychose [4], en ses chapitres 2 et 3, comme la liste incluse de l’ensemble de ses publications où l’on trouve, entre autres, un travail de 1995 sur Conversion disorder and > Toute référence à cet article doit porter mention : Chazaud D. Sur Trillat et son Briquet. Evol. Psychiatr. 2003 ; 68. * Auteur correspondant. Monsieur le Pr. Jacques Chazaud. Tel : 04 68 34 99 45. L’évolution psychiatrique 68 (2003) 323–326 www.elsevier.com/locate/evopsy © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. DOI: 10.1016/S0014-3855(03)00034-3

Sur Trillat et son Briquet

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Le temps qui passe

Sur Trillat et son Briquet>

Jacques Chazaud *

Ancien médecin chef des hôpitaux psychiatrique, ancien Professeur-adjoint de psychologie médicale à lafaculté des Saints-Pères de Paris, Directeur d’enseignement clinique à l’université,

17, quai Sébastien-Vauban, 66000 Perpignan, France

Si j’ai longtemps lu, j’ai peu connu Etienne Trillat. Nous étions séparés par la nationalequi dessine l’infranchissable « ligne de démarcation » entre la parisienne Maison-Blancheet le domaine de Ville-Evrard qui n’appartient qu’à la couronne de la capitale. Nous noussommes rencontrés en quelques occasions, surtout au Salon du Livre... Nous avionsquelques intérêts communs, dont lapassion de l’hystérie. Je me souviens que sous un petitchapeau haut perché, il laissa tomber, avec une mine réprobatrice, cette question sur monouvrageHystérie, Schizophrénie, Paranoïa [1] de 83 : « Pourquoi donner un titre enmots-clés ? » Jerépondis, vexé, que j’avais imité Bleuler écrivantAffectivité, Suggestibi-lité, Paranoïa. Il répliqua : « Vous auriez pu vous expliquer ! », avant de condescendre àajouter « Enfin, votre bouquin n’est pas trop mal quand même ! » J’en fus satisfait... Nousavons, par ailleurs, échangé par la plume quelques bons procédés. Dans la première versionencyclopédique surLes déséquilibrés [2], il approuva que je donne une seconde vie àl’héboïdophrénie. Je suis revenu dans mesTraverses Freudiennes [3] sur « Oralité etlangage » qui forme le premier chapitre de son livre posthume [4]. J’indique, en passant,que «Jurons et Blasphèmes » que l’on trouvera au dernier chapitre de la sélection, faite parlui-même, de ses écrits porte aussi sur les dynamiques, structures et réalisations de laparole. Façon de dire que Trillat était unhomme de parole.

Il y a peu de temps il m’a été proposé, grâce à Jacques Postel, de présenter leTraité deBriquet [5]. Ceci me fit évidemment relire ce qu’en avait dit Trillat dans son brillantouvrage de 1986 surl’Histoire de l’Hystérie [6]. Ce n’était pas son coup d’essai, maisc’était un coup de Maître qui obtint, en 1987, le prix de la Société française d’histoire de laMédecine. Il nous avait déjà donné une belle présentation et un choix de texte de Charcot en1971 [7], récemment réédités [8] et la table des matières du recueil del’Hystérie à lapsychose [4], en ses chapitres 2 et 3, comme la liste incluse de l’ensemble de sespublications où l’on trouve, entre autres, un travail de 1995 surConversion disorder and

> Toute référence à cet article doit porter mention : Chazaud D. Sur Trillat et son Briquet. Evol. Psychiatr.2003 ; 68.

* Auteur correspondant. Monsieur le Pr. Jacques Chazaud. Tel : 04 68 34 99 45.

L’évolution psychiatrique 68 (2003) 323–326

www.elsevier.com/locate/evopsy

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.DOI: 10.1016/S0014-3855(03)00034-3

hysteria [9] et un de 1997, paru dans l’Évolution Psychiatrique, sur « L’espèce morbidecomme l’un des beaux arts » [10] témoignent de la constance de son investissement sur cesujet.

J’en viens alors au point particulier par lequel je poursuis un « dialogue imaginaire »avec Trillat. Il porte sur ce qu’ il a énoncé àpropos de Paul Briquet (1796–1881) dont ilsuffit de rappeler rapidement ici qu’ il fut nommé, en 1846, Médecin de la Charité oùCharcot était interne dans un service voisin. Briquet a écrit que, rencontrant les hystériques« malgré lui » il décida de considérer qu’ il lui fallait, avec elles, « traiter des maladies quetous les autres s’accordaient àconsidérer comme le type de l’ instabilité, de l’ irrégularitédela fantaisie, de l’ imposture, comme n’étant gouvernées par aucune loi, aucune règle ». Il sepiqua à défi de définir ce « Protée » et il paraît y avoir assez bien réussi pour que lesAméricains proposent de baptiser l’hystérie : « Briquet’s disease » ! Je n’entends pasm’étendre ici sur ce qu’ il sut observer, quinze ans avant Charcot, de la réalitéde l’hystériechez l’homme. Autrement importante est la place qu’ il occupe, et que saura reconnaître unP. Janet, dans le tournant de « physiopathologique » vers le « psychologique » et la placequ’ il donnera aux perturbations émotionnelles.

Trillat qui qualifie Briquet d’auteur de « première importance » –bien que par la suite ilomettra souvent de le nommer – le met quant à lui, non pas au « tournant » , mais au pointd’articulation entre médecine romantique et médecine moderne. Il nous montre un Briquetsoucieux de replacer l’hystérique dans son environnement social, dans son mode de vie etdans la nature. Romantique, il le reste par le rôle qu’ il accorde à l’expression et à la« reproduction » des passions, au trauma psychique et aussi à la sensibilité exquise desDames. Mais, interniste, il n’en objectivait moins l’hystérie, en en faisant une maladie«comme les autres », dont il dressait la liste des symptômes, le cours, les intermissions, touten faisant le parallèle avec ses analogons « physiologiques ». M’est avis qu’en cela ilreprenait le principe gradualiste de Broussais et son ancrage du « passionnel » dans unefonction de l’encéphale sensible aux « causes morales ». Comme le malouin, il parled’augmentation, affaiblissement ou « perversion » des sensations affectives mais, enpassant, il invente la répétition. Je suis pleinement d’accord avec Trillat, sur ce que Briquetétait « sensible aux choses de la vie et à la temporalité ». J’approuve, de même, larectification qu’ il a apportée à sa lecture, entre 1971 et 1989, sur ce que Briquet avait biensoutenu qu’ il entendait faire de l’hystérie une « maladie comme les autres ». Mais je suismoins sûr que Briquet fût un pur « matérialiste » lorsqu’ il exposait comment les « impres-sions » faisaient « souffrir l’encéphale ». Cela se trouve dans De l’irritation et de la folie[11] qu’ il avait lu, et s’accorde à la tradition des élèves ( fidèles ou hérétiques) de Pinel,jusqu’aux précisions du «cérébraliste »Georget pour qui la source principale, efficiente, dela désorganisation de la fonction intellectuelle était l’affection, les perceptions et lespathemata. Briquet distinguait d’ailleurs plutôt prédisposition, mécanismes cérébrauxeffecteurs et « siège », des « lieux d’application » du trouble. En revanche, je trouve queTrillat avait raison de se demander si ce n’était pas « l’innocence du généraliste » qui luipermettait de percevoir les crises paradigmatiques comme conséquence des émois, rap-pels, reproductions, répliques et « mémorial » de « l’événement inaugural ». Et aussicomme imitation, sinon identification, dans leur contagion. Mises au cœur de la descriptionet discriminées de l’épilepsie, les crises étaient conçues bien autrement que les stéréotypesphasiques à quoi voudra les ramener Charcot.

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Trillat soulignera d’ailleurs les « ruptures épistémologiques » entre Briquet et Charcot.Avec brio, il brossera les portraits intellectuels d’ un Briquet globaliste, corrélationniste,statisticien, hétérogéniste, circonstantialiste, simultanéiste, et d’un Charcot logicien, diffé-rentialiste, localisationniste et planificateur. Sans discuter ici de ce qu’ il faut entendre, defait, par la « lésion dynamique » selon Charcot et surtout sur ce qu’ il est supposé« désubjectiviser » ( lui qui évoquait la part du rêve, mythe, du désir, des excès représen-tatifs d’ Eros et Polémos), je n’en applaudis pas moins Trillat de lui donner un mauvaispoint pour ne pas avoir vu que le « fastidieux » des présentations minutieuses des modescliniques et occasions d’apparition de l’hystérie chez son prédécesseur était la conditionnécessaire pour trouver l’unitéde ses apparences. Il est exact que Charcot recherchait plusdes figures homogènes, indivisibles, intemporelles, selon les « tableaux » d’une cliniquepicturale. Charcot, le « visuel » esquissait des croquis relayés par le talent de Richer.L’œuvre de Briquet ne laissera pas d’ iconographie. Je suis frappé de ce qu’ il a cherché àparler la « langue de la nature » sans fioriture rhétorique, soucieux qu’ il était de clartédansla description. Je trouve alors que, plus qu’un romantique, il était un « naturaliste »prosaïque. Cela me rappelle que Trillat écrivait nostalgiquement (dans le chapitre 2 de sondernier livre, àpropos de la nosographie de Charcot) : « Il est loin le temps où la médecines’apparentait à l’un des beaux arts »... Cela pour dire que Trillat, le clinicien, était aussi unartiste, sensible à «l’ esthétique du pathologique », au moins autant qu’ à l’esthétique destableaux hystériques.

Cette esthétique, Trillat nous la fait paradoxalement ressentir en montrant un Briquetdans la tradition de la psychologie de « l’expression au second degré » de ThomasSyndenham (1621-1689) qui s’ immortalisa par l’étude des maladies saltatoires et de lachorée. Voilà qui lui donnera l’opportunité, non seulement de nous faire bénéficier de sonérudition d’historien dans un merveilleux article de L’évolution psychiatrique [12] reprisen chapitre de son livre, mais par la magie de son style – de nous entraîner dans la folleenvie de nous livrer, nous aussi, à la « dansomanie ». Cela pour dire que Trillat savaitécrire...

Un point laissé par lui en suspens est le rôle tenu chez Briquet par l’émotion sexuelle.Janet s’était pourtant réjoui qu’ il y ait là de quoi s’opposer aux balivernes de Mr Freud,tandis que Charcot ironisait, lui, sur sa « pudibonderie». C’est qu’ ils l’avaient tous deuxmal lu. Car si Briquet déclare que les hommes « d’âge mûr » (le sien) se désintéressent decette question, pour illustrer les « accrochages aux situations complexes où les maladess’empêtrent », il souligne bel et bien le rôle traumatique des viols, des abandons et amourscontrariés, de la honte d’une grossesse dissimulée, de la jalousie, de l’ envie et des« sensations agréables trop vives ». Lorsqu’ il parle de l’hystérie infantile il conseille mêmed’éviter aux jeunes filles les « expansions de l’affection » avec « des amies de cœur » ...Cela ne suffit certes pas, non plus que les thérapeutiques par « révulsion » (ou liquidation)morale, pour en faire un précurseur de Freud qui, àma connaissance, ne l’a jamais lu. Maiscela vaut considération, même si j’admets avec Trillat que, chez l’ inventeur de la psycha-nalyse, le signe ne « répète » pas ce qui est advenu, mais ce qui ne l’est pas, et s’ inscrit surune surface fantasmatique du corps. Encore qu’à la fin de son œuvre le Maître viennoisadmette la réalité de la répétition traumatique et même, in extremis, le noyau de réalité,voire la vérité toute crue, de certains souvenirs ou réminiscences traumatiques, longtempsconsidérés comme fantasmes sexuels infantiles, et qu’ il inscrira très généralement la

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« compulsion de répétition » – quelles que soient les finalités et secondarisations qu’onpuisse lui trouver- dans le cadre du non-lié, du non-liable et des déliaisons. Ceci pourindiquer que Trillat était un auteur vraiment important, car on ne continue pas, après samort, d’argumenter sur ce qu’un auteur a dit lorsqu’ il est indifférent.Avec Trillat on pouvaitmême « disputer » : par exemple sur ce qu’ il a écrit, et qu’ il a repris pour son recueil, surl’avenir du service public. Mais ce n’est pas le sujet que j’ai choisi.

Ai-je réussi à mettre suffisamment en valeur que Trillat fut un clinicien et un penseurengagé, un styliste, un esthète, un historien, un humaniste proche du patient dont ilillustre, dans ses chapitres 5 et 7, « l’ investissement corporel » de l’espace dans sonappartement comme de son emplacement sinon de sa place) dans la cité ? Il resterait, detoute façon, à compléter- et c’est tout un- avec son énergie de critique, de polémiste,d’ ironiste et de moraliste dont on aura un aperçu dans son chapitre sur Thomas Szazsz.Toute son œuvre aiguillonne le lecteur a repenser les problèmes de fond de la psychiatrie,théoriques, pratiques ou éthiques. Voilà bien qui mesure l’empan de ce que nous avonsperdu lorsque Trillat a posé sa plume, soufflé sa chandelle et qu’on ne l’entend plus battredu briquet pour nous faire passer sa flamme.

Références

[1] Chazaud J. Hystérie, schizophrénie, paranoïa. Toulouse : Privat 1983.[2] Trillat E. Les déséquilibrés. Encycl. Méd Chir. Psychiatrie 1965, 37-310-A-10. 6 p.[3] Chazaud J. Traverses freudiennes. Paris: ESF; 1989.[4] Trillat E. De l’hystérie à la psychose. Paris: L’Harmattanm, coll. « Trouvailles et retrouvailles » ; 1999.[5] Briquet P. Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie. Paris: J.B. Baillière et fils; 1859.[6] Trillat E. Histoire de l’hystérie. Paris: Seghers; 1986.[7] Charcot J M. L’Hystérie. Toulouse; Privat 1971.[8] Charcot JM. L’Hystérie. Paris: L’Harmattan, coll. « Trouvailles et retrouvailles »; 1998.[9] Trillat E. Conversion disorder and hysteria. In: Berrios GE, Porter R, editors. A history of clinical

psychiatry. The origin and history of psychiatric disorders. London: Athlone; 1995. p. 433–41.[10] Trillat E. L’espèce morbide comme l’un des Beaux Arts. À propos de « Charcot un grand médecin de son

siècle ». Evol. Psychiatr. 1997;62(3):559–64.[11] Broussais FJV. De l’ irritation à la folie. Paris: J.B.Baillière; 1839.[12] Trillat E. Un souvenir d’enfance de Casanova. Evol. Psychiatr. 1999;64(1):13–28.

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