Système de logique déductive et inductive - Livre VI : de la logique des sciences morales.pdf

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    John Stuart MILL (1843)

    Systme de logique

    dductive et inductiveExpos des principes de la preuve

    et des mthodes de recherche scientifique

    Livre VI : de la logique des sciences morales

    (Traduit de la sixime dition anglaise, 1865)par Louis Peisse

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel:[email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    John Stuart Mill (1843), Systme de logique dductive et inductive. Livre VI, 1865. 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet,[email protected], professeure la retraite du Cgep deChicoutimi partir de :

    John Stuart MILL (1843),

    Systme de logique dductive et inductive.Expos des principes de la preuve et des mthodes de recherche scientifique

    Livre VI : de la logique des sciences morales

    Traduit de la sixime dition anglaise, 1865, par Louis PeisseLibrairie philosophique de Ladrange, 1866.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pourMacintosh. Les formules ont ralises avec lditeur dquations de Word.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    La longue et pnible vrification de ce livre a t ralise au cours de lautomne 2001 etde lhiver 2002 par mon amie Gemma Paquet partir dune dition de mauvaise qualitimprime en 1866. Jai consacr une centaine dheures une seconde vrification et la miseen page. Sil subsiste des coquilles, soyez indulgent(e) puisque le document numris tait dequalit vraiment mdiocre, mais vraiment. Gemma et moi ne sommes plus capable de leregarder tellement nous y avons consacr de temps.

    dition complte le 3 mai 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    Table des matires

    LIVRE VI : DE LA LOGIQUE DES SCIENCES MORALES.

    Chapitre I. Remarques prliminaires.

    1. L'tat arrir des Sciences morales ne peut tre amlior que par l'application cessciences des mthodes des sciences physiques dment tendues et gnralises

    2. Jusqu' quel point on peut l'entreprendre dans le prsent ouvrage

    Chapitre II. De la libert et de la ncessit.

    1. Les actions humaines sont-elles soumises la loi de causalit ? 2. Doctrine de la ncessit philosophique.- En quel sens elle est vraie 3. Improprit et pernicieuse consquence du mot ncessit 4. Un motif n'est pas toujours l'attente ou la crainte d'un plaisir ou d'une peine

    Chapitre III. Qu'il y a, ou peut y avoir, une science de la nature humaine.

    1. Il peut y avoir des sciences qui ne sont pas des sciences exactes 2. quel type scientifique se rapporte la science de la nature humaine ?

    Chapitre IV. Des lois de l'esprit

    1. Ce qu'il faut entendre par lois de l'esprit 2. Existe-t-il une science psychologique ? 3. Caractrisation des principales recherches de psychologie

    4. Rapports des phnomnes mentaux et des conditions physiques

    Chapitre V. De l'thologie, ou science de la formation du caractre.

    1. Les lois empiriques de la Nature humaine 2. - Sont des gnralisations purement approximatives.- Les lois de la formation du

    caractre sont universelles 3. Les lois de la formation du caractre ne peuvent pas tre constatespar l'observation et

    par l'exprimentation 4. - Elles doivent tre tudies dductivement 5. Les principes de l'thologie sont les axiomata mediade la science mentale 6. Caractrisation de l'thologie

    Chapitre VI. Considrations gnrales sur la science sociale.

    1. Les phnomnes sociaux sont-ils un sujet de science ? 2. Ce que peut tre la science sociale

    Chapitre VII. De la mthode chimique ou exprimentale dans la science sociale.

    1. - Du point de vue des penseurs qui dduisent les thories politiquesde l'expriencespcifique

    2. - Dans la science sociale l'exprimentation est impossible

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    3. - la mthode de diffrence inapplicable 4. - et les mthodes de concordance et des variations concomitantes insuffisantes 5. La mthode des rsidus insuffisante aussi, et prsuppose la dduction

    Chapitre VIII. De la mthode gomtrique ou abstraite.

    1. Exposition de ce point de vue 2. Exemples de la mthode gomtrique 3. Doctrine de l'intrt, de l'cole de Bentham

    Chapitre IX. De la mthode physique, ou dductive concrte.

    1. Des mthodes dductives, directe et inverse 2. Difficults de la mthode dductive directe dans la science sociale 3. Jusqu' quel point les diffrentes branches de la science sociale peuvent tre tudies

    part.- Caractrisation de l'conomie politique 4. thologie politique, ou science du caractre national 5. Les lois empiriques de la science sociale

    6. De la vrification dans la science

    Chapitre X. De la mthode dductive inverse ou historique.

    1. Distinction de la science gnrale de la socit et de la recherche sociologique spciale 2. Ce qu'il faut entendre par un tat de socit ? 3. La progressivit de l'homme et de la socit 4. Les lois de succession des tats sociaux ne peuvent tre dterminesque par la mthode

    dductive inverse 5. La statique sociale, ou science des coexistences de phnomnes sociaux 6. La Dynamique sociale, ou science des successions de phnomnes sociaux 7. Avenir de la science sociologique

    Chapitre XI. Autres claircissements sur la science de l'histoire.

    1. La statique vrifie que les faits historiques sont rgis par des uniformes 2. - ce qui n'implique point la non-intervention des causes morales 3. - ni l'inefficacit des caractres des individus et des actes des gouvernements 4. Exemples de l'importance historique des grands hommes et de l'action politique des

    gouvernements

    Chapitre XII. Logique de la pratique ou de l'art, comprenant la moralit et la politique.

    1. La moralit n'est pas une science, c'est un art 2. Rapport des rgles de l'Art et des thormes de la science correspondante 3. Quel est l'office propre de rgles d'art ? 4. L'Art ne peut pas tre dductif

    5. Tout Art consiste en des vrits de science, disposes dans un ordre appropri un usagepratique

    6. Tlologie, ou doctrine des fins 7. Ncessit d'un type suprieur, ou premier principe 8. Conclusion

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    Livre VI.De la logique des sciencesmorales.

    Si l'homme peut prdire avec une assurance presque entireles phnomnes dont il connat les lois; si lors mme qu'elles sontinconnues, il peut, d'aprs l'exprience, prvoir avec une grandeprobabilit les vnements de l'avenir; pourquoi regarderait-oncomme une entreprise chimrique, celle de tracer avec quelquevraisemblance le tableau des destines futures de l'espce humaine

    d'aprs les rsultats de son histoire ? Le seul fondement decroyance dans les sciences naturelles est cette ide : que les loisgnrales, connues ou ignores, qui rglent les phnomnes del'univers, sont ncessaires et constantes ; et par quelle raison ceprincipe serait-il moins vrai pour le dveloppement des facultsintellectuelles et morales de l'homme que pour les autres opra-tions de la nature? Enfin, puisque des opinions formes d'aprsl'exprience sont la seule rgle de la conduite des hommes les plussages, pourquoi interdirait-on au philosophe d'appuyer ses conjec-tures sur cette mme base, pourvu qu'il ne leur attribue pas unecertitude suprieure celle qui peut natre du nombre, de laconstance, de l'exactitude des observations ?s

    (CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des progrsde l'esprit humain.)

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    Livre VI : de la logique des sciences morales

    Chapitre I.Observations prliminaires.

    1. L'tat arrir des Sciences morales ne peut tre amlior que par l'application ces sciences des mthodes des sciences physiques dment tendues etgnralises

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    1.-Les principes de la Preuve et les Thories de la Mthode ne peuvent tretablis priori. Les lois de notre facult rationnelle, comme celles de tout autre agentnaturel, ne s'apprennent qu'en voyant l'agent l'uvre. Les premiers pas de la scienceont t faits sans conscience d'une Mthode Scientifique, et nous n'aurions jamais supar quel procd la vrit doit tre constate, si nous n'avions pralablement constatbeaucoup de vrits. Mais ce n'taient que les problmes les plus aiss qui pouvaient

    tre ainsi rsolus.

    Ds que la simple sagacit naturelle des. observateurs se mesurait avec de plusgrandes difficults, elle chouait compltement, ou, si elle russissait de temps entemps obtenir une solution, manquait de moyens srs pour convaincre les autres quela solution tait exacte. Dans l'investigation scientifique, comme dans toutes lesautres uvres du gnie humain, le moyen d'atteindre le but est aperu, pour ainsi dire,instinctivement par les esprits suprieurs dans des cas relativement simples, etappropri ensuite, par une gnralisation judicieuse, la varit des cas complexes.

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    Nous apprenons faire une chose dans des circonstances difficiles, en rflchissant la manire dont nous avons fait spontanment la mme chose dans des cas plusfaciles.

    Les exemples l'appui de cette vrit abondent dans l'histoire des diverses bran-ches de connaissances qui ont successivement, selon la gradation ascendante de leurcomplication, pris le caractre de sciences, et on en trouvera sans doute une confir-mation nouvelle dans celles dont la constitution scientifique dfinitive est encore venir, et qui sont, jusqu' prsent, abandonnes aux incertitudes des discussionsvagues et populaires. Quoique plusieurs autres sciences ne soient sorties de cet tatqu' une date relativement rcente, la seule qui soit encore dans ces conditions estcelle qui a pour objet l'homme lui-mme, c'est--dire le sujet d'tude le plus complexeet le plus difficile dont l'esprit humain puisse s'occuper.

    En ce qui concerne la nature physique de l'homme, comme tre organis, bienqu'il y ait encore beaucoup d'incertitudes et de disputes qui. ne peuvent tre terminesque par l'admission et l'emploi de rgles d'induction plus rigoureuses, il y a cependant

    un corps de vrits, regardes comme pleinement tablies par tous ceux qui ont exa-min le sujet, et aucune imperfection radicale de mthode n'est actuellement signaledans cette branche de la science par les plus distingus des savants qui l'enseignent.Mais les lois de l'esprit, et, un plus haut degr encore, celles de la socit, sont siloin d'tre arrives une dtermination, mme partielle, qu'on agite encore laquestion de savoir si elles sont de nature devenir le sujet d'une science, au sensrigoureux du terme ; et parmi ceux mmes qui s'accordent sur ce point, il rgne surtous les autres la plus irrconciliable diversit d'opinions. C'est donc ici ou jamaisqu'on peut esprer tirer quelque utilit des principes tablis dans les Livresprcdents.

    Si, sur des matires qui, comme celles-ci, sont les plus importantes, et de beau-coup, dont l'intelligence humaine puisse s'occuper, un accord plus gnral doit jamais

    exister entre les penseurs; si ce qu'on a appel, l'tude propre de l'homme n'est pasdestin rester le seul sujet que la Philosophie ne puisse russir arracher l'Empirisme, le mme procd par lequel les lois de beaucoup de phnomnes plussimples ont t places, de l'aveu gnral, au-dessus de toute discussion, doit tresciemment et dlibrment appliqu ces recherches plus difficiles. S'il y a des sujetso les rsultats ont dfinitivement t consacrs par l'assentiment gnral de tousceux qui en ont examin les preuves, et d'autres l'gard desquels le genre humain n'apas, jusqu' prsent, t aussi heureux, et dont les esprits les plus pntrants se sontoccups depuis l'poque la plus recule sans pouvoir tablir un corps de vrits l'abri d'une dngation ou d'un doute; c'est en gnralisant les mthodes suivies avecsuccs dans le premier ordre de recherches et en les appropriant au second qu'on peutesprer de faire disparatre cette tache l'honneur de la science. Faciliter uneentreprise dont le succs est si dsirable est l'objet de ces derniers chapitres.

    2. Jusqu' quel point on peut l'entreprendre dans le prsent ouvrage

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    2. -En faisant cette tentative, je n'ignore pas de quel faible secours est en ceciun simple trait de Logique, ni combien doivent sembler vagues et insuffisants les

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    prceptes de la Mthode quand ils ne sont pas pratiquement appliqus un corps dedoctrine. Sans aucun doute, la manire la plus efficace de montrer comment lessciences morales et politiques peuvent tre constitues, serait de les constituer eneffet) mais, cette tche, j'ai peine besoin de le dire, je ne vais pas l'entreprendre. Lemmorable exemple de Bacon suffirait, dfaut mme de tout autre, pour montrerqu'il est quelquefois possible et utile d'indiquer la route, sans tre prpar s'yaventurer soi-mme fort avant. Et si, d'ailleurs, la tentative devait tre pousse plusloin, ce n'en serait pas ici le lieu.

    En rsum, tout ce qu'un ouvrage comme celui-ci peut faire pour la Logique dessciences morales l'a t, ou a d l'tre, dans les cinq Livres prcdents. Le prsentLivre ne peut donc tre qu'une sorte de supplment ou d'appendice, puisque lesmthodes d'investigation applicables aux sciences morales et sociales doivent avoirt dj dcrites, si j'ai russi numrer et caractriser celles de la science engnral. Il reste, cependant, examiner lesquelles de ces mthodes sont le plusspcialement appropries aux diverses branches des recherches morales; quellefacilit ou quelles difficults particulires peut prsenter leur emploi; jusqu' quel

    point l'tat peu satisfaisant de ces recherches est d un mauvais choix de mthodes,jusqu' quel point un dfaut d'habilet dans l'usage des bonnes; et enfin quel degrdfinitif de succs on peut obtenir ou esprer d'un meilleur choix ou d'un emploi plusjudicieux des procds logiques appropris la question. En d'autres termes, il y a rechercher s'il existe ou s'il peut exister des sciences morales, quel degr deperfection elles peuvent tre portes, et par quel choix ou quelle appropriation desmthodes dj exposes dans cet ouvrage ce degr de perfection peut tre atteint.

    Ds le premier pas dans cette recherche, nous rencontrons une objection qui, sielle n'tait pas carte, serait fatale toute tentative de traiter la conduite humainecomme un sujet scientifique. Les actions des hommes sont-elles, comme tous lesautres vnements naturels, soumises des lois invariables ? Y trouve-t-on positive-ment cette constance de causation qui est le fondement de toute thorie scientifique

    des phnomnes successifs? C'est ce qu'on nie souvent ; et pour la rgularitsystmatique, sinon par une ncessit pratique urgente, la question doit recevoir iciune rponse explicite. Nous consacrerons ce sujet un chapitre part.

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    Livre VI : de la logique des sciences morales

    Chapitre II.De la libert et de la ncessit.

    1. Les actions humaines sont-elles soumises la loi de causalit ?

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    1.-La question de savoir si la loi de causalit s'applique dans le mme sens etaussi rigoureusement aux actions humaines qu'aux autres phnomnes, n'est autrechose que la clbre controverse relative au libre arbitre, qui, depuis le temps dePlage au moins, a divis la fois le monde philosophique et le inonde religieux.L'affirmative est ce qu'on appelle ordinairement la doctrine de la Ncessit, parcequ'elle soutient que les volitions et les actions humaines sont ncessaires et invi-tables. La ngative maintient que la volont n'est pas dtermine, comme les autresphnomnes, par les antcdents, mais se dtermine elle-mme ; que nos volitions nesont pas, proprement parler, des effets de causes, ou, du moins, qu'elles n'obissentuniformment et implicitement aucune.

    J'ai dj suffisamment laiss voir que la premire de ces deux opinions est celleque je considre comme vrai; mais il est rsult des termes impropres dans lesquelselle est souvent exprime et de la manire vague dont elle est ordinairement comprisequ'elle n'a pas t adopte, ou que son influence, quand elle a t adopte, a tpervertie. La thorie mtaphysique du libre arbitre, comme l'entendent les philoso-

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    phes (car le sentiment pratique du genre humain n'est nullement inconciliable avec lathorie contraire), a t invente parce que l'alternative, cense invitable, d'attribueraux actions humaines un caractre de ncessit, a sembl incompatible avec laconscience instinctive de tous les hommes, en mme temps qu'humiliante pour leurorgueil, et mme dgradante pour leur nature morale. Et je ne nierai pas que cettedoctrine, telle qu'elle est parfois soutenue, ne donne prise ces imputations; car,malheureusement, la mprise d'o elles proviennent, comme je le ferai voir, n'appar-tient pas aux adversaires de la doctrine seulement; un grand nombre, et peut-tre,pourrions-nous dire, la plupart de ses dfenseurs y sont galement tombs.

    2. Doctrine de la ncessit philosophique. - En quel sens elle est vraie

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    2. -Bien comprise, la doctrine de la Ncessit Philosophique se rduit ceci :qu'tant donns les motifs prsents l'esprit, tant donns pareillement le caractre etla disposition actuelle d'un individu, on peut en infrer infailliblement la maniredont il agira; et que si nous connaissions fond la personne et cri mme temps toutesles influences auxquelles elle est soumise, nous pourrions prvoir sa conduite avecautant de certitude qu'un vnement physique. Je regarde cette proposition comme lasimple interprtation de l'exprience universelle, comme l'nonc verbal de ce donttout homme est intrieurement convaincu. Celui qui croirait connatre fond lescirconstances d'un cas donn et les caractres des diffrentes personnes qui y figurentn'hsiterait pas prdire de quelle faon chacune d'elles agira. L'incertitude, plus oumoins grande, o il petit rester, vient de ce qu'il n'est pas tout fait sr de connatreaussi compltement qu'il le faudrait, les circonstances ou le caractre de telles ou

    telles personnes, et nullement de l'ide que, mme sachant tout cela, il pourrait encoretre, incertain de leur manire d'agir. Et cette pleine assurance n'est nullement incom-patible avec ce que nous appelons le sentiment de notre libert. Que les personnes dequi nous sommes particulirement connus soient parfaitement sres de la faon dontnous agirons dans un cas dtermin, nous ne nous sentons pas moins libres pour cela.Au contraire, souvent un doute lev sur notre conduite future est pour nous la preuvequ'on ne connat pas notre caractre, et quelquefois mme nous le prenons pour uneinjure. Les mtaphysiciens religieux qui ont affirm la libert de la volont onttoujours soutenu qu'elle n'tait nullement inconciliable avec la prescience divine; ellene l'est donc avec aucune autre prescience. Nous pouvons tre libres, bien qued'autres personnes puissent tre parfaitement certaines de l'usage que nous ferons denotre libert. Par consquent, ce n'est pas cette doctrine l (que nos volitions et nosactions sont les consquences invariables d'tats antcdents de notre esprit) qu'on

    peut accuser d'tre dmentie et repousse comme dgradante par la conscience.Mais la doctrine de la causalit, applique la relation de nos volitions avec leurs

    antcdents, implique, dans l'opinion commune, quelque chose de plus. Bien des gensne croient pas, et trs-peu sentent dans la pratique, que la causation n'est rien autrequ'une succession invariable, certaine et inconditionnelle ; et il en est peu qui lasimple constance de la succession semble un lien assez fort pour une relation aussispciale que celle de cause effet. Lors mme que la raison le renie, l'imaginationretient le sentiment d'une connexion plus intime, d'un lien particulier ou d'une con-

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    trainte mystrieuse exerce par l'antcdent sur le consquent. Or, c'est l ce qui, dansson application la volont, est repouss par la conscience et rvolte nos sentiments.Nous sommes certains que dans nos volitions cette contrainte mystrieuse n'existepas. Nous savons que nous ne sommes pas forcs, comme par un charme magique,d'obir un motif particulier. Nous sentons que si nous dsirions prouver que nousavons le, pouvoir de rsister au motif, nous pourrions le faire (ce dsir tant, commeil est peine ncessaire de le remarquer, un nouvel antcdent); et penser autrementserait humiliant pour notre orgueil et contraire notre dsir de la perfection. Mais lesmeilleures autorits philosophiques ne supposent plus maintenant que n'importequelle cause exerce sur son effet cette coaction. mystrieuse. Ceux qui pensent queles causes tranent leurs effets aprs elles par un lien mystique ont raison de croireque la relation entre les volitions et leurs antcdents est d'une autre nature. Mais ilsdevraient aller plus loin et admettre qu'il en est de mme de tous les autres effets et deleurs antcdents. Si l'on veut que le mot Ncessit implique un pareil lien, ladoctrine n'est pas vraie quant aux actions humaines ; mais elle ne l'est pas non plusquant aux objets inanims. Il serait plus exact de dire que la matire n'est passoumise la ncessit que de dire que l'esprit y est soumis.

    Que les mtaphysiciens du libre arbitre, appartenant pour la plupart l'cole quirejette l'analyse de la Cause et de l'Effet de Hume et de Brown, fassent fausse routefaute de la lumire apporte par cette analyse, il n'y a rien l qui doive surprendre. Levrai sujet d'tonnement est que les Ncessitariens, qui admettent ordinairement cettethorie philosophique, la perdent galement de vue dans la pratique. La mmemprise sur le vrai sens de la doctrine de la Ncessit Philosophique qui empche leparti oppos d'en reconnatre la vrit, existe, je crois, plus ou moins obscurmentdans l'esprit de la plupart des Ncessitariens, quoiqu'ils puissent la rpudier debouche. Ou je me trompe fort, ou la ncessit qu'ils reconnaissent dans nos actionsn'est pas habituellement dans leur pense une simple uniformit de succession quipermet de les prvoir. Ils ont au fond l'ide qu'il y a entre les volitions et leurs causesun lien beaucoup plus serr, de sorte que, lorsqu'ils affirment que la volont est

    dtermine par la balance des motifs, ils semblent entendre par l une contrainte plusforte que s'ils disaient simplement que, si les motifs et leur influence habituelle surnous taient connus, on pourrait prdire la manire dont nous voudrons agir. Ilscommettent, en dmontrant leur propre systme, la mme mprise que commettentleurs adversaires en suivant le leur; ils ne peuvent donc rellement, en certains cas,chapper aux consquences fcheuses que leurs adversaires imputent, bien tort, ladoctrine elle-mme.

    3. Improprit et pernicieuse consquence du mot ncessit

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    3. -J'incline croire que cette erreur dpend presque uniquement des associa-tions suggres par un mot; et qu'on la prviendrait en vitant d'employer, pour expri-mer le simple l'ait de la causation, un terme aussi compltement impropre que celuide Ncessit. Ce mot, dans ses autres acceptions, implique beaucoup plus qu'unesimple uniformit de succession ; il implique l'irrsistibilit. Appliqu la volont, ilsignifie seulement que la cause donne Sera suivie de l'effet, sans prjudice de toutesles possibilits de neutralisation par d'autres causes; mais, dans l'usage ordinaire, ildsigne exclusivement l'action de causes qu'on suppose trop puissantes pour tre

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    jamais contrebalances. Quand nous disons que toutes les actions humaines ont lieupar ncessit, nous voulons simplement dire qu'elles arriveront certainement si rienne l'empche ; mais quand nous disons que mourir de faim est une ncessit pourceux qui ne peuvent se procurer d'aliments, nous entendons que cela arriveracertainement, quoi qu'on puisse faire pour l'empcher. L'application aux mobiles desactions humaines du terme en usage pour ces agents naturels, qui sont vritablementirrsistibles, ne petit manquer, lorsqu'elle devient habituelle, de faire natre le senti-ment d'une irrsistibilit semblable des premiers. C'est l cependant une pure illusion.Il y a des successions physiques que nous appelons ncessaires, comme la mort fautede nourriture ou d'air; il en est d'autres qui, tout en tant, aussi bien que les premires,des cas de causation, ne sont pas dites ncessaires, comme la mort par empoison-nement qu'un antidote ou l'emploi d'une pompe stomacale petit quelquefois prvenir.Il est trs facile au sentiment d'oublier, lors mme que l'intelligence s'en souvient, queles actions humaines sont dans cette, dernire catgorie; elles ne sont jamais (excepte,clans certains cas de folie) commandes par des motifs d'un empire assez absolu pourne laisser place l'influence d'aucun autre. Les causes dont dpend l'action ne sontdonc jamais irrsistibles; et un effet donn n'est ncessaire qu' la condition que les

    causes tendant le produire ne rencontrent pas d'obstacle. Que tout ce qui arriven'aurait pu arriver autrement qu'autant qu'une cause capable d'y mettre empchementserait intervenue, c'est ce que personne assurment n'hsitera admettre. Maisdsigner ce principe par le nom de Ncessit, c'est employer le terme dans un sens sidiffrent de sa signification primitive et familire, de celle qui lui est attribue dansles occasions ordinaires de la vie, que c'est presque un jeu de mots. Les associationsdrives du sens ordinaire du terme y resteront attaches malgr tout, et quoique ladoctrine de la Ncessit, telle que l'exposent la plupart de ses dfenseurs, soit trs-loigne du fatalisme, Il est probable flue la plupart des Ncessitariens sont plus oumoins fatalistes de sentiment.

    Un fataliste croit, ou croit demi (car il n'y a pas de fatalistes consquents), non-seulement que tout ce qui arrivera sera le rsultat infaillible des causes qui le

    produisent (ce qui est la vraie doctrine ncessitaire), mais de plus qu'il est inutile d'yrsister, et que la chose aura lieu quoi que nous nous puissions faire pour la prvenir.Or, un Ncessitarien, qui croit que nos actions sont la consquence de notre caractreet que notre caractre est la consquence de notre organisation, de notre ducation etde toutes les circonstances de notre existence, peut facilement, et plus ou moinssciemment, devenir fataliste l'gard de ses propres actes, et croire que sa nature esttelle ou que l'ducation et les autres circonstances ont faonn son caractre de tellesorte que rien, ou tout au moins rien de son fait, ne puisse l'empcher de sentir etd'agir de telle ou telle manire. D'aprs les termes employs par la secte qui, de nosjours mme, a propag avec le plus de persvrance et le plus dfi pr cette grandedoctrine, le caractre de l'homme a t form pour lui et non par lui. C'est doncinutilement qu'il regretterait que ce caractre n'ait pas t fait diffrent ; il n'a pas lepouvoir de le modifier. Or, c'est l une grande erreur. L'homme a, jusqu' un certain

    point, le pouvoir de modifier son caractre. Qu'il ait t en dernire analyse formpour lui, n'empche pas qu'il ne soit aussi en partie form par lui, comme agentintermdiaire. Son caractre est form parles circonstances de son existence (ycompris son organisation particulire), mais son dsir de le faonner dans tel ou telsens est aussi une de ces circonstances, et non la moins influente. Nous ne pouvonssans doute directement vouloir tre diffrents de ce que nous sommes. Mais ceux quisont supposs avoir form notre caractre n'ont pas non plus directement voulu quenous devinssions ce que nous sommes. Leur volont n'avait de pouvoir direct que surleurs propres actions. Ils nous ont faits tels en voulant, non la fin, mais les moyens; et

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    nous pouvons, quand nos habitudes ne sont pas trop invtres, en voulant galementles moyens, nous changer nous-mmes. S'ils ont pu nous placer sous l'influence decertaines circonstances, nous pouvons pareillement nous placer nous-mmes sousl'influence d'autres circonstances. Nous sommes exactement aussi capables de formernotre propre caractre, si nous le voulons, que les autres de le former pour nous.

    Oui, rpond le disciple d'Owen, mais en disant si nous le voulons , on accordele point essentiel, puisque la volont de modifier notre caractre est un rsultat, nonde nos propres efforts, mais de circonstances que nous ne pouvons empcher; si nousl'avons, elle ne peut nous venir que de causes extrieures. Cela est parfaitement vrai,et si l'Oweniste s'arrte l, il est dans une position inexpugnable. Notre caractre estform par nous aussi bien que pour nous; mais le dsir d'essayer de le former estform pour nous; et comment? En gnral ce n'est pas par notre organisation, nimme par notre ducation seule, mais par notre exprience, l'exprience des cons-quences fcheuses du caractre que nous avions prcdemment, o enfin par quelquevif sentiment d'admiration ou quelque aspiration soudaine. Mais penser que nousn'avons aucun pouvoir de modifier notre caractre, et penser que nous n'userons pas

    de ce pouvoir si nous n'en avons pas le dsir, sont des choses trs diffrentes et quiont un effet trs-diffrent sur l'esprit. Une personne qui ne dsire pas modifier soncaractre ne peut tre celle qu'on suppose dcourage et mise hors d'tat de le fairepar la pense qu'elle en est incapable. L'effet dcourageant de la doctrine fataliste nepeut tre senti que l o est le dsir de faire ce que cette doctrine dclare impossible.Peu importe quoi nous attribuons la formation de notre caractre, quand nousn'avons aucun dsir de travailler le former nous-mmes; mais il nous importebeaucoup que ce dsir ne soit pas touff par la pense que le succs est impossible,et de savoir que, si nous avons ce dsir, l'uvre n'est pas si irrvocablement achevequ'elle ne puisse plus tre modifie.

    Et, en effet, si nous y regardons de prs, nous reconnatrons que ce sentiment de lafacult que nous avons de modifier, si nous le voulons, notre propre caractre est

    celui mme de la libert morale dont nous avons conscience. Un homme se sentmoralement libre quand il sent qu'il n'est pas l'esclave, mais au contraire le matre deses habitudes et de ses tentations; que, mme en leur cdant, il sait qu'il pourrait leurrsister; que s'il dsirait les repousser tout fait, il ne lui faudrait pas pour cela dedsir plus nergique qu'il ne se sent capable d'en prouver. Il faut, du reste, pour avoirla pleine conscience de la libert, que nous ayons russi faire notre caractre commenous l'avions voulu; car si nous avons dsir et chou, nous n'avons aucun pouvoirsur notre caractre; nous ne sommes pas libres. Tout au moins, il faut que noussentions que notre dsir, s'il n'est pas assez fort pour changer notre caractre, l'estassez pour le dominer toutes les fois qu'ils se trouveront en conflit dans une occasiond'agir particulire.

    L'application d'un terme aussi impropre que celui de Ncessit la doctrine de la

    causalit, quand il s'agit du caractre humain, me semble un des exemples les plusfrappants en philosophie de l'abus des termes; et les consquences pratiques de cetabus sont une des preuves les plus palpables de l'influence du langage sur lesassociations d'ides. La question ne pourra jamais tre gnralement comprise, tantque ce terme impropre n'aura pas t supprim. La doctrine du libre arbitre, mettanten vidence prcisment cette portion de la vrit que le mot Ncessit fait perdre devue, c'est--dire la facult que possde l'homme de cooprer la formation de sonpropre caractre, a donn ses partisans un sentiment pratique beaucoup plus appro-chant de la vrit que ne l'a gnralement t, je crois, celui des Ncessitariens. Ces

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    derniers peuvent avoir plus fortement senti ce que les hommes peuvent faire pour seformer mutuellement leur caractre; mais la doctrine du libre arbitre a, je pense,entretenu chez ses dfenseurs un sentiment plus vif de l'ducation et de la culturepersonnelles.

    4. Un motif n'est pas toujours l'attente ou la crainte d'un plaisir ou d'une peine

    Retour la table des matires

    4. -Il y a un dernier fait, outre la facult d'ducation personnelle, dont il fauttenir compte pour que la doctrine de la causation des actions humaines soit dbar-rasse de la confusion et des mprises qui l'offusquent dans bien des esprits. Quandon dit que la volont est dtermine par des motifs, il ne faut ni toujours ni unique-ment entendre par motif la perspective d'un plaisir ou d'une peine. Je ne chercheraipas ici s'il est vrai que, dans l'origine, toutes nos actions volontaires ne sont que desmoyens sciemment employs pour obtenir quelque plaisir ou pour viter quelquepeine. Il est du moins certain que nous arrivons graduellement, par l'influence desassociations d'ides, dsirer les moyens sans penser la fin; l'action elle-mmedevient un objet de dsir, et nous l'accomplissons sans motif autre qu'elle-mme.Jusqu'ici, on peut encore objecter que l'action tant devenue agrable par l'effet del'association, nous sommes, tout comme avant, ports agir par la perspective d'unplaisir, le plaisir de l'action elle-mme. Mais ceci accord tout n'est pas dit encore. Amesure que nos habitudes se forment, et que nous nous accoutumons vouloir unacte particulier ou un plan de conduite parce qu'il est agrable, nous en venons

    continuer de le vouloir sans gard au plaisir qu'il nous donne. Et lors mme que, parsuite de quelque Changement en nous-mmes ou dans les circonstances extrieures,nous avons cess de trouver dans l'acte un plaisir, et peut-tre de prvoir qu'un plaisirpuisse en rsulter, nous continuions de dsirer l'action et, par consquent, de la faire.C'est ainsi que les habitudes d'excs nuisibles continuent mme lorsqu'elles ont cessd'tre agrables; et ainsi encore que l'habitude de volont ncessaire pour persvrerdans la conduite choisie n'abandonne pas le hros moral, lors mme que la rcom-pense, relle d'ailleurs, qu'il ne peut manquer de trouver dans la conscience de bienagir n'est certes pas l'quivalent des peines qu'il endure ou des dsirs dort il a fairele sacrifice.

    Une habitude de volont est ce qu'on appelle ordinairement un dessein ; et parmiles causes de nos volitions et des, actions qui s'ensuivent il faut compter, non-

    seulement les affections et les aversions, mais aussi les desseins. C'est seulementquand nos desseins sont devenus indpendants des, sentiments de peine et de plaisirqui leur ont, primitivement donn naissance, qu'on peut dire que notre caractre estdfinitivement form. Un caractre, dit Novalis, est une volont compltementfaonne : et la volont, une fois faonne ainsi, peut tre constante et invariable,quand la rceptivit passive du plaisir ou de la peine est trs affaiblie ou consid-rablement change.

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    Avec ces corrections et ces explications, la doctrine de la causation de nosvolitions par les motifs, et des motifs par les objets dsirables combins avec nos pro-pensions particulires, peut, je l'espre, tre considre comme suffisamment tabliepour le but de ce trait 1.

    1 On trouvera quelques preuves et quelques explications en supplment de. celles donnes dans le

    texte dans lExamen de la philosophie de sir William Hamilton, Chap. XXVI.

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    Livre VI : de la logique des sciences morales

    Chapitre III.Qu'il y a ou peut y avoir une science

    de la nature humaine.

    1. Il peut y avoir des sciences qui ne sont pas des sciences exactes

    Retour la table des matires

    1. Cest une ide trs-commune, ou, du moins, implique dans beaucoupd'expressions trs communment employes, que les penses, sentiments et actionsdes tres sensibles ne peuvent tre un objet de science, rigoureusement au mme sensque les tres et phnomnes du monde extrieur. Cette ide contient, ce qu'il sem-

    ble, quelque confusion qu'il est ncessaire d'claircir tout d'abord.Les faits qui se succdent d'aprs des lois constantes sont en eux-mmes propres

    tre le sujet d'une science, lors mme que ces lois ne seraient pas encore dcouvertes,ou mme qu'elles ne pourraient l'tre avec nos ressources actuelles. Prenons, parexemple, la classe des phnomnes mtorologiques qui nous sont le plus familiers,ceux de la pluie et du beau temps. L'investigation scientifique n'a pas encore russi trouver l'ordre d'antcdence et de consquence de ces phnomnes de faon pouvoir, au moins dans nos contres, les prdire avec certitude, ni mme avec un haut

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    degr de probabilit. Cependant personne ne doute qu'ils ne dpendent de certaineslois, et que ces lois doivent driver de lois suprieures connues, celles de la chaleur,de la vaporisation et des fluides lastiques. Il est hors de doute aussi que si nousconnaissions toutes les circonstances antcdentes, nous pourrions, par ces seules loisplus gnrales (sauf les difficults de calcul), prdire l'tat de 'l'atmosphre dans untemps futur quelconque. Ainsi donc, non-seulement la Mtorologie remplit toutesles conditions requises pour tre une science, mais elle en est une ds prsent,quoique la difficult d'observer les faits dont dpendent les phnomnes (difficultinhrente la nature particulire de ces phnomnes), la rende extrmement impar-faite; et mme ft-elle parfaite, elle serait probablement de peu d'utilit dans la prati-que, puisqu'il serait rarement possible de runir les donnes requises pour l'applica-tion de ses principes aux cas particuliers.

    On peut concevoir un cas intermdiaire entre la perfection de la science et sonextrme imperfection. Il peut arriver que les causes majeures, celles dont dpend laprincipale partie du phnomne, soient accessibles l'observation et au calcul, ensorte que, si n'intervenaient pas d'autres causes, on pourrait donner une explication

    complte, non-seulement du phnomne en gnral mais encore de toutes sesvariations et modifications. Mais comme d'autres causes, peut-tre fort nombreuses,insignifiantes dans leurs effets isols, cooprent ou luttent, dans un grand nombre decas, ou mme dans tous, avec ces causes principales, l'effet est plus ou moinsdiffrent de celui qui aurait t produit par ces dernires seules. Or, si les causessecondaires ne sont pas constamment ou pas du tout accessibles une observationexacte, nous pourrons encore rendre compte de la principale partie de l'effet, et m-me la prdire; mais il y aura des variations et des modifications que nous ne pourronscompltement expliquer, et nos prdictions ne s'accompliront pas exactement, maisseulement approximativement.

    Il en est ainsi, par exemple, de la thorie des mares. Personne ne doute que l'tu-de de ce phnomne ne soit rellement une science. Tout ce qui, dans le phnomne,

    dpend de l'attraction du soleil et de la lune est parfaitement expliqu, et peut treprdit avec certitude pour une partie quelconque, mme inexplore, de la surface dela terre; et c'est de ces causes que dpend la plus grande partie du phnomne. Maisles circonstances locales ou accidentelles, comme la configuration du fond de l'ocan,le degr du resserrement des eaux dans les terres, la direction du vent, etc., ont uneinfluence en beaucoup de lieux, ou mme partout, sur la hauteur et l'heure de lamare ; et une partie de ces circonstances ne pouvant tre exactement connues etmesures ou prvues avec certitude, la mare, dans des lieux connus, prsente ordi-nairement avec les rsultats du calcul une diffrence que nous ne pouvons expliquer,et dans les lieux inconnus, il se peut qu'il y en ait d'autres que nous, sommes horsd'tat de prvoir ou de conjecturer. Et cependant, non seulement il est certain que cesvariations ont des causes agissant d'aprs des lois parfaitement uniformes, non seule-ment donc, la thorie des mares est une science comme la mtorologie, mais elle

    est, ce que n'est pas la mtorologie, jusqu' prsent du moins, une science trs-utiledans la pratique. On petit tablir des lois gnrales pour les mares, et fonder sur ceslois des prvisions qui se trouveront en gnral, sinon compltement, du moins pouprs justes.

    C'est l ce qu'on entend, ou qu'on devrait entendre, quand on parle de sciences quine sont pas des sciences exactes.

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    L'astronomie tait dj une science avant d'tre une Science exacte. Elle n'a pudevenir exacte avant qu'on et expliqu et rapport leurs causes, non-seulement ladirection gnrale des mouvements plantaires, mais encore leurs perturbations. Ellel'est devenue parce que ses phnomnes ont t ramens des lois embrassant toutesles causes qui ont une influence considrable ou minime, constante ou accidentelle,sur les phnomnes, et assignant chacune la part qui lui appartient rellement dansl'effet total. Mais dans la thorie des mares, les seules lois jusqu'ici constates sontcelles des causes qui affectent le phnomne d'une faon constante et un haut degr;quant aux autres, qui ne l'affectent que dans certains cas, ou dans tous les cas mais un faible degr, elles n'ont pas encore t dtermines ni tudies avec assez deprcision pour pouvoir en fixer les lois, et encore moins dduire la loi complte duphnomne en combinant les effets dus aux causes principales et ceux dus aux causessecondaires. La science des mares n'est donc pas encore une science exacte, non parune impossibilit radicale tenant sa nature, mais parce qu'il est trs-difficile deconstater avec prcision les uniformits drives. Cependant, en combinant les loisdes causes principales et des causes accessoires qui sont suffisamment connues avecdes lois empiriques, on gnralisations approximatives constatables par une observa-

    tion spcifique, on peut tablir des propositions gnrales qui seront vraies en grandepartie, et sur lesquelles nous pourrons, en faisant la part de leur degr d'inexactitudeprobable, fonder avec scurit nos prvisions et rgler notre conduite.

    2. quel type scientifique se rapporte la science de la nature humaine ?

    Retour la table des matires

    2. - La science de la nature humaine est du mme genre. Elle est bien loin del'exactitude de notre Astronomie actuelle; mais il n'y a aucune raison pour qu'elle nesoit pas une science comme l'est celle des mares, ou mme comme l'tait l'Astro-nomie lorsque ses calculs m'embrassaient encore que les phnomnes principaux, etnon les perturbations.

    Les phnomnes dont s'occupe cette science tant les penses, les sentiments etles actions des tres humains, elle aurait atteint la perfection scientifique idale, sielle nous mettait mme de prdire comment un individu penserait, sentirait ouagirait dans le cours de sa vie, avec une certitude pareille celle de l'Astronomiequand elle prdit les positions et les occultations des corps clestes. Il est peinebesoin de dire qu'on ne peut rien faire d'approchant. Les actions des individus nepeuvent tre prdites avec une exactitude scientifique, ne ft-ce que parce que nous

    ne pouvons prvoir toutes les circonstances dans lesquelles ces individus serontplacs. Mais, en outre, mme dans une combinaison donne de circonstances pr-sentes, on ne peut rien affirmer de prcis et d'universellement vrai sur la manire dontles tres humains penseront, sentiront ou agiront. Ce n'est pas cependant que lesmanires de penser, de sentir et d'agir de chaque personne n'aient leurs causes; et ilest hors de doute que, si, pour un individu quelconque, nos donnes pouvaient trecompltes, nous connaissions assez ds maintenant les lois primitives des phnom-nes mentaux pour pouvoir prdire, dans beaucoup de cas, avec quelque certitude,quels seraient, dans le plus grand nombre des combinaisons de circonstances suppo-

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    sables, ses sentiments et sa conduite. Mais les impressions et les actions des treshumains ne sont pas le rsultat des circonstances actuelles seulement ; elles sont lersultat combin de ces circonstances et du caractre des individus. Or les influencesqui dterminent le caractre humain sont si nombreuses et , si varies (car tout ce quiarrive une personne pendant le cours de sa vie exerce sur elle quelque influence),qu'elles ne se prsentent pas deux fois runies et combines de la mme manire.D'aprs cela, lors mme que notre science de la nature humaine serait thoriquementparfaite, c'est--dire que nous pourrions calculer un caractre comme nous pouvonscalculer l'orbite d'une plante d'aprs des data, cependant comme on n'a jamais tousles data, ni jamais des data exactement semblables dans les diffrents cas, nous nepourrions ni faire srement des prdictions, ni tablir des propositions universelles.

    Cependant, beaucoup des effets qu'il importe le plus pour les hommes de rendresusceptibles d'tre prvus et contrls tant, comme, les mares, dtermins dans unebien plus large mesure par les causes gnrales que par toutes les causes partiellesprises ensemble, et dpendant principalement cls circonstances et des qualits com-munes tout le genre humain, ou du moins de grandes classes, et un faible degr

    seulement des idiosyncrasies d'organisation et de l'histoire particulire des individus,il est videmment possible, pour tous les effets de ce genre, de faire des prdictionsqui se vrifierontpresque toujours, et d'tablir des propositions gnrales qui serontpresque toujours vraies. Toutes les fois qu'il ne s'agira que de savoir comment agira,sentira et pensera la grande majorit de la race humaine ou de quelque nation ouclasse de personnes, ces propositions quivaudront des propositions universelles.Or, c'est l tout ce qu'il faut pour le but des sciences politiques et sociales. Ainsi quenous l'avons prcdemment remarqu 1, dans les recherches sur les faits sociaux unegnralisation approximative quivaut, pour la plupart des besoins pratiques, unegnralisation exacte ; et ce qui n'est que probable quand on l'affirme d'individus prisau hasard, est certain quand on l'affirme du caractre et de la conduite des masses.

    La science de la Nature Humaine ne se trouve donc pas discrdite par cette rser-

    ve, que celles de ses propositions gnrales qui descendent assez dans le dtail pourservir de fondement une prdiction des phnomnes ne sont vraies pour la plupartqu'approximativement. Mais, pour donner cette tude un caractre vraiment scienti-fique, il faut que ces gnralisations approximatives, qui en elles-mmes se rdui-raient des lois empiriques des derniers degrs, soient rattaches dductivement auxlois naturelles dont elles rsultent; il faut qu'elles soient ramenes aux proprits descauses dont les phnomnes dpendent. En d'autres ternies, on peut dire que lascience de la Nature Humaine existe, dans la mesure o les vrits approximatives,qui constituent la connaissance pratique de l'homme, peuvent tre considres commedes corollaires des lois universelles de la nature humaine sur lesquelles elles reposent.Par ce moyen, en effet, les limites propres de ces vrits approximatives se trouve-raient fixes par anticipation, et nous serions alors en mesure d'en dduire d'autres l'gard de nouvelles circonstances, sans attendre une exprience spcifique.

    La proposition que nous venons d'noncer est le texte dont les deux chapitressuivants sont le commentaire.

    1 Plus haut, 1). 135.

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    Chapitre IV.Des lois de l'esprit.

    1. Ce qu'il faut entendre par lois de l'esprit

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    1. -Ce qu'est l'Esprit, ce qu'est la Matire, ou toute autre question relative auxChoses en soi, en tant que distinctes de leurs manifestations sensibles, serait trangreau but de ce trait. Ici, comme dans tout le cours de cette re cherche, nous viteronstoute spculation sur la nature propre de l'esprit, et nous entendrons par lois de l'espritcelles des phnomnes mentaux, des diffrents sentiments ou tats de conscience destres sentants. Ils consistent, d'aprs la classification que nous avons uniformmentsuivie, en Penses, motions, Volitions et Sensations, ces derniers phnomnes tantdes tats de l'esprit aussi bien que les trois premiers. Il est vrai que dans l'usage onparle des sensations comme d'tats du corps et non de l'esprit. Mais c'est l unexemple de la confusion ordinaire de donner le mme nom un phnomne et lacause prochaine ou aux conditions de ce phnomne. L'antcdent immdiat de lasensation est un tat du corps, mais la sensation elle-mme est un tat de l'esprit. Si lemot Esprit signifie quelque chose, il signifie ce qui sent. Quelque opinion qu'onadopte sur l'identit ou la diversit fondamentale de la matire et de l'esprit, la dis-tinction des faits mentaux et des faits physiques, du monde interne et du mondeexterne, subsistera toujours comme base d'une classification ; et dans cette classi-fication les sensations doivent, comme les autres sentiments, tre ranges parmi lesphnomnes mentaux. Le mcanisme de leur production dans le corps lui-mme etdans ce qu'on appelle la nature extrieure est tout ce qu'on peut justement classerparmi les faits physiques.

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    Les phnomnes de l'esprit sont donc les divers sentiments de notre nature, etcomprennent la fois ceux qu'on appelle improprement physiques, et ceux qui sontparticulirement appels mentaux ; et par lois de l'esprit, j'entends les lois d'aprslesquelles ces sentiments s'engendrent l'un l'autre.

    2. Existe-t-il une science psychologique ?

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    2. -Tous les tats de l'esprit ont pour cause immdiate, soit d'autres tats del'esprit, soit des tats du corps. Quand un tat de l'esprit est produit par un autre tatde l'esprit, j'appelle la loi en jeu dans ce cas une loi de l'Esprit. Quand un tat del'esprit est produit directement par un tat du corps, la loi est une loi du corps, etrentre dans le domaine des sciences physiques.

    Quant ces tats de l'esprit qu'on appelle des sensations, tout le monde s'accorde reconnatre qu'ils ont pour antcdents immdiats des tats du corps. Toute sensa-tion a pour cause prochaine quelque affection de la partie de notre organisme qu'onappelle le systme nerveux, que cette affection rsulte de l'action d'un objet extrieur,ou d'une condition pathologique de l'appareil nerveux mme. Les lois de cette partiede notre nature (les varits de nos sensations et les conditions physiques prochainesdont elles dpendent) sont videmment du domaine de la Physiologie.

    Les autres tats mental dpendent-ils galement de conditions physiques? C'estl une des vexatae qustiones de la science de la nature humaine. On agite encore la

    question de savoir si nos penses, nos motions et nos volitions sont produites parl'intermdiaire d'un mcanisme matriel; si nous avons, des organes de pense etd'motion, dans le mme sens que nous avons des organes de sensation. Des physio-logistes minents tiennent pour l'affirmative. Ils prtendent qu'une pense, parexemple, est, comme une sensation, le rsultat d'une action nerveuse; que tout tat deconscience a pour antcdent invariable, et suppose ncessairement quelque tatparticulier du systme nerveux, et spcialement de sa partie centrale qu'on appelle lecerveau. D'aprs cette thorie, un tat de l'esprit n'est, en ralit, jamais produit par unautre ; tous sont produits par des tats du corps. Quand une pense semble en rveil-ler une autre par association, ce n'est pas, en ralit, une pense qui rappelle unepense ; l'association n'existe pas entre les deux penses, mais entre les deux tats ducerveau ou des nerfs qui prcdaient les penses; l'un de ces tats rappelle l'autre,chacun d'eux tant accompagn l'instant de sa production de l'tat de conscience

    particulier qui en est la consquence. Suivant cette thorie, les uniformits de suc-cession entre les tats de l'esprit seraient de simples uniformits drives rsultant deslois de succession des tats du corps qui les causent. Il n'y aurait pas de lois mentalesprimitives; il n'y aurait mme aucune loi de l'Esprit dans le sens o j'emploie ceterme; et la science mentale serait une simple branche (la plus haute, d'ailleurs, et laplus profonde) de la physiologie. Aussi, M. Comte revendique-t-il pour les seulsphysiologistes la connaissance scientifique des phnomnes intellectuels et moraux;et non-seulement il refuse de reconnatre la Psychologie, la philosophie mentale

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    proprement dite tout caractre scientifique, mais il la met, par la nature chimrique deson objet et de ses prtentions, presque de pair avec l'Astrologie.

    Mais, aprs qu'on a dit tout ce qu'on peut dire l-dessus, il reste incontestable qu'ily a entre les tats de l'esprit des uniformits de succession, et que ces uniformitspeuvent tre constates par l'observation et par l'exprimentation. En outre, il n'a past jusqu'ici prouv, comme ce l'est pour les sensations (quoique ce soit probable),que chaque tat mental a pour antcdent immdiat et pour cause prochaine unemodification nerveuse. Et en ft-on mme certain, on serait toujours forc de recon-natre qu'on ignore compltement en quoi consistent ces tats nerveux. Nous nesavons pas, et nous n'avons aucun moyen de savoir, en quoi l'un diffre de l'autre; etnous n'avons d'autre manire d'tudier leurs successions et leurs coexistences, qued'observer les successions et les coexistences des tats mentaux dont on les supposeles gnrateurs, les causes. Les successions des phnomnes mentaux ne peuventdonc tre dduites des lois physiologiques de notre organisation nerveuse ; et nousdevons continuer chercher longtemps encore, sinon toujours, toute la connaissancerelle (lue nous pouvons en acqurir dans l'tude directe des successions mentales

    mmes. Puis, donc, que l'ordre des phnomnes mentaux doit tre tudi dans cesphnomnes, et non tre infr des lois de phnomnes plus gnraux, il existe uneScience de l'Esprit distincte et spare.

    Sans doute, on ne doit jamais perdre de vue ni dprcier les rapports de cettescience avec la physiologie. Il ne faut pas oublier que les lois de l'esprit peuvent tredes lois drives des lois de la vie animale, et que, par consquent, elles peuventdpendre en dernire analyse de conditions physiques; et l'influence des tats ou deschangements physiologiques sur les successions mentales qu'ils modifient ou contra-rient est un des sujets les plus importants de la psychologie. Mais, d'un autre ct, jeregarde comme une erreur tout aussi grande en principe, et plus srieuse encore enpratique, le parti pris de s'interdire les ressources de l'analyse psychologique, et d'di-fier la thorie de l'esprit sur les seules donnes que la physiologie peut actuellement

    fournir. Si imparfaite que soit la science de l'esprit, Je n'hsiterai pas affirmerqu'elle est beaucoup plus avance que la partie correspondante de la physiologie, etabandonner la premire pour la seconde me semble une infraction aux vritablesrgles de la philosophie inductive; infraction qui doit conduire et conduit, en effet, des conclusions errones dans plusieurs branches trs importantes de la science de lanature humaine.

    3. Caractrisation des principales recherches de psychologie

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    3. - La Psychologie a donc pour objet les uniformits de succession; les lois soitprimitives, soit drives, d'aprs lesquelles un tat mental succde un autre, est lacause d'un autre, ou, du moins, la cause de l'arrive de l'autre. De ces lois, les unessont gnrales, les autres plus spciales. Voici des exemples des lois les plus gn-rales.

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    Premirement: Toutes les fois qu'un tat de conscience a t dtermin par unecause quelconque, un tat de conscience ressemblant tu premier, mais d'intensitmoindre, peut se reproduire sans la prsence d'une cause semblable a celle qui l'avaitproduit d'abord. Ainsi, lorsque nous avons une fois vu ou touch un objet, nouspouvons ensuite penser l'objet, quoique nous ne le voyions ni ne le touchions plus.Si un vnement nous a rjouis ou affligs, nous pouvons avoir la pense ou le sou-venir de notre joie ou de notre affliction passes, sans qu'aucun nouvel vnement,heureux ou malheureux, ait eu lieu. Quand un pote a compos mentalement letableau d'un objet imaginaire, d'un Chteau de l'Indolence, d'une Una, d'un Hamlet, ilpeut ensuite penser a l'objet idal qu'il a cr, sans aucun nouvel acte de combinaisonintellectuelle. On, nonce cette loi en disant, dans le langage de Hume, que chaqueimpression mentale a son ide.

    Secondement: Ces ides ou tats mentaux secondaires sont excits par nos im-pressions ou par d'autres ides, suivant certaines lois qu'on appelle les Lois d'Asso-ciation. De ces lois, la premire est, que les ides semblables tendent s'veiller l'unel'autre ; la seconde est que, lorsque deux impressions ont t frquemment prouves

    (ou seulement rappeles la pense) simultanment ou en succession immdiate,toutes les fois que l'une de ces impressions ou de ces ides rapparat, elle tend veiller l'ide de l'autre ; la troisime est, qu'une intensit plus grande de l'une de cesimpressions ou de toutes les deux quivaut, pour les rendre aptes s'exciter l'unel'autre, une plus grande frquence de conjonction. Telles sont les lois des ides. Jene dois pas m'y tendre ici, et je ne puis que renvoyer le lecteur aux ouvra-es expres-sment consacrs la psychologie et, en particulier, l'Analyse des phnomnes del'esprit humain de M. Mill, o les principales lois de l'association, ainsi qu'un grandnombre de leurs applications, sont expliques par une foule d'exemples et de main dematre 1.

    Ces lois simples ou fondamentales de l'esprit ont t constates par les mthodesordinaires de recherche exprimentale, et elles n'auraient pu l'tre autrement. Mais

    quand un certain nombre de lois fondamentales ont t ainsi obtenues, c'est un sujetd'investigation scientifique lgitime de chercher jusqu' quel point ces lois peuventservir l'explication des phnomnes. Il est vident que les lois complexes de lapense et du sentiment, non-seulement peuvent, mais doivent, driver de ces loissimples. Et il faut remarquer que le cas n'est pas toujours un cas de Composition deCauses. L'effet des causes concourantes n'est pas toujours prcisment la somme deseffets spars de chacune, ni mme toujours un effet du mme genre. Pour revenir la distinction qui occupe une place si considrable dans la thorie de l'Induction, leslois des phnomnes de l'esprit sont analogues, tantt aux lois mcaniques, tantt auxlois chimiques. Lorsqu'un grand nombre d'impressions ou d'ides agissent ensembledans l'esprit, le rsultat en est quelquefois semblable celui d'une combinaisonchimique. Quand les impressions ont t si souvent prouves ensemble, que chacune

    1 A l'poque o j'ai crit ce chapitre, M. Bain n'avait pas encore publi mme la premire partie (lesSens et l'Intelligence) de son profond Trait de l'esprit. Il a, dans cet ouvrage, tudi les lois del'association d'une manire plus comprhensive et avec une plus grande abondance d'exemples quene l'avait encore fait aucun crivain ; et depuis que le livre a t complt par la publication de Les motions et la Volont, on peut y renvoyer comme l'exposition analytique des phnomnesmentaux sur la base d'une Induction lgitime la plus complte sans comparaison qui ait parujusqu'ici.

    On trouve aussi beaucoup d'applications trs remarquables des lois de l'association l'expli-cation de phnomnes mentaux complexes dans les Principes de Psychologie de M.. HerbertSpencer.

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    d'elles veille facilement et instantanment les ides du groupe entier, il arrive parfoisque ces dernires se fondent et s'unissent, et apparaissent, non plus comme des idesdistinctes, mais comme une ide unique. C'est ainsi que lorsque les sept couleurs duprisme se succdent rapidement devant notre oeil, la sensation produite est celle dublanc. Mais de mme que, dans ce cas, il est correct de dire que les sept couleurs,quand elles se suivent l'une l'autre avec rapidit, produisent la couleur blanche, maisnon qu'elles sont rellement blanches; de mme, je crois, on devrait dire de l'idecomplexe forme par la fusion de plusieurs ides simples, lorsque d'ailleurs elle parattre rellement simple (c'est--dire qu'on ne peut distinguer les lments qui lacomposent), qu'elle est le rsultat ou leproduit d'ides simples, mais non qu'elle con-siste dans ces ides. L'ide d'une orange consiste rellement dans les ides simplesd'une certaine couleur, d'une certaine forme, d'un certain got, d'une certaine odeur,etc., parce que nous pouvons, en interrogeant notre conscience, discerner tous ces l-ments de l'ide. Mais nous ne pouvons discerner, dans un sentiment aussi videm-ment simple que la perception de la forme d'un objet toute cette multitude d'idesdrives des autres sens, sans lesquelles il est parfaitement reconnu qu'aucune per-ception visuelle n'aurait pu avoir lieu. Nous ne pouvons pas davantage discerner dans

    l'ide de l'tendue les ides lmentaires de rsistance, drives de notre appareilmusculaire, qui sont, ainsi qu'on l'a dmontr (le Dr Brown et autres), l'origine decette ide. Il se prsente donc des cas de chimie mentale, dans lesquels il serait plusexact de dire que les ides simples produisent les ides complexes, que de direqu'elles les composent.

    Quant aux autres parties constituantes de l'esprit, les croyances, les concepts plusabstrus, les sentiments, les motions et les volitions, il y a des philosophes (entreautres Hartley et l'auteur de l'Analyse) qui pensent qu'elles sont toutes le produitd'ides simples de sensations, obtenu par une sorte d'opration chimique comme celledont nous venons de donner un exemple. Je ne puis admettre que cette conclusion,dans l'tat actuel de nos connaissances, soit pleinement justifie. Dans bien des casmme, je ne vois pas que les raisons dduites l'appui soient bien propres l'tablir.

    Ces philosophes ont sans doute bien prouv qu'il existe une sorte de chimie mentale;que la nature htrogne d'un sentiment A par rapport B et, C ne permet pas deconclure qu'il n'est pas le produit de B et de C. Aprs avoir tabli ce point, ilsessayent de montrer que l o A se trouve, B et C ont t ou peuvent avoir tprsents; et pourquoi donc, demandent-ils, A n'aurait-il pas t produit par B et C ?Mais lors mme que cette preuve aurait t rendue aussi complte que possible; lorsmme qu'on aurait montr (ce qu'on n'a pas fait encore), que certains groupes d'idesassocies, non-seulement pouvaient avoir t, mais taient rellement prsents, toutesles fois que le phnomne mental plus intime a eu lieu, ce ne serait l qu'un rsultatde la Mthode de Concordance, qui ne pourrait pas prouver la causation, tant qu'iln'aurait pas t confirm par la preuve plus concluante de la Mthode de Diffrence.Pour dcider si la Croyance est simplement un cas d'association troite entre plusieursides, il serait ncessaire de rechercher exprimentalement s'il est vrai que toutes lesides dterminent la croyance, pourvu qu'elles soient assez troitement associes.Pour dcouvrir l'origine des sentiments moraux, du sentiment du blme, par exemple,le premier pas faire serait de comparer entre elles toutes les varits d'actions oud'tats mentaux qui sont moralement rprouvs, et de voir si, dans tous ces cas, ilexiste, dans l'esprit anim du sentiment de rprobation, une association entre l'actionou l'tat moral objets du blme et quelque classe particulire d'ides propres inspirerl'aversion ou le dgot; et jusque-l, la mthode employe est celle de Concordance.Mais cela ne suffit pas. En supposant ce premier point prouv, nous devons pour-suivre et rechercher par la Mthode de Diffrence si cette espce particulire d'ides

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    odieuses ou rpugnantes, quand elle vient tre associe une action prcdemmentindiffrente, rendra cette action passible d'une dsapprobation morale. Si cette ques-tion est rsolue affirmativement, il restera acquis, comme loi de l'esprit humain,qu'une association de cette nature est la cause gnratrice de la rprobation morale.Mais ces expriences n'ont jamais t faites, du moins avec le degr de prcisionindispensable pour les rendre concluantes; et elles ne le seront probablement delongtemps, vu les difficults d'une exprimentation exacte sur l'esprit humain 1.

    En outre, il ne faut pas oublier que, lors mme qu'on pourrait prouver tout ce quiest impliqu dans cette thorie des phnomnes mentaux, on ne serait pas mieux entat de rsoudre les lois des sentiments plus complexes en celles des sentiments plussimples. La gnration d'une classe de phnomnes mentaux par une autre, toutes lesfois qu'elle peut tre dmontre, est un fait d'un haut intrt en chimie psychologique,mais elle ne dispense pas plus d'une tude exprimentale du phnomne produit, quela connaissance des proprits de l'oxygne et du soufre ne nous met mme d'endduire celles de l'acide sulfurique sans l'observation et l'exprience spcifiques. Ain-si donc, quelle que puisse tre en dfinitive l'issue de la tentative d'expliquer par des

    phnomnes mentaux plus simples l'origine de nos jugements, de nos dsirs ou de nosvolitions, il n'en restera pas moins ncessaire de dterminer les successions des ph-nomnes complexes eux-mmes par une tude spciale et conformment aux rglesde l'induction. Ainsi, en ce qui concerne la Croyance, les psychologistes auront tou-jours rechercher quelles sont les croyances rsultant d'une intuition directe, et sui-vant quelles lois une croyance en produit une autre, quelles sont les lois en vertudesquelles une chose est admise, tort ou raison, comme la preuve d'une autrechose. Eh ce qui concerne le Dsir, ils auront examiner quels sont les objets quenous dsirons naturellement, et quelles causes nous font dsirer des choses qui noustaient originairement indiffrentes ou mme dsagrables. Du reste, il est remar-quer que les lois gnrales de l'association gouvernent les tats les plus compliqusde l'esprit comme les tats les plus simples. Un dsir, une motion, une ide de l'ordred'abstraction le plus lev, nos volitions mmes et nos jugements quand ils sont

    devenus habituels, sont excits par association, exactement d'aprs les mmes loisque nos ides simples.

    4. Rapports des phnomnes mentaux et des conditions physiques

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    4. -Dans le cours de ces investigations, il sera naturel et ncessaire d'examinerjusqu' quel point la production d'un tat de l'esprit par un autre peut tre influence

    par un tat assignable du corps. L'observation la plus vulgaire montre que les mmescauses psychologiques agissent des degrs trs diffrents sur les diffrents esprits.L'ide d'un objet dsirable, par exemple, excitera trs ingalement les dsirs dans desesprits diffrents. Le mme sujet de mditation, prsent diffrents esprits, exciteratrs ingalement l'activit intellectuelle. Ces diffrences de sensibilit mentale dans1 Pour les sentiments moraux, l'exprience historique supple dans une large mesure l'exprimen-

    tation directe, et nous pouvons remonter, avec une probabilit trs voisine de la certitude, auxassociations particulires qui ont produit ces sentiments. C'est ce que l'auteur a tent de faire pourle sentiment de la Justice, dans un petit ouvrage intitul Utilitarisme.

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    des individus diffrents peuvent tre, premirement, des faits primitifs et fondamen-taux ; secondement, elles peuvent tre les consquences du pass mental de cesindividus; troisimement, enfin, elles peuvent dpendre de diversits d'organisationphysique. Que le pass mental des hommes doive avoir une part la production ouaux modifications de leur caractre moral, c'est l une consquence invitable des loisde l'esprit; et que les diffrences dans la structure du corps y cooprent aussi, c'estl'opinion de tous les physiologistes, confirme par l'exprience commune. Il est regretter seulement que jusqu'ici cette exprience, admise en gros, sans analyse, aitt prise pour base de gnralisations empiriques des plus nuisibles aux progrs de lascience relle.

    Il est sr que les diffrences naturelles qui existent rellement dans les prdis-positions ou rceptivits mentales des individus ont souvent quelque connexion aveccertaines particularits de leur constitution organique. Mais il ne s'ensuit pas que cesdiffrences organiques doivent dans tous les cas exercer une influence directe etimmdiate sur les phnomnes mentaux. Elles les affectent souvent par l'interm-diaire de leurs causes psychiques. Par exemple, l'ide de quelque plaisir particulier

    peut exciter chez des personnes diffrentes, indpendamment mme des habitudes oude l'ducation, des degrs trs-diffrents de dsir, et cela peut tenir au degr ou lanature de leur sensibilit nerveuse. Mais ces diffrences organiques, il ne faut pasl'oublier, rendront la sensation de plaisir elle-mme plus vive chez l'un que chezl'autre, en sorte que l'ide de plaisir sera aussi un sentiment plus intense, et exciteraun dsir plus vif par l'opration de lois purement mentales, sans qu'il soit ncessairede supposer que le dsir lui-mme est directement dans la dpendance de la circons-tance physique. Dans bien des cas, comme dans celui-ci, les diffrences que pro-duisent ncessairement dans l'espce et le degr des sensations physiques les diff-rences d'organisation corporelle, expliqueront d'elles-mmes bien des diffrences,non-seulement de degr, mais mme d'espce, dans les autres phnomnes mentaux.Cela est si vrai-que mme de simples diffrences d'intensit dans les sensationspourront produire des qualits d'esprit diffrentes, des types diffrents de caractre

    mental, comme on l'explique trs-bien dans un excellent Essai sur Priestley, cit dansun des prcdents chapitres :

    Les sensations, qui forment les lments de toute connaissance, sont prouves,soit simultanment, soit successivement. Quand plusieurs sont prouves simultan-ment, comme celles de l'odeur, du got, de la couleur, de la forme d'un fruit, leurassociation constitue l'ide d'un objet; quand elles sont prouves successivement,leur association donne l'ide d'un vnement. Tout ce qui favorise les associationsd'ides synchroniques tendra donc produire une connaissance d'objets, une percep-tion de qualits; et tout ce qui favorise les associations d'ides successives tendra produire une connaissance d'vnements, de l'ordre dans lequel ils arrivent et de larelation de causes et effet. En d'autres termes, le rsultat pour l'esprit sera, dans lepremier cas, une vue distincte des proprits agrables et dsagrables des choses, le

    sens du grand et du beau ; dans le second cas, une grande puissance d'attention pourl'observation des mouvements et des phnomnes, le dveloppement des facultsrationnelles et philosophiques. Or, c'est un principe reconnu que toutes les sensationsprouves sous une, impression vive s'associent troitement a. cette impression aussibien qu'entre elles; et ne s'ensuit-il pas que chez les personnes d'une organisationsensible, c'est--dire susceptibles d'impressions vives, les sentiments synchroniquespourront entrer dans une fusion plus intime que dans tout autre genre d'esprits? Sicette opinion est fonde, elle conduit une infrence qui n'est pas sans importance, savoir, qu'un individu naturellement trs impressionnable se distinguera probable-

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    ment par le got de l'histoire naturelle, par le sentiment du beau et du grand, parl'enthousiasme moral; tandis que le rsultat d'une sensibilit mdiocre sera vraisem-blablement l'amour de la science, de la vrit abstraite, et un dfaut de got et dechaleur.

    Nous voyons par cet exemple que les lois gnrales de l'esprit, quand elles sontexactement connues, et surtout habilement appliques l'explication dtaille desparticularits mentales, peuvent rendre compte d'un beaucoup plus grand nombre deces particularits qu'on ne le suppose ordinairement. Malheureusement la raction dela gnration qui nous a prcds et de la ntre contre la philosophie du XVIIIe siclea fait gnralement ngliger cet important sujet d'investigation analytique, dont lesprogrs notre poque n'ont pas rpondu ce qu'on avait pu s'en promettre. La plu-part de ceux qui spculent sur la nature humaine aiment mieux poser dogmatique-ment en principe, que les diffrences mentales qu'ils peroivent, ou croient percevoir,entre les tres humains sont des faits primitifs qu'on ne peut ni expliquer ni modifier,que de se mettre en mesure, l'aide d'une bonne mthode, de rapporter ces diversitsmentales aux circonstances extrieures qui les produisent en grande partie et sans

    lesquelles elles n'existeraient pas. L'cole allemande de mtaphysique, qui n'a pasencore perdu sa prpondrance temporaire sur la pense europenne, a, parmi d'autresinfluences non moins pernicieuses, fortement agi dans ce sens; et l'extrmit oppo-se de l'chelle psychologique, il n'est pas d'crivain, ancien ou rcent, plus coupablede cette dviation du vritable esprit scientifique que M. A. Comte.

    Il est certain que, dans les tres humains du moins, les diffrences d'ducation etde circonstances extrieures peuvent fournir une explication satisfaisante (lu caractrepresque lotit entier, et que le reste petit tre expliqu en grande, partie par les diff-rences des sensations produites chez diffrents individus par la mme cause externeou interne. Il y a cependant des faits mentaux qui semblent n'admettre, aucune de cesexplications. Tels sont, pour prendre le cas. If, plus saillant, les divers instincts desanimaux, et la partie de la nature humaine qui correspond ces instincts. On n'a

    encore imagin, mme par voie d'hypothse, aucune manire satisfaisante, ni mmeplausible, de les expliquer par des causes psychologiques seules ; et y a. de gravesraisons de penser que ces instincts ont une connexion aussi positive, et mme aussidirecte et aussi immdiate., avec le cerveau et les nerfs que les sensations. Cettesupposition (il n'est peut-tre pas inutile de le dire) n'est nullement en dsaccord avecle fait incontestable que ces instincts peuvent, tre modifis indfiniment ou entire-ment vaincus, chez les tres humains du moins, par d'autres influences mentales etpar l'ducation.

    La question de savoir si les causes organiques exercent une influence directe surles autres classes de phnomnes mentaux est, jusqu' prsent, aussi indcise quecelle de la nature des conditions organiques qui dterminent les instincts eux-mmes.Cependant la physiologie du cerveau et du systme nerveux fait des progrs si rapides

    et donne continuellement des rsultats si nouveaux et si intressants, que s'il y arellement connexion entre certains phnomnes mentaux et certaines diversits ap-prciables dans la structure de l'appareil crbral et nerveux, nous sommes mainte-nant en bonne voie pour dcouvrir la nature de cette connexion. Les dernires dcou-vertes de la physiologie crbrale semblent prouver que la connexion, quelle qu'ellepuisse tre, est radicalement tout autre que celle imagine par Gall et par sessuccesseurs ; et quelle que soit la thorie vraie que l'avenir peut nous rserver, laphrnologie du moins est dsormais insoutenable.

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    Chapitre V.De l'thologie, ou science de laformation du caractre.

    1. Les lois empiriques de la Nature humaine

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    1. -Les lois de l'esprit, telles que nous les avons caractrises dans le prcdentchapitre, constituent la partie universelle ou abstraite de la philosophie de la naturehumaine, et toutes les vrits d'exprience commune, constituant une connaissancepratique des hommes, doivent, en tant qu'elles sont des vrits, tre les rsultats oules consquences cl ces lois. Ces maximes familires tous, tires a posteriori del'observation de la vie humaine, occupent parmi les vrits de la science la place dece que, dans notre analyse de l'Induction, nous avons si souvent dsign sous le titrede Lois Empiriques.

    Une loi Empirique (on doit s'en souvenir) est une uniformit, soit de succession,soit de coexistence, qui se trouve vraie de tous les cas, dans les limites de l'obser-vation, mais qui par sa nature n'offre aucune garantie qu'elle serait vraie au del deces limites; soit parce que le consquent n'est pas rellement l'effet de l'antcdent(n'tant comme l'antcdent que l'un des anneaux d'une chane d'effets dont les causespremires n'ont pas encore t dtermines), soit parce qu'il y a des raisons de croireque la succession (bien qu'tant un cas de causation) peut se rsoudre en successions

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    plus simples et dpend, par consquent, du concours de plusieurs agents naturels, cequi l'expose une multitude de chances de neutralisation. En d'autres termes, une loiempirique est une gnralisation dont il nous faut savoir, non pas seulement qu'elleest vraie, mais aussi pourquoi elle est vraie, sachant que sa vrit n'est pas absolue,mais dpend de conditions plus gnrales, et qu'on ne peut l'admettre avec pleineconfiance qu'autant que ces conditions sont ralises.

    Or, les observations relatives aux affaires humaines que peut fournir l'expriencecommune sont prcisment de cette nature. Lors mme qu'elles seraient universel-lement et positivement exactes dans les limites de l'exprience, ce qui n'arrive jamais,elles ne seraient pas encore les lois ultimes des actions humaines. Elles ne sont pasles principes de la nature humaine, mais les rsultats de ces principes dans lescirconstances o le genre humain s'est trouv plac. Quand le Psalmiste disait dans sacolre que tous les hommes sont menteurs , il nonait un fait amplement vrifipar l'exprience certaines poques et dans certains pays; mais le mensonge n'est pasune loi de la nature humaine, quoique ce soit une des consquences des lois de lanature humaine que le mensonge devienne presque universel lorsque existent univer-

    sellement certaines circonstances extrieures, spcialement celles qui produisent untat habituel de dfiance et de crainte. Quand on dit que les vieillards sont circons-pects et les jeunes gens tmraires, ce n'est encore qu'une loi empirique; car ce n'estpas cause de leur jeunesse que les jeunes gens sont tmraires, ni cause de leurvieillesse que les vieillards sont circonspects. La principale cause, sinon la seule, decette diffrence, est que les vieillards, pendant leur longue existence, ont eu. gn-ralement une grande exprience des maux de la vie, et qu'ayant beaucoup souffert ouvu souffrir les autres pour s'y tre exposs imprudemment, des associations d'idesfavorables la circonspection se sont tablies dans leur esprit. Les jeunes gens, aucontraire, faute d'une semblable exprience et aussi par la vivacit plus grande despenchants qui les portent l'action, s'y engagent plus facilement. C'est l donc l'expli-cation de la loi empirique ; ce sont l les conditions qui dterminent en dernireanalyse si la loi est ou non fonde. Si un vieillard ne s'est pas trouv plus souvent que

    la plupart des jeunes gens aux prises avec le danger et les difficults, il sera tout aussiimprudent; si un jeune homme n'a pas des penchants plus vifs que ceux d'un vieillard,il sera probablement aussi peu entreprenant. La loi empirique tire toute sa vrit deslois causales dont elle est la consquence. Connaissant ces lois, nous savons quellessont les limites de la loi drive ; mais si nous ne nous sommes pas encore renducompte de la loi empirique; si elle repose uniquement sur l'observation,' on ne peutpas l'appliquer avec scurit hors des limites de temps, de lieu et des circonstancesdans lesquelles les observations ont t faites.

    Ce ne sont donc pas les lois empiriques, mais les lois causales qui les expliquent,qui constituent les vrits rellement scientifiques. Les lois empiriques des phno-

    mnes qui dpendent de causes connues, et dont, par consquent, on peut donner unethorie gnrale, n'ont dans la science, quelle que puisse tre leur valeur pratique,d'autre fonction que celle de vrifier les conclusions de la thorie. A plus forte raisondoit-il en tre de mme lorsque les lois empiriques se rduisent, mme dans leslimites de l'observation, des gnralisations approximatives.

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    2. - Sont des gnralisations purement approximatives. - Les lois de la formationdu caractre sont universelles

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    2. -Ce n'est pas l d'ailleurs une particularit aussi exclusive qu'on le supposequelquefois des sciences dites morales. Les lois empiriques ne sont jamais compl-tement vraies que dans les branches les plus simples de la science, et mme danscelles-l elles ne le sont pas toujours. L'Astronomie, par exemple, est la plus simplede toutes les sciences qui expliquent concrtement le cours actuel de la nature. Detous les grands phnomnes du monde physique, les faits astronomiques sont ceuxqui dpendent du plus petit nombre de causes ou de forces. En consquence, les effetsne rsultant chacun que du conflit d'un petit nombre de causes, on peut s'attendre ytrouver un haut degr de rgularit et d'uniformit; et tel est, en effet, le cas ; ils ontun ordre fixe, et se reproduisent priodiquement. Mais des propositions exprimant,avec une exactitude absolue; toutes les positions successives d'une plante jusqu'l'accomplissement de sa rvolution, seraient d'une complexit presque inextricable, etne pourraient tre obtenues que par la thorie. Les gnralisations formes parl'observation directe, et la loi de Kepler elle-mme, ne sont que des approximations;car les plantes, cause de leurs perturbations rciproques, ne se meuvent pas dansdes ellipses parfaites. Ainsi, mme en Astronomie, on ne doit pas compter sur la com-plte exactitude des lois purement empiriques, et, par consquent, bien moins encoredans les sujets d'investigation plus complexes.

    Le mme exemple montre combien est faible la conclusion qu'on pourrait tirercontre l'universalit, ou mme la simplicit, des lois primaires de ce fait que les loisempiriques des effets ne peuvent jamais tre qu'approximatives. Les lois de causationqui rgissent une classe de phnomnes peuvent tre trs peu nombreuses et trs

    simples, et les effets tre nanmoins assez varis et assez compliqus pour qu'il soitimpossible de dcouvrir une rgularit quelconque s'tendant tout l'ensemble. Eneffet, ces phnomnes peuvent tre d'une nature minemment susceptible de modifi-cations; de sorte que des circonstances innombrables peuvent influencer l'effet, bienqu'oprant d'ailleurs suivant un trs petit nombre de lois. Supposons que tout ce quise passe dans l'esprit de l'homme soit dtermin par un petit nombre de lois simples ;cependant, si ces lois sont telles que tous les faits sans exception qui se produisentautour d'un tre humain, que tout ce qui lui arrive exerce, d'une certaine manire et un certain degr, une influence sur son histoire mentale subsquente, et si les circons-tances des diffrents individus sont extrmement diffrentes, il n'y a rien d'tonnantqu'on ne puisse tablir sur les dtails de leur conduite et de leurs sentiments qu'untrs-petit nombre de propositions applicables tout le genre humain.

    Or, sans dcider si les lois primaires de notre nature mentale sont en petit ou engrand nombre, il est du moins certain qu'elles sont telles que nous venons de le dire.Il est certain que nos tats mentaux, nos capacits et susceptibilits mentales, sontmodifis, soit temporairement, soit d'une manire permanente, par tout ce qui nousarrive dans la vie. Si donc l'on considre combien ces causes modificatrices diffrentpour deux individus, il serait draisonnable de croire que les lois empiriques del'esprit humain, que les gnralisations qu'on peut faire des sentiments ou des actionsdes hommes, sans remonter aux causes qui les dterminent, puissent tre autresqu'approximatives. Elles constituent la sagesse commune de la vie, et comme telles

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    sont inapprciables; d'autant plus qu'elles doivent le plus souvent tre appliques des cas peu diffrents de ceux qui ont servi les tablir. Mais quand des maximes dece genre,