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Fait clinique Tatouage au henné noir : au-delà de l’eczéma de contact Black henna tattoo: Beyond the contact dermatitis S. Benomar * , N. Ismaili, M. Rmili, L. Benzekri, B. Hassam Service de dermatologie, hôpital Ibn Sina, place Beniznassen, Souissi, 10000 Rabat, Maroc Reçu le 5 octobre 2008 ; accepté le 18 mars 2009 Disponible sur Internet le 17 avril 2009 Résumé Le henné est un produit utilisé pour colorer les cheveux, mais aussi pour dessiner des tatouages labiles sur la peau. Le henné est souvent mélangé avec de la paraphénylènediamine (PPD). Un eczéma de contact après application d’un tatouage au henné noir peut être l’occasion d’une sensibilisation active à la PPD. Nous rapportons le cas d’une jeune femme, ayant des antécédents d’eczéma de contact au tatouage au henné noir, qui développa un œdème des lèvres faisant suite à l’application d’un gel buccal à base de benzocaïne. Cette patiente présentait des tests épicutanés positifs à la PPD, à l’orthonitroparaphénylènediamine, à la benzocaïne et à la procaïne, probablement par réaction de sensibilisation croisée entre la PPD et ces trois autres molécules. # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Tatouage ; Henné noir ; Eczéma de contact ; Réactions croisées ; Paraphénylènediamine ; Benzocaïne Abstract Henna is used as a hair dye and to make temporary tattoos on the skin. It is frequently mixed with paraphenylenediamine (PPD). Contact dermatitis following the application of temporary paint-on henna tattoos indicates a potentially serious problem of active sensitisation. Sensitisation to PPD may also cause sensitivity to clothing dyes, hair dyes and local anaesthetics. We report the case of a young woman with a history of contact dermatitis caused by a black henna tattoo, who presented swelling of her lips after local application of benzocaine gel. Epicutaneous tests were positive for PPD, orthonitroparaphenylenediamine, benzocaine and procaine, probably related to cross-reactions between PPD and these three molecules. # 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Black henna; Tattoo; Contact dermatitis; Paraphenylenediamine; Benzocaine; Cross-reactions 1. Introduction Le tatouage au henné noir est de plus en plus prisé. En effet, ce type de tatouage présente plusieurs avantages aux yeux des utilisateurs. Il est indolore, peu coûteux, de durée éphémère et n’expose pas au risque de pathologies transmissibles par le sang. Néanmoins, pour la plupart, les tatouages au henné noir contiennent de la paraphénylènediamine (PPD). Cette molé- cule, connue pour son grand pouvoir allergisant, peut entraîner de violentes réactions allergiques avec parfois des sensibilisa- tions croisées avec d’autres substances. Nous rapportons l’observation d’une patiente qui a présenté un eczéma de contact à un tatouage labile contenant la PPD et qui par la suite a développé un important œdème des lèvres, faisant suite à l’application d’un gel buccal de benzocaïne. 2. Observation Une jeune femme de 30 ans se fait tatouer sur le dos de la main et sur l’avant-bras des dessins esthétiques à base de henné noir. Ce tatouage labile contenait de la PPD. Deux jours plus tard, elle développe des lésions d’eczéma de contact, pour lesquels elle consulte en dermatologie (Fig. 1). Elle est traitée par un dermocorticoïde de classe 4 (le clobétasol propionate crème à 0,05 %) à raison d’une application par jour pendant une semaine, puis un jour sur deux pendant la seconde Revue française d’allergologie 49 (2009) 376378 * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (S. Benomar). 1877-0320/$ see front matter # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.reval.2009.03.004

Tatouage au henné noir : au-delà de l’eczéma de contact

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Fait clinique

Tatouage au henné noir : au-delà de l’eczéma de contact

Black henna tattoo: Beyond the contact dermatitis

S. Benomar *, N. Ismaili, M. Rmili, L. Benzekri, B. HassamService de dermatologie, hôpital Ibn Sina, place Beniznassen, Souissi, 10000 Rabat, Maroc

Reçu le 5 octobre 2008 ; accepté le 18 mars 2009

Disponible sur Internet le 17 avril 2009

Résumé

Le henné est un produit utilisé pour colorer les cheveux, mais aussi pour dessiner des tatouages labiles sur la peau. Le henné est souvent mélangéavec de la paraphénylènediamine (PPD). Un eczéma de contact après application d’un tatouage au henné noir peut être l’occasion d’unesensibilisation active à la PPD. Nous rapportons le cas d’une jeune femme, ayant des antécédents d’eczéma de contact au tatouage au henné noir,qui développa un œdème des lèvres faisant suite à l’application d’un gel buccal à base de benzocaïne. Cette patiente présentait des tests épicutanéspositifs à la PPD, à l’orthonitroparaphénylènediamine, à la benzocaïne et à la procaïne, probablement par réaction de sensibilisation croisée entre laPPD et ces trois autres molécules.# 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Tatouage ; Henné noir ; Eczéma de contact ; Réactions croisées ; Paraphénylènediamine ; Benzocaïne

Abstract

Henna is used as a hair dye and to make temporary tattoos on the skin. It is frequently mixed with paraphenylenediamine (PPD). Contactdermatitis following the application of temporary paint-on henna tattoos indicates a potentially serious problem of active sensitisation.Sensitisation to PPD may also cause sensitivity to clothing dyes, hair dyes and local anaesthetics. We report the case of a young woman witha history of contact dermatitis caused by a black henna tattoo, who presented swelling of her lips after local application of benzocaine gel.Epicutaneous tests were positive for PPD, orthonitroparaphenylenediamine, benzocaine and procaine, probably related to cross-reactions betweenPPD and these three molecules.# 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Black henna; Tattoo; Contact dermatitis; Paraphenylenediamine; Benzocaine; Cross-reactions

Revue française d’allergologie 49 (2009) 376–378

1. Introduction

Le tatouage au henné noir est de plus en plus prisé. En effet,ce type de tatouage présente plusieurs avantages aux yeux desutilisateurs. Il est indolore, peu coûteux, de durée éphémère etn’expose pas au risque de pathologies transmissibles par lesang. Néanmoins, pour la plupart, les tatouages au henné noircontiennent de la paraphénylènediamine (PPD). Cette molé-cule, connue pour son grand pouvoir allergisant, peut entraînerde violentes réactions allergiques avec parfois des sensibilisa-tions croisées avec d’autres substances.

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (S. Benomar).

1877-0320/$ – see front matter # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservdoi:10.1016/j.reval.2009.03.004

Nous rapportons l’observation d’une patiente qui a présentéun eczéma de contact à un tatouage labile contenant la PPD etqui par la suite a développé un important œdème des lèvres,faisant suite à l’application d’un gel buccal de benzocaïne.

2. Observation

Une jeune femme de 30 ans se fait tatouer sur le dos de lamain et sur l’avant-bras des dessins esthétiques à base de hennénoir. Ce tatouage labile contenait de la PPD.

Deux jours plus tard, elle développe des lésions d’eczéma decontact, pour lesquels elle consulte en dermatologie (Fig. 1).Elle est traitée par un dermocorticoïde de classe 4 (le clobétasolpropionate crème à 0,05 %) à raison d’une application par jourpendant une semaine, puis un jour sur deux pendant la seconde

és.

Fig. 1. Lésions d’eczéma de contact chez une jeune femme de 30 ans sur-venant 48 heures après un tatouage sur le dos de la main et sur l’avant-bras dedessins esthétiques à base de henné noir. Ce tatouage labile contenait de laparaphénylènediamine (PPD).

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semaine. Les signes cutanés locaux régressent en quelquesjours. Après guérison de l’eczéma, une hypopigmentationrésiduelle persiste. La patiente refuse l’exploration allergolo-gique par patch-tests et aucun test allergologique n’est effectué.

Trois mois plus tard, suite à l’apparition d’aphtes buccauxdouloureux, la patiente applique un gel buccal antalgique à basede benzocaïne. Huit heures après l’application du gel, elleconsulte, en urgence, pour un volumineux œdème des lèvres,sans signes respiratoires associés. Elle est traitée par desantihistaminiques et des corticoïdes par voie injectable.

Après ce malheureux épisode, la patiente consulte uneseconde fois en dermatologie et accepte d’effectuer des patch-tests. Ceux-ci révèlent que cette jeune femme est allergique à laPPD, à l’orthonitroparaphénylènediamine (ONPPD, aminearomatique utilisée aussi pour les colorations capillaires) et àdeux anesthésiques locaux, la benzocaïne et la procaïne.

Les batteries d’allergènes utilisées étaient la batterieeuropéenne (S-1000), la batterie des produits de coiffures(H-1000) et la batterie des allergènes divers (V-1000). Leslectures ont été effectuées à 48 et 72 heures.

3. Commentaires

La PPD est une molécule à fort pouvoir allergisant. Elle estprincipalement utilisée dans les teintures capillaires, lescolorations textiles, les procédés de photographie et, de plusen plus, dans les tatouages noirs labiles [1–3].

Il existe des réactions croisées, mais non systématiques,entres les différentes molécules appartenant au groupe des« amines primaires en position para » auquel appartient la PPD :la paratoluènediamine (PTD), ONPPD, la para-aminodiphény-lamine (PADPA), les colorants azoïques de textiles, l’hydro-quinone, les anesthésiques, les sulfamides locaux, leshypoglycémiants oraux, les diurétiques. . . [4].

Ces réactions croisées peuvent intéresser deux molécules ouplus appartenant à la famille des « amines primaires en positionpara ». La fréquence de ces sensibilisations croisées varie entre

5 et 20 % en fonction des séries et en fonction des molécules enquestion. Les sensibilisations croisées entre la PPD, lescolorants textiles et les parabens sont les plus fréquentes.Les réactions croisées entre la PPD et les anesthésiques sontplus rares, et ceux qui associent les sulfamides demeurentexceptionnelles [4,5].

Plusieurs observations rapportées dans la littérature font étatde réactions croisées entre la PPD et les colorants azoïquesutilisés dans l’industrie textile [6,7]. Les allergies croiséesincluant la PPD et les anesthésiques locaux sont moinsfréquemment rapportées et il s’agit le plus souvent de réactionscroisées entre parabens, PPD et benzocaïne [8]. Notre patienteétait positive uniquement à quatre molécules : la PPD, l’ONPPD,la benzocaïne et la procaïne. Elle ne présentait pas de testsépicutanés positifs aux parabens, aux colorants azoïques, àl’hydroquinone et aux autres anesthésiques testés (prilocaïne,tetracaïne, lidocaïne). Les sulfamides n’ont pas été testés.

Il est à noter que, avant l’épisode d’eczéma de contact autatouage labile, la patiente avait utilisé à plusieurs reprises lemême gel buccal à base de benzocaïne au cours de pousséesd’aphtose buccale antérieures. Il n’y avait jamais eu deréactions allergiques à ce gel buccal. C’est donc probablementlors de l’épisode d’eczéma de contact à la PPD qu’avait eu lieula sensibilisation à la benzocaïne par réaction croisée.

La principale source d’exposition et de sensibilisation à laPPD reste l’utilisation de colorations capillaires. Néanmoins,avec l’engouement actuel pour les tatouages au henné noir, deplus en plus de patients sont exposés à la PPD. Le prix à payerpour ces tatouages peut être une allergie à vie à la PPD associéeparfois à une sensibilisation à d’autres molécules par réactionscroisées [9].

Indépendamment du pouvoir sensibilisant propre à la PPD,le risque de sensibilisation est d’autant plus grand que laconcentration moléculaire et la durée du contact avec lamolécule sont importantes. Le taux de concentration de la PPDinferieur à 6 %, autorisé par l’Union européenne, est respectépour la plupart des teintures capillaires et des colorants textiles[10]. En revanche, la concentration de PPD au sein despréparations pour tatouages au henné noir reste bien moinscertaine, surtout lorsque l’on sait que ces tatouages sont mis aupoint, le plus souvent, par des artisans ambulants ne sesoumettent à aucune norme de fabrication.

Cette observation clinique appelle à la vigilance en ce quiconcerne la prise en charge allergologique des patientsprésentant un eczéma de contact à la PPD, afin de dépister,chez le même patient, de possibles allergies cutanées croiséesavec d’autres substances pouvant parfois être à l’origine degraves manifestations allergiques. Les tests épicutanés ont unfaible risque de sensibilisation et restent le seul moyend’évaluer au mieux le statut allergologique et les sensibilisa-tions concomitantes [11].

L’augmentation du nombre de personnes sensibilisées à laPPD par tatouage au henné noir, parfois à un âge très jeune, vacertainement poser un problème dans les années à venir [12]. Larevue récente Dron et al. [3], sous l’égide du réseaud’allergovigilance de Nancy, montre que, parmi 138 allergolo-gues, 7,9 % ont constaté des allergies aux piercings et 18,9 %

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ont identifié une allergie aux tatouages semi-permanents à basede henné. L’eczéma de contact, l’eczéma généralisé, le prurit,l’œdème sont associés aux tatouages [3]. Une sensibilisation àla PPD est établie 20 fois sur 28. De la revue de la littératureeffectuée par Dron et al. [3], il ressort le risque d’allergie graveà la PPD, la nécessité d’une surveillance à long terme de cespatients sachant qu’il existe un risque de lymphocytome cutané.Une information et un encadrement des pratiques de piercingset de tatouages paraissent nécessaires [3].

Au-delà de l’eczéma de contact, le tribut à payer pour unsimple tatouage peut être très lourd si l’on prend enconsidération le risque de développer des réactions allergiques,potentiellement graves, lors d’un contact ultérieur avec desteintures capillaires, des colorants vestimentaires ou desprincipes actifs médicamenteux.

Références

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[2] Ben M’Rad S, Merai S, Grairi H, Yaalaoui F, Tritar F, Djenayah F. Allergieimmédiate au henné pur. Rev Fr Allergol Immunol Clin 2004;44:159–60.

[3] Dron P, Lafourcade MP, Leprince F, Nonotte-Varly C, Van Der Brempt X,Banoun L, et al. Les allergies aux piercings et aux tatouages : enquête du

réseau d’allergo-vigilance. Rev Fr Allergol Immunol Clin 2007;47:397–

434.[4] Gaudez G, Ferrier Le Bouedec MC, Fontana L, Garde G, Catilina P,

Souteyrand P. Eczéma de contact aux molécules appartenant à la famillede la paraphénylènediamine dans le domaine professionnel. Ann DermatolVenereol 2002;129:751–6.

[5] Ulter W, Lessmann H, Becker D, Fuchs T, Richter G, IVDK Study Group,German Contact Dermatitis Research Group (DKG). The spectrum ofallergic cross-sensitivity in clinical patch testing with ‘‘para anino’’compounds. Allergy 2002;57:319–22.

[6] Matulich J, Sullivan J. A temporary henna tattoo causing hair and clothingdye allergy. Contact Dermatitis 2005;53:33–6.

[7] Di Prisco MC, Puig L, Alomar A. Contact dermatitis due to para-phenylenediamine (PPD) on a temporal tattoo with henna. Cross reactionto azoic dyes. Invest Clin 2006;47:295–9.

[8] Turchin I, Moreau L, Warshaw E, Sasseville D. Cross-reactions amongparabens, para-phenylenediamine, and benzocaine: a retrospective ana-lysis of patch testing. Dermatitis 2006;17:192–5.

[9] Kluger N, Raison-Peyron N, Guillot B. Temporary henna tattoos: some-times serious side effects. Presse Med 2008;37:1138–42.

[10] Commission des communautés européennes. Troisième directive de lacommission du 29 juin 1983 (83/341/CEE). Journal officiel des Commu-nautés européennes du 13 juillet 1983. No L 188/15.

[11] Thyssen JP, Menné T, Nielsen NH, Linneberg A. Is there a risk of activesensitization to PPD by patch testing the general population? ContactDermatitis 2007;57:133–4.

[12] Bentaleb R, Zouhair K, Benchikhi H. A black henna tattoo can cause life-long allergy to paraphenylenediamine. Presse Med 2008;37:244–5.