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1 Pour citer cet article : M. FEDERSPIEL, « Petite physiognomonie portative », Réflexion(s), septembre 2008 (http://reflexions.univ-perp.fr/) PETITE PHYSIOGNOMONIE PORTATIVE Connaissez-vous la physiognomonie ? Oui, forcément, mais peut- être à la manière dont M. Jourdain faisait de la prose. Vous dites tous les jours : « Marie-Pimprenelle a le cœur tendre (ou le cœur sec) ; Jean- Ferdinand est un affreux crocodile (ou fait son gros chat). » Malgré les conseils de la sagesse commune, vous êtes assez naturellement porté à croire qu’à un beau corps correspond une belle âme. Pourtant, Platon nous avait déjà prévenus : le lien entre un beau corps et une belle âme n’a rien de nécessaire. Dans son dialogue intitulé le Banquet, il y a un renversement des apparences qui ne réapparaîtra que dans le romantisme tardif : la belle âme du Quasimodo de Hugo dans Notre-Dame de Paris ou l’âme noire de Milady de Winter dans Les Trois Mousquetaires. Bref, tous les jours, vous parlez le langage grec de la physiognomonie. Ce ne sont pourtant pas les Grecs qui ont inventé la physiognomonie. En tant que pratique divinatoire, elle était déjà connue des Mésopotamiens (voyez le volume de la Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, consacré à la littérature mésopotamienne). Mais cette physiognomonie que nous pratiquons spontanément et dont je viens de parler est bien un héritage des Grecs. L’Antiquité gréco-latine nous a laissé quatre traités de physiognomonie. Le plus ancien a été conservé dans l’ensemble des œuvres d’Aristote i ; Il porte la marque d’Aristote (IV e siècle av. J.-C.), dont les œuvres comportent un abondant matériel physiognomonique. Le second est du rhéteur Antonius Polémon, né à Laodicée en Asie Mineure vers 88 ap. J.-C. ; le texte grec est aujourd’hui presque entièrement perdu. Nous ne disposons plus que d’une version arabe presque intégrale, sur laquelle on a fait une traduction latine à l’époque moderne. Le traité de Polémon enrichit considérablement les observations contenues dans celui du Pseudo-Aristote, notamment pour les yeux. De plus, on y trouve maints exemples empruntés au passé (Socrate ou Alexandre) et à son temps, alors que les autres traités n’en comportent que très peu. Le traité de Polémon a exercé une influence considérable sur les physiognomonistes ultérieurs, qui en ont fait leur source principale, chez les Grecs, les Romains et les Arabes.

Theorie de La Physiognomonie

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Pour citer cet article : M. FEDERSPIEL, « Petite physiognomonie portative », Réflexion(s), septembre 2008 (http://reflexions.univ-perp.fr/)

PETITE PHYSIOGNOMONIE PORTATIVE Connaissez-vous la physiognomonie ? Oui, forcément, mais peut-être à la manière dont M. Jourdain faisait de la prose. Vous dites tous les jours : « Marie-Pimprenelle a le cœur tendre (ou le cœur sec) ; Jean-Ferdinand est un affreux crocodile (ou fait son gros chat). » Malgré les conseils de la sagesse commune, vous êtes assez naturellement porté à croire qu’à un beau corps correspond une belle âme. Pourtant, Platon nous avait déjà prévenus : le lien entre un beau corps et une belle âme n’a rien de nécessaire. Dans son dialogue intitulé le Banquet, il y a un renversement des apparences qui ne réapparaîtra que dans le romantisme tardif : la belle âme du Quasimodo de Hugo dans Notre-Dame de Paris ou l’âme noire de Milady de Winter dans Les Trois Mousquetaires. Bref, tous les jours, vous parlez le langage grec de la physiognomonie. Ce ne sont pourtant pas les Grecs qui ont inventé la physiognomonie. En tant que pratique divinatoire, elle était déjà connue des Mésopotamiens (voyez le volume de la Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, consacré à la littérature mésopotamienne). Mais cette physiognomonie que nous pratiquons spontanément et dont je viens de parler est bien un héritage des Grecs.

L’Antiquité gréco-latine nous a laissé quatre traités de physiognomonie.

Le plus ancien a été conservé dans l’ensemble des œuvres d’Aristotei ; Il porte la marque d’Aristote (IVe siècle av. J.-C.), dont les œuvres comportent un abondant matériel physiognomonique.

Le second est du rhéteur Antonius Polémon, né à Laodicée en Asie Mineure vers 88 ap. J.-C. ; le texte grec est aujourd’hui presque entièrement perdu. Nous ne disposons plus que d’une version arabe presque intégrale, sur laquelle on a fait une traduction latine à l’époque moderne. Le traité de Polémon enrichit considérablement les observations contenues dans celui du Pseudo-Aristote, notamment pour les yeux. De plus, on y trouve maints exemples empruntés au passé (Socrate ou Alexandre) et à son temps, alors que les autres traités n’en comportent que très peu. Le traité de Polémon a exercé une influence considérable sur les physiognomonistes ultérieurs, qui en ont fait leur source principale, chez les Grecs, les Romains et les Arabes.

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Le troisième traité est celui d’un nommé Adamantius (médecin de l’empereur Julien ? IVe siècle ap. J.-C.), qui est un résumé étendu du traité de Polémon.

Le quatrième est un ouvrage anonyme écrit en latin, sans doute de la seconde moitié du IVe s. de notre ère ; il dépend de Polémon, d’un certain médecin grec nommé Loxos (IIIe siècle av. J.-C.) et du Pseudo-Aristote.

LA THÉORIE PHYSIOGNOMONIQUE La physiognomonie repose tout entière sur un rapport de convenance

postulé entre l’intérieur et l’extérieur des êtres vivants. Elle représente une application à la psychologie humaine du rapport plus général qu’entretiennent le visible et l’invisible, d’où l’importance de la notion de signe, qu’on retrouvera dans un autre domaine où l’invisible est conjecturé par le visible : la médecine. Vous devinez qu’il y a là une source de problèmes théoriques intéressants dans lesquels je ne puis entrer ici.

La physiognomonie utilise trois méthodes d’analyse, dont les fondements sont eux aussi discutés dans nos traités.

La première est la méthode zoologique ; elle traite des ressemblances que l’on peut observer entre les hommes et les différents types d’animaux. Une fois défini le caractère des différents animaux, et comme une ressemblance physique implique une ressemblance de caractère, une personne qui ressemble à tel animal aura le caractère de cet animal (c’est-à-dire de son espèce).

La deuxième est la méthode ethnologique. Dans son principe, elle ne diffère guère de la méthode précédente. Il suffit de substituer aux animaux les races humaines. Les types caractériels et physiques étant déterminés pour chaque race ou chaque peuple, une personne qui ressemble à des gens de telle ou telle race aura les défauts et les qualités de cette race. Les traités se limitent d’ailleurs souvent à quelques types bien définis, comme les Egyptiens, les Ethiopiens (= les Noirs), les Scythes et les Celtes, dont les traits tant physiques que moraux sont devenus des lieux communs chez les Anciens. On ne sera pas étonné de lire que le type achevé d’humanité est celui des Grecs. On trouve trace de cette méthode chez de nombreux écrivains grecs ou latins, comme l’auteur du traité hippocratique Des airs, des eaux et des lieux, 24 (Ve s. av. J.-C.) ou Platon, puis, plus tard, le géographe Strabon, l’orateur et homme politique Cicéron, l’architecte Vitruve et l’historien Tite-Live entre autres, qui expliquent généralement les différences physiques, intellectuelles et morales par l’influence du climat.

La troisième méthode est la méthode éthologique (ou pathologique), qui abandonne toute référence aux animaux ou aux races ; elle ne traite que

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du rapport direct entre l’affection et le signe. La méthode éthologique a connu une grande fortune littéraire. Voyez par exemple l’anecdote du portrait de Socrate fait par Zopyre (qui passe pour avoir été le premier à professer la physiognomonie à Athènes, à la fin du Ve s.) et que toute une tradition littéraire reprend de siècle en siècle A titre de curiosité, le voici sous la forme que donne l’écrivain latin Cicéron (Du destin, V 10) : « Et Socrate, n’avons nous pas lu comment l’a peint le physiognomoniste Zopyre, qui faisait profession de discerner les mœurs des gens et leur nature d’après leur corps, leurs yeux, leur visage et leur front ? Il dit que Socrate était stupide et imbécile, parce qu’il n’avait pas le cou concave ; il disait que ces parties étaient obstruées et bouchées ; il ajouta même : porté sur les femmes ; à quoi, dit-on, Alcibiade éclata de rire. »

LA PHYSIOGNOMONIE DANS LES LETTRES ET LES ARTS

Dès ses origines, et parce qu’elle est une science de l’homme, la physiognomonie est liée à la médecine, comme on le voit par les traités hippocratiques, notamment les traités De l’air, des eaux et des lieux, 24 (pour la méthode ethnologique), Epidémies II, 5,1 (première mention du terme « physiognomonie ») et II, 6,1 (pour les types caractériologiques) et Du régime, I 35-36. Dans le domaine géographique, c’est évidemment l’ethnognomonie qui est à l’honneur, par exemple déjà dans le traité hippocratique De l’air, etc., puis chez Strabon, Cicéron, Vitruve ou Tite-Live (Livre XLV, 23,14) parmi d’autres, qui ont précédé le Montesquieu de l’Esprit des Lois. La zoognomonique et l’éthognomonique, en revanche, sont en faveur dans les traités biologiques, et d’abord ceux d’Aristote.

La physiognomonie a aussi influencé le genre historico-biographique ; il est curieux de constater que ce sont surtout les historiens latins, Suétone ou Ammien Marcellin, qui ont utilisé les manuels de physiognomonie pour illustrer le caractère des empereurs qu’ils décriventii ; en revanche, le savant grec Théophraste (IVe siècle av. J.-C.) (dans ses Caractères, qui sont la source littéraire de notre La Bruyère) ou l’historien et philosophe grec Plutarque (Ier siècle ap. J.-C.) pratiquent peu la physiognomonie. Toujours chez les Latins, les réflexions d’un Cicéron ou d’un Quintilien sur l’art oratoire montrent leur connaissance des traités de physiognomonie ; ils avaient compris tout le parti que la rhétorique pouvait tirer de cette science. Quintilien donne encore des indications plus précises sur le jeu des sourcils, la voix, le port de la tête ou les épaules ; nombreux sont les passages du Livre XI de son Institution oratoire qui paraissent avoir été recopiés presque tels quels dans des traités techniques de physiognomonie.

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Il faut faire une mention spéciale des arts figurés. Dès les VIIe et VIe siècles av. J.-C., la sculpture archaïque et la peinture sur vases idéalisent la représentation des Couroi et des Corai, vus comme de beaux jeunes gens (les hommes sont des athlètes). Cette idéalisation se poursuit à la période de l’art classique, même si certains portraits commencent à voir le jour au milieu du Ve s. L’exemple typique est le portrait de Périclès, dont il nous reste une copie romaine, qui montre certains traits physiognomoniques, notamment la maîtrise de soi, en accord avec les témoignages littéraires. Les masques portés par les acteurs tragiques à l’époque classique ne sont pas individualisés et ont une signification purement physiognomonique : ils reflètent l’impassibilité. En revanche, les masques comiques sont des caricatures permettant d’identifier la personne, comme aussi les représentations grotesques qu’on trouve sur des vases. Plus tard, au IIIe siècle av. J.-C., on a des portraits où la physiognomonie joue un rôle évident, par exemple dans le cas d’Epicure, dont le portrait présente à la fois les traits du lion (le front) et de l’aigle (le nez).

DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS Au fil des siècles, la physiognomonie s’est enrichie d’apports divers, dus aux Arabes, aux auteurs de la Renaissance et aux Modernes. Elle a été pratiquée par des médecins, des moralistes, des essayistes, des écrivains, des peintres (tout spécialement les caricaturistes) et des sculpteurs. Elle a été soutenue ou combattue avec des passions dont la vigueur ne s’explique que par la fascination qu’elle exerce : avant l’invention de la psychanalyse, qui opère elle aussi sur les signes, elle pouvait passer pour le moyen principal de la connaissance de l’homme moral.

Voici quelques noms parmi les plus connus. A la Renaissance, Giambattista Della Porta, qui publia à Naples (1586) une De humana physiognomonia ; par les traductions maintes fois rééditées de sa physiognomonie en diverses langues européennes, c’est Della Porta qui a eu le plus d’influence avant Lavater. La grande innovation de Della Porta est surtout d’avoir fait illustrer son traité par des bois, dont les plus célèbres sont ceux qui mettent en regard un visage animal et un visage humain. Plus tard, le peintre Charles Le Brun (1619-1690), ordonnateur de la décoration du palais de Versailles, s’intéressa tout particulièrement à la physiognomonie et à son utilisation dans l’art. On a de lui plus de 500 dessins illustrant ses théories sur l’étude scientifique des passions ; à l’imitation de Della Porta, mais à un degré supérieur d’excellence, il associe souvent des têtes d’hommes et d’animaux, qu’il place dans des configurations géométriques.

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Mais le plus illustre physiognomoniste de tous les temps, par l’ampleur de l’œuvre et l’influence qu’il a exercée sur la pensée, la sensibilité, l’art et la littérature, est sans conteste le Suisse Lavater (1741-1801), une figure particulièrement attachante. La physiognomonie de Lavater, en accord avec la sensibilité préromantique, n’est qu’une partie d’une physiognomonie universelle, où toute chose a un intérieur et un extérieur. Malgré les critiques de Kantiii ou de Hegeliv, la physiognomonie de Lavater, couplée quelques années plus tard à la phrénologie de Gall, ne cessa de gagner des adeptes pendant près d’un siècle. Le nom de Gall (1758-1828) est généralement associé dans l’esprit du public à celui de Lavater, que le docteur Gall voulait corriger par ses études expérimentales. Il est l’inventeur de la phrénologie, cette pseudo-science qui prétendait découvrir les facultés intellectuelles par l’étude des protubérances crâniennes, censées reproduire fidèlement les facultés localisées dans les différentes régions du cerveau. C’est la même prétention scientifique qui a guidé les recherches de certains auteurs de la deuxième moitié du XIXe siècle, notamment celles de Lombroso, le fondateur de la criminologie, et de son écolev. Citons aussi l’usage étendu de la physiognomonie dans les thèses racistes des XIXe et XXe siècles (car la physiognomonie n’est pas qu’un aimable divertissement de salon, il s’en faut de beaucoup).

Au XXe s., les disciplines nées de la physiognomonie ont pris un tour expérimental prononcé, et sont le plus souvent pratiquées par des spécialistes de formation scientifique. Ainsi de la graphologie et de la morphopsychologie, techniques en plein essor dans des secteurs variés ; en France, pour la graphologie, le nom le plus connu est celui de J. Crépieux-Jaminvi ; pour la morphopsychologie, il faut citer l’œuvre abondante du docteur L. Cormanvii. A quoi l’on ajoutera la caractérologie, qui n’est pas près de perdre la place de choix qu’elle a tenue chez certains philosophes contemporainsviii et qu’elle conservera toujours dans les journaux, où elle ne fait pas mauvais ménage avec l’astrologie.

APPLICATION À LA LITTÉRATURE AU XIXe SIÈCLE Pour la physiognomonie pure, l’âge d’or a été le XIXe s. Nos plus grands auteurs se sont rués sur cette mine, littérairement si efficaceix. L’utilisation abondante qu’en fit Balzac et l’intérêt passionné que lui porta Baudelaire sont assez connusx. Mais j’ai cru remarquer que l’on connaissait moins les portraits physiognomoniques composés par Jules Verne. C’est donc par Jules Verne que je terminerai cette brève présentation.

Verne cite exclusivement quatre auteurs : Lavater, Gall, Gratioletxi et Engelxii. Il les utilise pour composer les portraits de ses héros les plus marquants : le capitaine Nemo (le type de l’homme « bien doué »,

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euphuès), Michel Strogoff (le type de l’homme courageux), Philéas Fogg (combinaison de l’homme bien doué, civil et content) et son domestique Passepartout (le type de l’homme doux), l’ingénieur Robur (le type de l’homme emporté), le comte Mathias Sandorf (le type léonin), Michel Ardan (combinaison du lion et de la panthère), etc.

A titre de curiosité, et pour vous donner l’irrésistible envie de lire les autres, ceux que je cite et ceux que je ne cite pas, voici le portrait du capitaine Nemo :

« Un disciple de Gratiolet ou d’Engel eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je reconnus sans hésiter ses qualités dominantes, – la confiance en lui, car sa tête se dégageait noblement sur l'arc formé par la ligne de ses épaules, et ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance ; – le calme, car sa peau, pâle plutôt que colorée, annonçait la tranquillité du sang ; – l’énergie, que démontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; – le courage enfin, car sa vaste respiration dénotait une grande expansion vitale. J’ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme et calme semblait refléter de hautes pensées, et que de tout cet ensemble, de l’homogénéité des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant l’observation des physionomistes, résultait une indiscutable franchise… Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu le préciser. Sa taille était haute, son front large, son nez droit, sa bouche nettement dessinée, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongées, éminemment « psychiques », pour employer un mot de la chirognomonie, c’est-à-dire dignes de servir une âme haute et passionnée. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontré. »

Inutile, je pense, de souligner la réussite de ce portrait physiognomonique. Sachez que la complexité du portrait vient de ce qu’il est le regroupement de diverses notations prises au traité de Gratiolet.

PAROLES ULTIMES

La demande sociale étant très forte et multiforme, les avatars modernes de la physiognomonie ont envahi une bonne partie du champ scientifique et culturel et tympanisent les oreilles du public davantage encore qu’au XIXe siècle. Personne, sans doute, n’est capable de faire le tri entre les acquis de la recherche et tout ce qu’elle charrie de préjugés, qui ne seront évidents que pour nos descendants.

Mais que faire en attendant ? Refuser de comprendre des pans entiers de notre monde culturel de peur de tomber dans les pièges et les séductions d’une pseudo-science ? Mais que faire des arts qui en tirent une bonne partie de leur intérêtxiii ? Ne plus aller voir les films d’Eisenstein, ne plus aller dans les musées, ne plus ouvrir un album de bandes dessinées, ne plus lire Balzac, Sand, Baudelaire ou Verne ? Imagine-t-on par exemple un

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moraliste qui n’aurait aucune connaissance du mal et ne se serait jamais frotté à des méchants ? Ce serait d’autant plus absurde que la physiognomonie et ses variétés sont un des courants de pensée parmi les plus passionnants qu’il soit donné d’étudier, aussi bien dans ses aspects théoriquesxiv que dans ses applications à l’art et à la littérature.

La voie de la sagesse est sans doute celle qu’a empruntée le génial Töpffer, inventeur de la bande dessinée et tout à la fois critique et théoricien de la physiognomoniexv.

A moindres frais, il ne faut pas oublier non plus que, en ce domaine comme en tant d’autres, l’ascèse du regard historique, la lecture des textes fondateurs – les textes grecs et latins, les ouvrages de Lavater – , ont des vertus salutaires.

Michel Federspiel Maître de Conférences (honoraire) de grec

Université Blaise-Pascal- Clermont-Ferrand (France)

i Il n’y a pas encore de traduction française moderne publiée de ce traité. En italien : G. Raina, Pseudo Aristotele, Fisiognomica, etc. Milano 1993 ; en espagnol : T. Martínez Manzano, Pseudo Aristóteles, Fisiognomía, Madrid 1999 ; en allemand : S. Vogt, Aristoteles. Physiognomonica, Berlin 1999 (ce qu’il y a de meilleur, notamment pour l’Introduction et les notes). ii Dans le domaine historico-littéraire, la physiognomonie a joué, mutatis mutandis, le rôle que joue la psychanalyse plus ou moins sauvage des Modernes. iii Voir B. Geonget, « Kant et l’héritage d’une caractéristique traditionnelle », dans La physiognomonie. Problèmes philosophiques d’une Pseudo-science (éd. C. Bouton, V. Laurand, L. Raïd), Paris 2005, p. 45-78. iv Voir C. Bouton, « Action et intention dans la critique hégélienne de Lavater », dans le recueil cité à la note précédente, p. 79-99. Dès 1807, dans sa Phénoménologie de l’esprit, Hegel avait ironisé en disant que la physiognomonie revenait à faire de l’esprit un os. v Cesare Lombroso (1836-1909), médecin psychiatre italien très influencé par Darwin, auteur d’une œuvre anthropologique considérable et notamment d’un ouvrage qui a fondé sa réputation en dehors des cercles spécialisés, L’uomo delinquante studiato in rapporto all’ antropologia, alla giurisprudenza ed alla psichiatria, 4 volumes, Turin 1876 ; trad. francaise L’homme criminel, etc., Paris 1887. Ce qui a le plus retenu l’attention du public, c’est évidemment sa description du type inventé par lui du criminel-né, résurgence de la brute primitive. vi J. Crépieux-Jamin (L’écriture et le caractère, Paris 1888, et autres ouvrages, toujours réédités) a été le disciple du fondateur de la graphologie, J.-H. Michon, auteur du Système de graphologie. L’art de connaître les hommes d’après leur écriture, Paris 1875. vii Louis Corman, Visages et caractères. Etudes de physiognomonie, Paris 1933 ; Manuel de morpho-psychologie, Paris 1948, et autres ouvrages dont on trouvera une liste dans l’édition remaniée de 1985 de Visages et caractères.

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viii Comme R. Le Senne, Traité de caractérologie, Paris 1945, E. Mounier, Traité du caractère, Paris 1947, ou G. Berger, par exemple Traité pratique d’analyse du caractère, Paris 1950. ix Apparemment, ils n’ont pas eu la jugeote de Rodolphe Töpffer, le grand écrivain genevois, dont le titre de gloire immortel est d’avoir inventé la bande dessinée (qu’il appelait « la littérature en estampes » ; vous aurez deviné maintenant que la bande dessinée est un lieu d’élection de la physiognomonie ; autrement, elle perdrait beaucoup de son intérêt). Dans l’un des récits en images de Töpffer, Histoire de Monsieur Crépin (Genève 1837), on trouvera une satire fort drôle de la phrénologie. J’ai lu l’ouvage, réédité il n’y a pas très longtemps, au musée de la bande dessinée à Angoulême. De Töpffer vient d’être réédité l’Essai de physiognomonie (éd. Kargo, 2003, 10 euros), à la fois théorie et critique de l’application de la physiognomonie au dessin. Vous y verrez que Töpffer est l’inventeur caché de ces émoticônes qui nous viennent d’Amérique. Permettez-moi de vous recommander Töpffer (voyez Wikipédia), dont les Voyages en zig-zag ont été partiellement réédités il y a quelques années. Il est dommage que les manuels d’enseignement de la littérature française ne parlent pas de lui. Vous pourrez télécharger gratuitement l’Essai de physiognomonie sur le site http://books.google.fr/books ; sur ce même site, en tapant par exemple Lavater ou physiognomonie, vous aurez accès à des ouvrages épuisés. x Vous pourrez lire le chapitre de F. Baldensperger, « Les théories de Lavater dans la littérature française », in : Etudes d’histoire littéraire, Paris 1910, p. 51-91. Cet ouvrage est facilement accessible dans les bibliothèques courantes. xi Pierre Gratiolet (1815-1865) fut un naturaliste célèbre en son temps ; il a été connu du grand public par son ouvrage posthume De la physionomie et des mouvements d’expression, publié en 1865 par Hetzel, l’éditeur de Verne. L’ouvrage, qu’on peut se procurer aisément dans les bibliothèques, est toujours très agréable à lire. Je lance un appel pressant à mes lecteurs pour une réédition de cet ouvrage de Gratiolet. xii Johann Jacob Engel (1741-1802), philosophe, essayiste et homme de théâtre, est l’auteur notamment d’un recueil de lettres intitulé Ideen zu einer Mimik (Berlin 1785-6), traduit en français sous le titre Idées sur le geste et l’action théâtrale, Paris 1795, réimpr. Slatkine, Genève 1979 ; cet ouvrage d’Engel est toujours étudié, et pas seulement en Allemagne. Il est cité à diverses reprises par Gratiolet ; comme le nom d’Engel n’est mentionné qu’une fois par Verne (dans le portrait du capitaine Nemo) et en compagnie du nom de Gratiolet, je croirais volontiers que Verne ne le connaissait que par ce dernier xiii Sur les rapports de l’art et de la phrénologie, voir par exemple L. Baridon, « Du portrait comme une science. Phrénologie et arts visuels en France au XIXe s. », dans le recueil cité plus haut : La physiognomonie, etc. p. 142-170 (riche bibliographie). xiv La théorie du signe et de l’expression, les rapports du visible et de l’invisible, du dedans et du dehors, etc. Les problèmes théoriques que pose la physiognomonie sont du même ordre que ceux des autres disciplines fondées sur l’interprétation des signes. xv Critique de ses prétentions scientifiques, théoricien de son application au dessin. On trouvera une excellente section sur l’application par Töpffer de la physiognomonie au dessin dans P. Magli, Il volto e l’anima. Fisiognomica e passioni, Milano 1995, ch. 9.6 : « Töpffer : una matrice fonologica di variazioni passionali ».