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« La structure des révolutions scientifiques » de T. Kuhn Fiche de lecture avec éléments de commentaire 1. Introduction 2. La science normale 2.1. L’avènement des paradigmes scientifiques 2.2. Résolution des énigmes et anomalies 3. Le mécanisme de la révolution scientifique 3.1. Réponses à la crise de la science normale 3.2. L’accomplissement de la révolution scientifique. 4. Conséquences de la théorie de la révolution scientifique 4.1. L’incommensurabilité des paradigmes 4.2. Les problèmes du relativisme et du progrès scientifique 1. Introduction Livre emblématique de la philosophie des sciences, notamment parmi les non scientifiques, et concurrent fort au titre du plus influent ouvrage dans le domaine du XX siècle, « La structure des révolutions scientifiques » offre une masse imposante des concepts novateurs dont le but est de renverser l’image habituelle qu’on se forme de l’activité scientifique. L’ouvrage, écrit par un physicien devenu historien des sciences et, après 1962, philosophe des sciences, est avant tout un essai contre les traditions philosophiques dominantes de l’époque, notamment le baconianisme et le positivisme logique, étant motivé par la tentative de corriger une image faussée de ce qu’est une science. D’un côté, Kuhn écrit contre les positivistes du Cercle de Vienne et son ami Ernest Nagel, qui a publié en 1961 « La structure de la science ». Selon les conceptions de l’empirisme logique viennois, l’histoire des sciences est l’histoire d’une évolution linéaire par le biais d’une analyse rationnelle de plus en plus stricte des théories, qui aboutit à leur purification par l’élimination des résidus métaphysiques implicites. Dans une telle perspective, la science progresse vers des théories de plus en plus exactes et économes, englobant toutes les vérités précédentes dont elles sont la continuation naturelle. De l’autre côté Karl Popper, face au problème de l’induction, proposait un modèle encore plus radical, considérant que la science progresse toujours par des tentatives de falsification de la part des scientifiques, qui ne doivent que proposer des théories et cherches des expériences susceptibles de les falsifier pour arriver à forger des théories de plus en plus vraisemblables. Les deux conceptions étaient ainsi fondées sur l’idée que l’homme des sciences est un agent rationnel qui, en se

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Résumé commenté du livre Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn

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« La structure des révolutions scientifiques » de T. Kuhn

Fiche de lecture avec éléments de commentaire

1. Introduction2. La science normale

2.1. L’avènement des paradigmes scientifiques 2.2. Résolution des énigmes et anomalies

3. Le mécanisme de la révolution scientifique 3.1. Réponses à la crise de la science normale3.2. L’accomplissement de la révolution scientifique.

4. Conséquences de la théorie de la révolution scientifique 4.1. L’incommensurabilité des paradigmes 4.2. Les problèmes du relativisme et du progrès scientifique

1. Introduction

Livre emblématique de la philosophie des sciences, notamment parmi les non scientifiques, et concurrent fort au titre du plus influent ouvrage dans le domaine du XX siècle, « La structure des révolutions scientifiques » offre une masse imposante des concepts novateurs dont le but est de renverser l’image habituelle qu’on se forme de l’activité scientifique. L’ouvrage, écrit par un physicien devenu historien des sciences et, après 1962, philosophe des sciences, est avant tout un essai contre les traditions philosophiques dominantes de l’époque, notamment le baconianisme et le positivisme logique, étant motivé par la tentative de corriger une image faussée de ce qu’est une science. D’un côté, Kuhn écrit contre les positivistes du Cercle de Vienne et son ami Ernest Nagel, qui a publié en 1961 « La structure de la science ». Selon les conceptions de l’empirisme logique viennois, l’histoire des sciences est l’histoire d’une évolution linéaire par le biais d’une analyse rationnelle de plus en plus stricte des théories, qui aboutit à leur purification par l’élimination des résidus métaphysiques implicites. Dans une telle perspective, la science progresse vers des théories de plus en plus exactes et économes, englobant toutes les vérités précédentes dont elles sont la continuation naturelle. De l’autre côté Karl Popper, face au problème de l’induction, proposait un modèle encore plus radical, considérant que la science progresse toujours par des tentatives de falsification de la part des scientifiques, qui ne doivent que proposer des théories et cherches des expériences susceptibles de les falsifier pour arriver à forger des théories de plus en plus vraisemblables. Les deux conceptions étaient ainsi fondées sur l’idée que l’homme des sciences est un agent rationnel qui, en se fondant sur les donnés empiriques seulement, peut, en appliquant des règles de déduction, arriver à produire la vérité sur le monde.

Visant les deux modèles à la fois, Kuhn critique premièrement la vision d’une histoire cumulative des sciences. Introduisant le schéma science normale – crise – révolution de paradigme, Kuhn montre, s’appuyant sur des exemples dans l’histoire des sciences, notamment les révolutions opérées par Galilée, Copernic, Newton, Lavoisier, Dalton et Einstein, que la science ne peut pas être cumulative tout simplement parce qu’une révolution scientifique signifie l’abandon d’un paradigme au profit d’un autre, les deux étant incommensurables. En effet, s’il y a une révolution scientifique, c’est parce que

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le paradigme ancien se montre à un moment donné insuffisant, les anomalies se multipliant et devenant visibles. Une révolution est nécessairement la naissance d’une autre science, fondée sur un autre paradigme, qui n’est pas plus cohérente que l’ancienne, mais dont la capacité de solutionner des énigmes et de proposer des prévisions est plus grande. La science n’est donc pas cumulative tout simplement parce qu’il n’y a pas de lien logique entre le paradigme ancien et le nouveau paradigme, le savant opérant dans un autre monde, avec des autres concepts et autres notions. De plus, Kuhn critique la présomption qu’il y ait des donnés empiriques purs susceptibles de vérifier ou de falsifier par soi même et d’une manière totalement objective les théories scientifiques, puisque les paradigmes qui s’imposent apportent aussi des changements psychologiques à la cognition, notamment à la perception, des savants. Après une révolution, les savants ne vivent pas dans le même monde, les données étant, elles aussi, bouleversées.

Enfin, le dernier cible de Kuhn est la distinction entre le contexte de la découverte et le contexte de la justification telle qu’exposée par Reichenbach en 1922, selon laquelle la production d’une théorie scientifique peut être expliquée et influencée par des facteurs exogènes à la science, mais sa justification ne peut se réaliser que par la confrontation, selon les règles de la logique, entre la théorie et les données empiriques, de sorte que la justification ne peut être qu’anhistorique. Selon Kuhn, cette conception est fausse en ce que la justification même ne peut pas être fondée sur des principes a priori, puisque le contexte de la découverte, c’est-à-dire le paradigme dont la théorie découle, change, comme nous l’avons déjà mentionné, la façon même de penser des savants. La découverte et la justification sont, toutes les deux, déterminées par les exemples paradigmatiques qui servent de fondement pour la démarche scientifique, ce qui signifie que la justification sera légitimée par sa ressemblance avec la justification de l’expérience à l’origine du paradigme. De ce point de vue, Kuhn rend la justification elle-même psychologique.

Essai canonique, notamment pour les sciences humaines, qui y ont découvert un espoir et une défense contre les critiques des sciences dites dures, « La structure de la découverte scientifique » soulève, donc, pour critiquer les philosophies des sciences courantes au milieu du XX siècle, plusieurs problèmes et définit plusieurs concepts qui nécessitent une étude détaillée, notamment en ce qui concerne science normale (2), la révolution scientifique qui en est le début et la fin (3) et ce qu’une telle théorie cyclique implique (3).

2. La science normale

2.1 L’avènement des paradigmes scientifiques

Il n’y a pas de science fructueuse, au moins à longue durée, sans un quelconque paradigme, c’est-à-dire un «modèle qui donne naissance à une tradition particulière et cohérente de recherche scientifique », préalablement accepté.

Comment pourrait-il y avoir une telle science, forcément chaotique et trop démocratique ? En absence d’un critère commun aux savants quant aux principes fondamentaux, aux règles et aux critères de démarcation, comment imaginer l’unité de la communauté scientifique ? Une science dénouée d’un fondement partagé est trop démocratique dans les recherches qu’elle autorise, les scientifiques se perdant au milieu des expériences et des faits d’une égale importance et, donc, étudiés d’une manière chaotique. De plus, les recherches n’ayant pas un but précis et assuré, les savants ne font souvent que rassembler,

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d’une manière assez accidentelle, des faits facilement observables, qui passent directement dans leurs ouvrages sans être critiqués.

Pourtant, même au milieu d’un tel chaos méthodologique d’une science dénouée d’un fondement communément partagé, les observations des faits et les expériences ne sont jamais simplement ce qu’elles paraissent, étant forcement la mise en pratique d’une quelconque théorie plus ou moins explicite, puisque l’observation est toujours une interprétation. Que ce soit à cause du langage employé, qui ne peut pas être neutre au sens voulu par le premier Carnap, ou à cause de la particularité psychologique de la perception humaine, qui a accès à l’ensemble avant de connaitre les parties, le savant part toujours d’une vision du monde inhérente à son activité. Alors, même au sein d’une activité scientifique qui manque des principes partagés par la majorité, il y a forcément d’écoles concurrentes et c’est au moment quand une des écoles acquière l’adhésion d’un grand nombre de savants, en insistant « sur un aspect particulier de cette masse de renseignements trop vaste et chaotique ». Presque par chance, une des écoles s’intéressant à un aspect particulier de la recherche et offrant à ses adeptes une quelconque stabilité intellectuelle, finit par découvrir quelque chose qui écarte la popularité des autres et promet des découvertes plus importantes encore. Sans nécessairement être apte à expliquer tout, cette première école dominante offre la stabilité nécessaire à la communauté scientifique, en lui indiquant les problèmes et les méthodes qui ont du sens et en écartant tous les hérétiques. Ce qui résulte est, notamment pour les générations suivantes, un premier paradigme, des acquis scientifiques généralement acceptés qui offrent des solutions – modèles pour quelques énigmes et donnent naissance à une certaine matrice disciplinaire. Une science arrive, ainsi à la maturité, quand, comme le souligne Kuhn (Reflections on my critics), ses adeptes font des prédictions stables en se fondant sur une théorie qui les justifie et qui promet des améliorations possibles. Avec une telle théorie, le temps des querelles est passé et la communauté scientifique se dédie à la solution des énigmes.

La notion de paradigme est profondément psychologique. Depuis l’émergence du premier paradigme d’une science, aucun savant ne commence plus son travail depuis zéro. Il part toujours, dès par son éducation, des acquis de la tradition dont il est héritier. Sur le fondement des exemples paradigmatiques des solutions d’énigmes, tout savant apprend depuis le début de son activité à choisir des problèmes légitimes, impliqués d’une certaine manière dans les théories fondamentales qui assurent l’existence des solutions tant qu’elles ne sont pas mises en question, et à appliquer une méthode réputée scientifique parmi ses confrères dans le cadre d’une science, désormais, de plus en plus ésotérique et spécialisée. Par les manuels scolaires et universitaires, qui écartent peu à peu les œuvres originales, le futur savant assimile ce qu’est la science ou, plutôt, ce qu’elle est dans son époque selon le paradigme partagé, de sorte que, arrivé au début de sa propre carrière scientifique, il ne fait qu’appliquer ce qu’il a appris pour élargir le champ des connaissances conformes au paradigme. Ce n’est pas, surtout, un choix rationnel ou délibéré que d’adhérer en tant qu’étudiant au paradigme de la science étudiée, mais plutôt une assimilation non critiquée (et même non critiquable) d’une tradition qui inspire un grand degré de confiance et qui finit par déterminer le mécanisme de la cognition du savant, qui se résume normalement à la confrontation des énigmes et solutions de sa pratique à celles fournies par le paradigme. Celui-ci n’est pas seulement un ensemble de théories et d’exemples de solutions, mais aussi toute une vision implicite sur le monde et sur la science, de sorte que la

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perception et la capacité de concevoir même du savant sont intrinsèquement soumises au paradigme adopté.

Un paradigme n’est pas, toutefois, une règle de la démarche scientifique, de sorte que « déterminer des paradigmes communes n’équivaut pas à déterminer des règles communes ». Si les premiers peuvent être généralement explicitées facilement dans le cadre d’une science suffisamment développé, les secondes sont souvent beaucoup plus spécifiques et caractéristiques à certains groupes de savants. En effet, bien que communs en ce qui concerne la vision du monde, les paradigmes, c’est-à-dire les exemples originaux de solution d’énigmes, peuvent être, selon Kuhn, interprétés différemment par les savants quand aux détails qu’ils impliquent. Pour cette raison, la formulation explicite du paradigme peut ne pas être acceptée par les savants qui ne conçoivent pas de la même manière les règles qui en découlent. Ce qui compte est, dans une perspective découverte par Kuhn juste avant la publication de son essai chez Wittgenstein, que les interprétations données par les scientifiques aient un air de famille, étant liées par une certaine ressemblance due à l’acceptation des théories et expériences paradigmatiques. Au vue d’une telle hétérogénéité possible des règles appliquées par différents groupes scientifiques, c’est donc quelque chose d’autre qui les unit, le paradigme ne se limitant pas à une méthodologie détaillée, mais déterminant la science normale même « sans l’intervention de règles perceptibles », ce qui fait qu’il existe même là où les règles sont trop différenciées pour le faire évident. Derrière la multitude apparente de règles, les savants commencent bien leurs carrières par l’étude des manuels qui rendent compte de l’état actuel de leur domaine scientifique du point de vue du paradigme dominant, qui arrive même à réinterpréter l’histoire. Ainsi, depuis le début, le savant étudie les théories et leurs applications modèles, qu’il refait et assimile du point de vue du manuel. S’il en tire, alors une règle légèrement différente de certains de ses confrères, il reste qu’ils partagent le même fondement intellectuel. En absence de règle de conduite d’une démarche scientifique, le paradigme est évident dans ce que les acquis du passé, c’est-à-dire du passé tel que issu du paradigme, ne sont pas remis en cause, les savants ayant la possibilité de travailler comme ils le souhaitent mais sans se soucier des fondements de leur travail. Le même paradigme peut donc donner naissance à des traditions de science qui « se recouvrent partiellement sans être coextensives ». Pour expliciter ce point, Kuhn donne l’exemple d’un chercheur qui a demandé à deux savants si l’atome d’hélium était ou non une molécule. Pour le chimiste, la réponse était positive, puisque l’atome se comportait comme une molécule par rapport à la théorie du mouvement du gaz, alors que pour le physicien non, puisque l’atome ne permettait pas d’apercevoir un spectre moléculaire. Tous les deux parlaient de la même particule, dont l’existence est impliquée par le paradigme. Pourtant, l’appréciation qu’ils en font est différente est spécifique à leurs domaines respectifs. Alors, si les deux s’attendent quant à la particule étudiée et aux règles scientifiques générales, son catégorisation est tributaire des règles spéciales de la chimie d’un côté et de la physique de l’autre. Le paradigme est, donc, comme se force de le montrer le chapitre IV de l’œuvre, antérieur aux règles spécifiques et même communes.

Mais la valeur explicative d’une telle notion du paradigme n’est-elle, comme le remarque Shapere, suspecte ou même un peu superflue ? Quand Kuhn affirme que le paradigme précède les règles, il semble que l’histoire des sciences lui donne raison. Mais si c’est facile d’identifier un paradigme d’une science développée et, en même temps, difficile de l’expliciter sans outrager certaines communautés scientifiques, est-ce dire que le paradigme est connaissable mais non pas dicible ? Qu’est-ce qu’est ce paradigme universel

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qu’on ne peut pas formuler d’une manière universellement acceptée ? Selon Shapere, dans la majorité de cas quand Kuhn a essayé d’expliciter un paradigme d’une certaine époque, il n’a fait qu’expliquer la théorie dominante de cette époque, qui fournit les problèmes, le champ d’application et la méthode qu’il faut appliquer. Pourtant, la théorie n’est pas le paradigme, qui ne se résume pas à celle-ci (au cas contraire la notion même serait superflue). Si le paradigme fournit une certaine vision du monde, alors Kuhn ne semble pas, selon la critique de Shapere, être capable de l’expliciter, la théorie étant l’élément le plus proche qu’il peut utiliser. De plus, comment arriver à bien distinguer les différentes paradigmes des différentes applications ou articulations du même paradigme ? Est-ce juste une question de degré d’éloignement entrainé par un changement ?

C’est vrai qu’il n’est pas facile de déterminer, suivant le raisonnement de Kuhn, le paradigme d’une manière satisfaisante. Mais est-ce un défaut de sa théorie ? Acceptant que le paradigme ne soit pas seulement un ensemble d’exemples qui impliquent une certaine théorie, mais quelque chose d’autre, une certaine vision du monde qui est assimilée d’une manière inconsciente par l’étudiant des sciences, on peut dire que le paradigme ne se manifeste pas au niveau du raisonnement appliqué et des notions utilisées dans la pratique scientifique, mais dans la compréhension du monde, sa perception. Si les stimuli sont les mêmes, si le monde est en soi toujours le même, le paradigme détermine le réseau par lequel il sera interprété au niveau le plus basique par le savant. Les règles et les notions précises peuvent se développer après, mais la compréhension est contemporaine avec la perception. Pour reprendre l’exemple de Kuhn, si les aristotéliciens voyaient une pierre avec une chute empêchée là où les galiléens voyaient un pendule, ce n’est pas parce qu’ils appliquaient rationnellement des théories différentes pour expliquer le mouvement de la pierre, mais parce qu’ils percevaient instantanément des choses différentes, sous l’influence d’un paradigme partagé à l’époque.

Une fois le paradigme instauré, c’est donc une autre étape qui commence, celle de la science normale, la science telle qu’on la connait, avec sa confiance et stabilité prolifique.

2.2 Résolution des énigmes et anomalies

Passé par un apprentissage ferme et stable, fondé implicitement sur le paradigme en place, le savant est donc préparé pour affiner et préciser celui-ci, sans le remettre en cause, et pour résoudre les énigmes qu’il soulève par la mise en perspective d’un certain type de phénomènes. Formidable machine de résolution d’énigmes, le savant est donc, dès par son éducation, un conservateur en recherche d’innovations limitées. Le paradigme bien établi, le domaine de la science concerné ne fait que se spécialiser, développer sa technicité et mettre en valeur les capacités prédictives des théories fondamentales. Réservée à un petit cercle de scientifiques partageant les mêmes acquis paradigmatiques, qui les rendent capables de se comprendre les uns les autres, la science devient donc une affaire des spécialistes, dénouée d’intérêt quant à l’opinion de la masse, au moins en principe.

Alors, le petit cercle de savants initiés se dédie à la réalisation de la promesse de succès faite par le paradigme quand il s’est imposé face aux écoles concurrentes. Tentant de « forcer la nature à se couler dans la boîte préformée que fournit le paradigme », la science normale s’occupe de l’augmentation de la

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précision de ses théories dans le cadre de la vision du monde qui lui est propre et dont elle ne peut pas échapper. Le travail du scientifique n’est pas celui du fou de l’imaginaire populaire qui se dédie à toute sorte d’expérience chaotiquement et observe tous les phénomènes. Une fois le paradigme accepté, le savant se spécialise dans des domaines précis et porte son attention sur des phénomènes attendus et prédis par ses théories, n’envisageant même pas l’existence des autres. Après tout, les manuels lui ont enseigné le monde tel qu’il est (dans la vision fournie par le paradigme). Les énigmes, qui portent toujours sur le monde tel que vu à travers le paradigme et qui essayent « d’éclairer toujours d’avantage la précision et la portée de l’ordre qui y règne », doivent être solubles par l’application de la méthode prévue par les règles apprises (à condition d’avoir suffisamment d’intelligence). De ce point de vue, quand le savant commence une étude, il le fait avec l’espoir de confirmer certaines de ses prévisions, justifiées par une intuition nourrie du paradigme, qui promet que la solution se fournira elle-même. Sinon, il ne commencerait même pas les recherches. Quant aux faits pris en considération par le savant, ils sont avant tout ceux qui sont expressément prévus par le paradigme comme entrant dans son champ d’application mais dont la connaissance doit être ciselée et perfectionnée. Certaines recherches des scientifiques sont orientées vers la clarification et l’ajustement des ambiguïtés des théories dominantes dans le cadre du nouveau paradigme, qui ne prétendent jamais d’être parfaites (dans un tel cas dogmatique, les savants seraient remplacés par des prêtres, bien plus adaptés à un travail de glorification des vérités anciennes). De plus, certains travaux sont dédiés à l’élaboration des lois et des constantes des théories dominantes (comma la loi de Boyle) qui augmentent la capacité de la théorie de prévoir des phénomènes. Un autre ensemble de faits est celui assez proche des faits paradigmatiques pour qu’ils puissent être comparables aux derniers. Dans un tel cas, le savant dédie ses recherches aux attentes d’élargir le champ d’application du paradigme, arrivant parfois à jeter les bases des sciences nouvelles, avec un paradigme partagé mais des règles spécifiques. C’est ainsi que, selon Kuhn, la « détermination des faits significatifs, la concordance des faits et de la théorie (et) l’élaboration de la théorie » préoccupent l’ensemble de la communauté scientifique d’une science normale, qui n’est pas de tout préparée pour mettre en cause les acquis fondamentaux de leur vision du monde. Pourquoi serait-elle, quand le faire signifie se mettre dehors du groupe des savants, être un hérétique et, finalement, abandonner désespérément la pratique des sciences ? Contrairement à Popper, dont la théorie de la falsification suppose que les savants doivent remettre toujours tous leurs acquis en question, Kuhn considère donc que, hormis les périodes de crise et de révolution, le savant dédie sa vie à affiner le paradigme unanimement accepté dans son groupe, puisqu’une révolution permanente n’est plus une révolution.

Cette romance ne peut pas, néanmoins, continuer indéfiniment. Le savant est un conservateur, très innovateur pour ce titre, mais attaché au paradigme qui lui a donné du travail. Mais il n’est pratiquement jamais dénoué de l’intelligence nécessaire pour comprendre quand quelque chose ne va pas très bien. Son activité porte toujours sur les tentatives de mettre le monde dans les caisses prévues par ses théories, nées du paradigme, mais le monde ne se conforme pas toujours, ce qui impose, peu à peu, une « impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus ». S’en suit une tentative d’ajuster les théories découlant du paradigme.

3. Le mécanisme de la révolution scientifique

3.1 Réponses à la crise de la science normale

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Ce sentiment de non-conformité du monde aux théories ne peut pas s’imposer que très lentement. Forcément influencé par ses lectures dans le domaine de la psychologie de la perception, Kuhn considère en effet que les savants ont la tendance non voulue d’ignorer ce qui n’entre pas dans le cadre de ce qui est attendu. Des travaux de Bruner et Postman résulte que la perception humaine est soumise aux expériences personnelles antérieures, de sorte qu’on verra plutôt ce qu’on anticipe que ce qui se passe vraiment. L’expérience avec les cartes anormales mise en place par les deux psychologues montrent que les sujets tendent à ne pas percevoir des cartes inhabituelles, comme le neuf de pique rouge. Ce n’est qu’avec l’augmentation du temps d’exposition à ces anomalies qu’ils commencent à se rendre compte que quelque chose n’est pas comme d’habitude, ce qui entraine généralement une confusion totale. Ainsi, bien qu’assimilées au début aux catégories usuelles, les cartes anormales finissent par produire (à la majorité mais non pas à tous) une dissonance cognitive et, enfin, par s’imposer comme une réalité dont l’existence est prise en compte par le cadre conceptuel ajusté des sujets. De la même manière, le savant, habitué avec un certain genre de phénomènes qu’il est éduqué à prédire, ignore d’une manière inconsciente (l’ignorance délibérée doit être très rare) la présence des phénomènes discordants. Avec le temps, certains d’entre eux se rendent compte que quelque chose n’entre plus dans le cadre de leurs théories. Quand celles-ci ne peuvent plus être ajustées sans être faussées, des individus commencent à se détacher du groupe scientifique, beaucoup moins stable, pour se dédier à la recherche des alternatives. Dans ce sens, la perception de l’anomalie prépare l’avènement d’une théorie pour laquelle « ce qui était à l’origine anormal (est) le résultat attendu ».

Ce qui résulte de la multiplication des anomalies, suffisante pour ne pas être ignorée par les savants conservateurs, est une situation d’extrême insécurité pour la communauté scientifique. Les savants se dédient alors à la mise à jour des théories découlant du paradigme, sans le remettre en cause. Dans un tel cas, soit ils réussissent et, alors, le paradigme, avec les théories renouvelées, reste en place, soit ils échouent comme les astronomes partisans du système de Ptolémée. Souvent, néanmoins, les savants préfèrent fermer les yeux à quelques anomalies, considérées comme non solubles à cause de l’incapacité technique. Alors, la communauté scientifique oriente son attention vers des énigmes traditionnelles, laissant les anomalies pour des meilleurs jours. L’exemple qui justifie une telle vision de Kuhn est celui de la théorie de Newton dans la première période après son énonciation, quand le fait qu’elle ne rendait pas compte d’une manière suffisamment précise du mouvement de la Lune n’a pas entrainé l’abandon de la théorie toute entière, ce qui a été justifié par l’étude de Clairaut en 1750 qui a montré, avec les nouveaux moyens mathématiques dont il disposait, que ce n’était que la partie mathématique de la théorie qui avait un défaut et non pas la théorie toute entière. Ce cas oblige Kuhn à conclure que, pour qu’elle détermine le début d’une crise, l’anomalie doit être plus qu’une simple anomalie.

Les anomalies elles-mêmes sont de nature différente. Certaines, selon Kuhn, mettent en question les généralisations « explicites et fondamentales » du paradigme, c’est-à-dire qu’elles montrent, au moins pour ceux qui sont capables de le voir, les limites de l’application des théories qui découlent du paradigme. Des autres sont moins importantes théoriquement mais beaucoup plus importantes pratiquement, mettant en cause certaines applications d’utilité sociale des théories. Par exemple, les théories du système de Ptolémée n’arrivaient pas à assurer la mise au point d’un calendrier fiable. Conscients des défauts du système, les savants ont dédié pendant longtemps leurs travaux à la

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précision des théories, finissant par une cacophonie, selon Domenico da Novara, trop compliquée et inexacte pour être réelle. Enfin, il y a des anomalies révélées par la science normale elle-même, par son évolution technique, qui arrive à mettre en question sa matrice, comme dans le cas de la révolution de Dalton.

Si les anomalies sont, donc, suffisamment graves et observables, une période d’insécurité commence, pendant laquelle l’attention de la communauté scientifique, désormais hétérogène, se dirige vers les fondements même de leur science. Tentant de mettre à jour les théories fondamentales de leur domaine, les scientifiques proposent des améliorations différentes, rendant le paradigme (qui ne peut pas être revu par les moyens de la science normale) de moins en moins crédible, ce qui entraine la prolifération d’avantage des théories qui deviennent de plus en plus alternatives aux théories en place et non pas seulement subalternes. Les savants expérimentés étant normalement, dès par leur expérience dans le cadre d’un paradigme, incapables psychologiquement de concevoir quelque chose dehors les cadres de celui-ci, ce sont les jeunes savants, qui commencent à travailler dans un monde scientifique bouleversé par ses controverses, qui s’orientent vers la recherche des solutions radicalement nouvelles, vers des changements de paradigme. Toujours est-il que, pour qu’un nouveau paradigme s’impose, il faut que l’ancien paraisse vraiment erroné ou périmé. En effet, selon Kuhn, vu qu’il ne peut pas y avoir de recherche scientifique sans paradigme après l’acceptation d’un premier paradigme pour une certaine science, l’ancien paradigme ne peut être abandonné que pour un autre. L’alternative est de quitter tout simplement la science. Isolant l’anomalie mais restant dans le cadre du paradigme, le savant va normalement essayer de chercher au hasard des solutions et des explications, s’éloignant de plus en plus de ce qu’était la science pendant ses études. De plus, d’une manière intéressante, certains savants en crise ont la tendance de se tourner vers la philosophie des sciences, qui a beaucoup bénéficié des crises scientifiques, notamment de celle du début du XX siècle, qui a donné naissance au Cercle de Vienne. Par le biais de la philosophie, ces savants analysent et essayent d’expliciter les fondements de leurs attitudes scientifiques, ce qui amène en fin de compte un affaiblissement de l’emprise du paradigme, mis finalement en doute.

La prolifération des travaux alternatifs mettant en question le paradigme même ou certains de ses aspects, et des recherches chaotiques et des découvertes inattendues mais visibles à cause de l’affaiblissement de l’emprise du paradigme finissent par donner naissance à une multitude de théories alternatives concurrentes au titre de nouveau paradigme.

3.2 L’accomplissement de la révolution scientifique

La crise scientifique se prolongeant, certains savants, surtout jeunes et non habitués avec le travail dans le cadre du paradigme ancien, quittent donc le cercle de leurs collègues pour développer, sous l’influence d’une certaine métaphysique, d’une autre science ou tout simplement de l’expérience personnelle, qui pèse lourdement sur les processus cognitifs, des expériences nouvelles impliquant des paradigmes nouveaux. Le résultat est la prolifération d’écoles concurrentes. Mais comment s’entendre, alors, pour choisir la meilleure ?

Une conception traditionnelle de l’évolution scientifique voudrait qu’on accepte que ce soit la plus rationnelle des paradigmes, ou au moins théories, proposés qui l’emporte. Dans un tel cas, c’est le paradigme le plus logiquement

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impeccable qui s’impose par la force de ses arguments, comparables aux autres arguments dans le cadre du langage neutre de la logique. Une telle vision, chère au Cercle de Vienne, au sein duquel l’évolution scientifique était vue comme une affaire de rationalisation des sciences par l’épuration progressive des résidus métaphysiques ou juste non logiques, est rejetée par Kuhn. Dans le chapitre XI, Kuhn étudie quelques théories découlant de la conception logiciste du Cercle de Vienne pour montrer en quoi elles falsifient la vraie expérience historique. Une théorie étudiée est celle vérificationiste dans la compréhension d’Ernst Nagel, qui a introduit Kuhn à l’empirisme viennois. Selon cette théorie, pour arriver à choisir entre des concurrentes, il faudrait traduire tous dans une langue neutre logique et, ensuite, comparer les données d’une théorie avec celles des théories plus anciennes déjà acceptées. Dans un tel cas, toutefois, on suppose deux choses qui ne vont pas de soi selon Kuhn. Premièrement, on suppose qu’il est possible de traduire dans un langage logique anhistorique les termes d’une théorie, alors que ceux-ci sont fortement contingents, les notions même des termes utilisés étant tributaires de certains paradigmes. Comparer alors la masse d’Einstein avec celle de Newton seulement parce que le mot est le même n’a alors aucun sens, puisque le concept recouvre des réalités différentes dans les deux cas. Une autre façon d’appliquer cette théorie au choix entre des théories concurrentes serait d’imaginer tous les tests envisageables pour les deux et les faire passer, pour choisir celle qui reste à la fin. Le problème avec cette vision est qu’elle néglige ce qu’est un paradigme. Quand un groupe de scientifiques arrive à proposer des théories fondamentalement différentes, cela signifie que leur paradigme est aussi différent. Mais alors, comment imaginer une série de tests communs pour les deux théories, alors que les tests envisageables pour chacune doivent forcément prendre en compte les paradigmes, qui désignent les expériences qui ont ou non du sens ? Quant à la théorie poppérienne de la falsification, Kuhn considère qu’on ne peut pas envisager une falsification d’un paradigme, ce qui entrainerait la généralisation de son concurrent, tout simplement parce qu’un paradigme ne prétend jamais résoudre tous les problèmes. C’est l’essence même d’un paradigme que de promettre qu’il va offrir suffisamment de travail aux scientifiques, qui seront occupés pendant la science normale par la précision des théories impliqués par les paradigmes. Une falsification n’est donc pas possible en ce qui concerne le paradigme.

Alors, ce n’est par un pur raisonnement logique qu’une théorie va finir par s’imposer, impliquant la généralisation du paradigme qui la permet. Une théorie n’est jamais la conséquence directe d’une étude empirique, puisque celle-ci doit être traduite dans un langage qui suppose déjà autre chose que l’expérience réalisée. Qui traduit trahit, notamment en sciences. Alors, toute théorie suppose, au-delà de l’analyse des expériences empiriques qu’elle offre, un paradigme comme une condition de possibilité de ladite théorie. Quand les paradigmes sont contraires, leurs partisans ne veulent pas (et même ne peuvent pas) « admettre toutes les suppositions non empiriques dont l’autre a besoin pour rendre son point de vue valable ». Le débat n’étant pas lié aux calculs mathématiques mais aux prémisses ou à leur application, ce qui suit est un « dialogue de sourds », dans lequel la conviction des opposants ne peut être remportée ni par des arguments logiques, à défaut d’un fondement commun, ni par force, puisqu’un paradigme ne peut être accepté que d’une manière inconsciente et libre. Les motifs de la conversion sont donc plutôt persuasifs.

Kuhn offre plusieurs motifs possibles de l’accomplissement de la conversion et de l’installation du nouveau paradigme. Un premier exemple est celui de Kepler, qui a choisi la théorie de Copernic à cause de son adoration du

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Soleil. En effet, individuellement, les savants peuvent choisir une théorie – signe d’un paradigme plutôt qu’une autre par des raisons exogènes, étrangères à la science. Quand à la conversion de masse, c’est plutôt l’argument persuasif des adeptes du nouveau paradigme qu’ils peuvent résoudre les problèmes posés par les anomalies qui ont miné l’ancien paradigme qui l’emporte. Souvent, comme dans le cas de la révolution copernicienne, la communauté scientifique finit par accepter la nouvelle théorie juste pour lui donner une chance après avoir échoué avec l’ancienne. Plus encore, une nouvelle théorie peut être particulièrement persuasive si elle permet de prédire des phénomènes qui n’étaient même pas vus sous l’empire de l’ancien paradigme. Enfin, un autre cas supposé par Kuhn est celui esthétique.

Toutefois, dans tous ces cas la conversion ne peut pas être une vraie acceptation du paradigme, qui a des implications psychologiques échappant au simple choix du sujet. Peut être acceptent-ils seulement les nouvelles théories proposées par des savants qui n’ont pas été captifs de l’ancien paradigme, le nouveau s’imposant pour les restes avec le temps ou, plutôt, chez les générations suivantes de chercheurs. Toujours est-il que le choix d’une théorie porteuse d’un certain paradigme plutôt que d’un autre est un saut de foi, exigé aux débuts d’un paradigme, qui ne pourrait pas autrement être suffisamment développé pour rempoter la conviction des autres.

Avec la généralisation du nouveau paradigme, pourtant, quelque chose change. Peut être non pas chez les premiers convertis, mais les futures générations de savants vont travailler, d’une certaine manière, dans un autre monde.

4. Conséquences de la révolution scientifique

4.1 L’incommensurabilité des paradigmes

Une révolution scientifique n’est jamais seulement un changement rationnel de théorie, mais toujours une modification psychologique de la façon de voir le monde. La cognition humaine, la perception aussi bien que la réflexion, n’est pas neutre, mais profondément liée à l’expérience propre du sujet, qui lui à apprit à voir et à penser quelque chose. En s’appuyant, encore une fois, sur des acquis de la psychologie cognitive, Kuhn considère qu’après une révolution, le monde des recherches du savant est un autre monde, de la même manière que le canard de Wittgenstein devient un lapin. A la différence de cet exemple de Wittgenstein, toutefois, le savant n’est pas libre de choisir, par un simple effort, de regarder le monde d’une manière ou d’une autre. Le choix s’impose à lui naturellement et d’une manière imperceptible, en absence d’une instance extérieure qui pourrait l’attentionner qu’il a subi un changement. Par exemple, selon Kuhn, une telle révolution de la vision a fait qu’après 1781, quand Lexel a suggéré que l’orbite d’un corps observé était planétaire (c’était l’Uranus), ce corps ne fut plus regardé comme entrant dans les catégories d’étoile ou de comète, comme le voulait le paradigme de l’époque, mais comme une planète. Ce changement a permis apparemment la découverte des plusieurs planète, dont l’existence est subitement devenue concevable, comme elle l’avait été toujours pour les chinois, qui avaient une conception du monde qui permettait des changements célestes. De même, ce qui était une planète pour les héritiers de Ptolémée a changé de sens après Copernic, de sorte que la Terre est entrée dans cette catégorie alors que le Soleil l’a quitté. De la même manière, une pierre qui tombait avec difficulté pour les aristotéliciens est devenue, avec toutes les conséquences théoriques, un pendule après Galilée,

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dont la conception a été préparée et permise par un paradigme du moyen âge qui enseignait que le mouvement continu d’un corps lourd était dû à une puissance interne au début du mouvement. Avec la révolution scolastique qui a transformé l’étude du mouvement vers un point de repos dans l’étude du mouvement par rapport à la distance à partir du point de son commencement, Galilée fut, ainsi, capable de voir un mouvement régulier, inconcevable par Aristote. La révolution scientifique a, donc, beaucoup plus à avoir avec les changements des connexions neuronales, qui entrainent des champs visuels différents, qu’avec un changement progressif vers une rationalisation définitive de la science.

D’un tel changement du monde du savant, on peut légitimement tirer l’inférence d’une certaine incommensurabilité des paradigmes successifs, qui ne permet pas psychologiquement de comprendre les théories issues d’un paradigme différent. C’est le terme qui a fait apparemment couler le plus d’encre parmi les critiques de Kuhn, alors même que son usage, en 1962 au moins, était peu important. Ayant découvert ce phénomène lors de ses propres efforts de comprendre la physique d’Aristote, qui lui paraissait, du point de vue contemporain, incohérente, Kuhn part du constat d’une certaine perte, lors d’une révolution, des problèmes et des solutions acquis sous l’ancien paradigme. Certains problèmes importants pour une ancienne tradition sont laissés de côté, ce qui montre à quel point les deux paradigmes entrainent des visions différentes sur ce qu’est la science, son but et son objet. Les concepts anciens, bien qu’utilisés généralement après la révolution, changent de signification et de champs d’application. Tous ces changements empêchent, selon Kuhn, le savant de penser dans le cadre de l’ancien paradigme et de comprendre vraiment le raisonnement de ses prédécesseurs.

Présente chez Duhem et chez Ludwik Fleck déjà, qui faisait valoir que la science ne s’approche pas de la vérité avec le temps, puisqu’elle n’est pas un processus cumulatif mais une succession de styles de pensée qui soulignent des problèmes différents, tout en rejetant certains acquis du passé, l’incommensurabilité de Kuhn est avant tout linguistique. En effet, dans tout système linguistique, les termes utilisés se définissent et se limitent par rapport aux autres, de sorte que chacun entre dans une catégorie et est susceptible d’interagir seulement avec les termes de certaines autres catégories. Ces limites et expectations sont bouleversées par une révolution scientifique, qui redéfinit les catégories et leurs interactions. Ainsi, même si les savants avant et après la révolution utilisent le même mot, il n’a pas le même sens, puisqu’il est lié à des termes différents. Une telle approche a pu susciter la critique de Shapere, qui voyait dans ce changement une simple modification de sens et non pas une révolution psychologique de la cognition.

Toutefois, comme le souligne Alexander Bird, l’incommensurabilité n’était pas, lors de l’écriture de l’essai, un thème central. Notamment utilisé pour renforcer la critique implicite de la conception du progrès du positivisme logique, ce concept était subsidiaire par rapport au changement de la vision du monde. Si celui-ci met l’accent sur les modifications psychologiques de la cognition après une révolution, l’incommensurabilité désigne les conséquences épistémologiques. En effet, si les mondes dans lequel les savants tributaires des paradigmes différents sont différents, les savants ont du mal à voir le monde de l’autre point de vue pour donner faire une appréciation juste de la cohérence d’une certaine théorie abandonnée. Contrairement aux positivistes, qui considéraient qu’une théorie est abandonnée au profit d’une autre, plus rigoureuse et exempte de métaphysique, Kuhn considère qu’un tel jugement de

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valeur n’est tout simplement pas possible, puisqu’il ne peut pas se faire d’un point de vue neutre ou suffisamment flexible. Les sens des termes scientifiques étant prisonniers de l’holisme épistémologique, c’est-à-dire dépendants de la théorie d’ensemble, tout jugement sans compréhension et assimilation de cet ensemble serait faux.

Dans son essai « Reflections on my critics », Kuhn adhère à l’analogie linguistique pour expliquer son point de vue. En effet, même en dehors des langages scientifiques, apprendre une langue étrangère est beaucoup plus facile qu’à arriver à faire des traductions suffisamment subtiles de cette langue dans la langue maternelle. Les termes d’une langue étant forcément liés à des concepts implicites et à des visions du monde sous-jacentes de ceux qui l’ont construit, il ne peut pas y avoir, au moins dans des langues suffisamment éloignées, de correspondants exacts des mots, de sorte que chaque traduction doit passer par un compromis et, finalement, par une trahison. De même, dans les sciences, les théories incommensurables sont bien sûr traductibles les unes dans les autres, par des correspondances complexes de termes dont les modifications doivent être prises en compte. Toutefois, une telle traduction ne peut être que plus ou moins exacte. La théorie traduite, si le traducteur a su apprendre à penser comme un savant tributaire d’un autre paradigme, n’est pas l’équivalence exacte de la théorie originale. La comparaison entre cette théorie et une autre appartenant à un autre paradigme est, donc, encore une fois, problématique puisque non exacte. C’est pour cette raison que Kuhn emploie la notion de communicabilité partielle et non pas d’incommunicabilité entre les théories incommensurables, contrairement à Feyerabend. Avec le temps, la conception de Kuhn sur l’incommensurabilité a évolué vers celle de Feyerabend, pour arriver à désigner aussi les difficultés de compréhension entre les différentes branches des sciences ayant parti d’un même paradigme.

Mais dire que les théories sont incommensurables entre elles et qu’aucun jugement de valeur ne peut être prononcé par quelqu’un qui a assimilé un paradigme sur les théories d’un autre, qui peuvent être tout aussi cohérentes, n’est-ce dire qu’il n’y a pas de progrès entre la théorie de Newton et celle d’Einstein ? N’est-ce dire que les savants font des choix arbitraires quant à leur paradigme, rejetant des théories tout aussi valables juste par leur pure volonté ?

4.2 Les problèmes du relativisme et du progrès scientifique

On pourrait être enclin de croire que Kuhn est totalement contre l’idée d’un progrès scientifique. Après tout, si la science passe par des révolutions scientifiques, qui redéfinissent la science elle-même, ses problèmes et ses méthodes, il ne peut pas y avoir de progrès, puisque ce cycle décrit est celui de la naissance et de la mort d’une science, remplacée par une autre, qui porte peut être sur les mêmes objets, mais est autre.

Pourtant, les leçons de sciences qu’on donne, aussi bien aux non scientifiques qu’aux scientifiques, fournissent l’idée d’une progression continue de la science par une augmentation de la précision des théories qui découlent les unes des autres, les théories anciennes étant englobées par les nouvelles dans un souci d’économie. Ceci n’est, selon Kuhn, que l’effet de la façon d’enseigner la science, tributaire d’une manière inconsciente du paradigme en place. Après s’avoir imposé à l’issu d’une révolution scientifique, un paradigme réécrit l’histoire des sciences pour lui donner une cohérence dont la finalité est en principe la situation actuelle, ce qui reste étant la solution des énigmes. Ce n’est pas la conséquence de l’activité d’un malin savant qui falsifie délibérément

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l’histoire, mais une conséquence naturelle de l’incommensurabilité des paradigmes, qui, faute de se forcer de pénétrer le monde des savants des époques passées, offre une image des théories passées comme n’étant pas suffisamment cohérentes ou scientifiques. Ignorant, fort heureusement quant aux conséquences immédiates, les structures du monde propres aux paradigmes passés, l’étudiant reçoit l’idée d’une progression linéaire par la contribution des savants de plus en plus intelligents.

La théorie du changement de la vision du monde avec la révolution, couplée avec l’incommensurabilité des paradigmes, dénonce une telle vision positiviste du progrès. Mais est-ce dire qu’il n’y a pas de tout de progrès dans les sciences ? N’est-ce ignorer le fait que les sciences sont devenues capables d’offrir des applications pratiques de plus en plus sophistiquées ? L’énigme d’une telle contradiction apparente est résolue par Kuhn dans le dernier chapitre de son essai.

Premièrement, pour être sincères et cohérents, il faut souligner que souvent ce n’est pas la science qui progresse, mais ce sont les hommes qui attribuent le titre de science à des domaines de recherches qui font des progrès évidents. Ce serait pour cette raison qu’on serait plus ouverts à attribuer ce titre à l’économie et à la psychologie qu’à l’histoire par exemple. Cette incidente soulignée, Kuhn s’attaque ensuite aux raisons du progrès apparent des sciences consacrées en période de science normale. En effet, selon lui, on n’a pas l’impression, contrairement aux anciens ou aux hommes de la Renaissance, que les arts ou la philosophie progressent tout simplement parce qu’il y a toujours trop d’écoles concurrentes au sein des disciplines qui les composent. Par contre, pendant la période de science normale, tous les savants d’un même domaine partagent un paradigme qui n’est jamais mis en question jusqu’à l’éclatement de la crise. Ainsi, c’est facile pour un observateur de voir une cohérence d’ensemble du travail scientifique qui avance vers une précision de plus en plus grande des théories qui découlent du paradigme, les savants ayant la possibilité de s’adonner aux études précis sans le souci de la recherche des fondements, dans un isolément inégalé. C’est ainsi que, offrant aux débutants la possibilité de ne pas commencer depuis zéro et d’avoir confiance dans leur méthode et leurs problématiques, la science normale ne peut que se réjouir des progrès qu’elle accomplit par rapport à son paradigme.

En ce qui concerne le progrès général de la science (bien que son existence même en tant qu’unité cohérente puisse être mise en question) à travers les révolutions, Kuhn est loin de croire que les savants tournent en boucle. Bien sûr, la conception habituelle du progrès est celle qui considère qu’une révolution a effacé les erreurs passées, ce qui n’est pas vrai selon la théorie de Kuhn. Evidement, le groupe qui gagne modifie sans le vouloir l’histoire pour présenter son avènement comme un progrès. Mais il doit y avoir quelque chose de plus, vu les capacités scientifiques grandissantes d’une époque à l’autre. L’idée de Kuhn est qu’il n’y a pas de progression au sens des positivistes, puisqu’il n’y a pas de cohérence logique entre les paradigmes avant et après une révolution à cause de leur incommensurabilité. Par contre, il y a un progrès net quant à la capacité de solution des énigmes. En effet, avant une révolution, un paradigme offre la possibilité de résoudre certaines énigmes et de faire des prévisions exactes et valables. Si un autre paradigme peut s’imposer, ce n’est qu’après avoir donné l’impression qu’il pourra servir de fondement pour la résolution d’un plus grand nombre d’énigmes, une simple promesse vraisemblable étant suffisante. Alors, toute révolution scientifique est forcément orientée vers une capacité augmentée de « puzzle – solving ». Ainsi, dans son

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essai « Reflections on my critics », Kuhn envisageait la possibilité de la formulation d’un critère prenant en considération la finesse des prédictions, le degré de spécialisation et le nombre des solutions d’énigmes pour étudier le progrès effectif (et non pas logique) de la science après une révolution de paradigme.

Mais alors, si les théories scientifiques, bien que progressives quant à la capacité de résoudre des énigmes, ne dépendent en ce qui tienne de leur validité que du paradigme, la science n’est elle totalement relative ? Si la science ne se justifie pas par l’approchement de la vérité mais par l’accord implicite ou explicite de la communauté des savants, en quoi est-ce qu’elle est plus légitime que toutes les autres mythologies ? Si Kuhn affirme que le relativisme en ce sens n’est pas un problème, puisque la masse qui décide est quand même composée des hommes des sciences, dont le jugement est réputé plus rationnel que celui des autres, comment ne pas s’inquiéter, alors que Kuhn lui-même montre que les choix des savants sont fondés sur la foi plutôt que sur les calculs impossibles, de sorte que « ce qui compte comme une bonne décision est déterminé par la décision elle-même » (Dudley Shapere) ?

La réponse est toujours la même : la capacité de poser et de solutionner des énigmes. Comme nous l’avons montré, la révolution n’est jamais totale quant aux objets des études scientifiques, de sorte que certaines énigmes solutionnées auparavant sur le fondement du paradigme ancien doivent être résolues sur celui du nouveau. Alors, les savants ont la possibilité de comparer le succès des solutions et des prédictions fournies, soumettant l’approbation du paradigme non pas à la bonne volonté de la communauté, mais à l’impératif général de solution des énigmes.

Dans une conception qu’il caractérisa plus tard de néo-kantienne et qui au moment de l’écriture était plutôt darwinienne, Kuhn n’envisage donc pas le progrès des sciences comme orienté vers la vérité, qui n’est pas, de toute façon, traductible dans les théories, mais à partir des paradigmes anciens, plus précisément à partir de leur capacité de souligner et de solutionner des énigmes. Cela ne signifie pourtant pas que les savants sont irrationnels. S’ils sont soumis à des choix qui ne se justifient pas par des raisonnements logiques, s’ils ne peuvent pas prétendre connaitre la vérité, leurs théories étant liées aux paradigmes et non pas au monde en soi, les scientifiques sont rationnels en ce qu’ils solutionnent des énigmes sur le fondement des solutions précédentes qui ont eu succès. Plutôt que perdre le temps avec les querelles des fondements des sciences, introuvables de toute façon, ils se dédient, pendant les périodes de science normale, à l’augmentation des solutions d’énigmes et des prévisions de phénomènes, jusqu’à ce que leur paradigme se montre insuffisant et requiert le passage à un autre. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de plus rationnel et honnête que de reconnaitre, fut-ce implicitement, que la science est une grande fiction dont la légitimation vient de son résultat, les fondations étant changées si besoin y est ?