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1010 Ann Dermatol Venereol 2005;132:1010-2 Articles scientifiques Note brève Ulcères de jambe : étude clinique et épidémiologique des malades hospitalisés à Tunis A. SOUISSI, N. BEN TEKAYA, M. YOUSSEF, F. CHERIF, M. MOKNI, D. EL EUCH, M.-I. AZAIZ, A. BEN OSMAN DHAHRI es ulcères de jambe (UDJ) constituent un motif fré- quent d’hospitalisation en dermatologie. Ils posent un problème de prise en charge thérapeutique avec un important retentissement socio-économique. Le but de ce tra- vail était d’étudier les caractéristiques épidémiologiques, cli- niques et thérapeutiques des malades hospitalisés pour UDJ. Malades et méthode Il s’agissait d’une étude rétrospective sur dossiers de tous les cas de malades hospitalisés pour UDJ dans le service de der- matologie de l’hôpital La Rabta de Tunis durant une période de 11 ans (de 1993 à 2003). Pour chaque malade, nous avons relevé les données épidémiologiques, la durée d’évolution avant l’hospitalisation, le nombre et la durée cumulée d’hos- pitalisation, l’aspect clinique (nombre, fond, bords), la durée totale du suivi, le traitement et l’évolution. Résultats Nous avons colligé 145 malades. L’âge moyen était de 47,3 ans et le sex-ratio homme/femme de 3,39. La durée moyenne d’évolution avant la première hospitalisation était de 11,2 mois. Les lésions siégeaient préférentiellement au 1/3 in- férieur des jambes (89,7 p. 100). Le nombre d’hospitalisa- tions variait entre 1 et 4 avec une moyenne de 1,2 hos- pitalisation par malade. Le nombre cumulé moyen de jours d’hospitalisation était de 23 jours. Les ulcères étaient multi- ples dans 53 p. 100 des cas et bilatéraux dans 13,1 p. 100 des cas. Leur fond était purulent (64,8 p. 100), propre (23 p. 100) ou nécrotique (12,2 p. 100). Les bords étaient scléreux dans 51 p. 100 des cas. L’étiologie vasculaire était la plus fréquente (64,8 p. 100). Le diagnostic était confirmé par écho-doppler dans 50 cas (53,2 p. 100). Il s’agissait essentiellement d’insuf- fisance veineuse (69,2 p. 100), suivie par l’insuffisance arté- rielle, l’insuffisance mixte et l’angiodermite nécrosante. Les UDJ d’origine hématologique représentaient les ulcères non vasculaires les plus fréquents. Les différentes étiologies sont détaillées dans le tableau I. Sur le plan thérapeutique, le traitement symptomatique était préconisé dans tous les cas. Il était basé sur la désinfec- tion par les antiseptiques, le débridement des berges chaque fois que nécessaire et la stimulation du bourgeonnement par l’application de corps gras. Une antibiothérapie par voie gé- nérale était associée dans 53,8 p. 100 des cas. Deux malades ont eu des greffes cutanées avec cicatrisation complète mais récidive dans un cas. Un traitement étiologique a pu être réa- lisé dans 36,5 p. 100 des cas toutes étiologies confondues et dans 42,6 p. 100 des UDJ vasculaires. Des complications ont été observées dans 84,8 p. 100 des cas. Il s’agissait essentiellement de complications infectieu- ses (94,3 p. 100) à type de surinfection des ulcères dans 81 p. 100 des cas et d’érysipèle dans 19 p. 100 des cas. Les UDJ se sont compliqués d’une atteinte ostéoarticulaire sous jacente dans 2 cas et d’hémorragie dans 1 cas. Une amputa- tion du pied a été nécessaire chez deux malades ayant respec- tivement un ulcère artériel et un ulcère secondaire à une brûlure thermique compliqués de nécrose extensive. Le taux de cicatrisation total ou partiel a été de 25,5 p. 100 au terme d’une période moyenne de suivi était de 11,35 mois.Les ulcè- res ont récidivé dans 21,4 p. 100 des cas. Discussion Cette étude montre les caractères épidémiologiques particu- liers des UdJ en Tunisie avec une prédominance de l’affection chez l’homme adulte jeune. Ceci rejoint les données des autres études tunisiennes et maghrébines [1, 2], avec cepen- dant un âge moyen légèrement plus élevé et va à l’encontre des données européennes où la prédominance féminine est nette et latranche d’âge la plus touchée est celle comprise en- tre 65 et 74 ans [3]. Il est difficile d’expliquer de telles données épidémiologiques. En effet, il ne semble pas exister d’explica- tion étiologique à ce profil étant donné que les étiologies des UDJ sont similaires à celles des études européennes [4]. De Service de Dermatologie, Hôpital La Rabta, Tunis, Tunisie. Tirés à part : A. SOUISSI, 52, rue Abou El Kacem Echebbi, Montfleury, 1008, Tunis,Tunisie. E-mail : [email protected] L

Ulcères de jambe : étude clinique et épidémiologique des malades hospitalisés à Tunis

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Page 1: Ulcères de jambe : étude clinique et épidémiologique des malades hospitalisés à Tunis

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Ann Dermatol Venereol2005;132:1010-2Articles scientifiques

Note brève

Ulcères de jambe : étude clinique et épidémiologique des malades hospitalisés à TunisA. SOUISSI, N. BEN TEKAYA, M. YOUSSEF, F. CHERIF, M. MOKNI, D. EL EUCH, M.-I. AZAIZ, A. BEN OSMAN DHAHRI

es ulcères de jambe (UDJ) constituent un motif fré-

quent d’hospitalisation en dermatologie. Ils posent un

problème de prise en charge thérapeutique avec un

important retentissement socio-économique. Le but de ce tra-

vail était d’étudier les caractéristiques épidémiologiques, cli-

niques et thérapeutiques des malades hospitalisés pour UDJ.

Malades et méthode

Il s’agissait d’une étude rétrospective sur dossiers de tous les

cas de malades hospitalisés pour UDJ dans le service de der-

matologie de l’hôpital La Rabta de Tunis durant une période

de 11 ans (de 1993 à 2003). Pour chaque malade, nous avons

relevé les données épidémiologiques, la durée d’évolution

avant l’hospitalisation, le nombre et la durée cumulée d’hos-

pitalisation, l’aspect clinique (nombre, fond, bords), la durée

totale du suivi, le traitement et l’évolution.

Résultats

Nous avons colligé 145 malades. L’âge moyen était de 47,3 ans

et le sex-ratio homme/femme de 3,39. La durée moyenne

d’évolution avant la première hospitalisation était de

11,2 mois. Les lésions siégeaient préférentiellement au 1/3 in-

férieur des jambes (89,7 p. 100). Le nombre d’hospitalisa-

tions variait entre 1 et 4 avec une moyenne de 1,2 hos-

pitalisation par malade. Le nombre cumulé moyen de jours

d’hospitalisation était de 23 jours. Les ulcères étaient multi-

ples dans 53 p. 100 des cas et bilatéraux dans 13,1 p. 100 des

cas. Leur fond était purulent (64,8 p. 100), propre (23 p. 100)

ou nécrotique (12,2 p. 100). Les bords étaient scléreux dans

51 p. 100 des cas. L’étiologie vasculaire était la plus fréquente

(64,8 p. 100). Le diagnostic était confirmé par écho-doppler

dans 50 cas (53,2 p. 100). Il s’agissait essentiellement d’insuf-

fisance veineuse (69,2 p. 100), suivie par l’insuffisance arté-

rielle, l’insuffisance mixte et l’angiodermite nécrosante. Les

UDJ d’origine hématologique représentaient les ulcères non

vasculaires les plus fréquents. Les différentes étiologies sont

détaillées dans le tableau I.

Sur le plan thérapeutique, le traitement symptomatique

était préconisé dans tous les cas. Il était basé sur la désinfec-

tion par les antiseptiques, le débridement des berges chaque

fois que nécessaire et la stimulation du bourgeonnement par

l’application de corps gras. Une antibiothérapie par voie gé-

nérale était associée dans 53,8 p. 100 des cas. Deux malades

ont eu des greffes cutanées avec cicatrisation complète mais

récidive dans un cas. Un traitement étiologique a pu être réa-

lisé dans 36,5 p. 100 des cas toutes étiologies confondues et

dans 42,6 p. 100 des UDJ vasculaires.

Des complications ont été observées dans 84,8 p. 100 des

cas. Il s’agissait essentiellement de complications infectieu-

ses (94,3 p. 100) à type de surinfection des ulcères dans

81 p. 100 des cas et d’érysipèle dans 19 p. 100 des cas. Les

UDJ se sont compliqués d’une atteinte ostéoarticulaire sous

jacente dans 2 cas et d’hémorragie dans 1 cas. Une amputa-

tion du pied a été nécessaire chez deux malades ayant respec-

tivement un ulcère artériel et un ulcère secondaire à une

brûlure thermique compliqués de nécrose extensive. Le taux

de cicatrisation total ou partiel a été de 25,5 p. 100 au terme

d’une période moyenne de suivi était de 11,35 mois.Les ulcè-

res ont récidivé dans 21,4 p. 100 des cas.

Discussion

Cette étude montre les caractères épidémiologiques particu-

liers des UdJ en Tunisie avec une prédominance de l’affection

chez l’homme adulte jeune. Ceci rejoint les données des

autres études tunisiennes et maghrébines [1, 2], avec cepen-

dant un âge moyen légèrement plus élevé et va à l’encontre

des données européennes où la prédominance féminine est

nette et latranche d’âge la plus touchée est celle comprise en-

tre 65 et 74 ans [3]. Il est difficile d’expliquer de telles données

épidémiologiques. En effet, il ne semble pas exister d’explica-

tion étiologique à ce profil étant donné que les étiologies des

UDJ sont similaires à celles des études européennes [4]. De

Service de Dermatologie, Hôpital La Rabta, Tunis, Tunisie.

Tirés à part : A. SOUISSI, 52, rue Abou El Kacem Echebbi, Montfleury, 1008,

Tunis,Tunisie.E-mail : [email protected]

L

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Ulcères de jambe : étude clinique et épidémiologique

plus, ni le tabagisme ni l’orthostatisme professionnel ne peu-

vent expliquer à eux seuls cette prédominance des UDJ chez

les hommes dans notre contexte. On pourrait s’interroger sur

l’existence d’éventuels facteurs génétiques ou environnemen-

taux qui pourraient avoir un effet protecteur pour les femmes

ou inducteur pour les hommes [1, 2].

La prédominance des ulcères vasculaires et en particulier

veineux trouvée dans notre série est classiquement rapportée

dans la littérature [3, 4]. Les UDJ d’origine non vasculaire

sont plus rares et leurs étiologies sont multiples. Leur intérêt

est d’être parfois révélateurs d’une maladie sous-jacente: ma-

ladie systémique, hémopathies, hémoglobinopathies, pyo-

derma gangrenosum etc. [5,6]. Les ulcères d’origine héma-

tologique, survenant en particulier chez les malades atteints

de drépanocytose, étaient les UDJ d’origine non vasculaire

les plus fréquents dans notre série.

Le traitement des UDJ repose à côté des soins locaux sur le

traitement étiologique de l’affection causale de même que la

correction de l’état nutritionnel et des éventuels troubles gé-

néraux [6]. Nous avons observé un faible recours à la conten-

tion élastique dans notre série. Ceci peut être expliqué par les

épisodes fréquents de surinfection des ulcères et par la faible

adhésion des malades au traitement.

Plusieurs complications peuvent être observées au cours

des UDJ. L’eczéma de contact est classiquement rapporté

comme étant la complication la plus fréquente en raison du

grand nombre de topiques utilisés dans le traitement de cette

affection chronique [6, 7].

Il ne représentait toutefois que 3,5 p. 100 des complica-

tions notées dans notre série.

En effet parmi les complications recensées, nous avons re-

levé la nette prédominance de la surinfection. Celle-ci semble

en rapport avec la mauvaise qualité des soins locaux en dehors

du milieu hospitalier. Les autres complications infectieuses

locorégionales étaient peu fréquentes, essentiellement repré-

sentées par l’érysipèle (19 cas). Aucun cas de fasciite nécro-

sante ni de gangrène gazeuse n’a été observé dans notre série.

Ces résultats rejoignent ceux de la littérature [6, 7].

Les complications à type d’atteinte ostéoarticulaire et d’hé-

morragie sont plus rares. La dégénérescence maligne des

UDJ en carcinome épidermoïde peut survenir après plu-

sieurs années d’évolution (25 ans en moyenne) [1, 7]. L’ab-

sence de cas de cancérisation dans notre série pourrait être

en rapport avec une durée de suivi assez courte (11,35 mois).

La prise en charge des UDJ est longue et difficile du fait du

traitement étiologique pas toujours réalisable et de la diffi-

culté d’assurer des soins locaux appropriés et une observance

prolongée des malades en dehors du cadre hospitalier.

La majorité des malades ont eu un nombre important

d’hospitalisations pour traiter une surinfection des UDJ et/ou

assurer des soins plus appropriés. Ces hospitalisations itérati-

ves et parfois prolongées ne semblent toutefois pas influencer

le taux de cicatrisation des UDJ. Certains auteurs proposent

de réserver les hospitalisations aux UDJ avec complications

aiguës infectieuses ou ischémiques et aux syndromes doulou-

reux rebelles avec retentissement sur l’état général.

Tableau I. – Étiologie des ulcères de jambe : 145 cas.

Etiologies Pourcentage %

Ulcères vasculaires Insuffisance veineuse 43,4n = 94 Insuffisance artérielle 11

Insuffisance mixte 5,5Angiodermite nécrosante 4,8

Hémoglobinopathies Drépanocytose n = 7n = 11 Déficit en protéine C et S 7,6

Hémopathies malignesHomocystinurie

Mécaniques Traumatique n = 5 5,5n = 8 Brûlure n = 3

Pyoderma gangrenosum : n = 7 4,8

Infectieuses Érysipèlen = 6 Ecthyma 4,2

PyodermiteOstéomyélite

Maladies systémiques Maladie de Behçetn = 3 Lupus associé à un syndrome

des anticorps antiphospholipides2,1

Étiologie non précisée n = 16 11

Total 100

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Dans notre contexte particulier caractérisé par l’atteinte

d’une population jeune encore active, il nous semble judi-

cieux de promouvoir la prise en charge des UDJ dans des hô-

pitaux du jour ou dans des structures spécialisées dans le

traitement des UDJ afin d’améliorer l’observance des mala-

des ainsi que leur qualité de vie et de diminuer l’absentéisme

et le coût du traitement.

Références

1. Chtourou O, Fazaa B, Zeglaoui F, Ezzine N, Kharfi M, Mokhtar I,Kamoun MR. Profil des ulcères de jambe. À travers une série tunisiennede 70 cas. La Tunisie Médicale 2002;80:70-3.

2. Benchikhi H, Chiheb S, Khadir K, Lakhdar H. Les ulcères de jambe pré-dominent chez l’homme au Maroc. Ann Dermatol Venereol 1998;125:339-40.

3. Cornwall JV, Dore CJ, Lewis JD. Leg ulcers: epidemiology and aetiology.Br J Surg. 1986;73:693-6.

4. Valencia IC, Falabella A, Kirsner RS, Eaglstein WH. Chronic venousinsufficiency and venous leg ulceration. J Am Acad Dermatol 2001;44:401-21.

5. Parish LC, Witkowski JA. Leg ulcers due to miscellaneous causes.Clin Dermatol. 1990;8:150-6.

6. Mekkes JR, Loots MA, Van Der Wal AC, Bos JD. Causes, investigationand treatment of leg ulceration. Br J Dermatol 2003;148:388-401.

7. Guillot B, Denoux JP, Amblard P, Grosshans E, Bedane C. Ulcère dejambe. Ann Dermatol Venereol 2002;129:2S126-2S131.