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Un capitalisme d‘ingénieurs. - Sciences Po Spire/2441/24n97ks09s91rri8eq4sjod4hn/... · Thèse dirigée par Pierre-Eric Tixier, ... Thomas Reverdy et Blanche Segrestin. ... Design

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  • Institut d'tudes politiques de Paris

    ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO

    Programme doctoral de sociologie

    Centre de Sociologie des Organisations

    Doctorat en Sociologie

    Un capitalisme dingnieurs.

    Construire un groupe aronautique aprs une fusion.

    Hadrien Coutant

    Thse dirige par Pierre-Eric Tixier, Professeur des Universits Emrite

    lInstitut dEtudes Politiques de Paris.

    soutenue le 28 novembre 2016

    Composition du Jury :

    Mme Alexandra Bidet, Charge de Recherche au CNRS, CMH, ENS

    Mme Isabelle Ferreras, Chercheure qualifie du FNRS/UCL-CriDIS, Professeure

    lUniversit de Louvain (rapporteure)

    M. Pierre Franois, Directeur de Recherche au CNRS, CSO, Sciences Po

    M. Philippe Monin, Professeur de Management Stratgique lemlyon business

    school (rapporteur)

    M. Tommaso Pardi, Charg de Recherche au CNRS, IDHES, ENS Cachan

    M. Pierre-Eric Tixier, Professeur des Universits Emrite Sciences Po, CSO

    (Directeur de la Thse)

  • 3

    LInstitut dEtudes Politiques de Paris nentend donner aucune approbation ni improbation

    aux opinions dveloppes dans cette thse : ces opinions doivent tre considres comme

    propres son auteur et nengagent que sa seule responsabilit.

  • 5

    A Barbara et Jacques,

    bien plus que mes parents

  • 7

    Remerciements.

    Pierre-Eric Tixier ma offert lextraordinaire opportunit de mener une thse au CSO

    aprs mavoir, par ses enseignements et son enqute collective, donn lenvie den faire une.

    Il ma accompagn durant les errances de ce long parcours, se faisant tour tour rassurant et

    exigeant. Pierre Franois a accept de suivre avec lui les dernires annes dcriture en

    relecteur toujours stimulant de mes chapitres. Pierre et Pierre-Eric se sont avrs dune

    remarquable complmentarit dans le regard quils portaient sur mon travail. Jamais

    contradictoires, leurs deux lectures mont apport des perspectives qui ont donn plus

    dampleur mes questionnements sur Safran Electronics. Je leur suis extrmement

    reconnaissant pour la finesse de leur il critique et la confiance quils mont tmoign, en ne

    cherchant jamais imposer leurs vues, seulement rendre mes intuitions plus fortes, plus

    subtiles et plus sres.

    Alexandra Bidet, Isabelle Ferreras, Philippe Monin et Tommaso Pardi mont fait le

    grand honneur de constituer mon jury. Jespre vivement que mon travail les aura intresss.

    Cette thse naurait pas eu lieu sans laccueil offert par Claude Mathieu, directeur des

    ressources humaines de Sagem, et Jean-Louis Bonnin, Resource Manager de Safran

    Electronics. En maccordant une entre exceptionnelle dans Safran, ils mont donn les

    moyens dune plonge ethnographique dans un terrain passionnant et complexe, quil

    maurait t impossible dapprhender autrement. Je suis heureux davoir pass trois annes

    au sein de Sagem avec leur soutien. Je suis galement reconnaissant celles et ceux qui mont

    permis de joindre au travail le plaisir de leur compagnie. Je pense notamment Cyrielle

    Basset, Pauline Bister, Ccilia Cahuzac, Alain Cerutti et Jean-Marc Saxe, ainsi que toute

    lquipe RH de Sagem. De nombreuses personnes mont ouvert des portes qui mont permis

    de recueillir le matriau de cette thse, en particulier : Jean-Paul Herteman, que je remercie

    trs chaleureusement, Francis Mer, Xavier Lagarde, Jean-Michel Hillion, directeur de Safran

    Electronics, qui a toujours soutenu ma prsence, Jrme Guilbert, Wladimir Terzic et

    Bertrand Carette. Laide quotidienne de Sylviane Nicolas et Elisabeth Gits me fut prcieuse.

    Et surtout, ma gratitude est immense envers les cent soixante-six interviews qui ont aliment

    ce travail de leurs rcits, de leur sincrit et aussi de leur humour.

  • Remerciements

    8 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    Cest au Centre de Sociologie des Organisations que jai t socialis la recherche,

    dans cet espace exigeant et stimulant, mais aussi et surtout amical. Je souhaite tout

    doctorant davoir des compagnons de travail comme ceux qui mont rendu plus faciles ces

    annes de thse. Je pense avant tout aux doctorants et chercheurs avec qui jai pass des

    heures de bureau, de sminaires, de repas et de soires, en particulier Alain Abena-Tsoungui,

    Sbastien Billows, Julie Blanck, Sylvain Brunier, Patrick Castel, Christophe Claisse, Denis

    Colombi, Lise Cornilleau, Clmentine Gozlan, Lonie Hnaut, Lucile Hervouet, Glen Hyman,

    Audrey Petit, Gwenale Rot et Alice Valiergue. Le soutien dOlivier Borraz, Sophie

    Dubuisson-Quellier et Christine Musselin ma t essentiel. Plusieurs chercheurs du CSO ont

    par ailleurs relu et discut des chapitres ou des papiers, ajoutant leur pierre ldifice de cette

    thse : Denis Segrestin, toujours press mais qui a trouv le temps de me souffler certaines

    ides que jai pris plaisir dvelopper, Claire Lemercier, qui a critiqu en historienne mon

    premier chapitre, et Dima Youns, qui ma introduit dans des groupes de recherche et ma

    soutenu plusieurs reprises. Je suis reconnaissant aux chercheurs qui ont pris le temps de

    discuter mon travail ou de me conseiller, notamment Neil Fligstein, Andr Grelon, Michel

    Lallement, Jrme Pelisse, Thomas Reverdy et Blanche Segrestin.

    Je suis particulirement reconnaissant envers Erhard Friedberg dont les cours ont jou

    un grand rle dans mon orientation vers la sociologie, et qui ma amen travailler deux mois

    la SGPP-Indonesia de Jakarta. Ce temps que jai pass en Indonsie a t une rupture et une

    respiration salutaires dans ma thse. Mes tudiants et collgues surtout, bien sr, Guillaume

    Lurton et Rupinder Kaur runis sous la bienveillance dErhard ont t plus enrichissants

    pour ma maturation intellectuelle que nombre de bibliothques.

    Je naurai pu finir ma thse sans les postes dATER que jai obtenus lIUT A GEA de

    lUniversit Lille 1 et au CNAM. Jaime enseigner et ces postes mont apport, au contact des

    tudiants, une varit dexpriences trs prcieuse. Thomas Durand ma offert au CNAM,

    avec Sakura Shimada, Benoit Tezenas du Montcel et Alexandra Carl, un environnement idal

    pour achever ma thse tout en apprenant.

    Parce que la recherche cest mieux plusieurs, surtout dans cette preuve solitaire

    quest la thse, jai une pense affectueuse pour Hugo Bertillot, le gentleman thsard, Fabien

    Foureault, mon co-auteur favori, et le duo des amis des entreprises publiques compos de Jean

    Finez, lami lillois, et de Scott Viallet-Thvenin, compagnon de route de Pologne. Jai une

    dette toute particulire envers lami Pascal Braun, qui a contribu mouvrir les portes de

    Safran. Enfin, David Santana a t mon compre de thse : au 13U, au 84G, mais aussi

  • Remerciements

    9 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    Jakarta, au CNAM et au bar du Tlgraphe. Scott et David ont pris le temps dtre mes

    relecteurs, apportant chacun leur touche ces pages. Camille a t mes cts dans certains

    des moments difficiles de cette thse, et elle a contribu, plus que tout autre, forger mon

    jeune esprit sociologique.

    Ceux qui me connaissent savent combien mes amis sont prsents et essentiels pour moi.

    Ils ont soutenu ces six annes de thse, ont moqu mes travers et encourag mes inspirations,

    et surtout mont fait penser autre chose que la sociologie. Eleonora, Joseph et Natacha sont,

    plus que personne, ceux qui ont toujours t l, chaque semaine, chaque chapitre, chaque coup

    de mou, chaque moment denthousiasme. Je ressens galement une immense reconnaissance

    et surtout beaucoup daffection pour Henri, Julien et Darya, Jihane, Axel, Catherine, Franois

    et Vassiliki, Emilie, Lo, Flavien et Chlo, Gabrielle, Jrmy et Fiorenza, et Pascal Vallat

    mon ancien professeur de lettres devenu camarade de concert et de soires arroses. La troupe

    de la Cuisine a t le lieu de rencontres et de dcouvertes thtrales qui ont ouvert lesprit du

    doctorant que jtais. Je ne sais, enfin, comment remercier Estelle, qui a marqu plusieurs

    annes de cette thse. De nombreux paragraphes ont t prpars au gr des coupures

    dlectricit du quartier de Kinondoni, Dar es-Salaam.

    Jacques et Barbara ont t les parents les plus inspirants que jaurais pu dsirer et les

    soutiens les plus indfectibles au jeune chercheur que je suis devenu. Leur amour et leur

    finesse me sont infiniment prcieux. Depuis que jai quitt ma Touraine, je ne vois plus non

    plus suffisamment Jean-Louis et Erwan, prcieuse famille plus encore quamis fidles. Je dois

    Erwan certains des traits dingnieur qui alimentent cette thse. Grard Emmanuel da Silva,

    alias Manuel, par son rudition curieuse et ses critures, a nourri trs jeune mon got pour la

    recherche et, tout en cohrence, a abrit de son appartement ma fin de thse. Mes grands-

    parents Jacques et Christiane mont accueilli rgulirement avec leur douceur et leurs

    attentions au Pays Basque. Quant Jean et Nicole Coutant, je sais quils auraient aim suivre

    jusquau bout cette thse, malheureusement trop longue pour eux.

    Nastassia, impitoyable et subtile relectrice des 500 pages qui suivent, ma apport, par

    sa personnalit, son intelligence et son amour, la force psychologique et affective pour les

    achever en bon tat. Je lui dois autant le fait davoir russi les crire que la clarification de

    mon criture et de mes ides.

  • 11

    Sommaire.

    Remerciements. .......................................................................................................................... 7

    Sommaire. ................................................................................................................................ 11

    Liste des abrviations, sigles et glossaire. ................................................................................ 13

    Introduction gnrale. ............................................................................................................... 17

    PREMIERE PARTIE : Piloter et construire Safran. ................................................................ 53

    Introduction de la premire partie. ........................................................................................... 55

    Chapitre 1 : La fusion entre Snecma et Sagem : du conflit la pacification. .......................... 57

    Chapitre 2 : Le motoriste rformateur : clture du champ et stratgie de croissance dans un

    oligopole mondial. ........................................................................................................ 115

    Chapitre 3 : Financiarisation de lEtat, enrlement des actionnaires. .................................... 161

    SECONDE PARTIE : Construire un mtier, intgrer Safran. ............................................... 245

    Introduction de la seconde partie. .......................................................................................... 247

    Chapitre 4 : Safran Electronics ou comment construire un mtier. ....................................... 251

    Chapitre 5 : Sept sites pour une division : variations sur le thme de la faiblesse du mtier .

    ...................................................................................................................................... 319

    Chapitre 6 : Lost in the matrix : le mtier lpreuve dune organisation complexe. 367

    Chapitre 7 : Conflits et imbrications techniques dans la relation client-fournisseur internes.423

    Chapitre 8 : Le capitalisme dingnieurs, mode dintgration de la firme. ............................ 459

    Conclusion gnrale. .............................................................................................................. 501

    Bibliographie. ......................................................................................................................... 507

    ANNEXES ............................................................................................................................. 527

    Table des Matires. ................................................................................................................ 547

    Tables des Figures, Encadrs et Tableaux. ............................................................................ 555

  • 13

    Liste des abrviations, sigles et glossaire.

    A400M : Avion de transport militaire dvelopp par Airbus

    AASM : Armement Air-Sol Modulaire, bombe guide dveloppe par Sagem

    AIS : Aircraft Information Systems

    Analogique : lectronique non numrique

    APE : Agence des Participations de lEtat

    ARA : Acronyme des sites Sagem Argenteuil + Eragny

    AS: Applicative Software ou Logiciel Applicatif

    Avio : Motoriste italien

    BAE : BAE Systems, groupe britannique et tatsunien daronautique et dfense

    BE : Bureau dEtudes

    Black Belt : Mthodologue du Lean Management

    Cascade : Progiciel de suivi de projets

    CdG : Contrle de Gestion

    CE : Centre dExcellence ou Comit dEntreprise (selon contexte)

    CEDL : Centre dExcellence Dveloppement Logiciel, partie de Safran Electronics

    CEDP : Centre dExcellence Dveloppement Produits (lectronique), partie de Safran

    Electronics

    CEM : Compatibilit Electromagntique

    CFDT : Confdration Franaise Dmocratique du Travail

    CFE-CGC: Confdration Franaise de lEncadrement Confdration Gnrale des Cadres

    CFM International : Filiale 50/50 entre le groupe Safran (Snecma) et General Electric qui

    produit le moteur CFM 56

    CFM56 : Moteur pour avions monocouloirs (A320/B737) produit par CFM International.

    CFTC : Confdration Franaise des Travailleurs Chrtiens

    CGT : Confdration Gnrale du Travail

    CIFRE : Convention Industrielle de Formation par la Recherche

    Code de la Route : Mthode de gestion de projets

    Codiv : Comit de Division

    Comex : Comit Excutif

    CUD : Chef dUnit de Dveloppement, second niveau hirarchique

    CURD : Chef dUnit de Recherche et Dveloppement, ancienne terminologie Sagem

    Cycle en V : Processus de Dveloppement des produits (cf. chap. 6)

    DAL A, B, C, D, E : Design Assurance Level, Degr de criticit dun quipement (c'est dire

    de risque de perte matrielle importante voire humaine), A tant le plus critique, E le moins

    DAV : Division Avionique de Sagem

    DGA : Direction Gnrale de lArmement

    DGAC : Direction Gnrale de lAviation Civile

    DO-178 : Norme aronautique civile pour le dveloppement logiciel

    DOD : Division Optronique et Dfense de Sagem

    DRH : Direction des Ressources Humaines (ou Directeur des Ressources Humaines, selon le

    contexte)

    DSE : Division Safran Electronics de Sagem

    EASA : European Aviation Safety Agency

  • Liste des abrviations.

    14 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    EBIT : Earnings Before Interest and Taxes, Rsultat avant intrts et impts

    EBITDA : Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization

    Elecma : Division lectronique de Snecma, Suresnes, ensuite intgre Hispano Suiza,

    Rau, et dont lactivit est passe Safran Electronics, Massy

    FAA: Federal Aviation Administration

    Fab : Fabrication

    FADEC : Full Authority Digital Engine Control, calculateur de rgulation du moteur

    FCS : Flight Control Systems

    FELIN : Fantassin Equipements et Liaisons Intgrs, modernisation du fantassin dveloppe

    par Sagem

    FO : Force Ouvrire (CGT-FO)

    FPGA : Composant lectronique programmable

    GADIRS : GPS Air Data Inertial Reference System, centrale de navigation pour lA400M

    GE: General Electric

    GPEC : Gestion Prvisionnelle des Emplois et des Comptences

    GRH : Gestion des Ressources Humaines

    Hardware : Electronique

    HS ou Hispano : Hispano Suiza, socit du groupe Safran

    IP : Ingnieur Produit

    JV : Joint-Venture

    Labinal : Socit de Safran spcialis dans les cblages lectriques embarqus

    LBO : Leveraged Buy-Out

    Leap : Nouvelle gnration de moteur dveloppe par CFM International

    LEM : Logiciel Environnement et Mthodes, units du CEDL en charge de la mthodologie

    de dveloppement logiciel

    LGMS : Landing Gear Monitoring System

    LMBO : Leveraged Management Buy-Out

    LPF : Logiciel Plate-forme, synonyme dOS

    M88 : Moteur de lavion de combat Rafale

    MB : Messier Bugatti, socit du Safran spcialiste des freins de trains datterrissage,

    fusionne en 2011 avec Messier Dowty

    MBD : Messier Bugatti Dowty, socit de Safran, suite la fusion MB/MD en avril 2011

    MBDA : groupe industriel europen de production de missiles

    MCO : Maintien en Conditions Oprationnelles

    MD : Messier Dowty, socit de Safran spcialiste des trains datterrissage, fusionne en 2011

    avec Messier Bugatti

    MORPHO : Socit du groupe Safran, anciennement partie de Sagem puis nomme Sagem

    Scurit

    MRO : Maintenance, Repair and Overhaul, activit de maintenance et rparation

    aronautique

    MTU Aero Engines : Motoriste allemand

    NRC : Non Recurrent Costs, Cots non rcurrents

    Numrique : lectronique dans laquelle linformation est code en 0 et 1

    OBS : Organizational Breakdown Structure (structure organisationnelle)

    OS : Operating System, systme dexploitation ou logiciel plate-forme

    Presta : Prestataire

    Prod : Production

    PROMPT : Mthodologie de gestion de projet de Safran

    R&D : Recherche et Dveloppement

    R&T : Recherche et Technologie

  • Liste des abrviations

    15 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    RAO : Rponse Appel dOffre

    RC : Recurrent Costs

    RDP : Responsable de Projet

    Rau : Etablissement de Rau, ferm en 2010, qui tait ltablissement Sagem, ex Hispano-

    Suiza, au sein de ltablissement Snecma de Villaroche (77)

    Rpar : Rparation

    RES : Rachat de lEntreprise par ses Salaris

    Reuse : Rutilisation dlments de dveloppements antrieurs

    RL : Responsable de Lot

    RLL : Responsable de Lot Logiciel

    RM : Responsable Mtier, premier niveau hirarchique

    RTE : Responsable Technique, au CEDL

    SAT : Socit dapplications tlphoniques, socit absorbe par Sagem

    SFIM : Socit de Fabrication dInstruments de Mesure, achete par Sagem en 1999

    Silvercrest : moteurs pour avions daffaires et rgionaux dvelopps par Snecma

    Snecma : Socit Nationale dEtude et de Construction de Moteurs dAviation, socit de

    Safran

    SNPE : Socit Nationale des Poudres et Explosifs

    Socit : le groupe Safran est subdivis en socits juridiques, Sagem est souvent appele la

    socit quand on parle de ce niveau de dcision, oppos aux niveaux groupe (au-dessus) et

    division (en-dessous)

    Softeux : Informaticien, dveloppeur de logiciel

    Software ou Soft : logiciel, terme employ pour dsigner tout ce qui touche au logiciel

    SOI : Stage Of Involvement (jalons de certification)

    Spcs : Spcification

    TM : Turbomca, socit du groupe Safran spcialis dans la conception et la production de

    moteurs dhlicoptres et davions de tourisme

    TP400 : Turbopropulseur de lA400M

    TRL : Technology Readiness Level , chelle neuf niveaux de maturit des produits en

    R&D

    UD : Unit de Dveloppement

    URD : Unit de Recherche et Dveloppement (organisation Sagem)

  • 17

    Introduction gnrale.

    Prologue : une journe Massy.

    Un lundi matin de 2011, 8h30. Comme toutes les semaines, le comit de division de

    Safran Electronics se rassemble dans une salle de runion au nom davion ou dhlicoptre du

    site flambant neuf de Sagem Massy, dans le sud de Paris. Une douzaine de personnes en

    cravate entre quarante et cinquante-cinq ans, dont une seule femme, autour dune grande

    table. Tous ou presque sont ingnieurs de formation. Lhomognit sociale est vidente :

    ge, genre, formation, catgorie socio-professionnelle. Ce sont les directeurs de la division

    de mille personnes : directeur de la division, directeurs des diffrentes entits1, responsable

    RH et contrle de gestion, quelques responsables fonctionnels (qualit, amlioration

    continue ...). Les sujets prennent du temps, la runion ne durera pas loin de cinq heures,

    comme dhabitude. Certains des participants, les plus priphriques, grommellent contre ce

    temps perdu tout en rpondant leurs courriels. Appartenir au Comit de Division

    ( CoDiv ) est une marque de statut indniable, on ne my accepte que ponctuellement si le

    thme ressources humaines qui doit tre abord lgitime ma prsence.

    On ne dcide pas grand-chose, on sinforme des nouvelles des autres entits, on dbat

    de la couleur dun indicateur, on prend rendez-vous pour des runions en petits comits sur

    des sujets prcis. Les crises du moment sont abordes : lArme de lAir se fait pressante

    sur des problmes rpts sur le calculateur dun moteur davion en service ; Messier Bugatti

    ou Snecma, clients internes2 au groupe Safran, proteste sur un projet en cours de

    dveloppement qui drive dangereusement en termes de dlais et de cots. On cherche des

    responsables, on dsigne des ingnieurs ou des managers pour tcher de rsoudre les

    problmes, on incrimine le client interne qui accepte le flou des responsabilits mais refuse de

    payer. Le directeur semporte : il faut construire un mode normal de fonctionnement de

    march avec les clients ! . Un retard sur un projet est le prtexte une digression technique

    dune trentaine de minutes entre le directeur de la division et le directeur dun centre de

    dveloppement. On discute du type de choix technique privilgi pour faire fonctionner un

    1 Centres de dveloppement lectronique et logiciel, support et rparation, programmes.

    2 Le client est, dans le cas de Safran Electronics, essentiellement un client interne cest--dire une autre entit

    du groupe Safran.

  • Introduction

    18 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    calculateur de contrle dun train datterrissage. La discussion est technique et code. On

    utilise une profusion dacronymes et de termes techniques. On dbat du mode de codage dun

    logiciel ou du choix entre un FPGA (composant lectronique programmable) ou dun logiciel

    pour assurer telle ou telle fonction. La discussion est close par une formule dordre gnral du

    directeur ou de son adjoint : je note que cest un vrai sujet, et il faut quon ladresse

    autrement !

    Au djeuner, la cantine, les directeurs achvent des discussions en affirmant quil leur

    faudrait tre plus prsents sur les sites de province, et se racontent des histoires de crashs

    ariens en en dcortiquant les causes techniques. Ils retournent leurs runions de laprs-

    midi : les revues des programmes en cours de dveloppement. Je pars interroger un ingnieur

    de dveloppement, accueillant et professionnel, dans une salle de runion vitre attenante

    lopen space au mur duquel est affiche une photo dAirbus A380. Il laisse son ordinateur

    allum sur un tableur Excel. Il me tutoie, il me connat comme quelquun des ressources

    humaines , on sest crois dans les couloirs.

    Il me raconte sa carrire dingnieur chez un prestataire, chez Peugeot ou dans la

    tlphonie mobile de Sagem. Il pense que la cration de Safran Electronics est une bonne ide

    mais il tonne contre la complexit de lorganisation matricielle ou contre les clients aux

    exigences instables. Je suis oblig de linterrompre parfois pour quil mexplique un point

    technique ou le montage industriel complexe du projet dont il me parle. Je laisse passer des

    points mineurs que je ne comprends pas. Il me parle parfois des anciens Hispano ou

    anciens Messier pour appuyer sur les diffrentes faons de faire mais aimerait surtout que

    la division fonctionne mieux. La suite ? Il ne sait pas, on verra bien, les discussions

    dchanges dactivits avec Thals font peser une incertitude, il aime bien sa ligne de

    produits , il veut rester dans laronautique, il est bien chez Safran, mais il voudrait avoir

    plus de responsabilits en devenant ingnieur produit ou chef de projet.

    Technicit, complexit organisationnelle et homognit sociale dune population

    dingnieurs : ces trois lments sont les donnes ethnographiques frappantes qui fondent

    cette thse portant sur lintgration et les transformations organisationnelles de Safran, groupe

    industriel de laronautique n dune fusion en 2005. Ces dimensions clairent un modle de

    capitalisme franais : un capitalisme dingnieurs marqu par une centralit de

    limaginaire et de la profession dingnieurs comme mode dintgration et de dfinition de la

    stratgie du Groupe.

  • Introduction

    19 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    Introduction.

    Cette thse est ne dune curiosit et dune insatisfaction. Ma curiosit portait, de

    manire large, sur les transformations contemporaines des entreprises industrielles. Je voulais

    mieux comprendre cette institution centrale du capitalisme, ce lieu de travail et de production

    au cur de lconomie contemporaine quon la loue comme pourvoyeuse demploi et de

    richesse ou quon la critique comme espace de lalination salariale. Linsatisfaction

    thorique qui me poussait tait la contrepartie de cette curiosit. La littrature sociologique

    sur les entreprises est certes vaste et plurielle mais elle me semblait la fois ne pas prendre

    comme objet central ce type dorganisations spcifique quest la firme3 en elle-mme et non

    le march, le champ organisationnel, le travail, les relations sociales, les professions, les outils

    de gestion ou laction organise et par ailleurs annoncer un peu rapidement son dclin au

    profit du pouvoir des financiers, du rseau, du projet ou du march.

    Une plonge ethnographique dans une grande entreprise industrielle en transformation

    suite une fusion est un mode dobservation mme den saisir les dimensions multiples, en

    tension et contradictoires. Une approche inductive ma permis de dgager deux grandes

    conclusions. La premire consiste en la permanence de la forme organisationnelle quest

    lentreprise et sa capacit articuler en interne une multitude de logiques en tensions. Le

    travail de la direction apparat comme un travail de construction de stratgie, de production

    dintgration et de structuration organisationnelle toujours problmatique et instable. La

    fusion est un moment particulirement conflictuel o sexpriment les tensions internes

    lorganisation et o se fonde un nouvel ordre social dans la firme. Au niveau micro de

    lorganisation, les salaris et les managers de terrain doivent leur tour travailler articuler

    des logiques contradictoires entre elles. Ce jeu de tensions et ces stratgies dapaisement sont

    laxe central de ce travail, explor sous diffrentes dimensions aux deux niveaux.

    La seconde conclusion et thse centrale de ce travail tient dans le mode propre

    dintgration organisationnelle de Safran, que je propose dappeler le capitalisme

    dingnieurs . Le capitalisme dingnieurs est dabord le produit dune exprience

    ethnographique : lobservation dune homognit sociale, dun imaginaire partag, dun

    vocabulaire technique omniprsent. Cest aussi une faon darticuler entre elles

    3 Cette affirmation est bien sr nuancer. Parmi les exceptions notables, il faut noter les travaux de sociologie de

    lentreprise de R. Sainsaulieu et D. Segrestin dans les annes 1980, mais aussi ceux dI. Ferreras sur lordre

    politique dans lentreprise.

  • Introduction

    20 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    techniquement, organisationnellement et idologiquement ces diffrents niveaux et logiques

    en tension dans lorganisation en arrimant lentreprise limaginaire dun groupe

    professionnel les ingnieurs et la trajectoire longue du capitalisme technocratique

    franais. Le capitalisme dingnieurs est le moyen la fois structurel et idologique utilis

    par la direction de Safran pour pacifier un groupe n dune fusion conflictuelle.

    Lentreprise face ses logiques centrifuges.

    Financiarisation, externalisation, individualisation : lentreprise4, institution centrale du

    capitalisme au 20e sicle semble connatre une dsintgration profonde qui interroge jusqu

    sa prennit comme entit intgre. Etudier la faon dont des dirigeants et des salaris

    construisent une entreprise et articulent entre elles diffrentes logiques en tension permet de

    discuter le caractre univoque de cette dsintgration.

    1. Le capitalisme sans lentreprise ?

    Les recherches en sciences sociales depuis les annes 1980 ont analys les volutions

    du capitalisme comme une dilution progressive de lentreprise fordienne et managrialise5.

    Un certain consensus sest tabli sur le dclin de lentreprise intgre, voire la clture dune

    parenthse historique ouverte avec le dveloppement de la grande entreprise partir de la fin

    du 19e sicle. Avec le retour de la relation marchande et des acteurs financiers au centre des

    relations conomiques et de travail, se pose en effet la question dun retour au capitalisme

    marchand davant le 19e sicle6 voire du 17e sicle (Tilly, 2003). La dconstruction de la

    firme fordienne est telle que la question mme de lintgration dans lentreprise parat

    anachronique. Les lments de ce dmantlement de lentreprise intgre sont essentiellement

    de trois ordres : la financiarisation, lexternalisation et la dsintgration des relations

    hirarchiques et salariales.

    4 Cette thse porte sur un groupe industriel qui est formellement et juridiquement form de plusieurs socits.

    Jemploierai nanmoins dans cette introduction le terme entreprise pour dsigner indiffremment ce qui est

    formellement une socit ou un groupe de socits car les questions que pose lintgration sont similaires lorsque

    ce groupe est pens comme une grande entreprise tout comme, inversement, une socit peut tre pense

    comme un ensemble de business units trs autonomes. 5 Le managrialisme dsigne la domination des managers professionnels dans la firme, et non des

    actionnaires propritaires. Le terme renvoie aux analyses des annes 1960 dA. Chandler (1989a, 1989b) et J.

    Galbraith (1989). 6 Voir ce sujet les travaux en cours de P. Franois et C. Lemercier.

  • Introduction

    21 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    Financiarisation : la direction et ses actionnaires.

    La financiarisation de la firme oriente les objectifs de lentreprise vers la cration de

    valeurs pour les actionnaires, ou valeur actionnariale. Cette volution du capitalisme est

    largement documente par la littrature en sciences sociales (pour des synthses: Froud,

    Leaver et Williams, 2007 ; Krippner, 2005 ; Zwan, 2014), en conomie (Epstein, 2006 ;

    Gomez, 2013), ainsi quen sciences de gestion (par exemple: Armstrong, 1985). Ce

    mouvement trouve ses origines dans les transformations structurelles du capitalisme partir

    des annes 1970 : libralisation des marchs financiers, globalisation et apparition dacteurs

    financiers de grande taille (fonds de pension, fonds dinvestissement).

    Ces transformations sont associes, au niveau intellectuel, une thorie critique du

    managrialisme des firmes, porte notamment par les thoriciens de lagence en conomie

    (Fama et Jensen, 1983 ; Jensen, 1986, 2010 ; Jensen et Meckling, 1976). Ces thoriciens

    reprennent et prolongent lide dune divergence fondamentale dobjectifs entre dirigeants et

    actionnaires (Berle et Means, 1991 [1932]) selon eux prjudiciable lactionnaire auquel un

    droit de proprit7 donnerait le droit de dfinir lorientation de la stratgie de lentreprise vers

    la seule production de profit pour lactionnaire. Ces critiques appellent inciter les dirigeants

    crer de la valeur pour lactionnaire, quitte en faire leur unique responsabilit sociale ,

    pour reprendre la formule fameuse de M. Friedman (1970).

    La financiarisation de la firme sincarne dans un certain nombre doutils supposs

    assurer la cration de valeur pour lactionnaire (rmunration des dirigeants indexs sur le

    cours de laction, adoption doutils financiers telle lEVA (Economic Value Added) (Lordon,

    2000)), de faire crotre le cours de laction (politiques de rachat daction) ou permettant de

    satisfaire les attentes actionnariales (recentrage sur le cur de mtier (Zuckerman, 2000)).

    Cette remise en cause de la position des dirigeants et laffirmation du pouvoir actionnarial a

    profondment transform les capitalismes occidentaux, commencer par les Etats-Unis

    (Useem, 1999).

    Les travaux sur la financiarisation ont montr les effets ngatifs quelle pouvait avoir

    sur la situation des salaris, les relations sociales (Ezzamel, Willmott et Worthington, 2004),

    le travail (Gomez, 2013) voire sur la sant conomique des firmes (par exemple: Benquet et

    Durand, 2016). A lintrieur de la firme, la financiarisation est gnralement apprhende au

    7 Lide que lentreprise appartiendrait ses actionnaires et ses implications en termes de rpartition du profit et

    de relations de pouvoir est critique par plusieurs travaux rcents, en droit, en histoire ou en sciences de gestion

    (Ciepley, 2013 ; Segrestin et Hatchuel, 2012).

  • Introduction

    22 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    travers de la monte des acteurs financiers directeurs financiers, contrleurs de gestion

    (Fligstein, 1987 ; Fligstein et Shin, 2007 ; Zorn, 2004) notamment lors de luttes entre ces

    professions et dautres tels les ingnieurs, la fois pour les postes de pouvoir et pour la

    dfinition des orientations de la firme (Armstrong, 1985 ; Kdtler et Sperling, 2002 ; Morales

    et Pezet, 2010).

    La financiarisation comme affirmation du pouvoir actionnarial sur la firme (Davis et

    Thompson, 1994) tend en principe faire chapper le pouvoir de dcision des mains dun

    dirigeant devenant lagent des investisseurs institutionnels. Lentreprise rduite au rang dactif

    financier valu par des analystes financiers et manipul par des investisseurs institutionnels

    naurait alors plus de consistance durable. Le jeu du capitalisme se jouerait hors de la firme.

    Ainsi, la firme confronte la financiarisation naurait dautre choix que dorienter sa

    stratgie et sa structure vers la production de valeur pour les actionnaires, les dirigeants tant

    soumis une valuation prcise et menaante (Davis et Stout, 1992) des actionnaires

    directement pour les investisseurs institutionnels, ou indirectement via le cours de laction sur

    les marchs financiers. Lalternative serait uniquement entre une soumission univoque ou une

    rsistance plus ou moins voue terme lchec.

    La diffusion des principes et outils de la financiarisation nest cependant pas univoque

    et donne lieu de multiples arrangements, la fois au sein de la firme (Froud et al., 2000 ;

    Lordon, 2000) et au sein de chaque forme nationale de capitalisme. Des travaux ont montr

    des formes de rsistances et dcouplages face une financiarisation originaire des Etats-Unis

    (Fiss et Zajac, 2004 ; Westphal et Zajac, 1998), ou les spcificits dune financiarisation la

    franaise insre dans le temps long du capitalisme franais (Foureault, 2014 ; Franois et

    Lemercier, 2014). Plusieurs travaux ont par ailleurs profondment discut lide

    dune victoire actionnariale aux dpens des dirigeants, que ce soit en notant leur adoption

    trs partielle et leur profit des prceptes de la valeur actionnariale (Dobbin et Jung, 2010) ou

    en suggrant une transformation ou une conversion des lites managriale plutt quune

    dfaite (Franois, Lemercier et Reverdy, 2015).

    Externalisation et entreprise-rseau : abolition des frontires de lentreprise.

    Le fait que les frontires de lorganisation soient par dfinition poreuses nest pas une

    ide nouvelle (Crozier et Friedberg, 1977) : P. Selznick (2011 [1949]) montrait les

    mcanismes de cooptations entre lorganisation et son environnement dans lAmrique du

    New Deal. Les transformations de lconomie depuis les annes 1970 ont cependant

  • Introduction

    23 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    radicalement modifi la question des frontires de la firme par une externalisation forte de

    nombreuses activits, la fois annexes mais aussi centrales dans le processus de production.

    Lexternalisation est un phnomne largement document. Elle peut prendre la forme de la

    sous-traitance dactivits logistiques diverses, mais aussi dune dsintgration verticale (Piore

    et Sabel, 1989) par la cession dactivits amont ou aval dans la chane de valeur, ou encore la

    dsintgration des formes conglomrales dentreprises diversifies. Ce phnomne est la

    fois issu de recherches de flexibilisation de lactivit, de rduction des cots (conomies

    dchelle, rduction des salaires rels et des avantages des salaris par lexternalisation)

    mais aussi de pressions des analystes financiers pour simplifier la gestion de portefeuilles

    dactifs (Fligstein et Shin, 2007 ; Zuckerman, 2000). Cette externalisation se prolonge

    jusquaux activits de recherche et dveloppement sous la forme de sous-traitance dtude8 et

    prend une dimension de dsintgration territoriale par la sous-traitance internationale (Berger,

    2006).

    Les relations de sous-traitance et de partenariat, horizontales ou verticales, se sont

    dveloppes et complexifies. Les structures en rseau dentreprises et le mode dorganisation

    et de relations que cela implique ont t largement tudies (DiMaggio, 2003 ; Mariotti,

    2005 ; Podolny et Page, 1998 ; Powell, 1989), de mme que des formes intermdiaires, semi-

    intgres, comme le groupement daffaire (Granovetter, 1994) ou des modes de

    cooptition entre firmes la fois rivales et partenaires (Brandenburger et Nalebuff, 1997 ;

    Lazega, 2009 ; Roy, Yami et Koenig, 2010). Cette dsintgration de lentreprise, qui fait

    cho, nous rappelle P. Franois, la dconstruction thorique de lorganisation en action

    organise par E. Friedberg (Franois, 2008a ; Friedberg, 1993), laisse penser la disparition

    de la firme institution au profit de modes dorganisation plus souples, plus flexibles, plus

    dcentraliss entre des entits plus petites et spcialises. Une vision idale de ces

    transformations peut tre trouve chez P. Veltz (2008, p. 253) :

    Si lon pousse lextrme la logique de lexternalisation des tches et de leur

    intgration au sein de rseaux ouverts, la forme entreprise elle-mme finit par se

    dissoudre. Une nouvelle forme se profile : celle dune nbuleuse de contributeurs,

    stables ou phmres, qui ajoutent leur pierre un difice commun en

    saffranchissant des contraintes traditionnelles despace, de temps et

    dorganisation.

    8 Cela fait par ailleurs passer ces activits de R&D de lindustrie aux services, participant un peu artificiellement

    dune transformation macro-conomique largement commente : le passage une conomie de service.

  • Introduction

    24 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    Dun point de vue technique, ces transformations sexpriment sous la forme dune

    modularisation croissante des produits, cest--dire leur dcoupage en fonctions les plus

    indpendantes possibles entre lesquelles sont dfinies des interfaces stables et qui peuvent par

    consquent voluer sparment au sein de diffrentes entreprises industrielles (Ulrich, 1995).

    La littrature sur la modularisation pose la question du sens lui donner (Frigant, 2005) :

    mode de gouvernement organisationnel et technique de systmes rticulaires relativement

    stabiliss (Mariotti, 2005) ou march gnralis comme mode dorganisation industriel

    mergent ? Dans tous les cas, la modularisation pose la question de la dsintgration de la

    firme intgre. La position des entreprises sous-traitantes, notamment celle des plus grands

    quipementiers, sen trouve elle-mme modifie, dans des chanes de sous-traitances qui en

    positionnent certaines des position de pivots dans les rseaux productifs (Kechidi et Talbot,

    2014 ; Mazaud, 2006).

    Quon la prenne comme la victoire de la forme marchande sur la forme hirarchique,

    pour reprendre la dichotomie dO. Williamson (1975) ou, plus finement, comme lmergence

    ou plutt le dveloppement de multiples formes hybrides tournant autour de la notion de

    rseau (Powell, 1989), cette transformation des systmes productifs tend dissoudre la

    firme dans son environnement. Ainsi, la question de lintgration interne de lentreprise

    deviendrait caduque puisque lenjeu central des organisations industrielles serait avant tout de

    savoir coordonner des activits dans des rseaux mouvants et au moins partiellement

    marchands.

    Dcentralisation et individualisation : lentreprise dsintgre.

    La troisime grande transformation des firmes se situe lintrieur, par une

    dcentralisation et une individualisation accrues qui limitent les possibilits dintgration

    sociale en leur sein. Lindividualisation des carrires par les dispositifs de gestion des

    ressources humaines a t largement renseign, critiqu et nuanc par la littrature (par

    exemple: Courpasson, 2000 ; Hatzfeld, 2004). Le passage de la notion de qualification

    ngocie et objective celle de comptences individualises et difficiles valuer a

    notamment t analyse comme une ambition de transformation des relations de travail en

    entreprise (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997 ; Lichtenberger, 2011 ; Paradeise et

    Lichtenberger, 2001 ; Reynaud, 2001). Il en va de mme pour la transformation des modes de

    rmunration vers plus de part variable, ou encore des valuations et modes de slection

    individualiss (Braun, paratre). Ces processus dindividualisation induisent un

  • Introduction

    25 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    affaiblissement des possibilits daction collective des salaris et dexprience subjective

    partage. Tous ces changements dans le mode de gestion des hommes dans les entreprises

    conjoints avec un clatement de lespace physique de travail dans lentreprise touchent tant

    les entreprises prives que les entreprises publiques, qui utilisent largement le vocabulaire de

    la modernisation (Linhart, 2010 ; Tixier, 2002).

    Cet ensemble de transformations des dispositifs de gestion des ressources humaines

    sest accompagn dun affaiblissement des partenaires sociaux et dune remise en cause du

    compromis fordien avec la valorisation du contrat comme espace de ngociation aux dpens

    de la ngociation collective (Lallement, 2006). La combinaison de cette remise en question du

    salariat et dune forme trs pousse dentreprise rseau prend la forme dentreprises

    construites comme des rseaux de travailleurs indpendants en fait trs contraints, sur le

    modle de lentreprise de transport de personnes Uber. Ces transformations interrogent

    lavenir de la socit salariale (Castel, 1999) dont la forme grande entreprise est une

    institution centrale.

    Outre cette individualisation des ressources humaines, la structure organisationnelle des

    grandes entreprises elle-mme a connu de profondes transformations qui entendent

    dcentraliser et autonomiser des groupes de travail et contractualis lactivit des salaris. Le

    dveloppement des organisations par projets ou matricielles (Ford et Randolph, 1992),

    lautonomisation des salaris ou la rduction du nombre de niveaux hirarchiques sont ainsi

    des faons de dmanteler des formes dintgration et de centralisation des entreprises

    fordiennes. Leur but est la fois daccrotre linnovation, de contrler les cots et de rduire

    les demandes d'arbitrage la ligne hirarchique (Galbraith, 1971, 1973 ; Garel, 2011 ; Midler,

    2004). Dans la fabrication, ces transformations ont pris la forme du toyotisme ou du lean

    management (Ohno, 1988 ; Ughetto, 2012 ; Womack, Jones et Roos, 2007).

    Lampleur des changements est discutable, que ce soit du fait de leur dimension

    discursive et des multiples adaptations auxquelles le toyotisme donne lieu (Jullien et Pardi,

    2015 ; Pardi, 2005, 2007) ou aux dynamiques de bureaucratisation de la gestion par projets

    (Burlet, 2008). Ces diffrentes transformations tendent cependant atomiser lorganisation en

    cellules plus ou moins autonomes et finies dans le temps de salaris circulant dun projet

    lautre. Elles entendent par ailleurs faire entrer le client dans lorganisation pour en faire un

    prescripteur et rgulateur direct de lactivit de travail au travers dune dimension de service

  • Introduction

    26 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    gnralise (Ferreras, 2007) La comptabilit analytique, pas sa capacit contrler les cots

    et bnfices jusqu un grain trs fin de lorganisation participe de ce phnomne.

    Une littrature sociologique clate.

    Comme en rponse cette situation, la littrature sociologique sur lentreprise est

    singulirement clate. Ce niveau mso danalyse, entre capitalisme et atelier, est souvent

    problmatique. Les annes 1980 ont vu la tentative de R. Sainsaulieu et D. Segrestin

    (Sainsaulieu, 1992 ; Sainsaulieu et Segrestin, 1986) de construire une sociologie de

    lentreprise comme institution et lieu de socialisation, tentative rendue problmatique par ces

    transformations brutales des firmes (financiarisation, individualisation, prcarisation de

    lemploi, externalisation) et par sa relative euphmisation des rapports de pouvoir en leur sein.

    Depuis lors la firme est aborde de manire fragmentaire par la sociologie qui semble mme

    parfois avoir externalis cet objet aux sciences de gestion.

    Lentreprise est souvent traite de manire latrale ou partielle. La sociologie du travail

    analyse les transformations de lactivit de travail dans lentreprise contemporaine (par

    exemple: Bidet, 2011 ; Ferreras, 2007 ; Lallement, 2007). La sociologie du travail, qui

    alimente ce travail de thse, notamment pour comprendre comment volue le travail des

    ingnieurs de dveloppement dans des organisations complexes et changeantes, tend

    prendre une chelle plus micro que lentreprise, quitte larticuler des changements macro

    du salariat ou du capitalisme, plus larges que lentreprise elle-mme. La sociologie des

    professions (Abbott, 1988 ; Champy, 2012 ; Demazires et Gada, 2009), prenant comme

    objet une forme conomique par dfinition distincte de lentreprise et rsolument transversale

    aux organisations, ne sintresse que marginalement lentreprise et la faon dont elle peut

    sarticuler un groupe professionnel, mme lorsquelle sintresse spcifiquement la

    profession dingnieurs, pourtant rsolument ancre dans les entreprises au contraire de

    certaines professions librales (Bouffartigue et Gada, 1997 ; Duprez, Grelon et Marry, 1991 ;

    Grelon, 1993).

    De son ct, la sociologie conomique se focalise sur les dispositifs marchands et sur la

    construction sociale des marchs (Steiner et Vatin, 2013), tendant suivre le tropisme

    conomique faisant de la firme ou de ses salaris un agent ou un acteur sur un march plus

    quun objet de recherche en soi. La sociologie noinstitutionnaliste dorigine nord-amricaine

    (DiMaggio et Powell, 1983 ; Fligstein, 1990 ; Thornton et Ocasio, 2008) prend elle aussi

    comme objet un espace plus large que lentreprise le champ organisationnel et les

  • Introduction

    27 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    institutions qui sy diffusent. Elle permet de prendre en compte la varit des logiques

    institutionnelles qui se diffusent dans le champ organisationnel dont fait partie lentreprise.

    Cependant, mme lorsquelle montre comment une mme institution est diffremment

    adapte dans des contextes locaux diffrents (Lounsbury, 2007), elle ne prend pas les logiques

    internes lentreprise comme objet de recherche.

    La sociologie des organisations de son ct, aprs une dconstruction radicale de

    lorganisation formelle (Friedberg, 1993), a peu cherch rcemment prendre lentreprise et

    ses mcanismes dintgration et de rgulation internes comme objet de recherche. Par ailleurs,

    la sociologie des organisations tudie peu la trajectoire et la stratgie des firmes, se

    concentrant plus sur les mcanismes de pouvoir et de ngociation interne (Crozier et

    Friedberg, 1977). Les travaux sur les lites patronales (Comet et Finez, 2010 ; Dudouet et

    Joly, 2010), de leur ct, sils permettent de mieux comprendre les trajectoires et

    caractristiques sociales de dirigeants, nentrent pas rellement dans ce que cela fait aux

    entreprises que ces individus dirigent, mme lorsquils sattachent le lier aux

    transformations profondes du capitalisme (Franois et Lemercier, 2014).

    Lorsquil sagit de regarder les mcanismes dorganisation internes de lentreprise, ce

    qui y intgre et rgule lactivit et fait le lien entre un mode de dcision stratgique et

    lorganisation concrte du travail, la sociologie de la gestion a tudi trs finement le mode de

    construction, lappropriation et lutilisation doutils de gestion (Berry, 1983 ; Boussard, 2008 ;

    Chiapello et Gilbert, 2013 ; Dujarier, 2015) et la sociologie des relations professionnelles

    comment se reconfigurent les syndicats et la conflictualit dans les entreprises (Bevort et

    Jobert, 2011). Cependant, en se focalisant sur des dispositifs gestionnaires ou sur la

    ngociation collective, ces travaux ne rendent pas tout fait compte de dynamiques

    organisationnelles qui ne sincarnent que partiellement dans des outils et dans les relations

    sociales institutionnalises.

    2. La sociologie dune entreprise.

    La littrature propose donc une vision trs clate de lentreprise en mme temps que la

    perspective dune dsintgration profonde de cette forme conomique9. On observe un triple

    mouvement de dsintgration des firmes : dcision stratgique accapare par des acteurs

    9 Cette thse se positionne ainsi dans une perspective morphologique (Franois, 2008a) : la firme est une

    forme conomique, distincte du march ou de la profession, tudier en soi, au travers de ses modalits

    dintgration et de coordination centralise.

  • Introduction

    28 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    financiers, dcisions oprationnelles dcentralises au plus bas dune entreprise sans unit

    daction et de commandement, frontires de la firme rendues rsolument mouvantes par

    lexternalisation et la recomposition permanente dune entreprise rduite un agrgat dactifs

    financiers. Or, comme J.-C. Thoenig (1998) le notait dans une critique de la dconstruction de

    lorganisation formelle comme objet par E. Friedberg, lorganisation a une dynamique propre

    du fait de son intgration et de ses mcanismes dautorit et de rgulation plus forts que

    dautres formes sociales. Avant de conclure la mort clinique de cette institution centrale du

    capitalisme du 20e sicle, loue pour sa rationalit par M. Weber ou A. Chandler, cette thse

    entend tudier la manire dont, dans un tel contexte, des dirigeants, des managers et des

    salaris produisent et actualisent lintgration dans une entreprise.

    Interroger la dialectique intgration/fragmentation plusieurs niveaux de lentreprise.

    Non seulement la grande entreprise na pas disparu du champ conomique, mais elle a

    d se transformer en rponse ces volutions profondes de son environnement et des logiques

    institutionnelles qui la traversent. En admettant la persistance de lentreprise comme

    institution conomique, ses transformations contemporaines amnent se poser la question de

    ses fondements institutionnels et politiques10

    . Comment sy prennent des dirigeants pour

    intgrer une entreprise confronte de multiples forces centrifuges ? Comment construisent-

    ils un ordre social dans une firme traverse par de violents conflits ? Comment construisent-

    ils sa stratgie, ses frontires et son unit interne ? Et comment cette intgration est-elle

    ensuite mise en uvre dans lorganisation et le travail ? Comment est-elle approprie ou non

    par les salaris ?

    Pour tudier la mtamorphose dun gant (Tixier et al., 2004), je propose dans cette

    thse un regard micro deux niveaux, centr sur les structures et dynamiques

    organisationnelles, qui permet dinterroger les dynamiques dintgration et de transformation

    des entreprises. Fonde essentiellement sur une approche de sociologie des organisations et de

    sociologie conomique, elle emprunte dautres champs de littrature : sociologie du travail

    et sociologie de la gestion. En sappuyant sur ces diffrentes littratures, elle regarde

    comment diffrents niveaux de lorganisation sarticulent des logiques la fois endognes et

    10

    Plusieurs recherches rcentes posent cette question dans une perspective programmatique et normative : les

    propositions dI. Ferreras (2012) sur le bicamralisme en entreprise ou les travaux du collge des Bernardins et

    du Centre de Gestion Scientifique de lEcole des Mines (Segrestin et al., 2014 ; Segrestin et Hatchuel, 2012).

  • Introduction

    29 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    exognes, et comment ces diffrents niveaux sarticulent entre eux11

    . Elle cherche articuler

    dans un cas monographique ltude de la stratgie des firmes avec ltude des transformations

    du travail et des organisations.

    Le premier niveau danalyse est celui de la direction : comment est construite une

    entreprise par les dirigeants, en tension entre organisation interne de lentreprise, champ

    organisationnel marchand, Etat et marchs financiers ? Comment les dirigeants produisent-ils

    de lintgration dans une entreprise ne dune fusion conflictuelle ? Le second niveau

    danalyse est celui dune entit lintrieur de lentreprise : comment ce travail

    organisationnel pour intgrer une entreprise est mis en uvre et appropri au sein de

    lorganisation et dans le travail des salaris ? Comment est-il nouveau mis en tension avec

    ces autres transformations organisationnelles entreprise rseau, organisation par projets,

    contrle renforc des cots ?

    Par cette approche, cette thse prend le gouvernement de la firme comme objet

    danalyse, et non comme une donne exogne dans ltude du travail. Comme le notaient M.

    Bauer et E. Cohen (1981, p. 29) en appelant tudier la spcificit du groupe industriel

    comme acteur conomique mais aussi sociopolitique :

    Nul ne peut contester quune entreprise soit une machine faire du profit : les

    dirigeants eux-mmes sen vantent. Mais la nature des choix oprs, souvent

    irrversibles, pse aussi dun poids considrable sur la transformation de notre

    socit. Enfermer le dbat sur le groupe industriel, quil ait pour nom entreprise

    multinationale, monopole ou conglomrat, dans une problmatique de profit, ou pire

    encore daccumulation de largent, cest participer un effort de dissimulation des

    ressorts du pouvoir et de la puissance du groupe industriel

    En interrogeant les dynamiques dintgration organisationnelles deux niveaux la

    direction et une division oprationnelle cette recherche ambitionne de proposer la sociologie

    dune entreprise. Le propos nest pas alors daffirmer une cohrence, une logique unifie ou

    dominante, ou une culture dentreprise au sein de la firme mais plutt de regarder

    comment sy prennent des dirigeants, des managers et des salaris pour intgrer la firme par

    des moyens organisationnels et idologiques. Ce travail dintgration est en permanente

    tension car ces diffrents acteurs affrontent et cherchent construire dautres logiques, parfois

    11

    Cette approche plusieurs niveaux est rare dans la littrature, hors sociologie de la gestion. On peut

    nanmoins citer le travail de M. Benquet (2013 ; Benquet et Durand, 2016) sur la grande distribution, cependant

    centr sur le travail des caissiers et les syndicats et une critique de lincarnation de la financiarisation.

  • Introduction

    30 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    absolument orthogonales avec une possible intgration de la firme (entreprise-rseau,

    organisation par projets, tendance la financiarisation). Ces tensions en soit sont un objet

    danalyse que cette thse propose dtudier.

    La notion dintgration, ici applique au cas de la firme, est au cur de la rflexion

    sociologique. E. Durkheim (2013a [1893], 2013b [1897]) en a fait un des fondements du

    social, tout en indiquant que la division du travail produit de lintgration sociale par une

    solidarit organique . A une chelle plus modeste, dans une organisation, la question de la

    division du travail et de la faon dont elle produit de lintgration ou de la fragmentation est

    une interrogation transversale cette thse sur la construction dune entreprise. E. Ben Rafal

    (2005, p. 363) propose une dfinition parcimonieuse de lide dintgration en sociologie :

    La notion dintgration dsigne les processus contrle formel ou informel,

    socialisation et rites publics par lesquels les individus aussi bien que les institutions

    dune mme entit sociale sont amens se comporter de manire convergente.

    Il loppose ensuite un certain nombre dantonymes : incohrence, exclusion,

    fragmentation et parpillement. A lchelle dune entit sociale quest lentreprise, je vais

    chercher comprendre comment, confronts des forces centrifuges et des logiques multiples

    qui poussent la fragmentation et lincohrence les acteurs dirigeants, managers,

    salaris produisent et sappuient sur des structures et des reprsentations partages pour

    intgrer lorganisation. Intgrer signifie donc faire converger les diffrentes entits et acteurs

    dans lorganisation, que ce soit en stabilisant des frontires, en produisant de

    linterdpendance, en alimentant des imaginaires partags. Lintgration y merge par la

    rencontre dune stratgie dacteurs et de structures et reprsentations potentiellement

    intgratives.

    La fusion, moment de crise entre conflit et intgration.

    Pour tudier comment des dirigeants construisent une entreprise, et comment cette

    construction est au cur de tensions entre diffrentes logiques, une fusion dentreprises est un

    moment rvlateur o se pose la question de lintgration sociale et du pilotage des

    organisations. Une fusion permet dobserver la fois comment des dirigeants construisent et

    intgrent la firme partir dlments disparates, au sommet et dans lorganisation, et

    comment se construisent diffrents niveaux des frontires et un verrouillage de ces

    frontires. Assurer lintgration, la coopration et la coordination du travail dans une

    organisation ne du regroupement dentreprises aux trajectoires, aux contraintes, aux

  • Introduction

    31 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    structures organisationnelles diffrentes implique de mettre en uvre des stratgies de

    transformation et des processus sociaux qui questionnent en profondeur le fonctionnement des

    firmes. Une fusion non seulement implique des transformations mais elle est aussi loccasion

    de mettre au jour et de comparer des fonctionnements organisationnels, des reprsentations

    plus ou moins partages. Cest donc une forme de laboratoire de lintgration

    organisationnelle.

    Cependant, au-del de sa dimension dobservatoire privilgi de lintgration, la fusion

    a son conomie propre. La fusion qui a donn naissance Safran a ouvert une priode

    minemment conflictuelle (cf. chapitre 1), que laction de la direction a ensuite cherch

    dpasser. La fusion enclenche une dynamique qui sapparente une crise politique lchelle

    de la firme. Cest un moment de construction conflictuelle dun ordre social. Cette dynamique

    de transformations et de luttes loccasion des crises politiques est appele par M. Dobry

    (2009) une conjonctures fluides . Ce sont des moments de remise en cause de lordre

    ancien et dincertitude structurelle profonde. Dobry explique comment les priodes de crises

    politiques expriment la plasticit des systmes complexes que sont les grandes structures

    politiques. A lchelle de la firme, la fusion est un moment politique, qui institue un nouvel

    ordre social. Des options et stratgies divergentes ainsi que des ambitions personnelles

    sexpriment et entrent en lutte lors de la construction de ce nouvel ordre, de cette nouvelle

    structure dintgration. Comment des dirigeants parviennent-ils intgrer une entreprise aprs

    de pareils conflits ?

    La littrature en sciences de gestion est trs abondante sur les fusions. Parmi les travaux

    classiques, on peut citer le modle de D. Jemison et P. Haspeslagh (1991) centr sur le

    processus de fusion, avec un modle par tapes depuis lide de la fusion, puis sa justification

    et lintgration. Ce modle abstrait et thorique tend ignorer les ttonnements et itrations au

    cur du travail dintgration. Lautre grand type danalyse sur les fusions plus compatible

    avec une thse en sociologie est celui de A. Nahavandi et A. Malekzadeh (1988) qui se

    concentre sur la manire dont les organisations fusionnent partir de lide

    dacculturation 12

    . Nonobstant son attachement au terme sociologiquement problmatique

    de culture (cf. chapitre 8), leur modle propose une typologie dintgrations en fonction de

    lintrt des synergies exploitables dans la fusion et de limportance de maintenir une relative

    autonomie pour les parties du nouvel ensemble. Ce type dinterrogation renvoie aux travaux

    12

    Pour une revue de littrature sur la question de la socialisation post-fusion en sciences de gestions, voir par

    exemple (Leroy, 2001).

  • Introduction

    32 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    sur la contingence structurelle des organisations, notamment le livre classique de P. Lawrence

    et J. Lorsch (1994 [1967]) qui affirme un ncessaire arbitrage entre intgration et

    diffrenciation au sein des entreprises en fonction du type denvironnement auquel elles sont

    confrontes.

    Cette littrature trs prolifique tend prsupposer lobjet entreprise mais surtout

    peu y interroger les conflits et sadresser implicitement aux dirigeants dans une perspective

    rationaliste. Parler de types dintgration en fonction dun certain nombre de contraintes

    objectives tend ignorer la fois les luttes internes et externes pour la dfinition de

    lentreprise, de sa stratgie et de ses frontires, mais aussi la varit des logiques

    conomiques, organisationnelles et politiques qui sarticulent dans la firme.

    Les travaux de P. Monin et E. Vaara proposent, partir dtudes empiriques riches, une

    analyse fine des jeux politiques des directions dans les fusions (Monin et al., 2013 ; Monin et

    Vaara, 2005, 2008 ; Vaara, 2002). Ils montrent notamment limportance de la gestion de

    rythmes complexes dans les processus de fusion, des dimensions discursives et de

    sensegiving et limportance des enjeux de justice procdurale dans les fusions. Ils

    critiquent par ailleurs lusage des synergies comme justification conomique des fusions

    en montrant leur usage politique et discursif. Outre leur plonge fine dans des fusions

    complexes, ces travaux montrent limportance des dimensions sociologiques et politiques

    dans les fusions, en plus des enjeux conomiques de cration de valeur , de synergies ou

    defficacit. Dans une perspective proche, E. Rigaud (2009) montre une dialectique, une

    oscillation interminable entre mutualisation et autonomie des marques aprs la fusion entre

    Peugeot et Citron, bien loigne de la proposition simple dun processus fini dans le temps.

    3. Safran et Safran Electronics.

    Pour observer les dynamiques dintgration et de fragmentation de lentreprise,

    lapproche retenue dans cette thse repose sur la monographie dun groupe industriel dans sa

    priode dintgration post-fusion. Le groupe Safran, quipementier aronautique et de

    dfense, est tudi au niveau de sa direction et dune division de recherche et dveloppement

    sur une dizaine dannes suivant sa cration par fusion de Sagem et Snecma en 2005.

    Russite inespre dune fusion, excellents rsultats financiers, succs technologiques

    et commerciaux, recrutements et ouvertures dusines y compris en France : lhistoire rcente

    du groupe Safran apparat comme une success story industrielle atypique dans un paysage

    industriel franais dprim. Safran est un groupe industriel daronautique et de dfense du

  • Introduction

    33 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    CAC40, n en 2005 de la fusion du groupe public Snecma et de la socit Sagem13

    .

    Lindustrie aronautique est le premier poste dexcdent commercial de la France14

    ,

    reprsentant 39 Md de chiffre daffaire consolid dont 32 Md lexport en 2014. Elle

    reprsente 180 000 salaris en France en 2014 dont 43% dingnieurs et cadres15

    . Un ditorial

    du magazine conomique lUsine Nouvelle parle mme des devoirs d'une industrie leader

    (4 avril 2012) propos de laronautique, remplaant lautomobile comme modle de

    lindustrie en France. Outre Airbus Group et Dassault, Safran, Thals et Zodiac sont des

    quipementiers majeurs, tandis que tout un ensemble de PME travaillent pour ces firmes

    donneuses dordre, notamment en Ile-de-France, Midi Pyrnes et Aquitaine.

    Cest donc une industrie majeure en France, la fois importante en volume de chiffre

    daffaire, en nombre de salaris et pour la place quelle a pris au sein des reprsentations

    conomiques dans un contexte de politique conomique et discours patronaux mettant

    laccent sur linnovation. Le groupe Safran, avec 15 Md de chiffre daffaire et 69 000

    salaris dans la monde est un des gros acteurs du secteur en France, aprs Airbus Group,

    devant Thals ou Zodiac. Le Groupe produit divers quipements et systmes aronautiques,

    mais aussi de dfense et de scurit : moteurs davions et dhlicoptres, trains datterrissages

    et freins, lectronique embarque, cblages, nacelles de moteurs, drones, systmes de

    navigation, quipements biomtriques et de dtection

    Safran est n dune fusion aux motivations avant tout politiques et financires. En effet,

    le Ministre de lEconomie et des Finances a soutenu le projet, propos par les dirigeants des

    deux entreprises, qui impliquait la privatisation dun groupe public Snecma par la fusion

    avec une socit prive Sagem car il permettait de protger ces deux entreprises

    stratgiques et de haute technologie, mais de taille moyenne, dun potentiel rachat. Cette

    fusion a t abondamment commente comme voue lchec16

    et les deux premires annes

    dexistence du Groupe ont t marques par de violents conflits qui ont t suivis, partir de

    2008 par une suite dannes de croissance que ce soit en croissance du chiffre daffaires, des

    rsultats nets, des commandes ou des effectifs. La priode 2007-2015 a t marque par ces

    succs sous la direction dun PDG issu de Snecma et du corps de larmement, Jean-Paul

    Herteman. Safran est aujourdhui largement considr, la fois par les acteurs politiques,

    13

    Lhistoire de ces deux entits et de leur fusion est dtaille au chapitre 1. 14

    Les chiffres du commerce extrieur, anne 2015 , Ministre des Finances et des Comptes Publics. 15

    Chiffres du GIFAS (Groupement des Industries Aronautiques et Spatiales). Le CA consolid exclut le

    chiffre daffaires ralis entre entreprises de lindustrie aronautique franaise. 16

    Lexpression mariage de la carpe et du lapin a alors t largement utilise dans la presse conomique.

  • Introduction

    34 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    financiers et en interne comme un succs conomique et industriel. Cest cette trajectoire que

    je propose danalyser, avec une tude prcise au niveau dune division de recherche et

    dveloppement en lectronique, Safran Electronics, cre en 2009. Cette division est la

    concrtisation par une logique industrielle et technologique de lintgration du Groupe par

    une stratgie technologique et innovante centre sur lavion plus lectrique , cest--dire la

    gnralisation de systmes de contrle et de commande lectriques sur les avions. Cette

    division de sept cents personnes17

    regroupe au sein de Sagem des quipes dlectroniciens et

    dinformaticiens issus de plusieurs socits du Groupe, offrant ainsi une mise en abyme de

    lintgration du Groupe en mme temps quelle en est un des premiers dispositifs

    organisationnels dimportance.

    Mthode : faire merger largument par la densit monographique.

    Largument de cette thse, lintgration dune firme par un capitalisme dingnieurs en

    tension avec la complexit de logiques centrifuges, conflictuelles et htrognes, est

    directement issu du mode denqute utilis. En dpit des classiques limites notamment en

    termes de gnralisation et de monte en thorie de ltude de cas, la description dense

    dune monographie permet de donner voir non pas une logique simple mais des logiques en

    tension dans un mme espace social. Comme largumente de manire image E. Le Roy

    Ladurie dans sa magistrale tude dun village occitan au dbut du 14e sicle :

    Les analyses monographiques parviennent discerner ce phnomne, infime quant

    lchelle, capital quant aux structures fines de la socit. Montaillou nest quune

    goutte deau, dans une flaque plutt nausabonde. Grce lusage dune

    documentation grossissante, cette goutte deau devient, pour lhistoire, un petit

    univers : au microscope, on y voit nager les infusoires. (Le Roy Ladurie, 1982,

    p. 418)

    La combinaison dentretiens et dethnographie longue a permis de mettre au jour deux

    donnes fondamentales du fonctionnement de Safran : la centralit et lomniprsence de la

    technique et de limaginaire dingnieurs ; et la radicale complexit de lorganisation.

    17

    La division a dabord compt un peu plus de 1000 personnes dont une partie de fabrication, puis, suite une

    rorganisation deux ans plus tard, environ 700 de R&D et rparation.

  • Introduction

    35 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    1. Une monographie de lintrieur.

    Comment entrer dans lentreprise, le laboratoire secret de la production, sur la porte

    duquel il est crit : No admittance except on business , selon la formule de K. Marx18

    ? Les

    grandes entreprises restent des lieux relativement clos, dont laccs est difficile a fortiori

    quand elles travaillent, entre autres, dans le domaine de la dfense19

    . Une prsence de longue

    dure, avec un regard endogne, permet daccder au fonctionnement interne et une certaine

    ralit sociale, y compris vcue subjectivement par lethnographie. Une entre interne

    lentreprise est, par la proximit au terrain quelle permet, le seul moyen de voir et mme

    dprouver un certain nombre de dynamiques et didologies partages.

    Une approche monographique et ethnographique.

    Le dispositif CIFRE20

    offre un moyen ingalable dentrer dans le cur dune entreprise

    dans une dmarche rsolument ethnographique et monographique. Grce au Directeur des

    Ressources Humaines de Sagem (voir encadr), jai pu passer trois ans dans lorganisation

    mme de Safran Electronics et accumuler un matriau riche parfois trop riche pour tre

    pleinement exploit dentretiens, observations, documents internes. Jai pu dvelopper une

    intimit au terrain et exprimenter quotidiennement les enjeux dintgration du groupe Safran

    et de Safran Electronics. Cette thse en dcoule, par sa dimension ethnographique et les rcits

    la premire personne (Favret-Saada, 1985, p. 43). Elle prend plusieurs reprises la forme

    dune description dense ( thick description (Geertz, 1977)) dvnements et de parties de

    lorganisation dans lesquelles jai travaill avec la double tiquette de doctorant en sociologie

    et de charg de projets en ressources humaines.

    Encadr 1 : Le dispositif de la thse CIFRE chez Sagem.

    Cette thse a t construite grce mon recrutement en CIFRE au sein de la direction des

    ressources humaines de Sagem par le directeur des ressources humaines, Claude Mathieu, et

    son adjoint, responsable spcifiquement de Safran Electronics ( Resource Manager ), Jean-

    Louis Bonnin. Le projet de thse a t construit au cours de lhiver 2009-2010 pour un

    recrutement de trois ans chez Sagem de 2010 2013. La thse telle quelle a alors t

    construite portait spcifiquement sur lintgration de la division Safran Electronics autour

    18

    Livre 1, section 2, chapitre 6 (Marx, 2009). 19

    Safran et Safran Electronics produisent des quipements classifis confidentiel dfense . 20

    CIFRE : Convention Industrielle de Formation par la Recherche : thse cofinance par lEtat via lANRT

    (Agence Nationale de la Recherche et de la Technologie) et une organisation, ici Sagem, qui salarie le doctorant.

  • Introduction

    36 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    dune culture de mtier propre. Ce point dentre sest avr la fois trs riche et trop

    restreint. Riche car jai eu rapidement accs la hirarchie et aux salaris de Safran

    Electronics, sa vie interne, ses sminaires et groupes de travail. Safran Electronics tait un

    espace complexe, en tension et en mme temps tonnamment homogne. Cest cette double

    dimension qui a aliment ma rflexion. Mais cet espace sest avr trop troit, mon sens,

    pour embrasser les problmatiques que jy percevais et ma amen dpasser largement ce

    cadre de dpart en llargissant la question de lintgration du groupe Safran en allant

    confronter ce matriau fin que javais accumul des entretiens au niveau de la direction.

    Dans le cadre de ma CIFRE, jtais charg de deux ensembles dactivits. Jassurais de faon

    autonome mes recherches (entretiens, participations des sminaires, etc.) avec un accs au

    terrain rengocier au cas par cas avec les directeurs des diffrentes entits, mais

    gnralement rendu ais par la connaissance que javais de lensemble du management de la

    division. Jai ce titre fourni mes interlocuteurs plusieurs restitutions et rapports.

    Par ailleurs, jai assur, surtout pendant les 18 premiers mois de mon contrat, des activits de

    gestion de ressources humaines21

    , ce qui me permettait dtre prsent lessentiel des

    runions RH sur Safran Electronics. Jai particip la construction et la mise en uvre

    dun plan de monte en comptences des quipes de dveloppement logiciel, ainsi qu un

    projet de matrise des cots de structure de Sagem. Je remplissais mensuellement des

    indicateurs de gestion RH de la division. Jtais reprsentant de la direction des ressources

    humaines un groupe de travail rflchissant aux volutions de lorganisation de la division

    (cf. chap. 6). Jai t charg, avec une consultante, dun projet de pacification des relations

    de Safran Electronics avec un de ses clients internes (cf. chap. 7). Ce ddoublement

    dactivits moffrait une vision plus riche du terrain et me permettait des accs qui, sinon,

    auraient t plus difficiles puisque jtais identifi comme collgue par les managers de la

    division. Cela sest cependant avr chronophage.

    A laide dune posture rflexive, jentends tudier le cas de Safran pour clairer les

    transformations contemporaines du capitalisme franais, en appliquant un principe d tude

    de cas largi propos notamment par M. Burawoy (2003). Safran est un cas (Passeron et

    Revel, 2005) de tensions internes une entreprise en intgration et un cas de capitalisme

    dingnieurs. Ces dimensions sont venues du terrain dans une dmarche radicalement

    21

    Je suis titulaire dun master en gestion des ressources humaines.

  • Introduction

    37 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    inductive (Glaser et Strauss, 2010). Jtais chaque jour Safran, dans la Direction des

    Ressources Humaines (DRH) du sige de Sagem dans le 15e arrondissement de Paris o

    javais mon bureau ou dans les sites de Safran Electronics22

    . Je participais plusieurs fois par

    mois des runions du comit de direction de la division23

    , mais aussi des runions avec les

    syndicats (Comits dEntreprise, notamment), des sminaires runissant les responsables de

    la division, et des runions spcifiques sur diffrents sujets auxquels je participais en tant

    que RH. Je recevais par ailleurs toute la communication interne, ainsi que lensemble des

    tracts syndicaux et des faits marquants hebdomadaires de la division24

    .

    Cette dimension ethnographique nest quune partie de mon terrain, bien que la plus

    essentielle pour produire des intuitions de recherche. Jai par ailleurs fait cent soixante six

    entretiens semi-directifs auprs de techniciens, ingnieurs et responsables de Safran

    Electronics, par grappes hirarchiques, ainsi quauprs de dirigeants du Groupe et de

    fonctionnaires en charge du suivi de Safran aux Ministres des Finances (APE), des

    Transports (DGAC) et de la Dfense (DGA) (voir annexe). Ces entretiens, mens selon une

    approche danalyse stratgique des organisations (Friedberg, 1999), portaient sur le travail, les

    relations de travail, la carrire et la faon dont les interviews voyaient la cration et

    lvolution de Safran et Safran Electronics. Jai enfin fait des revues de presses systmatiques

    sur Safran et lindustrie aronautique en France, littrature grise laquelle jai ajout les

    documents de rfrence et communiqus du Groupe ainsi que des rapports produits par les

    administrations.

    Dans une telle approche ethnographique et dobservation participante, la relation du

    chercheur son terrain, son implication dans les jeux quil observe est une donne la fois

    riche et problmatique. Elle est faite dimplication et dun ncessaire dtachement, mais aussi

    parfois de tensions avec ceux qui mont recrut et esprent un retour un rythme peu

    compatible avec le temps long de la recherche. Comme lanalyse longuement J. Favret-Saada

    (1985), limplication de lethnographe sur son terrain fait que ses actes et ses paroles finissent

    par faire partie de son corpus, permettant datteindre une ralit qui sinon se drobe

    lobservateur.

    22

    Je me rendais notamment une deux fois par semaine sur le site de Massy. 23

    Sur lobservation et lanalyse fine de comits de direction voir N. Flamant (2002). 24

    Rcapitulatif des vnements de la semaine destination des managers de la division.

  • Introduction

    38 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    Le positionnement du doctorant en sociologie dans un service RH.

    Lanthropologie se pose la question du positionnement de lethnographe de manire

    extrmement pertinente, notamment en sinterrogeant sur le rle assign par le groupe

    indigne observ (Devereux, 2012 [1980] ; Favret-Saada, 1985 ; Malinowski, 1985), en

    loccurrence des ingnieurs en entreprise (Kunda, 2006). Un point mrite dtre fait sur un

    retour subjectif sur mon exprience de thse. Si la recherche-intervention a fait lobjet

    dinterrogations dj anciennes (par exemple: Uhalde, 2001), la position la fois de salari

    donc subordonn juridiquement et dapprenti chercheur donc matrisant moins de

    ressources quun chercheur confirm du doctorant CIFRE offre une configuration trs

    spcifique, et souvent difficile, de recherche en organisation (Hellec, 2014 ; Perrin-Joly,

    2010).

    Embaucher un doctorant CIFRE travaillant sur les dynamiques sociologiques et

    organisationnelles luvre dans la cration de Safran Electronics tait pour la direction des

    ressources humaines un moyen de rendre plus efficace cette fusion. Outre cet enjeu explicite,

    mon recrutement sinscrivait aussi dans des luttes de lgitimit et dans les objectifs de

    Recherche et Technologie du Groupe. En effet, une thse CIFRE en sociologie des

    organisations offrait pour la direction des ressources humaines la perspective dacqurir et de

    donner voir une expertise scientifique en sciences sociales dans une industrie domine par

    des ingnieurs et les sciences physiques. Elle participait aussi de leffort en encadrement de

    thse dun Groupe aux objectifs de recherche et dinnovation trs affirms.

    Cest ds le point de dpart de la thse que se loge la tension entre les attentes et le

    rle assigns au doctorant par ses commanditaires et son ambition de recherche

    potentiellement critique attendue notamment par son directeur de thse et son laboratoire de

    rattachement. En de mme de lenjeu dune approche critique, la dimension simplement

    analytique du travail de chercheur en sciences sociales tait un sujet de tension avec

    lentreprise financeur. Le rle qui mtait assign comme doctorant en sociologie des

    organisations mest vite apparu comme un rle dexpertise en organisation. Mes

    interlocuteurs projetaient sur moi limage du consultant. Charge moi de les aider faire

    fonctionner le changement dorganisation, danticiper les risques et de proposer des solutions.

    Si mes interlocuteurs avaient conscience du fait que je devais produire un travail universitaire

    et ne cherchaient pas interfrer dans cette dimension, la dissonance entre rgles de la

    recherche et rgles de lentreprise tait trs nette (Perrin-Joly, 2010).

  • Introduction

    39 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    Le problme pos par ma position dans lorganisation na pas tant t un problme li

    une divergence entre la demande et ma production quun problme de temporalits. La

    temporalit relativement courte du changement dorganisation tait dsynchronise avec le

    temps long de la thse et de limprgnation ethnographique dun terrain complexe. L o je

    cherchais comprendre, mintgrer dans un monde social complexe en ethnographe

    industriel, mes interlocuteurs attendaient de moi un retour et une aide la dcision immdiate

    et quelques ides simples et percutantes pour mettre en scne une expertise en sciences

    sociales. Quand bien mme jeusse produit une expertise valorisable dans lorganisation, je

    naurais pu la produire quen un temps bien plus long que les quelques mois au bout desquels

    on attendait de moi des rponses aux questions que mes interlocuteurs se posaient. La trs

    grande complexit de ce terrain, quil sagisse de la structure organisationnelle, du langage

    indigne, des produits dvelopps ou de lactivit de travail, impliquait un temps long

    amplifi par les ncessaires itrations permettant une prise de distance peu compatible avec

    les exigences immdiates dune hirarchie oprationnelle dentreprise.

    2. La technique et la complexit

    Si cette thse doit une chose lethnographie, cest la prise en compte de deux

    dimensions qui me sont apparues comme une vidence durable : la complexit de cet espace

    et la technicit des objets et du vocabulaire. Cette complexit pourra apparatre certains

    moments de la thse comme une entrave la comprhension mais il ma sembl que

    simplifier lextrme lorganisation ou les produits serait leur enlever une dimension

    essentielle. En tant que salari, jai volu dans une organisation confuse, touffue, faite

    dlments contradictoires et dacronymes obscurs. Les ingnieurs autour de moi, avec qui je

    travaillais ou que jinterrogeais taient eux-mmes confronts cette complexit25

    . Les

    rcriminations contre cet tat complexe de lorganisation sont courantes :

    On a bti la division Safran Electronics sur la grande ide de communaliser mais

    ds que cest sign cest chacun pour soi. [] On est trs nombreux avec une

    organisation segmente. Cest une organisation matricielle sur une organisation trs

    grosse, avec des difficults darbitrage. Quand un programme va mal, les autres en

    chane vont mal parce que les ressources sont mises sur celui qui va mal. [] Peu de

    gens ont une vision globale de ce qui se passe. Ce qui fonctionne cest parce que des

    individus font que a marche. Les clients sen plaignent, on ne sait pas qui aller voir.

    25

    La complexit est au demeurant largement thorise en sciences de lingnieur (voir par exemple: Eden et

    al., 2000)

  • Introduction

    40 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016

    De leur point de vue, cest indmerdable. Cest une grosse machine de guerre, a

    fonctionne pas bien. (Manager, Massy, Safran Electronics)

    Cette complexit a t le point de dpart dune analyse en termes de contradictions et

    tensions entre diffrentes logiques.

    Lautre dimension de cette exprience subjective est la technicit des discussions et

    des objets techniques. Au lieu de lvacuer comme ntant pas mon sujet, je me suis attach

    non seulement chercher comprendre du mieux que je pouvais les enjeux techniques de mes

    enquts mais aussi prendre cette centralit de la technique comme objet, dans une

    dmarche comparable celle de B. Latour dans la Vie