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UN COUP DE PIED DANS LES ÉTOILES

DU MÊME AUTEUR

Le Temps de vivre, Plon.

Autopsie d'une passion, La Table Ronde.

Le Hérisson puni, France Empire.

Le Cheval emballé, France Empire.

RENÉE SAINT-CYR

UN COUP DE PIED

DANS LES ÉTOILES

Roman

P L O N 8, rue Garancière

P A R I S

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d 'une part , que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d 'autre part , que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l 'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l 'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© L i b r a i r i e P l o n , 1988.

I S B N : 2-259-01838-6

RENÉE SAINT-CYR par

MARCEL ACHARD

Quelle plus ravissante aventure peut rêver une femme ?

Vous vous appelez Renée Lautner, vous êtes jolie, inconsciemment, à votre idée. Vous êtes un petit miracle de finesse et de grâce, mais vous ne le savez pas. On vous a dit que vous étiez jolie, mais vous êtes gentille et vous ne l'avez pas tellement cru.

Lorsqu'on vient, un jour, vous chercher pour vous dire :

« Mais dites donc, cette grâce, ce charme, cette finesse, ça n'a pas de prix, à notre époque. Voulez- vous être une grande star ? », vous hésitez un peu. Mais on ajoute, pour vous convaincre : « Nous ne vous demanderons pas seulement d'être jolie, nous vous confierons un rôle très complexe. Et vous jouerez avec le plus grand comédien de l'époque. »

Renée Lautner accepte. Et Renée Saint-Cyr joue le rôle si difficile, si nuancé (si subtil qu'il en vaut trois autres), cette femme trois fois femme de

façons si différentes, la Ginette de l'Ecole des cocottes, avec Raimu.

Après, c'est une suite ininterrompue de succès et de triomphes, de la Nuit de décembre à Pierre et Jean et à Fusillé à l'aube.

Le public s'engoue de ce personnage poétique, distingué, ravissant. Il en adore les petits gestes inachevés, les rires contenus, la finesse des demi- teintes. Il aime aussi le rire perçant de cette voix bizarre ; comique en son aigu, si douloureux en son grave. Et parce qu'elle est si jolie et si précieu- sement poétique, il adore la voir souffrir. A la condition qu'elle soit heureuse, à la fin.

Renée Saint-Cyr est sûrement la comédienne qui sait le mieux souffrir. Heureusement, elle sait aussi faire souffrir. Elle est coquette jusqu'au bout des ongles, qu'elle a acérés. Elle est aussi mille fois femme.

Cette grande star est une grande comédienne. Avec la passion de son métier.

Elle est la grâce et elle a la grâce.

M a r c e l ACHARD.

L'absence d'amour ça prend beaucoup de place.

R o m a i n GARY.

Mes livres ne sont pas des livres, mais des feuilles détachées et tombées presque au hasard sur la route de ma vie.

CHATEAUBRIAND.

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Je vis avec ces petites putes. Dès le matin, après un court engourdissement,

les yeux pleins de sommeil, je les vois entrer dans ma chambre.

Nous petit-déjeunons ensemble, je retrouve leur fraîcheur savoureuse.

Hissées sur leurs talons hauts, court vêtues, pimpantes, elles m'égayent de leur babil, me charment de leur œil de biche délicatement charbonné et qui frise un peu vers les tempes. Un regard éloquent, une démarche curieusement déhanchée, elles circulent, aguichantes, courageuses, infatigables. Elles sont poétiques.

Mais pas inattendues, je les connais par cœur. Heureusement, ces dames m'abandonnent. Je

me toilette, je sors, je m'agite. Elles, elles pensent. C'est-à-dire qu' « Erik pense ». Ces petites putes sont les personnages de son

prochain film. Elles « lui donnent du fil à retor- dre », comme dirait Adrien, la-servante-sans-grand- cœur. (En vérité, Adrien est une garce, un organe essentiel lui manque : le cœur, justement, mais

peu importe, elle ne fait partie que de la toile de fond.)

Il est exact qu'Erik sèche méchamment. Son sujet est amusant, il démarre en feu d'arti-

fice. Un feu d'artifice mouillé. Ces petites putes partent en fusée, s'enroulent,

se déroulent, flamboient. Chandelles, pétards, soleil... Je ne parviens pas à savoir quel bouquet elles nous réservent. Pour l'instant, leurs épines font souffrir Erik, c'est certain.

Un Erik qui me réserve un rôle dans cette aventure.

Celui de Mme Grossac. Oui, bien sûr, ce n'est pas très original. Cette

bonne femme fatiguée de tournois de bridge et de manifestations bien-pensantes qui, brusquement, enfourche l'Œuvre-des-jeunes-filles-repenties. Pour- quoi pas ? Il faut tout essayer. Elle en a déjà casé deux, au grand dommage de l'argenterie disparue et des serrures à changer chez les employeurs à idées larges.

Mme Grossac se ravitaille donc dans une certaine rue. Et dans le bistrot familier à ces dames, chez Loulou le Bancal, ancien souteneur recyclé, si je puis dire.

Les petites putes, la rue, le bistrot, Loulou le Bancal... Je vois le décor, les personnages. Je découvre même la Mercedes égarée de Mme Gros- sac. Je devine cette dame, elle pourrait m'amuser, me séduire avec ses extravagances, mais ces marionnettes n'ont pas encore pris de consistance, Erik ne parvient pas à les animer vers un but précis. Il en souffre.

Moi aussi.

Car je déjeune avec ces petites putes, je dîne avec ces petites putes. Elles m'étourdissent et me tiennent éveillée souvent jusqu'à trois heures du matin. En vain. Elles se dérobent, m'épuisent et rendent Erik irascible. Que faire ? Pazienza. Nous n'avons pas le choix.

Bienheureuse invasion. C'est à Jeanne et à Roger que je dois la présence

d'Erik à Neuilly. Un soir, ils sont entrés dans ma loge, au Théâtre

de la Renaissance. Roger a attaqué : — Erik a une idée de film drôlement chouette.

Je l'encourage à écrire, la Puce aussi. (La Puce, c'est Jeanne, sa femme.) Il vient casser la croûte à la maison, mais il lui manque un foyer, tu com- prends. Moi, j'ai déjà la mère de Jeanne, la fille de Jeanne, il ne me reste plus de place pour lui. Toi, Mary, tu vis seule, tu as un grand apparte- ment, si tu le faisais travailler — et toi, tu peux le faire — il nous pondrait une histoire, il est pourri de talent, tu le sais.

Je savais aussi qu'Erik avait fait à la Demeure dans ma maison, à une heure de Paris, des séjours beaucoup plus prolongés que ceux que j'avais pu moi-même lui consentir.

Erik est l'ami, le copain, l'habitué-à-Demeure. Pourquoi pas l'habitué-à-Neuilly ?

J'ai répondu : — Pourquoi pas ? Et, tout naturellement, un soir, en revenant du

théâtre, après minuit, j'ai cueilli devant un bistrot, au coin de l'avenue des Ternes, Erik et sa valoche.

Car Erik, parfaitement cultivé, affecte de s'expri- mer dans un langage qui se veut pittoresque.

Chacun choisit la forme de snobisme qu'il peut. La valoche donc, ficelée, était en carton. Le

vêtement d'Erik, avachi, était d'une tristesse ! Tant qu'à jouer les pères Noël, ne pas rater

son déguisement ; le lendemain, j'ai entraîné Erik, je l'ai habillé de pied en cap.

Il est grand, mince, naturellement élégant, la transformation a été facile. Et cette métamorphose l'a rendu joyeux.

A son arrivée, la veille au soir, je lui avais refilé mes deux pyjamas-vestes. Je porte ces vestes immenses, elles n'étaient donc pas trop ajustées sur lui. Pas davantage le vaste peignoir de bain grenat, dans lequel je disparais ; il est devenu le sien. Comme la chambre bleue, celle du fond de l'appartement, la salle de bains et le bureau voisin — propice à la cogitation — sont devenus son domaine.

Il s'y est installé facilement ; aucun heurt, aussi- tôt, il s'est senti chez lui. Et ma voiture est devenue sa voiture. Il payait l'essence, je prenais des taxis, je suis quelqu'un qui s'adapte, lui aussi.

Tout de suite, il a déclaré : — Tu sais, je te rembourserai tout ça dès que

j'aurai signé mon contrat. Ce qu'il a fait. Une réputation bien assise : je porte chance,

Erik a signé son contrat. Un film qu'il va réaliser. Plaisante fresque sati-

rique sur les courses. Une interprétation brillante, il désire que j'en fasse partie.

Ai-je dit qu'Erik est plutôt beau garçon ? Qua-

rante ans, l'œil saillant, mais rieur, une bouche mince, un sourire à peine amorcé qui ne découvre jamais les dents. Un agréable visage, une silhouette souple. Attitude, gestes harmonieux (j'y suis sen- sible).

Je le regarde. Bien carrossé, il est comestible. Mais il ne me trouble pas. Depuis si longtemps, je le considère comme un

frère. J'aimais bien sa dernière compagne, Vera. Elle, elle eût pu me troubler. Je me souviens d'un certain trajet vers la Demeure, justement. Le bras nu de Vera recherchait la chaleur du mien avec insistance. J'ai été étonnée. Je sais que je ne déplais pas aux dames. Mais je me borne à la satisfaction de l'étonnement.

Chère et jolie Vera, qu'es-tu devenue ? Je ne questionne pas Erik, je ne suis pas d'un naturel curieux.

Heureusement. Mon ami Jacques m'a appris à cultiver une certaine discrétion devant les rapports humains superficiels. Lui, il s'y vautre. Moi, je les fuis.

Que devenait-il, cet inévitable ami Jacques ? Inévitable dans ma vie, qu'il encombre d'une non- présence plus envahissante que la présence.

Eh bien, mon ami Jacques est l'homme des réactions inattendues.

L'existence d'Erik à mes côtés le stimule, il est plus attentif. Mais sans inquiétude. Il sent (il a des antennes) que notre climat, à Erik et à moi, est un climat raisonnable.

Pourtant, un soir, Erik, troublé, s'est approché. Je devine son désir à la violence de son étreinte

quand il me prend dans ses bras pour m'embrasser avec avidité... sur les deux joues.

Son corps se révèle exigeant. Nous constatons le trouble en plaisantant, nous plaisantons toujours.

— Pas de blague, tu vas détruire quelque chose de rare entre nous. Si tu veux me garder, commence par ne pas me prendre.

— Oui. Mais, si je reste ici, je vais avoir l'air d'un con.

Irréfutable. Dommage, j'aimais bien le caractère assez parti-

culier de nos rapports. Mon climat de nonne laïque n'est pas un climat.

Ma sagesse somnolente deviendrait facilement équi- voque. Est-elle faite de discipline ? Non. D'exi- gence, d'orgueil ?

Je me valorise trop à mes propres yeux.

En fait, je n'avais pas grand-chose à perdre. A gagner, pas davantage. Si Erik était satisfait dans sa vanité de mâle, je

dévalorisais mon côté Pygmalion-à-la-petite-semaine. A la fois trop ou trop peu intime avec lui,

difficile d'aplanir les contacts, nous ne sommes pas amoureux l'un de l'autre. Si peu éperdus et fous. Des chiens fous, oui, mais en dehors de l'Amour. Erik sait-il seulement ce que c'est que d'être amou- reux ? J'en doute. Une certitude : aucune vocation d'amant.

Plus de langage pittoresque en tout cas. Un partenaire bien élevé, il a du tact.

Pourtant, il a un besoin maladif de ma présence,

c'est une sécurité dont il ne peut se passer. Je suis son point fixe. Me savoir là lui suffit. Mais ce régime me suffira-t-il ? Rien ne prouve que je ne serai pas un jour sensible à un homme plus impa- tient, plus vibrant, plus égaré. Et qui peut affirmer que cet Erik qui ignore le délire n'ira pas pro- mener sa sensualité tranquille ailleurs ?

Bah ! Là aussi, je n'ai pas grand-chose à perdre. Si l'on m'avait dit que j'atteindrais un tel degré

de philosophie !

Hier, Erik avait un dîner-producteur. J'ai passé la soirée avec mon ami Jacques.

Un Jacques tellement plus agréable depuis qu'Erik vit à mes côtés.

Jacques possède le goût de la compétition, que dis-je le goût ? Le vice. Et puis, il se sent mainte- nant presque en paix avec lui-même ; car, après m'avoir tant demandé et tant promis, ma solitude — dont il est responsable — l'affecte. Non pour moi. Pour lui. Il éprouve quelques remords ina- voués, mais certains. En vérité, il serait plutôt reconnaissant à Erik d'exister.

Ce qui part d'un bon naturel. Nageant dans l'euphorie d'une conscience

repeinte à neuf, Jacques me propose de partir huit jours pour Tanger, ses affaires l'y appellent. Voilà qui est inattendu. Je ne parvenais pas à obtenir un coup d'accélérateur avec lui, il sollicite cet envol. Curieux.

Erik travaille, il accepte ma courte absence. Quant à Adrien, souffrante (elle fait beaucoup tra-

vailler ses reins), elle a besoin d'un traitement au dispensaire...

... « mon départ ne pouvait plus à propos se faire ».

Ce soir, un Erik, détendu, m'a emmenée dîner au restaurant. Moi, je ne plafonne pas. Parce que je suis au point mort. Dans point mort, il y a « mort ». Au Théâtre de la Renaissance, notre Feydeau est terminé. Me voilà inactive, je ne me supporte pas en porte à faux.

Mais j'éduque mes attitudes. A quoi me servi- rait-il de savoir jouer la comédie ? Disons que je m'accommode de ce phénomène de compensation. Aujourd'hui, j'ai tellement bien joué le jeu qu'Erik me trouvait en pleine forme. Gaie, exubérante, un peu folle, c'est ainsi qu'il m'aime. Superficielle... Par profondeur.

Il ne se doute pas que, souvent, il ne possède de moi qu'une apparence. Un pantin qui agit, se déplace, parle, rit, tourbillonne. C'est une aimable caricature que je lui offre. Un rôle de composition. Amusant.

Erik m'a parlé de son film pendant tout le repas. Je le sens si heureux de s'élancer vers un fonction- nement de qualité, il en est rajeuni, joyeux.

Je l'écoutais, souriante, l'œil luisant, en vrille : je m'éteignais de l'intérieur. Je devenais grise, poussière.

S'il savait combien parfois il me décolore. J'ai- merais tellement que l'on me parlât de boîtes de sardines, par exemple, quand je ne travaille pas.

Je vais partir pour Tanger. Sans joie délirante, mais là-bas, au moins, je n'entendrai plus parler de cinéma.

Erik m'a accompagnée à la Demeure. La pluie nous escorte, je suis maussade. Un peu le senti- ment de grimacer ma vie, non, de la vivre.

Puisque je dois la vendre, cette Demeure, autant que ce soit fait et vite, pour ne pas être déchirée trop longtemps. Je ne veux pas avoir de la peine au compte-gouttes. Un lent supplice me désagrège.

Il est touchant de voir mon frère essayer de pourvoir aux frais Demeure que je ne peux plus assumer.

Il me propose d'élever des cochons d'Inde. Leur vente assurée, dit-il, est d'un sérieux rapport. Il y a aussi les romans-photos illustrés sur fond de maison, la vente d'une parcelle de terrain, des invités payants...

J'aimerais rêver, moi aussi. J'enrage de ne pas travailler, de ne plus pouvoir gouverner mon petit navire.

Erik commence à me donner de l'argent, c'est normal puisqu'il vit de la même vie que moi : 1 000 francs par mois, a-t-il décidé.

Il va jusqu'à me proposer de me payer une cure à Ischia.

Mes vertèbres cervicales se ressentent du coup du lapin, subi dans cet accident d'auto dont j'eusse dû mourir, paraît-il.

Le cher docteur Douglas m'a évité le carcan en plâtre :

— Si vous n'êtes pas morte, m'a-t-il dit, après avoir examiné les radios, c'est qu'il y a encore quelqu'un sur cette terre qui a besoin de vous.

Je fais du rab en somme. Mais cet arrêt obli- gatoire dans mon travail me coûte la Demeure. J'ai beaucoup plus mal à ma maison que je n'ai mal aux cervicales.

Le geste d'Erik devrait me rassurer ; il m'hu- milie.

Mon métier m'a toujours consenti l'indépen- dance. Je vis le présent généreusement. Je ne suis pas une dame organisée. Fière, dépensière et sotte. Il me faut m'accepter.

Notre rencontre à Erik et à moi prend un vilain virage.

Je déteste vivre en concubinage. Concubinage, un mot idiot, laid, sale, inélégant.

Un mot mi-bourgeois mi-policier. C'est pourtant ce que je fais avec Erik. Ce

que je n'avais jamais fait auparavant. Erik est venu s'installer à Neuilly, comme un

invité-pensionnaire. Je n'y aurais pas admis un amant. Seules, mes amies femmes y ont vécu. Mauve, souvent.

A chaque dépression nerveuse, Marc — le compagnon de Mauve — la dépose à Neuilly.

Marc est docteur en médecine, biologiste, sans cesse à la recherche d'une découverte ; il bourre Mauve de médicaments. Plus modestement, je mets à sa disposition le climat-Neuilly, c'est un bon climat, paraît-il. Quinze jours après, une Mauve ayant retrouvé des ailes neuves s'envole vers son nid, auprès de Marc.

De quoi sont faites ces dépressions ? C'est une

question que je me pose. Ou plutôt que je ne me pose plus.

Marc est d'origine suisse allemande. Sa famille vit à Zurich. Il est protestant. Or il serait scanda- leux, infamant, aux yeux de cette famille que Marc affichât une liaison avec une catholique. En fils exemplaire, non seulement Marc cache soigneuse- ment la présence de Mauve dans sa vie, mais, avec régularité, il va passer à Zurich les fêtes, les vacances. Les vacances s'ajoutent aux vacances et Mauve reste seule.

Elle ne se plaint pas, mais j'ai le sentiment qu'elle s'accommode mal de cette quarantaine que Marc lui inflige.

Catholique. Protestant. La famille de Marc en est encore à classer les gens par catégo- ries. Quant à Marc, il est moins que protestant, il est l'homme qui ne proteste pas, c'est pire. Ce qui importe pour lui, c'est de laisser ignorer à ses parents une raison de trouble, que dis-je de trouble, de révolte. De condamnation.

Je sais bien que la religion réformée diffère, par certains dogmes, de l'Eglise catholique romaine. Mais sommes-nous toujours papistes ? Nous ne considérons pas les protestants comme des héré- tiques, nous. Alors ? Quant à Mauve, ma douce, elle est loin de ces conflits mais elle en souffre. Elle n'en parle pas. Ils en prennent d'autant plus d'importance.

J'ai accueilli Erik parce que je le sentais en perte de vitesse. L'amie que je suis lui a tendu la

perche. Normal. Je m'en félicite, il est un compa- gnon agréable, intelligent, spirituel et drôle. Sa forme d'humour est mon talon d'Achille. Comment ne pas s'attacher à un homme qui vous fait rire ?

Et j'ai été si heureuse de ne plus prendre mes repas seule devant ma table de bridge.

Et puis, il y a l'odeur de la cigarette d'Erik. Quand j'ouvre la porte d'entrée, l'appartement

est habité. Enfin ! Cette odeur de tabac, cette odeur d'homme, j'aspire ma pincée de sécurité.

Nous formons un couple harmonieux, Erik et moi, je le sais. Un bel attelage. Les regards des hommes, des femmes me le disent. « Mary Simond est avec un joli garçon, qui est-ce ? » ai-je entendu en entrant au restaurant. J'aime être bien accom- pagnée. La présence à mes côtés d'un homme laid, sans allure, sans aisance, me gênerait.

Comme Erik jongle avec l'humour et la repartie cinglante, j'éclate de rire, lui aussi. Notre appari- tion est une vision réconfortante, les gens doivent penser que nous nous aimons follement.

Non, rien de Tristan et Yseult. Erik ne trans- cende pas ma vie, seulement il m'aide à la reconsi- dérer avec un peu plus de fantaisie, ce n'est déjà pas si mal. Il est narquois, parfois féroce dans l'ironie, j'espère qu'il n'atteindra pas l'amertume.

Pour moi, l'amour ne peut être qu'une tornade à deux. Sans rien réserver ni ménager : « A la russe. » A plus forte raison, pas d'élan possible à sens unique. Entre nous, pas de griserie raffinée, aucune ardeur mélancolique et glorieuse. Aucune exaltation amoureuse. Aucun don. Jamais la main d'Erik ne serre la mienne en silence. D'ailleurs, il ignore le silence, j'entends le silence à deux, ce

bien si rare. « Un silence vécu ensemble... C'est lui qui fixe la valeur de l'amour. Je ne crois pas que la parole soit la véritable communion entre un homme et une femme qui s'aiment. » « En amour il ne suffit pas d'exhaler les mêmes délires, il faut savoir aussi parler les mêmes silences. » Donc, pas de silence, mais pas de vide non plus.

Avec Erik, ce serait plutôt une bourrade dans le dos : — Comment vas-tu, mon petit pote !

Il ne m'a jamais dit : « Je t'aime. » Et j'ai été ahurie quand, d'un ton bourru, il a déclaré, un jour : « Si ça craquait avec toi, je me foutrais en l'air. » Il est inattendu.

Sans doute avions-nous le même besoin de pré- sence, de chaleur, de tendresse. Lui se réfugie derrière la pudeur, pourtant, sous la carapace, je le sens vulnérable.

Nous étions deux orgueilleux isolés, volontaire- ment soustraits aux influences extérieures. Mais si près l'un de l'autre pour tant de raisons. Un phéno- mène s'est produit, nous nous sommes réunis, un état doux et solide s'est installé.

L'amour ? Non. Ou sous une forme spéciale. De l'amour sans être amoureux. De l'amour qui est le prolongement de l'amitié, de la confiance, de l'attachement. Un attachement fait d'estime, voire d'admiration. Je crois que ce que nous éprouvons l'un pour l'autre est de cette qualité-là.

Et la joie. Une joie inexpliquée, mais riche. Dans ma vie, Erik est une signification, un

réconfort. Et je suis le sens, le but de la sienne. Je serais plutôt assez fière de notre intimité au-

sie, la seule portion de cadeau qu'il eût pu me faire.

Cette fois, Erik n'arrive pas les mains vides. Il possède sa voiture. Il n'est plus le parasite des tournées.

Il y a eu aussi la Demeure qu'il m'a interdit de vendre. Il m'en a fait repeindre la façade, Edmond — le jardinier — s'en est chargé. Une surface énorme.

— Maintenant, je vais gagner beaucoup d'ar- gent, nous pouvons garder la Demeure, j'y pour- voirai, disait-il.

J'ai payé la peinture.

La lucidité est la blessure la plus proche du soleil.

G. GARCIA MARQUEZ.

Heureusement, Candida me donne les joies que j'attendais et même plus, puisque j'ai douté d'elle.

Elle n'a pas de rancune. Des couples arrivent dans ma loge après la repré-

sentation. En larmes, ils ne parviennent pas à arti- culer un mot. Cette scène du choix est efficace.

Les émissions de radio m'occupent. — Comme on se sent intelligent, en vous écou-

tant, Mary Simond, m'a dit ce chroniqueur de Radio-Genève, qui m'a interviewée.

Ils sont plus que courtois à Genève. Cette aisance devant un micro, Erik ne me la

pardonne pas. Avec lui, il faut être tarte, alors là, il s'imagine avoir du génie.

Mon Machiavel a découché, ce matin, dimanche, il n'est pas là. La veille, il était parti, m'a dit Adrien, en emportant son rasoir électrique (celui que je lui avais rapporté de mon shopping à Tanger). Pas un mot pour me prévenir. A Neuilly, Erik se croit installé à l'hôtel. (C'est Adrien qui le déclare.)

Montage, musique, mixage, son film est terminé. Il ne m'a pas proposé de le visionner.

Cette semaine, deux soirées de suite, j'ai reçu au théâtre un flacon énorme de parfum. Un litre de N° 5 de Chanel. Et un vaporisateur. Ce qui représente deux litres de parfum. Et deux vapori- sateurs.

Ou bien ce monsieur aime le N° 5. Ou bien ce monsieur sait que j'aime le N° 5. Ou bien ce monsieur manque d'imagination. En tout cas, il a du goût et le bon goût de

retenir deux fois quatre rangs de fauteuils d'or- chestre.

Il a pu, ainsi, inviter son personnel à assister à la représentation.

C'est un banquier franco-américain.

Quand je suis derrière la porte du décor, côté cour, dans ce mètre carré d'espace, d'où je ne puis bouger, attendant mon retour en scène, j'observe avec minutie ces câbles qui montent vers les cin- tres. Cette ampoule électrique (la loupiote) si bête, si touchante au bout de son fil. L'échelle en fer s'élève, je m'envole avec elle. Ce « matériau » est bien à moi.

Cet étroit univers artificiel et précis est mon univers. Frémissante, j'entre en scène, le monde m'appartient.

Je ne pourrai jamais me sentir tout à fait misé- rable.

Il faut que je chasse Erik de mon esprit. Déli- vrée, libérée est plus exact. Soyons franche, je m'étais lassée la première.

Je n'ai même pas eu à me lasser, je ne me suis pas sentie viscéralement concernée par notre appa- rence de couple. Il faut appartenir pour posséder. Je n'appartenais pas, donc je ne possédais pas. L'amour exige l'amour. Il n'y a pas eu d'amour, il ne peut donc pas y avoir de conclusion. Com- ment écrire le mot « fin » ? Puisqu'il n'y a pas eu de commencement. Erik est passé dans ma vie en transit, je ne l'ai pas situé autrement. Je n'atten- dais rien de lui. Je crois que je n'avais même pas un fil au cœur. Un fil à la patte tout au plus.

Mais il demeure. Il demeure à la manière d'une goutte d'huile

dans un verre d'eau. On a beau tourner, remuer, l'huile ne peut pas se mélanger à l'eau, se fondre en elle. Elle se divisera en une quantité de petites bulles qui se réuniront et remonteront à la surface, au premier moment de calme.

Une tache trouble, des petites bulles pas belles à voir.

La goutte d'huile et le verre d'eau. Voilà notre histoire.

Une histoire saumâtre.

Le film d'Erik est déjà sorti. Une performance. — Tu es satisfait ? — Ça va, dit-il. Laconique, il n'a pas envie de s'étendre.

Il part vendredi ou samedi. Qu'il parte vite !

J'ai voulu voir son film. Mon soir de relâche, je me retrouve au cinéma.

Ma patte dans la main solide de mon ami Jacques. Un siècle qu'un tel geste ne m'avait apporté sa douceur, Erik ne m'accordant guère ce genre de tendresse.

Le film démarre fort. Des rires. Mais un ralen- tissement rapide. Une demi-salle, beaucoup de fau- teuils vides. Nous sommes loin du succès de la Casaque rouge. Et pourtant, une griffe de person- nalité, une signature. Erik possède un style.

Je n'aimais pas ce sujet. Non sans raison.

A Neuilly, Erik dort. Le lendemain, il part très tôt.

Dans la matinée, il me téléphone. — Comment vas-tu ? — Comme quelqu'un qui est enchanté de t'en-

tendre, mon chéri. Ma voix est étonnamment vivante au bout du

fil... — Quand pars-tu ? — Vendredi soir ou samedi matin, je te verrai

quand tu rentreras du théâtre. Le ton est agréable, que se passe-t-il ? Il se passe que rien n'échoue comme le succès.

Son film est accueilli par d'effroyables critiques.

Un Erik un peu sonné s'humanise, il a besoin de réconfort.

Erik, qui était seul à me traîner dans la boue avec mon Candida, l'est, lui, par tout le monde avec son film. Un éreintement.

Alors que j'ai, moi, des critiques excellentes. Encore une disparité qu'il ne me pardonnera pas. Les échecs ne fortifient que les forts. Lui, je

dirais plutôt que l'échec l'attire comme un vertige. A minuit, je gare comme chaque soir ma voiture

dans le box de mon garage, près d'une décapotable rutilante, superbe : « ma » voiture rouge. La sienne. Celle que j'avais obtenue et qu'il n'a pu acheter que parce qu'il était introduit par moi, dans cette firme, sinon, il l'eût attendue six mois. Et il eût dû renoncer à cette couleur.

Un choc, tout de même. Le gardien — arabe — me dit, dans son langage

très personnel : — Toi, dois garder nouvelle voiture neuve. Lui

donner l'ancienne. Un homme candide. Dans l'appartement, je trouve Erik occupé à

boucler ses valises. Et quelles valises ! Adorablement féminines !

Voilà qui fait dame du XVI en diable. Cher Erik, qui ne veut pas avoir l'air d'un bourgeois. Ces valises, il les referme gauchement, il en a un peu honte.

Moi, mes tournées ne m'autorisent que du sérieux et du modeste. Autant que faire se peut, j'aurais préféré Hermès. Ou Gucci, un style plus viril. Il eût dû me demander conseil. Décidément l'argent ne lui va pas.

Erik me parle de ses critiques. — Tout va mal, critiques et le reste. Tu me

diras que ça ne t'intéresse pas. Il a tort. Le jugement sévère des journalistes ne

me comble pas de joie. Ses détracteurs jubilent, ils sont nombreux. On

ne pardonne pas le succès, à plus forte raison, une défaillance. Surtout quand on attend beaucoup de vous.

Erik me dit : — Je ne savais pas que l'on puisse être, à ce

point, haï. Contre moi s'organise une véritable conspiration de haine. Que faire ?

— T'y affilier, ai-je failli lui répondre. Je me suis contentée de le penser, j'y ai eu

grand mérite. Je le trouve d'humeur plaisante, lui, qui n'est

habité que par la haine. Pourquoi veut-il en avoir le privilège ? Sa haine est gratuite, c'est presque un besoin physiologique chez lui. Il ne voudrait quand même pas qu'en retour on l'aimât.

Cher Erik, si l'on t'aime, c'est par accident, par erreur.

Je l'accompagne jusqu'à la porte. Un départ maladroit. Pauvre Erik, encombré de

ses valises qui lui ressemblent si mal. Il est son propre et sinistre bagage.

Son œil me fuit. Je parle cette fois d'une voix trop douce, feu-

trée, je suis de miel : — Au revoir, Poussin — à mon tour, j'emploie

ce surnom désinvolte — cette maison t'a, un jour, accueilli, elle te restera ouverte.

— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? me répond-il, sans me regarder.

Ma douceur. Il y est plus sensible qu'à une révolte. Qu'y a-t-il de plus irritant ? Sa hargne ou mon indifférence souriante ?

Je lui fournis une cause supplémentaire de me haïr.

— J'ai été moche, je le sais, mais je voulais que tu me foutes à la porte.

— Et courageux avec ça ! Décidément, tu m'au- ras fait rire jusqu'au bout.

Et j'ai ri franchement. Une séparation bête. Erik a loupé sa sortie.

Enfin, il est parti. Mais il a laissé des quantités de traces. Sans

préjuger des livres, des hardes et des papiers, il ne sait pas où les mettre.

La porte refermée, je me retrouve dans une sorte d'engourdissement, je peux enfin décrocher ce sourire qui commençait à peser lourd. Je demeure statufiée, il y a, en moi, comme un blanc, tout à coup, une faible stupeur. Un mur s'écroule... un muret plutôt.

Cette histoire comique n'est pas gaie. Je ne parviens pourtant pas à croire qu'il s'agisse

d'une histoire triste. Je fuis la chambre encombrée d'épaves. De

vieilles tatanes qui traînent, des séries noires s'en- tassent. Et d'horribles mégots.

Où est le temps où un parfum de cigarette me

réchauffait le cœur ? C'est une odeur forte, poivrée, un peu musquée (une odeur d'ours, dit Adrien), avec laquelle il me faut compter, me battre. Tapis, rideaux, literie en sont imprégnés.

J'ouvre les fenêtres en grand. Une chambre à remettre à neuf. Erik ne me laissera ni marque, ni empreinte mais

un relent détestable. Je me réfugie dans la fourrure d'Aquarius. Elle

sent bon.

Pour l'instant, une secousse, avouons-le. Rien de fulgurant. C'est comme après une chute, on se relève. Ce n'est que le lendemain que l'on sent les courbatures.

Il va y avoir rupture de son, de rythme. Une meurtrissure, je le sais. La grisaille comme la joie sont chez moi lentes à s'installer, je tombe d'abord en arrêt comme si une prudence animale freinait la démarche des sentiments qui ponctuent ma vie.

Le bureau. Erik était peu bruyant mais son départ impose à ce lieu de travail un silence glacé. Je vais ignorer cet espace où il a vécu, un espace qui ne m'appartient plus.

Bizarre. Je me raccroche toujours à ce sens curieux que

j'ai de l'orientation reposant sur des pressentiments immédiats. En vérité, je sens où je ne dois pas mettre les pieds. Mais cette fois, je n'avais rien à pressentir, je n'avais pas à me méfier. Au départ, aucune partie à jouer : je n'engageais rien de moi- même. Un élan de générosité ? Je ne les considère

pas comme des faiblesses, au contraire, je suis quel- qu'un d'impulsif, de chaleureux. Mais peut-être un rien de lâcheté inconsciente sapait la richesse de ma solitude. Car il y a « richesse », il y a la vraie vie dans une certaine solitude. A condition que celle d'un autre ne l'entame pas. Erik, lui, sécrétait le froid de sa pauvre solitude. Elle rôdait autour de moi. Et elle était redoutable.

Bah ! Il faut assumer ses imprudences. Il faut les vivre surtout. Sinon, où serait la vraie générosité ? La générosité de soi-même.

La pire forme d'avarice est la prudence.

Dans les moments de tristesse, je m'octroie une grâce.

Une Lancia blanche, toit ouvrant noir. Les mêmes avantages publicitaires. Lancia, plus élégant encore, m'a même offert la radio, l'antenne électri- que et le toit ouvrant.

Mon petit requin surbaissé, rapide, aux reprises nerveuses, il m'amuse. Ma voiture me plaît. Je vais aller présenter mon nouveau jouet à Cylla.

Je n'ai jamais été autant suivie, c'est réconfor- tant. Des flâneurs distingués, au volant de leur voiture, m'escortent régulièrement jusqu'à mon garage, le soir. En eux, quelque floraison printa- nière, sans doute.

En vérité, mon fil à la patte me faisait renoncer aux attentions de tous, pour l'inattention d'un seul.

Je m'étais égarée, je me retrouve. Ma vie n'a plus de schéma imposé.

Le vertigineux aujourd'hui. Il sera toujours temps d'hiberner, si j'ai des

défaillances. Ce n'est pas sans intérêt de confronter ses ressources, les périodes de transition ne sont pas négatives. Faire le vide dans le fond de soi- même, gommer les visages, éteindre les rumeurs, mettre la vie en veilleuse. « Deaf and dumb 1 », comme les petits singes. Pourquoi pas ? Il y a aussi ce que je possède, en moi, de farouche. C'est du solide, je peux m'y accrocher.

Une mer plate. Le quotidien. Le silence. Et l'essor de demain.

1. Sourd et muet.

Cylla ne verra pas mon nouveau jouet blanc. Cylla est morte. Je n'ai rien deviné. Les points de suspension, les phrases inachevées,

sibyllines. Les nuits passées à sangloter dans les bras l'un de l'autre. Le bordeaux rouge qui s'im- posait, les fortifiants. Ce bracelet dissimulant une blessure qui ne se cicatrisait pas. Et cet apparte- ment sans âme, ce froid refuge, provisoire.

« Mauve a cru choisir, elle... On ne choisit pas toujours. »

« Je te souhaite de ne jamais savoir ce que c'est qu'un coup dur. »

Cylla savait. Elle. Cylla était atteinte de leucémie. Frank et elle ne

l'ignoraient pas. Ils se sont mariés, leur amour pouvait faire dévier le destin, reculer l'échéance.

Chaque jour, Cylla sentait son corps s'alourdir et sa vie cesser lentement de brûler. De plus en plus légère, sa vie s'envolait, Cylla ne pouvait la retenir. Mais elle voulait l'ignorer.

En s'efforçant d'être avides, insatiables — le temps leur étant compté — Frank et Cylla le mul- tipliaient, ce temps, en l'enrichissant, en le peuplant

de projets, de passions, d'exigences. Entreprendre, atteindre, réaliser. Ils ne perdaient pas une parcelle de ce sursis, ils en tiraient la quintessence.

Ils avaient appris, en vivant avec violence, à défier la mort. Ensemble. Ou plutôt, ils avaient vécu avec frénésie, comme si Cylla n'avait jamais dû mourir.

Un couple apparemment comblé, joyeux. Des gagnants.

Ils sanglotaient la nuit dans les bras l'un de l'autre.

Deux apparences. Deux vérités. Dans les deux cas, où est le luxe, leur part de

luxe ? Dans les deux cas, je suppose. Jusqu'au bout du chemin, ils ont formé un bloc, une puis- sance d'amour.

Je pense à Kay Kendall et à Rex Harrison. Kay ignorait la nature du mal dont elle était atteinte (la leucémie, elle aussi). Rex Harrison était parvenu à le lui cacher. A travers l'Italie, Rex, à chaque minute, a grisé Kay de beauté, il lui a construit une fin émerveillée.

Mais une fin que Kay n'attendait pas. Cylla savait, elle. Elle attendait. A chaque respiration, elle s'est grisée de courage. Cylla a appris à mourir, longtemps.

Je suis allée dans cet appartement figé, hostile. Frank, d'un hochement de tête, m'a désigné la porte de la chambre.

Pas un mot. Son visage est impassible. Il m'a laissée entrer seule.

Si petite, dans ce lit immense, un corps d'enfant. Ce n'est pas Cylla.

J'entoure cette apparence, cette « dépouille », de roses de Baccarat, les fleurs préférées de Cylla.

Ma petite fille Cylla. Une vieille petite fille. Ces proportions idéales sont devenues ce spectre

d'enfant. Réduite, rapetissée, momifiée. Je ne retrouve rien de Cylla, elle ne se ressemble

plus. Menue, transparente. Je pourrais la porter dans mes bras. J'ai devant moi une poupée de son. Ces poupées de son qui ont beaucoup servi.

Une poupée de son de petite fille pauvre. Ma révolte d'incompréhension devant cette abdi-

cation. Ou cet envol vers l'infini. Je me sens vidée de l'intérieur. Pas de larmes. Des sanglots secs, lourds, silen-

cieux. Ils me plient en deux, ils me cassent. Le langage abstrait de la mort.

Je n'ai pas revu Frank. La dernière image que Frank m'a donnée de lui,

cette image acceptée, je ne l'accepte pas. Parce que je ne la mérite pas. Frank a parcouru tant de chemin sans moi. Avec

minutie, chaque jour, il est mort auprès de Cylla. La douleur a tari ses larmes, Frank a épuisé le

désespoir. Il n'est pas malheureux, il est infirme. Neuilly me reçoit, un Neuilly suspendu, irréel,

fleuri. Glacé, lui aussi. Même Aquarius se cache. Neuilly est devenu inhumain. Rien en moi de structuré. Je ne peux rester en

place, je suis appelée violemment hors de mon centre.

Je veux partir. Où ? Sinon au théâtre ?

Clouzot affirmait : « Ce n'est pas quand on est amoureux, ce n'est

pas quand on est heureux, que l'on crée. Ce n'est pas quand on aime les autres, c'est quand on s'aime soi-même. »

Quelle meilleure façon de s'aimer soi-même que de se pencher sur son mal, que de se regarder souffrir ?

Cette souffrance — vraie — je peux la commu- niquer aux autres.

Ce soir, Candida a été mon moteur et ma mutation.

Des feux inconnus, des courants imprévisibles s'allumaient en moi, des intentions subtiles, étran- ges, des intonations, des nuances, qui m'étonnaient. Les mots prenaient un sens, au-delà de leur sens propre.

J'atteignais le rare, l'inattendu. Je percevais une alchimie incontrôlable mais dont le secret et la mystique aboutissaient à la perception, à l'extase.

Je me laissais aller. Je savais, j'avais la convic- tion que la femme que je devenais était d'une essence supérieure. Elle devait me surprendre, me séduire, m'envoûter, me permettre de me dépasser,

me sortir hors de mes limites. Sa manière de sentir, de transmettre, me semblait juste. L'insolite, elle le rendait familier. Je savourais l'ivresse de l'évasion, libérée du désespoir, de l'angoisse, je m'épanouis- sais, je m'envolais. J'atteignais plus que des som- mets. J'atteignais l'inaccessible.

Je ne sais quelle grandeur bizarre et inquiétante m'a habitée.

Ce soir, j'ai tout donné, j'ai tout dit.. ou presque. Quelle âme est passée en moi ? Cylla, est-ce toi ?

Tu as endossé mon enveloppe charnelle. Tu as été Candida à ma place.

Ce miracle se reproduira-t-il jamais ?

Après la représentation, un couple s'écroule dans mes bras.

— Vous êtes une grande comédienne, hoquette la dame, entre deux sanglots.

Tandis que le mari, plus discret, silencieux, se recule. Le corps appuyé contre le mur, il m'offre un visage sur lequel de lourdes larmes roulent avec lenteur.

Les couples — c'est certain — se sentent concernés par cette scène du choix.

Et pour cause. Car cette scène du choix accrédite la puissance

du couple. Puisque, en dépit de la tentation que représente pour Candida l'amour de Marchbanks, amour qui ne la trouve pas insensible, c'est son mari qui l'emporte. C'est auprès de lui qu'elle choisit de rester.

Un couple que rien ni personne ne peut désunir.

Frères humains, nous avons un tel besoin de nous raccrocher à une apparence de symbole.

Il nous est facile à nous, comédiens, qui avons la connaissance de la solitude, de communiquer notre émotion à ceux qui ont le privilège d'être deux.

Cylla, ce soir, nous avons joué à qui perd gagne. Un jeu de prince.

Toi et moi, nous en savons le prix. En rentrant à Neuilly, je remonte les Champs-

Elysées. Une voiture suit la mienne. Comment mon visage inhabité, mon œil fixe

peuvent-ils attirer l'attention ? Pourtant l'espoir n'est que l'impression qu'on en donne et je me sens perdue et absurdement légère ou plutôt à la fois alourdie et allégée. Désaccordée, dispersée, désa- morcée.

Pauvres bonshommes, je n'ai plus d'âme. Une coquille vide. Un peu le sentiment de me dire adieu à moi-même. Le printemps révolu est irrécupérable. La vie dispense et détruit, elle est une généreuse voleuse, un éternel départ et qui nous mène à quoi ? La mémoire ne comporte pas de chemin de retour.

La mort, elle, n'est peut-être qu'un exercice salu- taire. Une modulation poétique, surréelle, qui devient d'une fatale logique.

MAUVE CYLLA

Que reste-t-il de mes deux amies ? Un pantin disloqué. Une poupée de son.

Et d'Erik ?

Rien. Une négation. Il fait déjà partie du passé. Pas même, de la toile de fond.

Ah ! si, pourtant. Un accessoire. Une valoche. Une valoche en carton. Elle a dû échouer à la cave. Avec le reste.

Je n'ai pas été Mme Grossac. Les Petites Putes n'ont jamais tapiné à l'écran. Après les représentations au Théâtre Daunou,

nous avons tourné une dramatique : Candida, pour la télévision. Ensuite, nous avons donné le premier tour de manivelle des Enfants du dimanche.

Il me fallait bien prendre dans le mouvement ce que je perdais dans l'espace.

Les extérieurs du film se situaient en Provence. Je me retrouve dans le train.

Dans le couloir, derrière la vitre, réflexe machi- nal, je regarde.

Sur le quai, en face du mien, un autre train. Paris-Dijon. Destination divergente.

Une longue silhouette élégante, forte et fine à la fois, un voyageur est monté dans ce train.

Derrière la vitre fermée, lui aussi observe le quai.

Un beau visage. Tempes argentées, hâle des mon- tagnes, une fossette au menton. Et un regard direct, profond.

Face à face, derrière nos vitres fermées, nous

ne pouvons pas nous ignorer. Je détourne les yeux, mais les siens ont un pouvoir d'attraction. Impé- rieux, ils commandent.

Ces cloisons qui nous séparent, ces obstacles qui se dressent entre nous, nous rendent audacieux ; nos yeux se livrent. Les siens quêtent, supplient, me traversent, m'occultent presque. Ils sont en moi. Ce sont eux qui voient ma vérité. A cet instant, je le sais, je le sens.

Plus qu'une rencontre, une découverte. Nos regars sont ancrés l'un dans l'autre. Une minute ? Une éternité. Le temps de tout dire, de tout livrer, de tout échanger : élan, appel, détresse, besoin l'un de l'autre. Oui, le besoin l'un de l'autre.

Son train s'ébranle. Et là, ce visage si bien mar- qué s'anime, devient encore plus éloquent. Son regard, d'une chaude tendresse, insiste, s'impose, me pénètre, m'envahit. Des yeux qui ne regardent que mes yeux et qui ne comprennent pas com- ment il se fait qu'un regard ne peut suffire à retenir un autre regard qui s'éloigne. La bouche s'entrouvre, s'ouvre, les lèvres s'agitent. Je n'en- tends pas, mais je devine : « Où ? Où ? » C'est un cri déchirant, désespéré, assourdissant, que mon oreille ne perçoit pas mais que mon être tout entier reçoit. « Où puis-je vous retrouver ? », veut-il me dire. Cet appel m'accroche, me supplie. Un appel au secours.

Le train s'éloigne. Je reste seule, démunie. Puis riche, vibrante, transfigurée. Arrachée vers ce train qui fuit. Emportée vers cet homme, vers ce visage émouvant qui s'est évanoui, dérobé.

Quel don de lui, à cette dernière seconde. Quel don de moi.

Deux naufragés. Est-il possible que nous ne nous rencontrions

plus ? Météore ou fanal ? Une lumière. Qui m'éclaire,

qui m'illumine, qui m'éblouit. Un visage que je n'atteins pas, le visage de ma

destinée ? Non. Je me sentais loin du pays des merveilles, je

croyais ne plus découvrir de source. Eh bien, j'avais tort.

Rien n'est aussi menacé que l'espérance, il faut l'admettre et espérer encore. On est riche aussi de ses misères, elles sont un bagage utile. Elles ouvrent certaines fenêtres. J'ai bien trop de vie intérieure, tant de choses inachevées, tant de choses à entreprendre, tant d'exigences qui m'attachent à moi-même. Je suis.

Je mérite encore ces bouleversements, cette cla- meur. Il reste un bout de moi intact, une silencieuse musique, une flamme qui brille devant mes yeux. Je deviens neuve, le monde est neuf, il est en marche. Ce cri muet n'est pas un cri d'adieu, c'est un cri d'espérance. Peu importe que le train soit sans retour, je me suis retrouvée. J'éprouve enfin la sensation d'être habitée, d'exister. Je sens en moi une force vivante, un appétit, un immense pouvoir de vie. Plus jamais je ne vivrai au ralenti, plus jamais je ne vivrai un faux amour.

Je ne redoute plus rien de méchant, je ne redoute plus rien ni personne, surtout pas moi, je deviens ma propre amie.

Ma force est dans cette volonté retrouvée d'être heureuse.

Si je revoyais mon Bel Inconnu du train, pour peu que sa voix ne me déçoive pas (c'est immense une voix), qu'adviendrait-il ?

Il adviendrait que je serais enfin une femme. Sur ce quai de gare, j'ai été la femme et la

femelle de ce passant... ce passant dont j'ignore le nom.

Ce passant que je ne reverrai jamais. Une belle histoire.

Je conserve le meilleur. Les trésors que mon imagination ne va pas se lasser d'embellir.

Une captivante cristallisation. Chez mon inconnu du train, pas de masque.

Aucun humour, aucun jeu, aucun sourire. Une gravité au contraire, un appel anxieux, presque tragique.

Il ne cherchait pas à plaire, rien ne dissimulait son trouble.

Mais était-ce un trouble ? Il était bien au-delà du trouble. Un égarement, une panique.

J'affirme qu'il n'y avait en lui aucun désir de chair. Mais un don, total.

L'Amour, quoi ! « 0 toi que j'eusse aimé. 0 toi qui le savais... » Il me fallait bien terminer sur une révérence. Terminer. Termine-t-on jamais ? Il me reste un

coin de ciel bleu que rien ne peut gommer. « Je suis un éternel chasseur d'arc-en-ciel », je donnerai inlassablement un coup de pied dans les étoiles. Pourquoi ? Parce que je suis née disponible et que

je le demeure. Je me sens libre, je savoure l'ivresse de la liberté. Je suis une malade guérie.

L'essentiel de moi-même s'est réfugié dans la part secrète de mon moi profond, inviolé. Dans cette farouche retraite où je veille, j'épie, je guette les autres. Où je me guette moi-même. Le renou- veau s'est installé en moi.

Je fais un métier que j'aime, qui me dispense toutes les évasions, toutes les folies. La passion qui m'habite m'interdit les parenthèses humiliantes : un amour sans amour.

Plus que de ne pas aimer, la seule tragédie est de se contenter des palliatifs de l'amour. Je n'ai pas le droit de vivre à côté de ma vie. Car, mon Dieu, merci, vous me donnez une vie délicieuse, une vie qui m'amuse, une vie que j'étais en train d'oublier.

Je dois me défendre avec violence de ce qui peut m'entamer. Me défendre de l'indulgence — un mot creux, une complicité sans noblesse, une fai- blesse — il me faut refuser une demi-existence, refuser ce qui n'est pas fulgurant. Refuser les unions de raison. Il n'existe que des séparations de raison, lorsqu'on se connaît bien, lorsqu'on se connaît trop.

Une solitude peuplée d'ardeur, d'impulsions, d'élans généreux est préférable à un morne, à un médiocre compagnonnage.

A une concession qui devient vite une punition. L'attente de demain. Demain, roi du pays des

fées. La vie. Délicate merveille. La vie ? Mais la vie, c'est extraordinaire.