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Un proverbe turc de Charles-Quint chez Brantôme

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Deux versions d'un passage peu banal chez le mémorialiste.

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Page 1: Un proverbe turc de Charles-Quint chez Brantôme

Un  proverbe  turc  

de  Charles-­‐Quint  

chez  Brantôme  

Le passage qui suit est tiré du premier volume des Œuvres complètes de Brantôme publié par Ludovic Lalanne en 1864 pour la Société de l’Histoire de France sous le titre Grands capi-taines estrangers [du siecle dernier]. Son texte suit le manuscrit 3262, qui contient la seconde rédaction de Brantôme, la variante indiquée en note par l’éditeur provenant du manuscrit 6694, qui contient la première rédaction du mémorialiste ; il m’a paru intéres-sant de présenter les deux versions en respectant l’ordre chronologique.

1re rédaction (ms. 6694) 2e rédaction (ms. 3262)

Aussi qu’entre toutes les langues, ainsin qu’il en pouvoit juger pour estre prince d’une trés-heu-reuse memoyre, disoit la francoize tenir plus de la majesté et que c’estoit la langue des roys et des princes ; car il avoit plusieurs langues familieres, prononceant et repettant fort souvant le prover-be turquesque par mi ses plus grands favoris, quand il tumboit sur le devis de la beauté des lan-gues, qui dict : su cadar dil lu cadar adanis ; brave et superbe proverbe turc qui veut dire qu’autant de langues que le gentilhomme scait parler qu’au-tant de fois est-il homme ; tellement que si une personne parloit de neuf ou dix sortes de langa-ges, il l’estimoit autant luy tout seul qu’il heust faict dix autres hommes, ou plus, de semblable qualité. De faict, et affin que j’en die ma ratellée, ung hom-me en païs estrange, s’il n’entend la langue du païs où il est, n’est tenu que pour ung porteur de mou-mon et pour une piece de chair sans sel ; et pour ce il heust bien peu aimer le drogman ou truche-ment du grand Sollyman qui parloit distinctement … [La coupure est de Lalanne.]

Entre toutes langues, il entendoit la françoise tenir plus de la magesté que tout autre. Quel bon juge et suffisant pour la mieux honnorer ! Et se plaisoit de la parler, bien qu’il en eust plu-sieurs autres famillieres, repettant et disant sou-vant, quand il tumboit sur la beauté des langues, selon l’opinion des Turcz, qu’autant de langues que l’homme sçait parler, autant de fois est-il homme ; tellement que si un brave homme par-loit de neuf ou dix sortes de langages, il l’esti-moit autant luy tout seul qu’il eust faict dict au-tres. Il fut fort curieux d’attirer à soy le drog-man du grand sultan Soliman, jusques à luy pro-poser soubz main de grandz gages et pentions ; mais il estoit entre trop bonnes mains, qui luy donnoient tout ce qu’il vouloit : il parloit distin-ctement et bien parfaictement dix sept langues, qui sont : grec vulgaire et literal, turc, arabe, more, tartare, persian, armenien, hebrieu, hon-gre, moscovite, esclavon, italien, espagnol, alle-mand, latin et françois ; et s’appelloit Genus Bey, natif de Corfou, homme certes faict par miracle, voire incroyable qu’il eust jamais attainct ceste perfection ; et l’empereur le devoit bien estimer et desirer, puis que luy mesme parloit cinq ou six langues.

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Avant de poursuivre, je voudrais faire ici état d’une note de Lalanne se rapportant au proverbe, afin de pouvoir y renvoyer le lecteur le moment venu :

« Nous avons consulté sur la phrase turque citée par Brantôme M. Zotenberg*, attaché à la biblio-thèque impériale. Il a bien voulu la rectifier et la traduire ainsi : Su qadar dil lu qadar âdemî : c’est-à-dire autant de langues, autant d’hommes. » * Hermann Zotenberg [1836, Prusice/Prausnitz-1894, Paris], orientaliste (traduction de la Chronique de Tabari).

Brantôme ouvre sa galerie de portraits de grands capitaines étrangers par une bonne soixantaine de pages consacrées à Charles-Quint, « le plus grand empereur qui ayt esté des-puis Jules Cœsar et nostre grand Charlemaigne » et le passage qui nous intéresse se trouve à peu près à mi-parcours.

L’écrivain a déjà eu l’occasion de souligner la connaissance que l’empereur avait du fran-çais : de jeunes têtes brûlées (dont Jean de Bourdeille, frère puîné de l’auteur) se rendent à Vienne dans l’espoir d’accomplir des faits d’armes dans des combats qui ne les concer-nent nullement et, reçus par Charles-Quint, apprennent qu’ils vont pouvoir faire leurs preuves dans une guerre qui les touchera de près : « …comme il leur avoit dict. En françois et aussi bon qu’ilz eussent sceu faire » (Ms. 6694), « Et nottez qu’il leur parla tousjours en trés bon françois » (Ms. 3262).

Brantôme va maintenant élargir son propos.

ussi1 qu’entre toutes les langues, ainsin2 qu’il en pouvoit juger pour estre3 prince d’une trés-heureuse memoyre4, disoit la francoize tenir plus de la majesté5 et que c’estoit la langue des roys et des princes ; car il avoit plusieurs langues familieres6,

prononceant7 et repettant fort souvant le proverbe turquesque8 par mi9 ses plus grands favoris, quand il tumboit sur le devis10 de la beauté des langues, qui dict : su cadar dil lu cadar adanis11 ; brave et superbe proverbe turc qui veut dire qu’autant de langues que le gentilhomme scait parler qu’autant de fois est-il homme ; tellement que12 si une person-ne parloit de neuf ou dix sortes de langages, il l’estimoit autant luy tout seul qu’il heust13 faict14 dix autres hommes, ou plus, de semblable qualité. De faict, et affin que j’en die15 ma rastellée16, ung homme en païs estrange17, s’il n’entend18 la langue du païs où il est, n’est tenu que pour ung porteur de moumon19 et pour une piece de chair sans sel20 ; et pour ce il heust bien peu aimer21 le drogman ou truchement22 du grand Sollyman23 qui parloit distinctement... 1 Écho à d’autres attaques de paragraphe : « On raconte aussi de cet empereur… » On peut également y voir une trace des énumérations (actes de procédure, actes notariés) où chaque élément est annoncé par le latin item « de même, pareillement » (que l’anglais

A

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a conservé comme substantif en lui conférant un sens vague : un client achète tant et tant d’« articles », ‘items’, dans un magasin). 2 prononciation nasalisée (d’abord parisienne, puis répandue par les courtisans) de ainsi. D’où, chez Montaigne :

3 pour estre « étant » 4 « prince doué d’une très bonne mémoire » 5 (cette complétive à l’infinitif est un latinisme) « disait que la française était la plus majestueuse » 6 « car il pratiquait plusieurs langues » 7 cf. encore chez Montaigne :

En attendant que la cédille ne s’impose (il fallait non seulement que les réticences dis-paraissent, mais aussi que les fondeurs créent les nouveaux caractères), la pratique s’est répandue d’insérer entre c et a un e ayant pour seul rôle de guider la prononciation, à l’instar de la fonction diacritique dévolue à u suivant g devant e dans l’opposition

beige ~ bègue. Remarque — Les divergences que l’on peut constater entre les leçons des Mss. 6694 et 3262 quant à l’usage de la cédille pourraient aussi refléter des écarts dans la pratique des frères Jean et Jacques Mathaud, qui écrivaient à tour de rôle sous la dictée la prose bran-tômienne. 8 emprunté à l’italien turchesco et attesté depuis 1575 (chez André Thevet). 9 (au sens propre : « au milieu de », comme du reste le montrent le mot milieu « lieu médian », l’adjectif mi-parti « divisé par le milieu, en deux parties égales », etc.) 10 « quand, à l’occasion, il abordait le sujet » 11 Su cadar dil lu cadar adanis : « Şu kadar dil lu kadar adamı » (sous toutes réserves), phrase nominale où şu et lu sont corrélatifs, kadar distributif, dil « langue », adamı « être humain, homme ». Le proverbe est plus connu sous la forme Her dil her adam « On est homme autant de fois qu’on sait de langues », ce qui correspond bien au commentaire qu’en fait Brantôme (mais l’auteur ne cite plus la version originale dans le texte remanié). On a l’impression que H. Zotenberg consulté par Lalanne s’est laissé influencer par le souvenir de Quot homines, tot sententiæ (Térence) « Autant d’hommes, autant d’avis. » 12 « au point que, si bien que » 13 les formes du verbe avoir ont été souvent et pendant longtemps affublées d’un h-

« ce n’est pas plus l’un que l’autre »

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postiche à l’imitation de l’initiale du latin habēre. 14 emploi de faire comme verbe suppléant ou vicaire ou de substitution ou encore pro-verbe, dès la Chanson de Roland : « Plus curt a pied que ne fait un cheval », « Mielz valt me-sure que ne fait estultie » ; l’équivalent en langue moderne fait l’économie de cette béquille (il court plus vite qu’un cheval [ne court] ; la modération vaut mieux que l’excès [ne vaut]), mais la tournure a été empruntée par l’anglais, où elle s’est maintenue ; ainsi, la phrase de V. Hugo « L’homme vit d’affirmation plus encore que de pain » a été rendue par “Man lives by affirmation even more than he does by bread.” 15 forme héréditaire du subjonctif, dise étant analogique. 16 dire sa rastelée « dire librement tout ce que l’on sait ou pense, dire ce qu’on a sur le cœur », le sens propre du mot étant « la quantité (de foin, de feuilles, etc.) que l’on peut ramasser d’un seul coup de râteau ».

« Quand on traitera des œuvres de Dieu, chacun s’estime estre iuge suffisant [compétent] pour en dire sa rastelée : et mesmes [surtout] nous serons assez hardis (ou plustost audacieux) de le contreroller [critiquer] : car si Dieu ne besongne à nostre guise, nous serons pleins de murmures : nous dirons, Pourquoy ceci ne se fait il ? Et pourquoy une telle chose va elle ainsi ? » Calvin.

17 « à l’étranger » 18 « ne comprend pas » 19 « n’est considéré que comme un déguisé de carnaval, un participant à une masca-rade » 20 « et comme un morceau de viande fade » 21 « et pour cette raison Charles-Quint aurait pu avoir beaucoup d’estime pour » 22 drogman (et ses variantes) et truchement non seulement ont le même sens : « inter-prète », mais sont issus de formes apparentées qui remontent à l’assyrien ragāmu « par-ler » 23 Kanûnî Sultan Süleyman, Soliman le Magnifique [1495-1566]

ntre toutes langues, il entendoit la françoise tenir plus de la magesté que tout autre. Quel bon juge et suffisant pour la mieux honnorer ! Et se plaisoit de la parler, bien qu’il en eust plusieurs autres famillieres, repettant et disant souvant, quand il tum-

boit sur la beauté des langues, selon l’opinion des Turcz, qu’autant de langues que l’homme sçait parler, autant de fois est-il homme ; tellement que si un brave homme parloit de neuf ou dix sortes de langages, il l’estimoit autant luy tout seul qu’il eust faict dict autres. Il fut fort curieux24 d’attirer à soy le drogman du grand sultan Soliman, jusques à luy proposer soubz main de grandz gages et pentions25 ; mais il estoit entre trop bonnes mains, qui luy donnoient tout ce qu’il vouloit : il parloit distinctement et bien parfaictement dix sept langues, qui sont : grec vulgaire et literal26, turc, arabe, more27, tartare28, persian, arme-nien, hebrieu, hongre, moscovite, esclavon29, italien, espagnol, allemand, latin et françois ;

E

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et s’appelloit Genus Bey30, natif de Corfou, homme certes faict par miracle, voire incroya-ble qu’il eust jamais attainct ceste perfection ; et l’empereur le devoit bien estimer et desi-rer, puis que luy mesme parloit cinq ou six langues31. 24 « désireux » 25 « pensions » 26 « le grec usuel (littéralement : populaire) et le grec littéraire » 27 « maure » En français, Mor a d’abord désigné un habitant de Mauritanie et il s’agit peut-être dans ce cas d’une des langues parlées à l’époque sur ce territoire 28 « une des langues parlées à l’époque sur une aire immense et mal délimitée qu’on appelle Asie centrale » 29 « slavon » 30 Yunusbey, Yunus correspondant à Jonas ; d’où, à Istanbul, Drağman Yunus Cami, la mosquée de l’interprète Yunus 31 d’où la boutade que la tradition attribue à Charles-Quint :

« Yo hablaría francés a mis amigos, inglés a los pájaros, alemán a los caballos, italiano a las damas y español a Dios. »

Je parlerais volontiers français à mes amis, anglais aux oiseaux, allemand aux che-vaux, italien aux dames et espagnol à Dieu.