44
1 Cette séquence sur Un Roi sans divertissement de GIONO, a été réalisée par Stéphanie PETRONE, professeur agrégé de Lettres Modernes, pour ses élèves de 1 ère L du Lycée Un roi sans divertissement de Jean Giono (1947) Etude d’une oeuvre intégrale. Objet d’étude : le roman, vision de l’homme et du monde. Problématique : comment l’auteur, par des dispositifs narratifs novateurs, rend-il compte de l’énigme qu’est l’homme ? Place de la séquence dans l’année : c’est le dernier objet d’étude de l’année ; il succède, pour ma part, à deux séquences portant sur le mouvement baroque (dont L’Illusion comique de Corneille) et à une séquence consacrée à Rimbaud. De ce fait, les élèves étaient capables de mesurer les influences baroques de l’écriture de Giono ainsi que son caractère poétique. Edition de référence : Gallimard, coll. Folio (n° 220), Paris. Séance 1 . Lecture analytique du texte 1. L’incipit. Du début jusqu’à « Ce qui est arrivé est plus beau ; je crois » (p. 9 à 13). Question directrice : en quoi cet incipit est-il original ? L’originalité est une notion embarrassante pour les élèves. Il est bon de vérifier avec eux ce qui, dans l’absolu, leur paraît être original dans ce début de roman, puis faire correspondre l’originalité à la remise en question des marques d’écriture traditionnelles. Objectif : montrer que Giono déjoue les attentes du lecteur, tout en satisfaisant à l’impératif de captatio benevolentiae de tout incipit. C’est qu’il semble vouloir aiguiser chez le lecteur un sens plus haut que le désir de connaissance et de vérité, celui de la beauté. Tous les éléments d’un incipit traditionnel sont présents mais à l’état lacunaire : le narrateur présente les faits mais leur mystère reste entier ; quelques personnages sont nommés mais le plus important est … un arbre ; les lieux sont vagues ; le temps est flou et la pléthore des indications données par le narrateur n’offre pas un surcroît de précisions mais une somme de renseignements superflus. Notions abordées : le titre du roman, l’incipit de roman, le statut du narrateur, le temps et l’espace dans le récit, la détermination (ou l’indétermination) du personnage romanesque, la nature du genre romanesque, entre réel et imaginaire. Axes d’étude possibles : I. Un incipit qui remplit ses fonctions habituelles, en les détournant . 1) Le cadre spatio-temporel est renseigné mais sa présentation est subjective et drolatique.

Un roi sans divertissement

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Un roi sans divertissement

1

Cette séquence sur Un Roi sans divertissement de GIONO, a été réalisée par Stéphanie PETRONE, professeur agrégé de Lettres Modernes, pour ses élèves

de 1ère L du Lycée

Un roi sans divertissement de Jean Giono (1947)

Etude d’une œuvre intégrale.

Objet d’étude : le roman, vision de l’homme et du monde. Problématique : comment l’auteur, par des dispositifs narratifs novateurs, rend-il compte de l’énigme qu’est l’homme ? Place de la séquence dans l’année : c’est le dernier objet d’étude de l’année ; il succède, pour ma part, à deux séquences portant sur le mouvement baroque (dont L’Illusion comique de Corneille) et à une séquence consacrée à Rimbaud. De ce fait, les élèves étaient capables de mesurer les influences baroques de l’écriture de Giono ainsi que son caractère poétique. Edition de référence : Gallimard, coll. Folio (n° 220), Paris. Séance 1. Lecture analytique du texte 1. L’incipit. Du début jusqu’à « Ce qui est arrivé est plus beau ; je crois » (p. 9 à 13). Question directrice : en quoi cet incipit est-il original ? L’originalité est une notion embarrassante pour les élèves. Il est bon de vérifier avec eux ce qui, dans l’absolu, leur paraît être original dans ce début de roman, puis faire correspondre l’originalité à la remise en question des marques d’écriture traditionnelles. Objectif : montrer que Giono déjoue les attentes du lecteur, tout en satisfaisant à l’impératif de captatio benevolentiae de tout incipit. C’est qu’il semble vouloir aiguiser chez le lecteur un sens plus haut que le désir de connaissance et de vérité, celui de la beauté. Tous les éléments d’un incipit traditionnel sont présents mais à l’état lacunaire : le narrateur présente les faits mais leur mystère reste entier ; quelques personnages sont nommés mais le plus important est … un arbre ; les lieux sont vagues ; le temps est flou et la pléthore des indications données par le narrateur n’offre pas un surcroît de précisions mais une somme de renseignements superflus. Notions abordées : le titre du roman, l’incipit de roman, le statut du narrateur, le temps et l’espace dans le récit, la détermination (ou l’indétermination) du personnage romanesque, la nature du genre romanesque, entre réel et imaginaire. Axes d’étude possibles : I. Un incipit qui remplit ses fonctions habituelles, en les détournant. 1) Le cadre spatio-temporel est renseigné mais sa présentation est subjective et drolatique.

Page 2: Un roi sans divertissement

2

2) L’action (une enquête) est esquissée et les personnages évoqués mais rien de précis n’est dit et aucun héros n’apparaît. II. Un incipit proprement original. 1) Le narrateur « brode » à loisir, brouille les pistes, instaure un jeu avec le lecteur. 2) Le récit fait une incursion dans le poétique, signalée d’ailleurs par le narrateur lui-même (avec la mention d’Apollon et de la prose poétique de Nerval). 3) Le mélange des genres surprend. III. Les thèmes du roman sont fixés. 1) La beauté, supérieure à la vérité, est affiliée au mal. 2) On perçoit une réflexion sur l’homme. Sur le titre, premier seuil de lecture, on aura fait faire des hypothèses aux élèves : il se rapporte sans doute à un personnage, dont il illustre peut-être le caractère, la condition ; l’indéfini « un » peut aussi donner à ce personnage une dimension universelle ; le complément de nom « sans divertissement » confère un tour négatif, voire paradoxal, au titre. Qu’entend-on par « divertissement » ? Si la référence cultivée à Pascal fait défaut, recourir à l’étymologie (en latin, divertere : se détourner). Questions de préparation à l’oral : 1) En quoi cet incipit est-il original ? 2) Etudiez le rôle du narrateur dans l’extrait. 3) Le narrateur est-il toujours sérieux ? 4) Etudiez le mélange des genres dans l’extrait. 5) En quoi peut-on parler d’une vision poétique du monde dès ce début de roman ? ►En annexe : étude linéaire du texte 1. L’incipit. Séance II. Groupement de textes sur les incipits de roman. Corpus : Diderot, Jacques le fataliste, 1765. Claude Simon, Le Vent, 1957. Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, 1964. Question de type bac : étudiez le statut du narrateur dans les débuts de roman suivants, en déterminant son identité, son rôle, les informations qu’il apporte. Que remarquez-vous ? Quelle est, selon vous, la visée des textes ? ►En annexe : groupement de textes sur les incipits de roman.

Séance III. Lecture analytique du texte 2. Le hêtre et la forêt. De « C’est là que l’automne » à « comme des bouchers » (p. 36 à 39). Question directrice : pourquoi le narrateur dit-il que « le hêtre n’(est) vraiment pas un arbre » ? Que représente-t-il ?

Page 3: Un roi sans divertissement

3

Objectif : montrer que la description poétique de l’arbre et de la forêt sert une réflexion sur la nature humaine et sur l’existence. Cette parenthèse apparente dans le cours du récit fait en réalité avancer l’enquête, en nous faisant comprendre de façon détournée, par le biais esthétique, les mobiles de M.V. et, plus tard, de Langlois. Notions abordées : la description dans le roman, l’écriture baroque, la dimension symbolique et mythique de l’écriture romanesque, l’intertexte. Axes de lecture possibles : I. La dualité de la nature. 1) L’émerveillement, la beauté de la nature. 2) La cruauté à l’œuvre dans la nature. II. La transmutation du paysage. 1) Les métamorphoses opérées par les images poétiques et une peinture « expressionniste ». 2) Une allusion au « Bateau ivre » de Rimbaud ? 3) La forêt comme théâtre. III. L(e) (h)être humain. 1) Une vie transitoire. 2) Le hêtre, partagé entre ennui et divertissement. Questions de préparation à l’oral : 1) En quoi le hêtre est-il le symbole de l’homme et de la condition humaine ? 2) Quelle image l’auteur donne-t-il de la nature ? 3) Que faut-il entendre par l’expression « facilite(r) l’acceptation de la cruauté » ? 4) En quoi peut-on parler d’écriture baroque pour cet extrait ? 5) Montrez que l’écriture romanesque se fait poésie ici. ►En annexe : étude linéaire du texte 2. Le hêtre et la forêt. Séance IV. La genèse de Un roi sans divertissement. Retour sur le personnage du hêtre. Dossier composé des entretiens de Giono avec Jean et Taos Amrouche, en 1953, publiés chez Gallimard, en 1990, et de citations provenant d’un recueil, offert par l’Espace Giono, à Lalley, « à l’usage des visiteurs curieux de poursuivre la visite du Trièves de Giono » (Espace Giono. Le village – 38930 Lalley / 04 76 34 70 39). J’ai par ailleurs pris quelques photographies des lieux évoqués dans le roman. Elles intéresseront sans doute les élèves et sont utiles pour comprendre le processus de création de l’écrivain et l’inspiration qu’il a puisée dans ces lieux. Question directrice : en quoi ces entretiens permettent-ils de mieux comprendre les ressorts de la création romanesque ?

Page 4: Un roi sans divertissement

4

Objectif : montrer le dispositif de création romanesque à l’œuvre, à partir des observations recensées par l’auteur, des obsessions qu’il nourrit, du travail de recréation du réel qu’il expose. Notions abordées : la genèse d’un texte, la vision de l’homme et du monde par le romancier, les leitmotiv du roman, le réalisme et la recréation. ►En annexe : entretiens de Jean Giono avec Jean et Taos Amrouche. ►En annexe : photographies prises lors d’un séjour dans le Trièves « sur les lieux du crime »… Séance V. Lecture analytique du texte 3. La battue au loup. De « Les foulées » à « l’encaisseur de mort subite » (p. 141 à 144). Question directrice : étudiez la narration de cet épisode. Qu’a-t-elle de particulier ? Quel sens donner au comportement de Langlois ? Objectif : montrer que la narration, qui mêle points de vue et discours, obéit à une mise en scène censée révéler l’état intérieur des personnages et, par là, comme précédemment, une certaine vision de l’humanité. Notions abordées : la focalisation dans le récit, les discours, la polyphonie, le héros de roman. Axes d’étude possibles : I. La chasse comme divertissement. 1) La battue est vue comme un spectacle « sons et lumières ». 2) Elle rassemble les villageois et Langlois sous un prétexte commun : punir le loup. II. Une vision négative de l’humanité. 1) Langlois : un héros ambigu. 2) Les chasseurs : une humanité grotesque et pitoyable. III. Un récit bien orchestré. 1) La polyphonie des voix narratives laisse en réalité appréhender les pensées des personnages. 2) Le face-à-face avec le loup : un duel digne d’un western. 3) Une écriture behavioriste : les gestes décrits de l’extérieur nous renseignent sur l’état intime des personnages. Questions de préparation à l’oral : 1) Etudiez l’originalité de l’écriture narrative dans cet extrait. 2) Comment interprétez-vous l’attitude de Langlois face au loup ? 3) Quel regard le narrateur porte-t-il sur les villageois ? 4) De quoi le loup et Langlois sont-ils le symbole ? 5) Pourquoi peut-on dire que Langlois est un héros ambigu ? ►En annexe : étude linéaire du texte 3. La battue au loup.

Page 5: Un roi sans divertissement

5

Séance VI. Evaluation intermédiaire. Travail d’écriture de type bac. Objectif : dans la mesure où cette séquence a été menée en fin d’année, ce devoir est l’occasion d’un nouvel entraînement aux épreuves et d’une vérification de la connaissance de l’œuvre. En fonction du temps imparti, on demandera aux élèves de traiter en totalité ou en partie un des trois sujets. S’exercer sur les trois sujets est également possible, de façon partielle, en donnant les consignes suivantes : Pour le commentaire : établir un plan détaillé, où chaque idée est illustrée par une citation du texte, si possible accompagnée d’une remarque stylistique. Pour la dissertation : établir un plan détaillé, où chaque argument est clarifié et illustré par un exemple précis. Pour l’écriture d’invention : établir un projet d’écriture (celui-là même qui constitue le brouillon préalable) qui fasse apparaître les contraintes explicites et implicites demandées par le sujet. Rédiger ensuite un court texte qui mette en pratique ce projet. Commentaire : vous commenterez le texte de Un roi sans divertissement de Giono. De « Langlois avait l’air de dire » à « mon petit bagage de loup » (p. 204 à 205). Dissertation : Guy de Maupassant écrit à propos du romancier : « Son but n’est pas de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir », mais « c’est sa vision personnelle du monde qu’il cherche à nous communiquer ». Partagez-vous cette opinion ? Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes du corpus, les œuvres étudiées en classe et vos lectures personnelles. Ou : Selon l’écrivain Jacques Lacarrière, « Les gens ne s’intéressent pas aux héros heureux. Il leur faut du tragique, du mythique, du monstrueux, du terrifiant ». Vous expliciterez et justifierez ce propos en l’illustrant puis vous le discuterez si cela vous paraît nécessaire. Ecriture d’invention : « Il s’en est passé des choses pendant le silence ! […] tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable, après un petit conciliabule muet entre l’expéditeur et l’encaisseur de mort subite ! » Et si le son était restauré, et les pensées des personnages découvertes ? Imaginez le dialogue entre Langlois et le loup. Que pensent-ils ? Que se disent-ils ? Séance VII. Lecture analytique du texte 4. L’excipit. De « Comment était-il ? » à la fin (p. 241 à 244). Question directrice : quelle(s) révélation(s) cette fin de roman nous apporte-t-elle ?

Page 6: Un roi sans divertissement

6

Objectif : montrer que le dénouement, tel qu’il est narré, ne nous délivre, comme l’incipit, qu’une révélation partielle ou fragile. C’est la puissance évocatrice de la poésie, l’appui sur les textes antérieurs et l’effet de répétition des scènes qui permettent de reconstituer le parcours intérieur du personnage et le drame de Langlois. Giono livre toutefois une vision pessimiste de la condition humaine, que la comparaison avec Pascal, qui voyait un salut possible dans la foi, assombrit encore davantage. Notions abordées : l’excipit, le dialogue, l’intertexte, le mélange des genres. Axes d’étude possibles : I. Les derniers moments de Langlois rapportés. 1) Le récit d’Anselmie rapporté par les villageois : une vision obtuse. 2) La fin de Langlois imaginée. II. Langlois, une image de la condition humaine. 1) La satisfaction du plaisir. 2) La conscience du divertissement. 3) Le lecteur interrogé à son tour. III. Le couronnement de l’écriture. 1) Excès de trivialité. 2) Excès de poésie. 3) Une écriture énigmatique, entre mystère et dévoilement. Questions de préparation à l’oral : 1) Quelles leçons peut-on tirer de cet épilogue ? 2) Montrez que cet excipit renforce la citation du titre. 3) En quoi Langlois est-il le symbole de la condition humaine ? 3) Quel est l’effet produit par le récit d’Anselmie ? 4) Qui parle dans cet extrait ? ►En annexe : étude linéaire du texte 4. L’excipit.

Séance VIII. Synthèse sur Un roi sans divertissement. Objectif : à partir des réponses des élèves, qui prendront appui sur les textes étudiés mais aussi sur une lecture, si possible, attentive et personnelle des autres moments du roman, énoncer les traits dominants de la composition de ce dernier. On proposera les entrées suivantes : - la narration . Par son refus ou son incapacité d’omniscience, par ses lacunes ostentatoires, le narrateur développe un jeu métatextuel, fait d’humour et de cocasserie, qui le rapproche à la fois de Diderot et de Cervantès. La narration est également marquée par l’absence d’analyses psychologiques : les personnages sont souvent réduits à des actes qui paraissent injustifiés, ce qui rend d’autant plus prégnante l’impression d’un malaise intérieur. La polyphonie des voix narratives, l’entremêlement des temps de la fiction et de la narration se prêtent bien à la nature de l’enquête et de la chronique.

Page 7: Un roi sans divertissement

7

- les personnages. L’examen des personnages révèle la double postulation de la condition humaine : la bêtise brute et la résignation des « amateurs d’âme », l’oubli et la conscience, le dégoût ou l’acceptation de la cruauté. - la géographie de Giono. A l’origine, elle est ancrée dans le réel mais prend très vite une dimension symbolique (la description des lieux se fait par le vocabulaire du haut ou du bas, ou des mythes religieux). - l’écriture . Un roi sans divertissement mêle différents genres et registres : le réalisme des chroniques locales, le tragi-comique de l’ « opéra-bouffe » (l’expression est de Giono lui-même), le baroque (avec la thématique de la violence mais aussi le jeu de reprise des mêmes motifs et des mêmes expressions), la poésie, le fantastique et le roman policier. - l’intertextualité . Il y a un sens à analyser les réécritures ou les citations de Giono. Placer la description du paysage du Trièves sous l’influence de Nerval, c’est signaler la contamination poétique que vont subir les lieux et le récit mais aussi le tiraillement de l’individu entre l’idéal, la beauté et la mort. La personnification du hêtre ressemble à celle du « Bateau ivre » de Rimbaud. Tous deux symbolisent à la fois l’expérience de la vie et de la création poétique. Les gouttes de sang que contemple Perceval, héros naïf, le rendent encore plus étranger à l’action. Sa quête est suspendue ; il n’entend plus rien. Son ambiguïté, à ce moment-là, et sa fascination pour l’image, le rapprochent de Langlois. Ce que Vigny raconte dans « La mort du loup », Giono le redéploie, dans un registre différent et implicite. Langlois, comme le poète, a reconnu l’humanité du loup. ►En annexe : l’intertextualité dans Un roi sans divertissement. Séance IX. Entraînement à l’oral. Objectif : cette séance spécifique s’appuie sur les questions de préparation à l’oral suggérées à la fin de chaque lecture analytique et sur les lectures cursives proposées aux élèves. Lectures cursives : proposer, par exemple, des romans policiers qui livrent une réflexion approfondie sur l’homme, la société ou l’existence. Simenon, L’homme qui regardait passer les trains, 1938. Patricia Highsmith, Le talentueux Mr Ripley, 1956. Pourquoi ne pas penser également à Oedipe-roi de Sophocle ? Ce n’est plus le même objet d’étude mais la pièce est conçue comme une énigme policière et métaphysique, où l’enquêteur est aussi la victime et l’assassin. Séance X. Evaluation finale. Devoir de type bac (questions et travaux d’écriture). Objet d’étude : le roman, vision de l’homme et du monde. Texte A. Albert Camus, L’Etranger, 1942. Texte B. Michel Butor, La modification, 1957. Texte C. Marguerite Duras, Moderato cantabile, 1958.

Page 8: Un roi sans divertissement

8

Question : comment chacune de ces pages de roman traduit-elle une forme d’étrangeté du monde ou de leur situation pour les personnages qu’elle met en scène ? Commentaire : vous commenterez le texte de Michel Butor (texte B). Dissertation : « Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l’apogée de l’individu. Peut-être n’est-ce pas un progrès, mais il est certain que l’époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule », écrit le romancier Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman en 1963. Vous commenterez et discuterez ce propos en prenant appui sur le corpus et sur les romans que vous avez étudiés ou lus à titre personnel. Ecriture d’invention : imaginez le dialogue entre deux amis à la lecture des textes proposés dans ce corpus. L’un laisse éclater son exaspération devant des personnages dont le roman ne lui livre pas les motivations. L’autre lui répond en réfutant l’intérêt d’une approche psychologique du personnage romanesque. ►En annexe : Evaluation finale. Devoir de type bac. ANNEXE 1 : L’incipit Frédéric a la scierie… (p. 9) Est-il le héros du roman ? Nous n’avons qu’un prénom. L’énumération des membres de la famille (« père…arrière-grand-père ») se veut exhaustive mais elle ne fait que nous apprendre qu’il s’agit d’une entreprise familiale, héritée de père en fils. Frédéric devient par la suite un nom propre. Enfin, le présent ancre l’histoire au moment où le narrateur (auteur ?) écrit, en 1946. Les repères donnés semblent être connus : « la scierie », « la route d’Avers ». Le lecteur attend la suite car en réalité, les informations restent floues. C’est juste au virage… (p.9) On abandonne le personnage pour un arbre, un hêtre, et c’est lui qu’on décrit ! La transition se fait par le motif de la route qui serpente et qui nous fait progresser de Frédéric à l’arbre (comme Frédéric, plus tard, mènera Langlois jusqu’à M.V. devant un hêtre). Le narrateur, omniscient, donne son avis et intervient dans le récit (« Je suis bien persuadé »). Les modalisateurs employés (« Il n’est pas possible », « hors de doute ») confèrent un ton familier de discussion à la narration. Le passage du « je » au « on » montre que le narrateur se met à la place de tout homme qui verrait l’arbre. Celui-ci est personnifié (on parle de sa peau, de sa carrure) puis divinisé en Apollon, le dieu de la musique et de la poésie. Les superlatifs qui qualifient l’arbre, l’admiration excessive que lui manifeste le narrateur signalent son hypnotique beauté. C’est une beauté qui doit frapper celui qui regarde. L’arbre est, de plus, conscient de l’effet qu’il produit et qu’il sait dépendre d’une certaine mise en scène. Cette vision « esthétique » de la nature n’annonce-t-elle pas l’intention de l’auteur ?

Page 9: Un roi sans divertissement

9

En 1843 - 44 - 45… (p.10) Le narrateur fait un retour dans le passé, au XIXe siècle, afin de parler d’un second personnage, M.V., encore plus énigmatique que le premier, car son nom se réduit à deux initiales. Lui aussi a un rapport direct avec le hêtre mais l’absence de précisions sur ce qu’il en fit surprend le lecteur. On nous dit seulement qu’il s’en « servit beaucoup ». Comme au début du roman, le personnage est évincé pour s’attarder sur les lieux. D’un côté, les indications données semblent réelles (« à vingt et un kilomètres d’ici » ; « Chichiliane » existe réellement mais son orthographe a été modifiée) ; d’un autre côté, les référents sont flous : « ici »…c’est où ? Le narrateur accentue l’effet d’irréel en insistant sur le peu de passages que cet endroit connaît (« mais on ne va pas à Chichiliane ») et surtout sur l’ennui qu’il représente (« On ferait quoi à Chichiliane ? Rien »). Par ces quelques phrases, le narrateur nous emmène là où cela l’intéresse – c’est lui qui fait les questions et les réponses -, il ancre le lieu dans une géographie finalement plus imaginaire que réelle : on-ne-va-pas-à-Chichiliane parce que, tel qu’il va en parler, c’est un lieu de fiction. D’ailleurs, en guise de descriptions, nous avons des éléments fort vagues : « en route torse, au fond d’un vallon haut » (le paysage est davantage le reflet d’un imaginaire, avec le symbolisme du haut et du bas, qu’une topographie réelle). Pour décrire les autres endroits, supposés être plus intéressants, le narrateur précise qu’on y trouve « parfois un découvert, ou des bosquets… ». Qu’y a-t-il là de sensationnel ? C’est que, comme le narrateur le dit lui-même, « On ne ferait rien à Chichiliane…comme ici. Ailleurs aussi naturellement ». Bref, partout, on s’ennuie ! et Chichiliane est paradoxalement « extraordinaire » d’ennui… Je ne crois pas qu’il reste des V. … (p.10) Le narrateur expose les résultats de son enquête ; retrouver des V. à Chichiliane et dans les environs. Il travaille à partir des sources humaines (les témoignages des gens qui tiennent les commerces actuels) et à partir des sources historiques locales (les monuments commémoratifs). Notons que de M. V. nous sommes passés à V. On parle de cette famille comme d’une famille royale car « éteinte » s’applique pour une lignée. Est-ce une allusion au titre qui contient le mot « roi » ? Le narrateur nous guide ensuite dans un labyrinthe géographique qui sera l’image du roman. La montée nous expose à la découverte de la beauté, la descente nous mène vers le dernier des V. Le décor qui précède la présentation de ce jeune homme devient de plus en plus poétique mais aussi de plus en plus sombre. Tout d’abord, avant d’arriver à sa ferme, on trouve une fontaine et des roses trémières. C’est un décor médiéval où, comme dans les contes, on s’arrête devant un seuil initiatique. « Les roses trémières » sont une allusion à un poème de Nerval. Or, M. V. lit un roman de Nerval. Nous sommes ici dans un procédé d’intertextualité clair (un auteur en cite un autre ou cite l’une de ses œuvres de façon plus ou moins explicite). Lorsque le narrateur se reprend en disant « C’est pourquoi je dis, Sylvie, là, c’est assez drôle », il fait une ellipse car le lecteur a compris qu’il s’agissait de « lire Sylvie ». De cette façon, l’intertextualité qui parcourt l’œuvre est soulignée, en premier lieu, par le titre de l’œuvre, Un roi sans divertissement, qui est une citation incomplète de Pascal. Mais la poésie de Giono ne passe pas que par des références littéraires : elle se fait voir également dans l’écriture même. La nature est comparée à un gisement minier. Les métaphores abondent et présentent le paysage comme laid et monstrueux. Le narrateur nous étonne ici, lui qui est censé être un chroniqueur posé, par le déferlement d’images chaotiques qu’il décrit : il n’y a plus trace de l’humain, seuls se mêlent les règnes végétal, minéral et animal. L’humour des apartés du narrateur (« Je ne sais pas moi », « là, c’est assez drôle ») introduit dans le magma de cette vision horrifiante une note de légèreté, si bien qu’on a dit que Giono s’inspirait des caractéristiques de l’opéra-bouffe. Plus

Page 10: Un roi sans divertissement

10

sombre est le paysage, plus sombre est la nature humaine. Le portrait que le narrateur fait du descendant de M. V. est celui d’un rêveur qui se réfugie dans les livres. A plusieurs reprises, comme une image fixe, on dit qu’ « il lit », qu’ « il lisait ». La superposition du présent et de l’imparfait semble arrêter l’action, la figer dans un hors-temps. Est-elle l’image des lecteurs de Giono, l’image du divertissement ? On remarquera que le portrait de ce V. est celui d’un noiraud, « brun » et sec, que l’on associe au Moyen-Âge au personnage « mauvais ». Quant à la ferme, dont le nom, mélange de poésie et de réalisme provincial (« les Chirouzes ») n’est pas sans rappeler le titre du recueil de Nerval, les Chimères, elle est vue comme isolée, minée par la peur (de soi), sans arbre (sans hêtre) pour abri. Je ne sais même pas… (p. 12) Le narrateur fait l’aveu de son absence de savoir, ce qui le différencie des romanciers du XIXe siècle, la plupart du temps parfaitement omniscients. Il va même plus loin : après avoir longuement parlé du jeune V., il avoue qu’il n’y a peut-être aucun lien entre celui-ci et M. V. Le lecteur est désorienté car le narrateur n’est plus un gage de confiance. Il va encore plus loin. Après avoir avoué qu’il n’y avait peut-être aucun lien entre ces deux V., non seulement, il affirme qu’il ne sait pas à quoi il ressemble mais il l’imagine devant nous, en lui donnant les traits…du jeune V. Il ne nous renseigne ni sur son nom exact, ni sur son métier, ni sur son caractère, et dresse un portrait physique hypothétique dont les détails sont eux-mêmes hypothétiques (« une barbe un peu clairsemée…indispensable »). Il « brode » tout simplement (n’y a-t-il pas une brodeuse dans l’histoire ?) de sorte que toutes les descriptions qu’il a faites jusqu’à présent sont mises en doute par le lecteur. J’ai demandé à mon ami Sazerat… (p.12) Pour réussir son enquête, le narrateur précise qu’il a fait appel à un historien spécialiste de l’histoire de la localité, ce qui assimile le roman à une chronique, mais tout de suite, c’est davantage l’iconographie, c’est-à-dire l’image, qui l’intéresse. Il retrace les portraits qu’il a vus, avant de décevoir l’attente du lecteur (« mais sur mon V. de 43 rien »). Toutefois, les portraits ont leur intérêt : ils détaillent les « gueules » de loups-garous et les portraits de plusieurs meurtriers. L’histoire locale mentionne donc des faits étonnants, des faits divers qui rassemblent un notaire de Saint-Baudille (lieu capital dans le roman) et des hommes comparés à des loups (le loup-garou est un hybride d’homme et de loup et le mot « gueule » est ambivalent, surtout associé au mot familier « portraiturées »). Sazerat cependant connaît l’histoire… (p.13) Tout le monde connaît l’histoire…sauf nous, lecteurs. C’est pourquoi « il faut en parler ». Plus le narrateur reste évasif (quelle est cette histoire ? que s’est-il passé ?), plus il attise la curiosité. Il est intéressant de constater le glissement du pronom indéfini « on » dans cette partie du texte. Au début, il désigne les gens du village et des environs qui se mettent d’accord pour ne pas ébruiter l’acte insensé de M. V. (tout semble relier ce fait divers de 1843 à cet homme sur les trois personnages cités : Frédéric, M. V. et le jeune V.) D’ailleurs, on ne cherche pas à expliquer cet acte puisqu’on classe l’affaire avec des mots commodes, tout faits : « un malade, un fou ». L’ « arrange(ment) » est unanime. A la fin de l’avant-dernier paragraphe, « on » équivaut plutôt à « tout le monde », « tous les hommes », y compris Sazerat et le narrateur (« on sera poussé à quelque extravagance »). Dénuée de contexte précis, la phrase peut signifier que les hommes ont peur de perdre la maîtrise de leurs pulsions. Ce qu’ils font taire sur M. V., c’est leur propre monstruosité.

Page 11: Un roi sans divertissement

11

Je lui dis : « Marche, marche… (p.13) L’association du terme « marche » et le passage d’un pronom personnel à l’autre (« je lui dis », « tu ne me dis pas », « dit-il ») témoignent d’une circulation de la parole. Face à ce qui est caché et que nous sommes avides de savoir, l’historien « interprète » : il essaie de trouver un sens. Or, le narrateur nous surprend. Plus que le sens et la vérité, c’est la beauté qu’il recherche (« Ce qui est arrivé est plus beau ; je crois »). Non seulement, l’idée de beau ici surprend dans un contexte où quelqu’un fait quelque chose de mal mais de plus, le sens esthétique semble être supérieur aux autres, peut-être parce que c’est par lui que l’on va comprendre ce qui doit être compris. Conclusion 1) L’incipit est caractéristique des romans modernes du XXe siècle. a) Le narrateur donne l’impression d’être omniscient mais il nous fait entrevoir les lacunes de son enquête. b) Il nous mène là où il veut, posant des questions auxquelles il répond, nous guidant sur une piste qu’il défait aussitôt. Par là, on peut faire un parallèle avec le narrateur du roman Jacques le fataliste de Diderot, qui se plaît à égarer le lecteur et à jouer avec lui. c) Les personnages sont partiellement présentés. Ils se réduisent à un prénom ou une initiale. d) Les lieux et le temps font l’objet d’un traitement assez complexe. - le temps n’est pas linéaire mais on opère un va-et-vient entre deux époques : 1843 - 44 – 45 et 1946 (y a-t-il même un jeu dans la suite des chiffres ?), si nous adhérons à la croyance qui fait de l’auteur, le narrateur des faits en 1946. - les lieux sont précis mais ils ne concernent alors que des routes, des cols, des voies, bref des lieux de transition, à l’exception de Chichiliane dont on semble faire un lieu fictif. - lieux et temps sont envisagés de façon subjective par le narrateur, le temps, en fonction de ce qui l’intéresse, les lieux, déformés par une description symbolique. Il en va de même pour la description des personnages. 2) Les thèmes majeurs du roman sont annoncés. En cela, l’incipit remplit sa fonction. a) On y apprend que la beauté est supérieure aux autres qualités, et même à la vérité, ce qui explique, d’une part, les inexactitudes du narrateur et, d’autre part, ses développements poétiques, ou encore son attention aux portraits qui sont des œuvres esthétiques. b) On y comprend que la beauté coexiste avec le mal : la beauté de l’arbre peut être « renversée », le col de Menet est un paysage diluvien ; la ferme des V., sombre, est pourtant entourée des plus belles roses. c) Il y est question de l’ennui, de l’énigme qu’est l’homme, du salut de l’homme par la foi (le jardin de curé à côté de la ferme des V.), qui est un leurre pour Giono, et du divertissement (de la simple lecture au meurtre). 3) Le texte est bâti sur un mélange des genres reconnu par Giono : il y a du réalisme, du baroque, de l’humour, de la poésie. Le texte est par moments hermétique dans ses passages poétiques, familier par les tours oraux du narrateur. 4) L’incipit annonce sa dette envers d’autres écrivains. Blaise Pascal est présent dès le titre mais aussi à travers l’idée d’une famille royale et du divertissement. Gérard de Nerval est cité explicitement. La mention d’Apollon renvoie à la mythologie grecque, l’image du versant de Diois comme Déluge est d’inspiration biblique. Les « vingt et un kilomètres » évalués en

Page 12: Un roi sans divertissement

12

« lieues » qu’on parcourt en « bottes » font penser au conte de Perrault, « le Petit Poucet », perdu en forêt et rencontrant un ogre. Giono lisait d’ailleurs Sylvie et les Pensées au moment de la rédaction du roman. 5) Hypothèses sur la signification des initiales M. V. ? Mort Vie Montagne Vallée Montée Val Meurtrier Victime Mystère Vérité Monsieur V (V : le cinquième du nom) Moi = V Mort Volontaire Mort Violente Moi comme Vous Mal Vérité Mal Vertu

ANNEXE 2 : Groupement de textes sur les incipit de roman

Texte A. Diderot, Jacques le fataliste, 1765.

Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. LE MAITRE. C'est un grand mot que cela. JACQUES. Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet ". LE MAITRE. Et il avait raison... Après une courte pause, Jacques s'écria : Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret! LE MAITRE. Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n'est pas chrétien. JACQUES, C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit ; il se fâche. [Je] hoche de la tête ; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne. LE MAITRE. Et tu reçois la balle à ton adresse. JACQUES. Vous l'avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures, amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux. LE MAITRE. Tu as donc été amoureux? JACQUES. Si je l'ai été! LE MAITRE. Et cela par un coup de feu ? JACQUES. Par un coup de feu. LE MAITRE. Tu ne m'en as jamais dit un mot.

Page 13: Un roi sans divertissement

13

JACQUES. Je le crois bien. LE MAITRE. Et pourquoi cela ? JACQUES. C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard. LE MAITRE. Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu? JACQUES. Qui le sait ? LE MAITRE. A tout hasard, commence toujours... Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-[dînée] : il faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les surprit au milieu des champs ; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : « Celui-là était apparemment encore écrit là-haut... » Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau? Qu'il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. L'aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. — Et où allaient-ils ? — Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds : Qu'est-ce que cela vous fait? Si j'entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître dit à son valet : — Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours?

Texte B. Claude Simon, Le Vent, 1957.

« Un idiot. Voilà tout. Et rien d'autre. Et tout ce qu'on a pu raconter ou inventer, ou essayer de déduire ou d'expliquer, ça ne fait encore que confirmer ce que n'importe qui pouvait voir du premier coup d'œil. Rien qu'un simple idiot. Seulement, lui, avec le droit de se promener en liberté, de parler aux gens, de signer des actes et de déclencher des catastrophes. Parce qu'il paraît que les médecins classent les types comme ça dans les inoffensifs. Très bien. C'est leur affaire. Mais si, au lieu de se contenter de leur avis, on demandait aussi celui des gens comme nous qui en savent peut-être un peu plus long sur l'espèce humaine que tous ces types de la Faculté... Parce que, écoutez-moi: en fait de spécimens humains, tout défile ici, vous pouvez me croire, et en ce qui concerne les mobiles auxquels obéissent les gens, si j'ai appris quelque chose pendant les vingt ans que j'ai passés dans cette étude, c'est ceci : qu'il n'en existe qu'un seul et unique : l'intérêt. Et alors, voilà ce que je dis...» Et tandis que le notaire me parlait, se relançait encore — peut-être pour la dixième fois — sur cette histoire (ou du moins ce qu'il en savait, lui, ou du moins ce qu'il en imaginait, n'ayant eu des événements qui s'étaient déroulés depuis sept mois, comme chacun, comme leurs propres héros, leurs propres acteurs, que cette connaissance fragmentaire, incomplète, faite d'une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vides, auxquels l'imagination et une approximative logique s'efforçaient de remédier par une suite de hasardeuses déductions — hasardeuses mais non pas forcément fausses, car ou tout n'est que hasard et alors les mille et une versions, les mille et un visages d'une histoire sont aussi ou plutôt sont, constituent cette histoire, puisque telle elle est, fut, reste dans la conscience de ceux qui la vécurent, la souffrirent, l'endurèrent, s'en amusèrent, ou bien la réalité est douée d'une vie propre, superbe, indépendante de nos perceptions et par conséquent de notre

Page 14: Un roi sans divertissement

14

connaissance et surtout de notre appétit de logique — et alors essayer de la trouver, de la découvrir, de la débusquer, peut-être est-ce aussi vain, aussi décevant que ces jeux d'enfants, ces poupées gigognes d'Europe centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu'à quelque chose d'infime, de minuscule, insignifiant : rien du tout ; et maintenant, maintenant que tout est fini, tenter de rapporter, de reconstituer ce qui s'est passé, c'est un peu comme si on essayait de recoller les débris dispersés, incomplets, d'un miroir, s'efforçant maladroitement de les réajuster, n'obtenant qu'un résultat incohérent, dérisoire, idiot, où peut-être seul notre esprit, ou plutôt notre orgueil, nous enjoint sous peine de folie et en dépit de toute évidence de trouver à tout prix une suite logique de causes et d'effets là où tout ce que la raison parvient à voir, c'est cette errance, nous-mêmes ballottés de droite et de gauche, comme un bouchon à la dérive, sans direction, sans vue, essayant seulement de surnager et souffrant, et mourant pour finir, et c'est tout...) tandis que le notaire parlait, donc, je ne pouvais m'empêcher d'imaginer l'autre, celui qui avait ainsi défrayé la chronique de la ville et dont les gens comme le notaire n'avaient probablement pas encore fini de parler, tel que je l'avais vu la veille encore, tel qu'il était sans doute déjà quelques mois plus tôt (car il semblait appartenir à cette sorte d'êtres qui ont vieilli une fois pour toutes, non pas même au cours de leur adolescence, mais de leur enfance et qui, ce pas franchi, se trouvent sans doute hors d'atteinte, sinon du mal, de la souffrance, du temps, mais de leurs stigmates, de sorte que tout ce qui venait de se passer pendant cette brève période de quelques mois, les événements qu'il déclencha, ou plus exactement débrida — et ceci, sembla-t-il, bien plus que par ses actes, par sa seule apparition, sa seule présence, à la façon de ces réacteurs chimiques, de ces excitateurs, ou plutôt encore de ces objets chargés d'une vertu bénéfique ou maléfique et qui n'ont besoin pour manifester leur puissance de faire autre chose que se contenter d'exister, d'être là — semblaient avoir passé sur lui, sinon sans l'atteindre, du moins, apparemment, sans laisser de traces, ni plus ni moins que n'importe quelle tempête venue du fond des âges sur n'importe quel galet roulé lui aussi depuis le fond des âges : seulement peut-être un peu plus lisse d'avoir encore été traîné et brassé, un peu plus poli, débarrassé de ses dernières aspérités pour présenter à la fin cette surface sans repères, l'impénétrable visage de cette insoluble, oiseuse énigme du bien et du mal) lorsqu'il débarqua, tombant là au milieu de nous, à l'improviste, comme un caillou dans la mare, avec pour tout bagage cet appareil de photo qui ne le quittait jamais, sa bicyclette, et un antique sac de voyage à courroies datant au moins du début du siècle et renfermant sans doute en tout et pour tout avec quelques mouchoirs et chaussettes, trois ou quatre de ces chemises de flanelle grisâtre, décolorées à force d'avoir été lavées, au col et aux poignets élimés, et enfin cet énorme dossier que je vis une fois dans sa chambre, à couverture de toile, fermé par une sangle et contenant à grand-peine un fatras de vieilles lettres, d'épreuves de photos et de papiers jaunis qui constituaient, semblait-il, la totalité de sa fortune ; et alors, par une sorte de paradoxe facétieux et cruel, faisant naître, à peine apparu, révolte, désirs, discorde et colère, lui qui, selon toute apparence, se voulait, s'était choisi, était le contraire de tout cela et que l'on découvrit avec stupeur, lorsque tout fut fini, lorsque furent retombées et la vase soulevée, et les passions, non pas à vrai dire intact: mais entier, peut-être parce qu'aucun être humain ne peut, même en se niant, arriver à se détruire tout à fait s'il ne va pas jusqu'à le faire dans sa personne physique, peut-être parce qu'il existe une sorte de pitoyable paix par-delà ou plutôt au tréfonds de toute souffrance et de toute douleur, comme au paroxysme de tout vouloir et de tout orgueil.

Page 15: Un roi sans divertissement

15

Texte C. Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, 1964.

Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l'Université. Elle a un frère plus âgé qu'elle de neuf ans —je ne l'ai jamais vu — on dit qu'il vit à Paris. Ses parents sont morts. Je n'ai rien entendu dire sur l'enfance de Lol V. Stein qui m'ait frappé, même par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs années de collège. Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau vide. Elles ne voulaient pas sortir en rangs avec les autres, elles préféraient rester au collège. Elles, on les laissait faire, dit Tatiana, elles étaient charmantes, elles savaient mieux que les autres demander cette faveur, on la leur accordait. On danse, Tatiana? Une radio dans un immeuble voisin jouait des danses démodées - une émission-souvenir — dont elles se contentaient. Les surveillantes envolées, seules dans le grand préau où ce jour-là, entre les danses, on entendait le bruit des rues, allez Tatiana, allez viens, on danse Tatiana, viens. C'est ce que je sais. Cela aussi : Lol a rencontré Michael Richardson à dix-neuf ans pendant des vacances scolaires, un matin, au tennis. Il avait vingt-cinq ans. Il était le fils unique de grands propriétaires terriens des environs de T. Beach. Il ne faisait rien. Les parents consentirent au mariage. Loi devait être fiancée depuis six mois, le mariage devait avoir lieu à l'automne, Loi venait de quitter définitivement le collège, elle était en vacances à T. Beach lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal. Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T. Beach dans la maladie de Lol V. Stein. Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d'éclore par la grande affection qui l'avait toujours entourée dans sa famille ci puis au collège ensuite. Au collège, dit-elle, et elle n'était pas la seule à le penser, il manquait déjà quelque chose à Lol pour être - elle dit : là. Elle donnait l'impression d'endurer dans un ennui tranquille une personne qu'elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d'indifférence, découvrait-on très vite, jamais elle n'avait paru souffrir ou être peinée, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille. Tatiana dit encore que Lol V. Stein était jolie, qu'au collège on se la disputait bien qu'elle vous fuît dans les mains comme l'eau parce que le peu que vous reteniez d'elle valait la peine de l'effort. Lol était drôle, moqueuse impénitente et très fine bien qu'une part d'elle-même eût été toujours en allée loin de vous et de l'instant. Où? Dans le rêve adolescent? Non, répond Tatiana, non, on aurait dit dans rien encore, justement, rien. Était-ce le cœur qui n'était pas là? Tatiana aurait tendance à croire que c'était peut-être en effet le cœur de Lol V. Stein qui n'était pas — elle dit : là — il allait venir sans doute, mais elle, elle ne l'avait pas connu. Oui, il semblait que c'était cette région du sentiment qui, chez Lol, n'était pas pareille. Lorsque le bruit avait couru des fiançailles de Lol V. Stein, Tatiana, elle, n'avait cru qu'à moitié à cette nouvelle : qui Lol aurait-elle bien pu découvrir qui aurait retenu son attention entière? Quand elle connut Michael Richardson et qu'elle lut témoin de la folle passion que Loi lui portait, elle en lut ébranlée mais il lui resta néanmoins encore un doute : Lol ne faisait-elle pas une fin de son cœur inachevé? Je lui ai demandé si la crise de Lol, plus tard, ne lui avait pas apporté la preuve qu'elle se trompait. Elle m'a répété que non, qu'elle, elle croyait que cette crise et Lol ne faisaient qu'un depuis toujours. Je ne crois plus à rien de ce que dit Tatiana, je ne suis convaincu de rien.

Page 16: Un roi sans divertissement

16

Voici, tout au long, mêlés, à la fois, ce faux semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j'invente sur la nuit du Casino de T.Beach. A partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein. Les dix-neuf ans qui ont précédé cette nuit, je ne veux pas les connaître plus que je ne le dis, ou à peine, ni autrement que dans leur chronologie même s'ils recèlent une minute magique à laquelle je dois d'avoir connu Lol V. Stein. Je ne le veux pas parce que la présence de son adolescence dans cette histoire risquerait d'atténuer un peu aux yeux du lecteur l'écrasante actualité de cette femme dans ma vie. Je vais donc la chercher, je la prends, là où je crois devoir le faire, au moment où elle me paraît commencer à bouger pour venir à ma rencontre, au moment précis où les dernières venues, deux femmes, franchissent la porte de la salle de bal du Casino municipal. ANNEXE 3 : Le hêtre et la forêt

C’est là que l’automne commence… (p.36) Le narrateur saisit un moment fugitif qui nous échappe et veut le décrire. Il s’agit du changement de saison, du passage de l’été à l’automne. Il décrit pour cela la métamorphose étonnante d’un frêne qui épouse le déroulement tranquille des heures, d’une soirée au lever. Ainsi, il superpose la banalité du quotidien (« pendant que…faire votre soupe ? », « Le temps de vous occuper du café ») et le caractère extraordinaire de la métamorphose ; il mêle un registre trivial et un ton nettement poétique. Le caractère visuel de cette transformation se veut une injonction à être plus observateur, plus attentif aux choses qui nous entourent : « vous tourniez le dos au ciel », « comme vous ouvrez l’œil, vous voyez ». L’arbre est personnifié en guerrier et la description du narrateur l’habille progressivement de son équipement : aigrette, casque, armure complète. Les expressions familières (« qu’il se pend et qu’il se plaque partout ») confèrent une intelligence aux éléments naturels qui rend la personnification amusante. Face à nous, l’arbre a changé ; il est devenu un prêtre-guerrier, à la fois porteur du sacré et inquiétant. Cette identité multiple associée au mélange des registres est propre à l’écriture baroque dont on a parfois parlé au sujet de ce roman. M 312 n’est pas en reste… (p.36) Le déguisement se poursuit. Différents arbres sont décrits dans leur rituel vestimentaire. On remarquera que les habits énumérés sont d’abord empruntés aux vêtements sacerdotaux puis royaux puis de criminels (« les Borgia », à la Renaissance). La description, qui fait donc allusion au titre par l’assimilation de M 312 (notons la parenté entre ce matricule et M. V., arbres et hommes étant dépersonnalisés) à un roi, s’assombrit progressivement. Les couleurs évoquées, celles du crépuscule, or et vermeil, renvoient aux couleurs dominantes du roman, à savoir le blanc et le rouge, la neige et le sang. Ce sont les couleurs que l’on retrouve sur les blasons royaux mais aussi dans l’apparat religieux (« soutanes de miel », « houseaux rouges », « bronze », « sang », « or », « ocre »). Qu’est-ce que cela signifie ? Dans une énumération qui confond tout, commencée par le verbe « vous voyez », nous trouvons mêlés des fonctions différentes (« mineurs », « papes »), des religions opposées, païenne et chrétienne (« Indiens », « évêques ») avec leurs attributs respectifs (« chairs peintes », « tiares »), des personnages réels et d’autres plus ou moins légendaires d’époques variées (« batteurs d’or », « chevaliers ») : de la terre au ciel, d’une époque et d’un lieu à l’autre, la nature semble se

Page 17: Un roi sans divertissement

17

caractériser par son ambivalence : l’éclat et une part plus sombre, la beauté et la cruauté. Le cycle des saisons souligne l’enracinement de la cruauté, sa permanence : ce qui devrait être un phénomène naturel inoffensif est vu par le narrateur comme une manifestation agressive qui assimile la transformation saisonnière des arbres à un rituel barbare, un sacrifice (« du bariolage barbare des murs », « cratère de bronze autour duquel…les Aztèques, les pétrisseurs de sang… »). Chaque soir, désormais, les murailles du ciel… (p.37) Cette hypothèse se confirme à partir de ce paragraphe puisqu’il est question de mieux accepter la cruauté, à présent que le paysage a changé et a perdu le rose et le bleu des soirs d’été. A travers un symbolisme des couleurs, Giono semble se moquer d’une vision romantique de la nature dont on a souvent pensé qu’elle caractérisait ses premières œuvres. Giono annonce, en effet, par une métaphore filée de l’art pictural, que sa préférence va au « pourpre qui saigne sur des rochers…incontestablement bien plus beaux sanglants ». Le sang qui coule est le leitmotiv, dans l’œuvre, de cette beauté hypnotique, du lien entre la cruauté et l’esthétique. L’impressionnisme du paysage s’est mué en un expressionnisme radical où la peinture semble être étalée grossièrement, voire violemment (« enduits », « une poignée de plâtre »). Cet éclairage frappant dépeint par l’écrivain semble vouloir révéler quelque chose de profond dans la nature, un mystère inquiétant (métaphorisé par la nuit, « non plus lisse…mais louche »). Tout cela est contenu dans les montagnes à la fois isolées et étrangement familières puisque certains termes relèvent d’une présence humaine, civilisatrice (« murailles », « fresques »). Le rappel des « petites crécelles de bois sec » semble confirmer la dualité de la nature, à la fois sauvage et harmonieuse. Elles font penser à Apollon, dieu des arts et de la mesure, comme la sauvagerie et la barbarie des forêts annoncent Dionysos, dieu de la folie et du sacré mais d’un sacré qui, à la différence de celui d’Apollon, n’est pas institutionnalisé et passe donc pour transgressif et dangereux. Le hêtre de la scierie… (p.38) Un blanc typographique important isole le hêtre du reste des arbres, comme si ces derniers avaient présenté le théâtre de l’action avant que le protagoniste n’entre en scène. Le narrateur, par ses parenthèses, enjoint le lecteur à établir une comparaison entre le passé et le présent mais le passé, tel qu’il est signalé, reste flou (« à cette époque »). Le hêtre en définitive est toujours là : il a été complice, témoin des actes de M. V. et, comme la lignée des Frédéric, des V., il a duré. Au sens propre, on loue l’épaisseur drue de son feuillage, la force et la beauté de sa charpente. Au sens figuré, puisque la personnification en fait un « (h)être » humain, sa beauté apparente cache un secret qui le ronge car il pourrait avoir « un poids » sur la conscience. La personnification du hêtre dans l’incipit ne mentionne-t-elle pas sa « conscience », sa « connai(ssance) » de soi ? Il a le courage (« la carrure », l’ »étoffe ») de supporter en lui, chez lui, cette part obscure symbolisée par l’opacité des rameaux. Il était surtout (à cette époque)… (p.38) L’arbre est d’abord décrit comme débordant de vie et de vitalité. Son activité est incessante, comme en témoignent les verbes d’action et la diversité des animaux qu’il abrite. De plus, la reprise syntaxique de la formule « il » et un verbe à l’imparfait crée une impression de profusion voire de satiété, tout comme le rythme binaire du passage et les sonorités poétiques (charrué / bouleversé ; corneilles / corbeaux ; vols / rossignols ; instant / mésanges ; fumait / bergeronnettes ; abeilles / soufflait ; faucons / taons ; etc…). C’est l’image de la ronde, de la

Page 18: Un roi sans divertissement

18

communion et de la joie qui semble dominer. Notons que l’arbre, jongleur et souffleur, est une figure de l’artiste et du romancier qui, au même moment, nous offre aussi un spectacle permanent. Toutefois, le tableau décrit montre une vitalité qui s’essouffle de son propre excès, de son propre poids. Cette vie en surnombre contient sa propre mort. En effet, l’arbre est pétri d’oiseaux et de mouches ; il abrite des oiseaux inoffensifs comme des insectes nuisibles ou dégoûtants. Les mouches ne sont-elles pas attirées par la décomposition ? D’ailleurs, on lit que le soleil avait l’air de « se décomposer ». « Pétri » n’est-il pas un verbe qui marque l’appartenance de l’arbre à la matière, n’éreinte-t-il pas « sa densité de pierre » en le présentant comme malléable ? De même, « charrué » et « bouleversé » connotent une certaine forme de violence faite à l’arbre. L’expression « à l’automne » signale que le narrateur a fait le portrait de l’arbre quand il était jeune, au printemps, puis dans la force de l’âge, en été. L’automne, lui, annonce la mort que représente l’hiver. « Les poils cramoisis », « les serpents », « les poussières de cristal » disent la vie qui s’étiole et pourrit. Néanmoins, à cet âge avancé, il joue et « se divertit » encore. En précisant que le hêtre « n’était vraiment pas un arbre », le narrateur rend sa parole performative puisque nous avons bien lu qu’il était l’image de quelque chose ou de quelqu’un d’autre. Personnifié dès le début, il est d’abord embelli puis transformé en monstre, en créature hybride (« ses mille bras…ses cent mille mains… »). Il est l’image de l’homme. Les forêts, assises… (p.39) L’idée de spectacle tragique est rendue par le vocabulaire du théâtre (« gradins », « amphithéâtre ») : comme dans l’Antiquité, les pièces ont lieu à ciel ouvert et les forêts sont à la fois muettes et immobiles face au jeu scénique de l’arbre ; elles semblent éprouver terreur et pitié devant la grandeur et la misère du hêtre. Ce dernier joue seul, dans sa vieillesse. Déserté de ses amis, il porte des « écharpes » hivernales. De nombreuses expressions font état de cette solitude : « autour de son immobilité » ; « autour de lui-même » ; « repétri par l’ivresse de son corps »). Il s’agit bien d’un délire bachique, d’une transe qui l’atteint avec la mention de la danse et de l’ivresse (Bacchus-Dionysos est le dieu du vin). Possédé par un dieu, il est lui-même divinisé, comme l’attestent les adjectifs « surnaturels », « prodigieuses » et « miraculeuse ». Peut-être est-il même assimilé à Héraclès, connu pour sa force, ses travaux et sa mort tragique puisque, avant son apothéose, il fut embrasé par sa tunique sur le Mont Oeta. Quoi qu’il en soit, le hêtre offre une image double de la condition humaine entre l’enracinement, c’est-à-dire l’ennui (cela est mis en valeur par le polyptote entre « enraciné » et « racines » et, par la redondance des sonorités « en », « r » et « n » dans « enraciné, « encramponnement » et « racines ») et l’étourdissement, l’ivresse (représentée par la toupie), c’est-à-dire le divertissement. Le hêtre humain est partagé entre la fatalité de sa condition et la possibilité d’y échapper. Toutefois, celle-ci semble être un leurre car, dans le silence de Dieu, les forêts savent que l’agitation stérile de l’arbre ne sert à rien. Le beau soumis à l’instinct de mort, encore plus attractif du fait de cette corruption potentielle, hypnotise tout spectateur. Les forêts déjà installées sont rejointes par les érables dont la procession signale l’importance du spectacle. Ils regardent la beauté se mêler au mal, à la violence, à l’interdit (l’un des motifs que choisit Giono pour nous faire comprendre ce mélange d’attraction et de répulsion est celui que l’on retrouvera à l’excipit du roman et qui est déjà une citation de Perceval ou le conte du Graal de Chrétien de Troyes : « le sang des oies sauvages sur la neige »). Puisqu’il s’agit, conformément à la géographie symbolique du roman, de « monte(r) » et de « descend(re) » pour voir le spectacle, Giono semble en définitive confondre le lecteur avec les forêts. Il met en abîme l’acte de voir – et de lire – comme hypnotique lui aussi. Enfin, il suggère que les hommes sont des bouchers qui se précipitent à un spectacle pour voir le sang couler. N’a-t-il pas dit, dans un entretien, que les hommes étaient des meurtriers en puissance ?

Page 19: Un roi sans divertissement

19

Conclusion. 1) Le hêtre n’est vraiment pas un arbre : d’abord, parce que la description qu’en fait l’auteur n’est plus réaliste. C’est un morceau de poésie ; ensuite, parce que sa personnification en fait le symbole de la condition humaine. 2) Le théâtre du sang est une façon de rompre l’ennui. Métaphoriquement, l’auteur nous fait comprendre pourquoi M. V. a tué et, en filigrane, pourquoi Langlois ne sera plus le même. 3) Y a-t-il une référence au « Bateau ivre » de Rimbaud ? La critique n’en parle pas à propos de ce texte ; pourtant, le hêtre suit le même parcours, de l’étincelle du début à la déception finale. Giono La mer bénit le bateau La forêt bénit l’arbre L’arbre danse C’est un hêtre La forêt est un théâtre « serpents » « embruns », « éclaboussait » L’arbre est pétri d’oiseaux Il fumait Ivresse de l’arbre Les autres arbres le regardent Rimbaud Le bateau danse C’est une coque de sapin La mer est un théâtre (v.35) « serpents » « la mer » Il est une « presque île pour oiseaux » « fumant » Carcasse ivre Les autres navires le regardent

Page 20: Un roi sans divertissement

20

ANNEXE 4 : Entretiens de Jean Giono avec Jean et Taos Amrouche, 1953

(reproduits dans le commentaire de Un roi sans divertissement par Mireille Sacotte, Gallimard, coll. Foliothèque (n°42), Paris, 1995)

Le sens de ce roman.

JEAN GIONO — Après la prison de 1939, j'ai écrit Pour saluer Melville ; après la prison de 1944, j'ai écrit Un roi sans divertissement. Dans Un roi sans divertissement, nous trouvons précisément les pensées auxquelles je me suis livré pendant toute cette période d'expériences. C'est, en tout cas, un livre dans lequel j'essaie de voir l'homme avec des yeux différents. JEAN AMROUCHE — Quel est le thème de ce livre ? J. G. — Eh bien, c'est tout simplement le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes qu'il entend punir chez les autres. Il ne se livre à aucune turpitude, et au moment même où il sent qu'il est capable de s'y livrer, il se tue ! Il n'est pas dans une situation sans issue, il est dans une situation qui laisse encore l'issue de Monsieur X, l'issue de tuer. C'est celle-là qu'il refuse. J. A. — J'ai l'impression que vous indiquez le thème sous une forme peut-être trop abstraite. J. G. — Au début de ce livre, nous avons vu des crimes accomplis par un paysan [sic], des crimes parfaitement gratuits. Il a pris du plaisir à tuer, il a pris du plaisir à cacher dans les feuillages du hêtre les cadavres de ses victimes, il prend à ce simple fait de tuer et de cacher ses victimes un énorme plaisir qui le contente. C'est Monsieur X qu'on cherche d'abord et que, finalement, Langlois suit à travers la forêt et finit par trouver chez lui. Nous le voyons après qu'il a fait justice de ce criminel en le tuant de ses propres mains. Puisqu'il avait fait des aveux complets, qu'il avait vu de quelle façon ce personnage se conduisait, il était en présence d'une sorte de bête féroce, comme plus tard il va être en présence du loup, il a vu qu'il était tout simple de le tuer et que l'affaire était terminée. Mais après, nous voyons Langlois le justicier revenir dans la maison de Monsieur X. Il s'aperçoit que Monsieur X avait une vie normale, qu'il avait une femme, que cette femme l'aimait, qu'il avait un petit garçon, que ce petit garçon vraisemblablement l'aimait, et que dans la grande pièce où il est en train de faire l'endormi, il y a un magnifique portrait de l'assassin, qu'on vénère encore la mémoire de cet homme qui, pour lui, était une bête féroce. Il se rend compte là, que ce personnage qui lui paraissait si extraordinaire, a été pour une certaine partie de la population, et notamment sa famille, un personnage ordinaire. À partir de ce moment-là, il se demande si lui-même, qui est aussi un personnage ordinaire, n'a pas les réactions de cet homme. Après avoir tué le loup, qui est une sorte de symbole du premier assassin, il essaie de se distraire, de se divertir, selon Pascal, et de trouver quelque chose qui l'empêche d'avoir son esprit constamment porté vers les pensées qui pourront l'amener peut-être un jour, lui aussi, à tuer et à cacher des cadavres, à tuer pour le simple plaisir de tuer. « Puisque Monsieur X était un personnage ordinaire, aimé de sa famille et absolument normal, moi, se dit-il, qui suis également un personnage normal, je peux être aussi demain pris par la folie ou par le tempérament de tuer et prendre mon plaisir au sang. » À ce moment-là, que fait Langlois ? Il essaie de se distraire par des divertissements habituels. Il essaie, par conséquent, de se marier. Le mariage ne lui apporte pas la distraction nécessaire. Peu après ce mariage, et après avoir amené sa femme dans ce pays, en allant chez une femme qui vient de tuer une oie, il voit le sang de l'oie sur la neige et il constate que le rapport du rouge et du blanc lui donne une joie si indicible que, à partir de ce moment-là, il n'y a plus d'autre issue que de participer à cette joie ou de se supprimer, et il se supprime. C'est au fond lui le justicier qui avait jugé qu'après avoir entendu et vu l'assassin il n'y avait qu'à le supprimer purement et simplement pour que le monde continue. Il s'aperçoit que le monde continue quand même avec l'assassin. Par conséquent, il porte en lui-même la turpitude qu'il a entendu punir chez l'autre. Autrement dit, il s'applique sa propre justice, la justice qu'il avait appliquée aux autres. Il est justicier. Ne perdons pas de vue que Langlois est, d'un autre côté,

Page 21: Un roi sans divertissement

21

un capitaine de gendarmerie, c'est un homme qui a l'habitude d'appliquer la loi. Il l'applique, cette loi, à lui-même, qui est un assassin en puissance.

Le hêtre comme point de départ de la création romanesque

J. A. — Quand je vous ai demandé si vous commenciez à écrire vos livres pour ainsi dire tout de go, ou bien si, avant d'écrire un livre, vous aviez déjà une certaine idée de ce que serait son tempo particulier, le ton, la clé dans lequel il serait écrit, si sa place, dans l'économie générale de votre œuvre n'était pas déjà marquée, vous m'avez dit à ce moment-là : « Non, je n'ai pas de plan. J'écris. » J. G. —Vous savez très bien que nous ne pouvons pas donner, ici, des règles formelles, ni parler en absolu, et il y a des quantités de travaux, de livres qui sont différents de ce que je vous dis. Maintenant, je vais vous parier d'un fait précis, et démontrer pour vous, précisément pour vous montrer que quelquefois, la création part d'une chose extraordinairement fine, banale, presque rien du tout. Mais est-ce que véritablement nous arriverons au néant, au départ ? Je ne sais pas si ça sortira véritablement de rien. Je vais essayer de vous expliquer comment s'est créé Un roi sans divertissement. Le livre est parti parfaitement au hasard, sans aucun personnage. Le personnage était l'Arbre, le Hêtre. Pourquoi ? C'est parce que, au moment où j'ai écrit ce livre-là, j'étais à ma ferme, à la Margotte, je passais des vacances admirables avec Élise. Comment j'ai commencé ce livre? Au départ, je suis allé me promener, dans un endroit qui est très extraordinaire, et où il y a un hêtre magnifique. En retournant, j'ai commencé à écrire sur ce hêtre. Et, si l'on examine bien les premières pages d'Un roi sans divertissement, on pourra constater qu'à ce moment-là ma pensée tourne en rond, ou peut-être en spirale, jusqu'à un centre qu'elle imagine, qui va, peut-être, lui donner le départ. Le départ, brusquement, c'est la découverte d'un crime, d'un cadavre qui se trouve dans les branches de cet arbre. À partir de ce moment-là, Langlois est venu. Mais, au début, c'était surtout l'assassin qui m’intéressait. Remarquez, il n'est plus le personnage principal, il s'efface presque tout de suite, il a été remplacé par le personnage de Langlois, qui, lui, portait exactement ce que je voulais dire. Il est arrivé, non pas en second, mais en trois ou quatrième, il y a eu d'abord l'Arbre, puis la vic-time, nous avons commencé par un être inanimé, suivi d'un cadavre, le cadavre a suscité l'assassin tout simplement, et après, l'assassin a suscité le justicier. C'était le roman du justicier que j'ai écrit. C'était celui-là que je voulais écrire, mais, en partant d'un arbre qui n'avait rien à faire dans l'histoire. J. A. —Ce hêtre qu'il vous a semblé rencontrer tout d'un coup, qui vous a donné une espèce de révélation, il me semble que c'est un hêtre que vous connaissiez. J. G. — Mais oui, je le connaissais depuis très longtemps. Il avait suscité déjà, pour ne rien vous cacher, dix ou douze autres histoires qui n'ont pas été écrites, et il a figuré comme décor très souvent dans des livres écrits. Il a dû figurer dans Le Chant du monde et encore une fois dans Batailles dans la montagne. Il était placé dans un autre paysage, mais c'était le souvenir de cet arbre-là qui avait suscité, non seulement le hêtre, mais la forêt de hêtres. Par conséquent, c'était un hêtre que je connaissais parfaitement. Pourquoi, ce jour-là, le hêtre a suscité la victime qu'il portait dans ses branches ? Pourquoi a-t-il suscité, par la suite, l'assassin et le justicier? Ça, je suis incapable de vous l'expliquer, parce que ce sont des notes qui jouent, ce sont des pinces de cordes extraordinairement légères.

Ennui et divertissement Vous partez d'une idée fausse en croyant que j'invente pour créer les personnages de roman. C'est beaucoup plus important que ça. Si j'invente des personnages et si j'écris, c'est tout sim- plement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l'univers, à laquelle per-sonne ne fait jamais attention: c'est l'ennui. Au fond, pour moi, si on voulait une description de l'homme, l'homme est un animal avec une capacité d'ennui. Les chiens ne s'ennuient pas, les

Page 22: Un roi sans divertissement

22

animaux ne s'ennuient pas, les animaux domestiques ne s'ennuient pas, même pas les moutons, mais les hommes s'ennuient, ils ont la capacité d'ennui. De là, la création de tous les vices, de là, la création de tout ce que vous pouvez imaginer, de là, les crimes, parce qu'il n'y a pas de distraction plus grande que de tuer ; c'est admirable ; la vue du sang est admirable pour tout le monde. Lorsque vous êtes dans une ville et qu'il se produit un accident, un homme se fait écraser par un tramway, par un autobus, immédiatement tout le monde s'agglutine autour. Sur les cinquante personnes qui s'agglomèrent autour du blessé ou du mort, il y en a deux ou trois qui lui portent assistance, mais tous les autres se précipitent pour regarder, pour voir. Et jamais on n'éprouve autant de plaisir qu'à tuer. C'est ça la grande distraction. Il y a des quantités de gens qui désirent tuer ! La proportion est moins grande parce qu'il y a un petit barrage qui est la police, et que l'on craint d'être tué soi-même ! C'est tout. Enlevez la police et vous verrez si l'on s'étripaillera avec une joie sans égale !

Page 23: Un roi sans divertissement

23

Page 24: Un roi sans divertissement

24

Page 25: Un roi sans divertissement

25

Page 26: Un roi sans divertissement

26

Page 27: Un roi sans divertissement

27

Page 28: Un roi sans divertissement

28

ANNEXE 5 : La battue au loup Les foulées, naturellement… (p.141) Le texte a toujours l’apparence d’une enquête policière. Les « foulées » du loup sont comparables aux empreintes laissées par le criminel mais très vite, l’enquête se double d’une expertise psychologique de l’agresseur (« Peut-être que le Monsieur joue au plus fin ? ») Le loup n’est pas vu comme un animal mais comme un être humain qui nargue les villageois. L’italique vaut à la fois pour son assimilation à une personne – avec peut-être un écho de M. V. , c’est-à-dire Monsieur V. – et pour l’ironie que le narrateur décèle dans le jeu du loup. Tel M. V., le loup est sûr de lui, avance droit vers son but. L’examen des foulées, fait de façon esthétique puisqu’on détecte leur fraîcheur exquise, renverse les certitudes : l’animal poursuivi est confiant et ce sont ses pourchasseurs qui sont angoissés. La série de questions insérées directement dans le récit montre une contamination de la narration écrite et orale, qui donne le sentiment au lecteur de participer à la battue, en direct, dans le temps de son déroulement. D’ailleurs, récit et discours sont au présent (à la fois de narration et d’énonciation du moment). Les questions traduisent en outre l’anxiété des hommes : que vont-ils trouver au bout de cette chasse ? Que va leur apprendre le loup qui semble beaucoup plus « instruit » qu’eux ? Il va leur apprendre que cette mort, il l’attend en quelque sorte. Vie et mort participent de cette « farce » universelle et de ce jeu sur lequel insiste le passage, avec la répétition du verbe « joue », et qui est cautionné par « Dieu lui-même ». La connaissance intuitive qu’en a le loup le rend supérieur aux hommes, qui sont de ce fait, par inversion, animalisés (« les dindons de la farce », « pas pelus ») alors que le loup est appelé « Monsieur ». Se joue là une mise en scène de la mort à laquelle la victime même consent. Si lors de la mise à mort de M. V., seuls quelques villageois étaient présents, ici, tout le village participe : le théâtre de l’action s’est élargi. On remarquera que chez Giono, les litotes, les allusions, l’affadissement des expressions consacrées et autres proverbes (« les dindons de la farce », « au pied du mur », « sur un plateau ») cachent une réalité précise, plus dure. Le mélange de sens propre et de sens figuré offre un plaisir de lecture teinté d’humour et permet, en apparence, d’alléger la gravité de la scène. Giono joue même avec les images et les expressions qu’il a utilisées précédemment : de « sortie dans le mur », il a imaginé une « porte » puis a filé la métaphore en gradation jusqu’à « l’arc de triomphe » qui marque une sortie particulièrement « solennelle » du loup. D’abord, nous ne voyons rien… (p.142) Le but de l’extrait est de tirer parti du mélange des genres pour asseoir certaines idées : d’un côté, on a Langlois qui, comme le loup, est partisan du « silence et de la solennité ». Pour transmettre son message de paix, il passe par une économie de paroles. C’est par gestes qu’il se contente de faire signe (« stop et, tranquille ! »), à la manière d’un officiant dans une cérémonie et un rituel religieux auquel il est habitué. Il est même une figure christique, un messie, ses bras étant ceux de Jésus crucifié (« étendus en croix ») se mouvant en ailes, celles de la colombe pacifique qu’il représente. D’un autre côté, il y a les villageois dont tout dénote la bêtise, la lourdeur et la brutalité. Ils sont associés à l’idée d’un spectacle permanent avec sons et lumières. Même les « ouatines », censées amoindrir le bruit, « criss(ent) » de loin. Les exclamations, qui sont l’émanation des paroles prononcées par les villageois (« Le voilà, là-bas ! ») trahissent l’agitation des hommes, qui contraste fortement avec le silence du loup. Alors même – et le passage est humoristique avec sa verve rabelaisienne (« couillonnades ») – que les villageois sont si bêtes qu’ils manquent presque de se tirer dessus, le loup les regarde et les renvoie à leur condition, celle d’hommes victimes de leur propre agitation. La description du loup, elle, est hiératique : on détaille les parties de son visage et son calme inchangé. Il devient lui aussi, par sa résignation face à la faiblesse humaine qui l’aveugle de torches (symboles de la vérité recherchée à tout prix, de l’éclairage sur le mystère profond de

Page 29: Un roi sans divertissement

29

l’homme, mais aussi instruments de la traque et de la délation, tels que la seconde guerre mondiale en a laissé l’écho), une figure christique. Langlois s’avance… (p.143) Tout est fait pour suspendre le récit et se focaliser, en étalant la durée de cet instant, sur le face-à-face de Langlois et du loup. A trois reprises, le narrateur décrit la même action (« Langlois s’avance ») et interrompt l’avancée de Langlois, comme celle du récit, en émettant des remarques annexes : « la légèreté aéronautique » du procureur semble présenter une autre posture que celle de Langlois face au loup : il s’agit de continuer à être léger et à se divertir sans manifester de gravité. Or, Langlois avance « pas à pas », prenant au sérieux l’affaire. La confrontation des deux adversaires fait penser aux duels des westerns où le silence est imposant avant le coup de feu décisif. Le narrateur rend ce silence palpable puisqu’il annonce, non sans malice métatextuelle, qu’il « s’est passé des choses ». Dans la mesure où ce qui a été décrit déçoit ce commentaire, l’attention du lecteur est reportée sur la tension intérieure et psychologique des personnages, et non plus sur l’action elle-même. Après tout, l’un des deux adversaires se donne déjà pour mort, car il est « endormi ». Face à ce manque d’action, les villageois aussi se sont assoupis. Il semblerait que le seul qui soit concerné par la mise à mort soit Langlois. A bien y regarder, la construction du récit qui mêle les voix de différentes instances (celles du narrateur, des villageois ou de Langlois) – on parle alors de polyphonie – rend plus incertaine toute prise de parole. Qui dit « Paix ! » quelques lignes avant la fin de l’épisode ? Est-ce le discours direct de Langlois ? ou le propos du narrateur imité du discours de Langlois ? Celui-ci, intériorisé, montre que le narrateur a compris le fonctionnement du personnage et nous le fait savoir d’ailleurs, en parlant de « petit conciliabule muet ». Langlois et le loup ne parlent pas mais se comprennent, comme si l’instinct de ce qui les rapproche les faisait communiquer. La rapidité de la mise à mort est signalée par le passage au passé simple ; le rituel mis en valeur par la séparation des compléments circonstanciels par des points-virgules (« dans le ventre ; des deux mains ; en même temps ») est répété à l’identique de la mort de M. V. Toutefois, il ne faut pas en rester là : le narrateur, dans la phrase nominale finale, souligne la détermination de Langlois à en arriver là (« tout ça pour en arriver encore une fois à ces deux coups »). Comme pour M. V., il ne s’agit pas d’un « accident », d’un réflexe, mais d’un acte sciemment calculé. Langlois, vu, comme le loup, de l’extérieur par les autres (le point de vue externe domine l’extrait) est plus proche de l’animal que des autres hommes. Le loup a remplacé M. V. Langlois ressemble au loup. Qui remplacera Langlois, nouvel M. V. en quelque sorte ? Langlois a compris que c’est moins le fait d’avoir tué le chien de Curnier qui est condamnable que de regarder, comme le fait le loup, « le sang du chien sur la neige ». C’est après avoir eu la confirmation du divertissement cruel que représente cette contemplation pour le loup que Langlois l’abat. Conclusion. 1) La poursuite, la chasse deviennent investigation psychologique. Que veut le loup ? 2) Langlois (le nom est-il motivé : Tire-la-langue-à-la-loi ? / Sang de l’oi e ? / Sans loi ?) est une figure ambiguë : justicier, il a commis, en tuant M. V., un acte hors la loi, en tout cas illégitime. Ici, le loup légitime davantage sa pulsion de meurtre. Pourtant, il porte un message de paix, il est un nouveau Christ : il faut laisser le loup tranquille, il est l’un de nous mais lui est plus instruit ; il a compris sa condition. 3) Les villageois, Langlois lui-même sont sans cesse vus sous un angle démythifié, voire grotesque : comme dans « La mort du loup » de Vigny, les hommes ne sont pas aussi dignes que l’animal. De plus, pour raconter le drame de la conscience humaine, Giono choisit un ton burlesque plutôt que tragique.

Page 30: Un roi sans divertissement

30

4) La vérité passe par la beauté (l’esthétique) avec le leitmotiv du sang sur la neige (notons que Perceval est décrit comme endormi pendant sa contemplation ; tout s’arrête) et par la violence (les torches sont des instruments agressifs). 5) Le point de vue externe est une influence des écrivains américains dits behavioristes (William Faulkner notamment) : rien des mobiles intérieurs et psychologiques n’est dit : on décrit seulement les gestes de l’extérieur. Toutefois, ceux-ci nous renseignent sur l’état des personnages. ANNEXE 6 : L’excipit

Comment était-il ?... (p.241) Le narrateur laisse l’histoire parler d’elle-même, à travers des sources incertaines : ceux qui mènent l’interrogatoire sont les vieillards actuels, contemporains des faits et qui ont peut-être des trous de mémoire, et celle qui répond aux questions, Anselmie, est une bête « brute ». Mais en répondant sans aller chercher plus loin, Anselmie offre une résistance aux clichés habituels qui auraient pu expliquer le geste de Langlois : folie soudaine, changement de comportement, méchanceté, etc… Or, Langlois est resté le même, « normal », en quelque sorte (« Vous savez qu’il n’était pas très rigolo ; bien, il continuait à n’être pas très rigolo ») et cela suffit pour déranger et inquiéter les villageois. A posteriori, cette scène d’interrogatoire policier montre que les vieillards ont remplacé Langlois dans son enquête sur les motifs d’un acte jugé irrationnel, mais le début du roman marquait déjà l’échec de leur tentative de le comprendre, tout comme M.V., puisque les conclusions sur la folie et la maladie l’emportent sur l’acceptation de la cruauté inhérente à l’être humain. On remarquera l’attention des villageois portée aux apparences et non à ce qu’est véritablement Langlois, avec la répétition de l’expression « avait l’air » et l’argument qu’Anselmie utilise pour les rassurer (« il était comme d’habitude »), l’habitude étant sécurisante en empêchant les explications plus fouillées. - Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?... (p.242) Anselmie va rapporter les rares paroles de Langlois ainsi que ses gestes. Elle n’entre pas dans les détails, la psychologie ; elle ne réfléchit pas mais note les faits seuls. Ce point de vue qui pourrait être interne (c’est-à-dire propre à Anselmie) mais qui, par sa bêtise brute, semble être externe (elle voit les choses de l’extérieur, en les rapportant de façon brute précisément) fait d’elle le relais du narrateur au lecteur. Le lecteur reste seul avec Langlois et des signes extérieurs laissés à son interprétation. Le lecteur, qui a participé à tous les faits, est à même de comprendre ce qui arrive à Langlois en reliant tous les indices : il est à son tour dans la posture de l’enquêteur-inspecteur, c’est-à-dire de Langlois lui-même, jusqu’au milieu du roman. Le dialogue entre Anselmie et les villageois est rendu difficile par le laconisme de la paysanne. Tout est fait pour donner une apparence logique à l’enchaînement des faits. Cela est dû à l’oralité du ton (« alors j’y ai dit », « Bien, voilà »), à la stricte réutilisation des mêmes termes dans les demandes de Langlois et dans l’obéissance d’Anselmie (« tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui, j’ai des oies ; » ; « Il me dit : « Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête à l’oie »). De plus, Anselmie précise que les oies n’étaient pas « grasses », ce qui sous-entend que tuer une oie se fait lorsqu’elle s’apprête à être mangée. Or, le morcellement avec lequel les actes sont décrits, rendu possible par le dialogue plutôt que par le récit et par une villageoise abrupte plutôt que prolixe, attise la curiosité du lecteur et lui fait comprendre que chaque geste est un indice qui va le mener à la révélation finale. A l’image de Sazerat ou de la brodeuse, le narrateur étale la scène pour en faire un rituel où les gestes, une fois décomposés, vus au ralenti, ne sont plus perçus comme banals ni normaux…

Page 31: Un roi sans divertissement

31

-Vous m’ennuyez à la fin… (p.243) Plus Anselmie répète que « c’est tout », plus les ajouts qu’elle fait laissent entendre le contraire. En un sens, elle a raison car le « c’est tout » vaut pour l’action elle-même : après la décapitation de l’oie, Langlois ne fera plus rien. Mais le lecteur sait que le « c’est tout » contredit l’arrière-plan du sens à donner à cette scène. En filigrane, ce qui inquiète, ce n’est pas que l’oie ait été tuée de façon barbare (en témoigne le vocabulaire de la décapitation avec « couperet », « coupé la tête » et « billot »), c’est que Langlois ne l’a pas fait tuer pour la manger mais pour la regarder. Les différents allers et retours d’Anselmie qui interprète mal l’attitude de Langlois forment un contrepoint burlesque (elle fait les questions et les réponses dans sa tête pour justifier l’attitude de Langlois : -que peut-on faire avec une oie ? semble-t-elle demander ; -la plumer, etc…) avec l’impassibilité de Langlois. Dans cette réécriture de Perceval, Langlois est lui aussi hypnotisé par la tache de sang dans la neige. Il reste immobile pendant des heures, effet rendu par l’unité du récit d’Anselmie, mené sans interruption, par le mutisme de Langlois décrit de façon réitérée (« il était toujours (là) au même endroit » ; « il l’a regardée saigner…Il regardait le sang » ; « n’a pas bougé ») avec des temps verbaux qui figent la scène dans la durée, la continuité de l’action, tels que l’imparfait et le passé composé. Dans Chrétien de Troyes, Perceval est réveillé de sa léthargie par Gauvain, après l’échec de plusieurs chevaliers pour le faire revenir à lui. Ici, Langlois s’en va de lui-même. Anselmie, qui en avait sans doute assez d’être interrogée pour rien, a rapporté tous les gestes dont elle s’est souvenue et ceux-ci sont en réalité éloquents. Mais les vieillards ne proposeront pas leur avis et c’est le narrateur qui prend le relais, après un blanc typographique. Il nous fait comprendre que sa psychologie, tirée des faits, non comprise par les autres villageois, est claire, comme étaient parfaitement « claires » les foulées du loup. On peut alors proposer une hypothèse et il faut bien avoir à l’esprit que cette fin de roman, ce n’est pas ce qui s’est réellement passé mais ce qui a dû se passer. La fin du roman ne s’intéresse pas à l’acte lui-même, le suicide de Langlois, mais à ce qui l’a motivé et qui, depuis le début du roman, est toujours elliptique, laissé à l’état d’énigme, comme en témoigne la question finale de cet excipit. L’hypothèse ne porte donc pas sur le geste lui-même mais sur le cheminement intérieur qui l’a mené à cela. On remarquera que la densité de ce récit final, la reconstitution à la fois familière et poétique des habitudes de Langlois et du geste surprenant nous plongent dans l’histoire et nous font oublier la fragilité épistémique du récit. C’est que le but est de comprendre, peu importe certains détails, l’essence du personnage et ce qui est en jeu. Langlois ne devient-il pas, avec sa tête qui prend les mesures de l’univers et son identification, cette fois assumée, à un roi sans divertissement, une image de la condition humaine ? Le concept de Langlois éclate au propre comme au figuré, pour révéler quelque chose de plus grand que lui et qui nous atteint tous. Eh bien, voilà ce qu’il dut faire… (p.243) On notera que Langlois est encore vu de l’extérieur par une série de faits. Les personnages de son entourage aussi sont figés dans des poses qui les déterminent et les immortalisent : Saucisse « tricote », « Delphine pos(e) ses mains sur ses genoux (l’humour étant ici de décrire une activité qui semble ne pas en être une). Seule la mention « il tint le coup » nous renseigne sur l’impossibilité pour Langlois de supporter sa vie. Tenir le coup, c’est aussi l’image du hêtre qui devait supporter « tant de poids », qui, fringant au début, se corrompt de l’intérieur. Les autres sont donc tranquilles, ils savent attendre, se désennuyer autrement mais lui met en scène sa mort par un dernier rituel divertissant : le dernier cigare qu’il fume avec plaisir (le hêtre fumait également) et qui rappelle la poudre des cartouches avec lesquelles il a tué M. V. et le loup. Cette fois-ci, il reporte l’attentat contre lui, avec un certain maniérisme. La description poétique, annoncée par le rythme ternaire des propositions (« la petite braise…mèche », « Et il y eut…seconde »), le vocabulaire imagé relayé par des sonorités en [en] (« grésillement », « éclaboussement »), le mélange des couleurs (l’or et le noir, l’or et la braise rouge qui rappelle le sang et la neige), les phénomènes contre-nature (« la nuit », espace infini, éclairé par une étincelle ; la tête qui s’élargit et éclabousse l’espace en explosant) fait

Page 32: Un roi sans divertissement

32

passer Langlois d’une dimension humaine à une dimension cosmique. L’adverbe « enfin » peut surprendre dans l’expression « C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin… ». Modalisateur énoncé par le narrateur, mais aussi par le lecteur qui voit la révélation aboutir, il signale que le justicier s’est fait justice, que le personnage a atteint aussi le sublime en acquiesçant et en acceptant sa misère. L’imparfait de « prenait » confère en outre un caractère d’éternité et de valeur universelle à l’ampleur que prend Langlois mais cela se fait toujours par une image, par la poésie donc et la beauté. Qui a dit : « Un roi sans divertissement… (p.244) L’énigme (« Qui a dit ») renvoie à une interrogation d’ordre métaphysique, au mystère de l’homme. C’est Pascal qui a dit cela. Il prend l’exemple d’un roi, modèle de grandeur et le ramène à sa misère, celle de tous les hommes. S’il ne se divertit pas, il pense à sa finitude, ce qui le rend malheureux. Mais pour Pascal, le divertissement est un leurre, une échappatoire qui nous détourne de la conscience. La conscience de notre condition doit plutôt nous tourner vers Dieu, seule voie de salut. Le narrateur-auteur pose une dernière question, montre qu’il y a répondu en l’illustrant, c’est-à-dire en illustrant l’ennui, le divertissement et ses conséquences. Entre le titre et cette conclusion qui nous renvoie au seuil du roman, il nous laisse en suspens, en appelant à notre propre conscience, la citation en italique laissant le dernier mot à un auteur présent et absent, dépersonnalisant le récit de ses précédentes instances n ANNEXE 7 : L’intertextualité dans Un Roi sans divertissement

Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal, 1182 Le soir venu, on dressa le camp dans une prairie en lisière d'un bois, mais au matin du lendemain la neige avait recouvert le sol glacé. Avant d'arriver près des tentes, Perceval vit un vol d'oies sauvages que la neige avait éblouies. Il les a vues et bien ouïes, car elles s'éloignaient fuyant pour un faucon volant, bruissant derrière elles à toute volée. Le faucon en a trouvé une, abandonnée de cette troupe. Il l'a frappée, il l'a heurtée si fort qu'elle s'en est abattue. Perceval arrive trop tard sans pouvoir s'en saisir encore. Sans tarder, il pique des deux vers l'endroit où il vit le vol. Cette oie était blessée au col d'où coulaient trois gouttes de sang répandues parmi tout le blanc. Mais l'oiseau n'a peine ou douleur qui la tienne gisante à terre. Avant qu'il soit arrivé là, l'oiseau s'est déjà envolé ! Et Perceval voit à ses pieds la neige où elle s'est posée et le sang encore apparent. Et il s'appuie dessus sa lance afin de contempler l'aspect, du sang et de la neige ensemble. Cette fraîche couleur lui semble celle qui est sur le visage de son amie. Il oublie tout tant il y pense car c'est bien ainsi qu'il voyait sur le visage de sa mie, le vermeil posé sur le blanc comme les trois gouttes de sang qui sur la neige paraissaient. [...] Le bon et généreux Gauvain prend ses armes, monte sur un cheval aussi alerte que robuste et s'en va vers le chevalier toujours appuyé sur sa lance, ne paraissant point se lasser d'un rêve auquel il se complaît. Mais à cette heure-là déjà le soleil brillant a fait fondre deux des trois gouttes de beau sang qui avaient fait rouge la neige. Et la troisième pâlissait. Perceval sort de son penser. C'est lors que messire Gauvain met à l'amble son cheval et s'approche très doucement de Perceval comme un homme bien loin de chercher querelle. Il dit : « Sire, je vous aurais salué si je connaissais votre nom comme je connais le mien. Mais tout au moins je puis vous dire que je suis messager du roi ; que de sa part je vous demande et vous prie que vous veniez à sa cour pour lui parler.

Page 33: Un roi sans divertissement

33

- Deux hommes sont déjà venus. Et tous deux me prenaient ma joie et ils voulaient m'emmener, me traitant comme prisonnier. Ils ne faisaient pas pour mon bien. Car devant moi, en cet endroit je voyais trois gouttes de sang illuminer la neige blanche. Je les contemplais. Je croyais que c'était la fraîche couleur du visage de mon amie. Voilà pourquoi je ne pouvais m'en éloigner. - Certes, sire, vous ne pensiez comme un vilain mais comme un doux et noble cœur. C'était bien rude folie que vouloir vous en déprendre. Mais plus encore que je peux dire, j'aimerais savoir ce que vous comptez faire. S'il ne vous déplaisait, volontiers, je vous mènerais au roi Arthur. »

Pascal, Pensées, 1670

[142]

Divertissement. — La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle-même pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il le divertir de cette pensée, comme les gens du commun ? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux, de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toutes ses pensées du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi, et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements qu'à la vue de sa grandeur? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une [balle], au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve : qu'on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir ; et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide ; c'est-à-dire qu'ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il sera misérable, tout roi qu'il est, s'il y pense. Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois. Gérard de Nerval, Les Chimères, 1854 ARTÉMIS La Treizième revient... C'est encor la première ; Et c'est toujours la Seule, — ou c'est le seul moment ; Car es-tu Reine, ô Toi ! la première ou dernière ? Es-tu Roi, toi le Seul ou le dernier amant ?... Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ; Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement : C'est la Mort — ou la Morte... Ô délice ! ô tourment ! La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière. Sainte napolitaine aux mains pleines de feux, Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule : As-tu trouvé ta Croix dans le désert des Cieux?

Page 34: Un roi sans divertissement

34

Roses blanches, tombez ! Vous insultez nos Dieux, Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle : — La Sainte de l'Abîme est plus sainte à mes yeux !

Alfred de Vigny, Les Destinées, 1864 LA MORT DU LOUP I Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon. Nous marchions, sans parler, dans l'humide gazon. Dans la bruyère épaisse, et dans les hautes brandes, Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. - Ni le bois ni la plaine Ne poussait un soupir dans les airs ; seulement La girouette en deuil criait au firmament ; Car le vent, élevé bien au dessus des terres. N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires. Et les chênes d'en bas, contre les rocs penchés, Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés. Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête, Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête A regardé le sable en s'y couchant ; bientôt, Lui que jamais ici l'on ne vit en défaut, A déclaré tout bas que ces marques récentes Annonçaient la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux. Nous avons tous alors préparé nos couteaux, Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches, Nous allions pas à pas en écartant les branches. Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient, J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient, Et je vois au-delà quatre formes légères Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères, Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse ; Mais les enfants du Loup se jouaient en silence, Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi, Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait, comme celle de marbre Qu'adoraient les Romains, et dont les flancs velus Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus. Le loup vient et s'assied, les deux jambes dressées, Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,

Page 35: Un roi sans divertissement

35

Sa retraite coupée et tous ses chemins pris, Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante, Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer, Malgré nos coups de feu, qui traversaient sa chair, Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles, Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde, Le clouait au gazon tout baigné dans son sang ; Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner savoir comment il a péri, refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. II J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre À poursuivre sa Louve et ses fils, qui, tous trois, Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois, Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, À ne jamais entrer dans le pacte des villes Que l'homme a fait avec les animaux serviles Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher. III Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes ! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C'est vous qui le savez, sublimes animaux. À voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse, Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. - Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur. Il disait : "Si tu peux, fais que ton âme arrive, À force de rester studieuse et pensive, Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. Gémir, pleurer, prier, est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t'appeler, Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler."

Page 36: Un roi sans divertissement

36

Rimbaud, Poésies, 1870-1

LE BATEAU IVRE

Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. J'étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais. Dans les clapotements furieux des marées, Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants, Je courus ! Et les Péninsules démarrées N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots ! Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres, L'eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures Me lava, dispersant gouvernail et grappin. Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d'astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rhythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l'amour ! Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants : je sais le soir, L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes, Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir ! J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs de drames très antiques Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

Page 37: Un roi sans divertissement

37

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ! J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l'assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ! J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux ! J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces, Et les lointains vers les gouffres cataractant ! Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises ! Échouages hideux au fond des golfes bruns Où les serpents géants dévorés des punaises Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums ! J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants. - Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants. Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux... Presque île, ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons ! Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ; Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Page 38: Un roi sans divertissement

38

Qui courais, taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ; Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l'Europe aux anciens parapets ! J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : - Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles, Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ? Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer ! Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai. Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

ANNEXE 8 : Evaluation finale. Devoir de type bac.

Texte A. Albert Camus, L’Etranger, 1942 L'Étranger exprime fortement le sentiment de l'absurde face à un monde et à une existence dont le sens résiste à l'homme. Une succession de hasards conduit le narrateur Meursault, personnage décalé, étranger au monde, à commettre un meurtre. La première partie du roman se clôt sur le récit de cette scène qui se déroule sur une plage proche d'Alger, où vit le narrateur. J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman1 et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait

1 Le roman s’ouvre sur la mort de la mère du narrateur.

Page 39: Un roi sans divertissement

39

un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

Page 40: Un roi sans divertissement

40

Texte B. Michel Butor, La Modification, 1957.

Léon Delmont, marié, père de famille et directeur de la succursale parisienne d'une firme italienne, a pris le train pour Rome. Il compte y rejoindre Cécile, avec laquelle il a une liaison depuis deux ans, et la ramènera Paris pour refaire sa vie, la «modifier». Dans cet espace clos, celui du train, et dans cette durée limitée, celle du trajet, le récit offre au lecteur un véritable «voyage mental» dans la pensée du personnage. Ce voyage devrait être une libération, un rajeunissement, un grand nettoyage de votre corps et de votre tête; ne devriez-vous pas en ressentir déjà les bienfaits et l'exaltation? Quelle est cette lassitude qui vous tient, vous diriez presque ce malaise? Est-ce la fatigue accumulée depuis des mois et des années, contenue par une tension qui ne se relâchait point, qui maintenant se venge, vous envahit, profitant de cette vacance1 que vous vous êtes accordée, comme profite la grande marée de la moindre fissure dans la digue pour submerger de son amertume stérilisante les terres que jusqu'alors ce rempart avait protégées. Mais n'est-ce pas justement pour parer à ce risque dont vous n'aviez que trop conscience que vous avez entrepris cette aventure, n'est-ce pas vers la guérison de toutes ces premières craquelures avant-coureuses du vieillissement que vous achemine cette machine, vers Rome où vous attendent quel repos et quelle réparation ? Alors pourquoi cette crispation de vos nerfs, cette inquiétude qui gêne la circulation de votre sang? Pourquoi n'êtes-vous pas déjà mieux délassé? Est-ce vraiment le simple changement de l'horaire qui provoque en vous ce bouleversement, ce dépaysement, cette appréhension, le fait de partir à huit heures du matin, non le soir comme à l'habitude ? Seriez-vous déjà si routinier, si esclave? Ah, c'est alors que cette rupture était nécessaire et urgente, car attendre quelques semaines encore, c'était tout perdre, c'était le fade enfer qui se refermait, et jamais plus vous n'auriez retrouvé le courage. Enfin la délivrance approche et de merveilleuses années

1 Moment de vide, d’inoccupation.

Page 41: Un roi sans divertissement

41

Texte C. Marguerite Duras, Moderato Cantabile, 1958. Avec Moderato Cantabile, Duras inaugure, cette « écriture blanche » qui sera sa marque. On ne sait, tout au long du roman, presque rien des personnages; il ne s'agit plus d'explorer des consciences, mais des attitudes de retrait et de distance face au monde, dont rend compte la relation apparemment objective des événements. Au début du roman, à la sortie de la leçon de piano de son fils, Anne Desbaresdes se rend sur la scène d'un crime qui vient d'être commis. Anne Desbaresdes se renseigna. - Quelqu'un qui a été tué. Une femme. Elle laissa son enfant devant le porche de Mademoiselle Giraud1, rejoignit le gros de la foule devant le café, s'y faufila et atteignit le dernier rang des gens qui, le long des vitres ouvertes, immobilisés par le spectacle, voyaient. Au fond du café, dans la pénombre de l'arrière-salle, une femme était étendue par terre, inerte. Un homme, couché sur elle, agrippé à ses épaules, l'appelait calmement. - Mon amour. Mon amour. Il se tourna vers la foule, la regarda, et on vit ses yeux. Toute expression en avait disparu, exceptée celle, foudroyée, indélébile, inversée du monde, de son désir. La police entra. La patronne, dignement dressée près de son comptoir, l'attendait. Trois fois que j'essaye de vous appeler. Pauvre femme, dit quelqu'un. Pourquoi ? demanda Anne Desbaresdes. On ne sait pas. L'homme, dans son délire, se vautrait sur le corps étendu de la femme. Un inspecteur le prit par le bras et le releva. Il se laissa faire. Apparemment, toute dignité l'avait quitté à jamais. Il scruta l'inspecteur d'un regard toujours absent du reste du monde. L'inspecteur le lâcha, sortit un carnet de sa poche, un crayon, lui demanda de décliner son identité, attendit. - Ce n'est pas la peine, je ne répondrai pas maintenant, dit l'homme. L'inspecteur n'insista pas et alla rejoindre ses collègues qui questionnaient la patronne, assis à la dernière table de l'arrière-salle. L'homme s'assit près de la femme morte, lui caressa les cheveux et lui sourit. Un jeune homme arriva en courant à la porte du café, un appareil-photo en bandoulière et le photographia ainsi, assis et souriant. Dans la lueur du magnésium2, on put voir que la femme était jeune encore et qu'il y avait du sang qui coulait de sa bouche en minces filets épars et qu'il y en avait aussi sur le visage de l'homme qui l'avait embrassée. Dans la foule, quelqu'un dit : - C'est dégoûtant, et s'en alla. L'homme se recoucha de nouveau le long du corps de sa femme, mais un temps très court. Puis, comme si cela l'eût lassé, il se releva encore. - Empêchez-le de partir, cria la patronne. Mais l'homme ne s'était relevé que pour mieux s'allonger encore, de plus près, le long du corps. Il resta là, dans une résolution apparemment tranquille, agrippé de nouveau à elle de ses deux bras, le visage collé au sien, dans le sang de sa bouche. Mais les inspecteurs en eurent fini d'écrire sous la dictée de la patronne et, à pas lents, tous trois marchant de front, un air identique d'intense ennui sur leur visage, ils arrivèrent devant lui. L'enfant, sagement assis sous le porche de Mademoiselle Giraud, avait un peu oublié. Il fredonnait la sonatine de Diabelli3. Ce n'était rien, dit Anne Desbaresdes, maintenant il faut rentrer.

1 Le professeur de piano. 2 Poudre servant à produire une lueur vive lors des prises de vue photographiques. 3 Musicien du XVIIIe siècle.

Page 42: Un roi sans divertissement

42

L'enfant la suivit. Des renforts de police arrivèrent - trop tard, sans raison. Comme ils passaient devant le café, l'homme en sortit, encadré par les inspecteurs. Sur son passage, les gens s'écartèrent en silence. - Ce n'est pas lui qui a crié, dit l'enfant. Lui, il n’a pas crié. Ce n’est pas lui. Ne regarde pas. Dis-moi pourquoi. Je ne sais pas. L'homme marcha docilement jusqu'au fourgon. Mais, une fois là, il se débattit en silence, échappa aux inspecteurs et courut en sens inverse, de toutes ses forces, vers le café. Mais, comme il allait l'atteindre, le café s'éteignit. Alors il s'arrêta, en pleine course, il suivit de nouveau les inspecteurs jusqu'au fourgon et il y monta. Peut-être alors pleura-t-il, mais le crépuscule trop avancé déjà ne permit d'apercevoir que la grimace ensanglantée et tremblante de son visage et non plus de voir si des larmes s'y coulaient.

Page 43: Un roi sans divertissement

43

Page 44: Un roi sans divertissement

44