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CAS CLINIQUE / CASE REPORT Un voyageur pas comme les autres : prise en charge dun « body-packer » A surprising traveller: management of a body-packerG. Versmée · G. Jammes · G. Valdenaire Reçu le 4 octobre 2013 ; accepté le 11 décembre 2013 © SFMU et Springer-Verlag France 2014 Introduction Les « body-packers » ou « drug mules » ingèrent volontai- rement des sachets de drogue afin de transporter des produits illicites à travers les frontières. Nous présentons le cas dun patient pris en charge aux urgences. Observation Nous avons reçu dans notre service un patient de 43 ans sur réquisition pour la réalisation dune radiographie de labdo- men. Le patient était originaire du Maroc et avait été inter- cepté à son arrivée à laéroport par les services des douanes. Le patient ne présentait aucune plainte fonctionnelle. L exa- men clinique était normal, labdomen était souple et indolore. L ampoule rectale du patient était vide au toucher. Le patient ne présentait pas de signes physiques dintoxication par une quelconque drogue. L imagerie réalisée était un abdomen sans préparation (ASP) (Fig. 1). Elle mettait en évidence la pré- sence de très nombreux corps étrangers intéressant lensemble du tube digestif. Le patient a bénéficié dun traitement laxatif par polyéthylène glycol (Colopeg © ) afin de faciliter lexpul- sion de ces corps étrangers par les voies naturelles. Il sagis- sait de sachets de drogue emballés contenant de la résine de cannabis pure, et ingérés par le patient dans le cadre dun trafic. Tout au long de la procédure dévacuation, le patient était sous la surveillance dun agent du service des douanes. Celui-ci était chargé, dans le cadre de la procédure judiciaire, de récupérer les sachets en notant lheure, puis de les peser. L exonération a duré au total 7 heures. Quatre-vingt douze sachets ont été récupérés dans le service des urgences, pesant chacun entre 10 et 13 g. À lissue, un ASP de contrôle était réalisé, conformément à la réquisition du service des douanes. Celui-ci ne mettait rien en évidence. Le patient a été autorisé à quitter le service après rédaction dun certificat de non- hospitalisation. Il a été emmené pour la suite de la procédure par les agents de la douane. Discussion Ce type de trafic destiné à transporter illégalement de la dro- gue est appelé « body-packing ». La première description date de 1973 [1]. L épidémiologie de ces patients est dépen- dante de la proximité du centre durgence avec un aéroport international. Une étude rétrospective réalisée dans un hôpi- tal de New York dénombrait 1 250 « body-packers » entre 1993 et 2005 [2]. Une étude française rapportait 581 cas entre 1999 et 2002 [3]. Il existe deux principales complications à éliminer chez ces patients : la rupture de sachet pouvant entraîner une intoxica- tion massive, et locclusion mécanique. Ces deux complica- tions peuvent également constituer les indications dun traite- ment chirurgical en urgence. Dans létude américaine [2], 45 % des patients pris en charge ont ainsi bénéficié dun trai- tement chirurgical, contre 1 % dans létude française [3]. Nous navons pas retrouvé dans la littérature de cas din- toxication fatale au cannabis après rupture dun sachet. Les effets de la marijuana sur les usagers sont difficiles à prédire, et sont dépendant de la sensibilité interindividuelle, de luti- lisation habituelle de cette drogue et de la quantité de Tétra- hydrocannabinol (THC) absorbée [4]. Des cas dingestion accidentelle chez des enfants ont été décris, et rapportaient différents symptômes : agitation, troubles de la conscience, bradypnée et crises convulsives [5]. Des traitements laxatifs oraux peuvent être administrés afin de faciliter lévacuation des corps étrangers, comme le polyéthylène glycol [6]. Il apparaît important de surveiller ces patients jusquà expulsion complète des corps étrangers, et de réaliser une imagerie de contrôle à lissue pour ne pas risquer une inges- tion accidentelle de drogue à travers la muqueuse digestive. Aucun examen dimagerie na fait preuve dune sensibilité G. Versmée (*) · G. Jammes · G. Valdenaire Service des urgences adultes, hôpital Pellegrin, CHU de Bordeaux, place Amélie Raba-Léon, F-33076 Bordeaux cedex, France e-mail : [email protected] Ann. Fr. Med. Urgence DOI 10.1007/s13341-014-0407-x

Un voyageur pas comme les autres : prise en charge d’un « body-packer »; A surprising traveller: management of a “body-packer”;

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Page 1: Un voyageur pas comme les autres : prise en charge d’un « body-packer »; A surprising traveller: management of a “body-packer”;

CAS CLINIQUE / CASE REPORT

Un voyageur pas comme les autres : prise en charge d’un « body-packer »

A surprising traveller: management of a “body-packer”

G. Versmée · G. Jammes · G. Valdenaire

Reçu le 4 octobre 2013 ; accepté le 11 décembre 2013© SFMU et Springer-Verlag France 2014

Introduction

Les « body-packers » ou « drug mules » ingèrent volontai-rement des sachets de drogue afin de transporter des produitsillicites à travers les frontières. Nous présentons le cas d’unpatient pris en charge aux urgences.

Observation

Nous avons reçu dans notre service un patient de 43 ans surréquisition pour la réalisation d’une radiographie de l’abdo-men. Le patient était originaire du Maroc et avait été inter-cepté à son arrivée à l’aéroport par les services des douanes.Le patient ne présentait aucune plainte fonctionnelle. L’exa-men clinique était normal, l’abdomen était souple et indolore.L’ampoule rectale du patient était vide au toucher. Le patientne présentait pas de signes physiques d’intoxication par unequelconque drogue. L’imagerie réalisée était un abdomen sanspréparation (ASP) (Fig. 1). Elle mettait en évidence la pré-sence de très nombreux corps étrangers intéressant l’ensembledu tube digestif. Le patient a bénéficié d’un traitement laxatifpar polyéthylène glycol (Colopeg©) afin de faciliter l’expul-sion de ces corps étrangers par les voies naturelles. Il s’agis-sait de sachets de drogue emballés contenant de la résine decannabis pure, et ingérés par le patient dans le cadre d’untrafic. Tout au long de la procédure d’évacuation, le patientétait sous la surveillance d’un agent du service des douanes.Celui-ci était chargé, dans le cadre de la procédure judiciaire,de récupérer les sachets en notant l’heure, puis de les peser.L’exonération a duré au total 7 heures. Quatre-vingt douzesachets ont été récupérés dans le service des urgences, pesantchacun entre 10 et 13 g. À l’issue, un ASP de contrôle étaitréalisé, conformément à la réquisition du service des douanes.

Celui-ci ne mettait rien en évidence. Le patient a été autorisé àquitter le service après rédaction d’un certificat de non-hospitalisation. Il a été emmené pour la suite de la procédurepar les agents de la douane.

Discussion

Ce type de trafic destiné à transporter illégalement de la dro-gue est appelé « body-packing ». La première descriptiondate de 1973 [1]. L’épidémiologie de ces patients est dépen-dante de la proximité du centre d’urgence avec un aéroportinternational. Une étude rétrospective réalisée dans un hôpi-tal de New York dénombrait 1 250 « body-packers » entre1993 et 2005 [2]. Une étude française rapportait 581 casentre 1999 et 2002 [3].

Il existe deux principales complications à éliminer chez cespatients : la rupture de sachet pouvant entraîner une intoxica-tion massive, et l’occlusion mécanique. Ces deux complica-tions peuvent également constituer les indications d’un traite-ment chirurgical en urgence. Dans l’étude américaine [2],45 % des patients pris en charge ont ainsi bénéficié d’un trai-tement chirurgical, contre 1 % dans l’étude française [3].

Nous n’avons pas retrouvé dans la littérature de cas d’in-toxication fatale au cannabis après rupture d’un sachet. Leseffets de la marijuana sur les usagers sont difficiles à prédire,et sont dépendant de la sensibilité interindividuelle, de l’uti-lisation habituelle de cette drogue et de la quantité de Tétra-hydrocannabinol (THC) absorbée [4]. Des cas d’ingestionaccidentelle chez des enfants ont été décris, et rapportaientdifférents symptômes : agitation, troubles de la conscience,bradypnée et crises convulsives [5].

Des traitements laxatifs oraux peuvent être administrésafin de faciliter l’évacuation des corps étrangers, comme lepolyéthylène glycol [6].

Il apparaît important de surveiller ces patients jusqu’àexpulsion complète des corps étrangers, et de réaliser uneimagerie de contrôle à l’issue pour ne pas risquer une inges-tion accidentelle de drogue à travers la muqueuse digestive.Aucun examen d’imagerie n’a fait preuve d’une sensibilité

G. Versmée (*) · G. Jammes · G. ValdenaireService des urgences adultes, hôpital Pellegrin,CHU de Bordeaux, place Amélie Raba-Léon,F-33076 Bordeaux cedex, Francee-mail : [email protected]

Ann. Fr. Med. UrgenceDOI 10.1007/s13341-014-0407-x

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de 100 % pour la détection des corps étrangers. La sensibilitéde l’ASP est évaluée à 85-90 %, celle de la radiographie del’abdomen avec produit de contraste à 96 % [7]. Un casclinique a même rapporté un faux-négatif sur une tomoden-sitométrie de l’abdomen [8]. L’imagerie par résonnancemagnétique semble avoir une meilleure sensibilité, maisparaît difficile à réaliser en urgence dans ce contexte [9].

Par ailleurs, il apparaît important de tenir compte de tousles autres aspects de cette prise en charge : aspect social,pour des patients souvent en situation d’extrême pauvreté ;aspect éthique, car ces patients viennent le plus souvent ensituation de privation de liberté ; et aspect légal, pour ne pascompromettre le travail des services des douanes.

En conclusion, la prise en charge de ces malades est fré-quente dans certains centres à proximité d’aéroports interna-tionaux, mais peut être quasi-anecdotique dans de nombreuxdépartements de médecine d’urgence. Une prise en chargespécifique de ces patients doit-être instaurée, avec une sur-veillance attentive jusqu’à expulsion complète des sachets.

Conflit d’intérêt : les auteurs déclarent ne pas avoir deconflit d’intérêt.

Références

1. Deitel M, Syed AK (1973) Intestinal obstruction by an unusualforeign body. Can Med Assoc J 109:211–2

2. Mandava N, Chang R, Wang J, et al (2011) Establishment of adefinitive protocol for the diagnosis and management of body-packers (drug mules). Emerg Med J 28:98–101

3. de Prost N, Lefebvre A, Questel F, et al (2005) Prognosis ofcocaine body-packers. Intensive Care Med 31:955–8

4. Cawich S, Downes R, Martin A, et al (2007) Colonic perforation:A lethal consequence of cannabis body packing. J Forensic LegMed 17:269–71

5. Lacroix J, Farell CA, Gaudreault P, et al (1992) Intoxication oraleau cannabis chez sept enfants. Réanim Urg 1:906–9

6. Hoffman RS, Smilkstein MJ, Goldfrank LR (1990) Whole bowelirrigation and the cocaine body-packer: a new approach to a com-mon problem. Am J Emerg Med 8:523–7

7. Traub S, Hoffman RS, Nelson LS (2003) Body-packing – Theinternal concealment of illicit drugs. N Engl J Med 349:2519–26

8. Hahn IH, Hoffman RS, Nelson LS (1999) Contrast CT scan fails todetect the last heroin packet. J Toxicol Clin Toxicol 37:644–5

9. Bulakci M, Ozbakir B, Kiris A (2013) Detection of body packingby magnetic resonance imaging: a new diagnostic tool? AbdomImaging 38:436–41

Fig. 1 Radiographie de l’abdomen sans préparation mettant en évidence les corps étrangers le long du tube digestif. Dans l’encart en bas

à droite : photographie d’un sachet de drogue évacué

2 Ann. Fr. Med. Urgence