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Monsieur Bernard Holtzmann Une sphinge archaïque de Thasos (information) In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 135e année, N. 1, 1991. pp. 89- 102. Citer ce document / Cite this document : Holtzmann Bernard. Une sphinge archaïque de Thasos (information). In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 135e année, N. 1, 1991. pp. 89-102. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1991_num_135_1_14941

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En mars 1987 est entré au musée de Thasos un fragment de sculpturequi était remployé dans le mur de clôture d'un jardin situé dansla ville antique. Il s'agit du poitrail et des ailes d'un sphinx archaïque,dont la chevelure est composée de grosses mèches perlées qui se terminent en pointes disposées en éventail autour du cou. Quand jevis pour la première fois ce fragment, le 20 septembre 1989, le plande cassure très particulier de la tête me rappela aussitôt celui dela tête Wix, conservée depuis 1935 à la Glyptothèque Ny Carlsbergde Copenhague. Cette tête, trouvée à Thasos avant 1904 et acquisepar Adolf Wix von Zsolnay, consul d'Autriche-Hongrie à Cavala,est très généralement considérée comme celle d'un couros datant dumilieu du VIe siècle.

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Monsieur Bernard Holtzmann

Une sphinge archaïque de Thasos (information)In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 135e année, N. 1, 1991. pp. 89-102.

Citer ce document / Cite this document :

Holtzmann Bernard. Une sphinge archaïque de Thasos (information). In: Comptes rendus des séances de l'Académie desInscriptions et Belles-Lettres, 135e année, N. 1, 1991. pp. 89-102.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1991_num_135_1_14941

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NOTE D'INFORMATION

A PROPOS D'UNE SPHINGE ARCHAÏQUE RECOMPOSÉE, PAR M. BERNARD HOLTZMANN

En mars 1987 est entré au musée de Thasos un fragment de sculpture qui était remployé dans le mur de clôture d'un jardin situé dans la ville antique. Il s'agit du poitrail et des ailes d'un sphinx archaïque, dont la chevelure est composée de grosses mèches perlées qui se terminent en pointes disposées en éventail autour du cou. Quand je vis pour la première fois ce fragment, le 20 septembre 1989, le plan de cassure très particulier de la tête me rappela aussitôt celui de la tête Wix, conservée depuis 1935 à la Glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague. Cette tête, trouvée à Thasos avant 1904 et acquise par Adolf Wix von Zsolnay, consul d'Autriche-Hongrie à Cavala, est très généralement considérée comme celle d'un couros datant du milieu du VIe siècle. Or la vérification que j'ai pu faire aussitôt, grâce à la présence au musée de Thasos d'un moulage de la cassure inférieure de la tête Wix, ne laissait aucune place au doute : la tête Wix se raccorde parfaitement au fragment thasien. L'amicale coopération de Mme Coucouli, directrice de la circonscription archéologique de Cavala, de M. Flemming Johansen, directeur de la Glyptothèque Ny Carlsberg, et de M. Olivier Picard, directeur de l'Ecole française d'Athènes, m'a permis d'organiser, entre les musées de Copenhague et de Thasos, un échange de moulages, selon la formule déjà employée pour quelques œuvres de premier plan, qui ont fait l'objet de raccords internationaux, comme le cavalier Rampin et la corè de Lyon, qui proviennent de l'Acropole, ou bien, plus récemment, un couros de Samos.

La première conséquence de ce raccord (fig. 1-4), qui n'est pas la moins piquante, est de faire changer de sexe la tête Wix : ce n'est pas celle d'un couros, comme on l'a cru jusqu'ici, mais bien celle, plus rare, d'un sphinx — ou plutôt d'une sphinge, puisque ce monstre séduisant est féminin dans le bestiaire grec. Sa hauteur actuelle est de 57,5 cm.

Quant à la date de ce démon méconnu, il est désormais possible de la fonder plus précisément grâce aux critères nouveaux que fournit le raccord. La date généralement admise pour la tête Wix est le milieu du VIe siècle, voire la décennie suivante. Elle ne fait pas l'unanimité, cependant : Heinrich Sitte, qui en fit la première publication dans

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Fig. 1. - Carlsberg 2823 + Thasos 3807 la sphinge.Wix recomposée.

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les Wiener Jahreshefte de 1908, la datait des « premières décennies du vie siècle » et N. Weill a plaidé dernièrement pour les environs de 5601. C'est qu'en effet nombre de traits de facture sont anciens et procèdent du style du premier tiers du VIe siècle : l'élongation de la tête ; la composition du visage en trois plans — face et profils — qui s'articulent à angles droits ; le schématisme des oreilles en volutes ; les ondulations plates et sommairement incisées de la chevelure sur le front ; la grosseur des perles que forment les cheveux à l'arrière — ce sont là des formules qui ont cours au début du vie siècle, mais qui sont sorties d'usage vers 550. A cet égard, l'extrémité des mèches en fer de lance, que vient de révéler le raccord, apporte une confirmation décisive : ce trait assez rare ne se trouve que sur des œuvres datant de 580-560 av. J.-C. Le parallèle le plus proche est fourni par un torse de corè de Chios (Inv. 226), daté communément de 580-5702. La sphinge Wix a donc toute chance d'avoir été créée durant la décennie 570-560, à moins de la grever arbitrairement d'un retard provincial que le dynamisme dont Thasos fait preuve jusqu'en 463 rend peu probable.

Mais de quel milieu stylistique procède cette belle création ? Il est avéré que Thasos a toujours gardé des liens étroits, même institutionnels, avec sa métropole, Paros, en sorte qu'on n'a pas hésité à rechercher dans les œuvres thasiennes la définition de ce style parien qu'on avait peine à cerner sur place jusqu'à ces vingt dernières années. On sait aujourd'hui que la réalité thasienne est plus complexe et mouvante : la céramique, les terres cuites, les décors architecturaux nous enseignent qu'une autre influence s'est exercée également sur l'art thasien durant le vie siècle, celle de l'Ionie du Nord et de l'Éolide3. Aussi n'est-ce pas un hasard si la sphinge Wix peut être rapprochée d' œuvres chiotes. En fait, elle se situe dans une mouvance paro-chiote, où il s'avère vain de prétendre faire le départ entre ce qui est chiote et proprement parien, peut-être parce que les artistes chiotes — du moins la famille d'Archermos — ont pratiqué essentiellement le marbre de Paros et se sont même installés à Paros4.

Qu'ils s'agisse en tout cas d'une œuvre essentiellement parienne, même si elle présente une composante chiote, se trouve démontré par sa parenté étroite avec une sphinge de Dèlos, dont le caractère

1. N. Weill, La plastique archaïque de Thasos. Figurines et statues de terre cuite de l'Arté- mision. I. Le haut archaïsme, Etudes thasiennes, XI, Paris 1985, p. 197-198.

2. J. Boardman, AntPl 1, 1962, p. 43-45, pi. 38-44 ; G. Richter, Korai, Londres 1968, p. 38-39, n° 38, avec figures.

3. B. Holtzmann, BCH Suppl. IV, 1977, p. 300 et 303, sur les influences ioniennes ; BCH Suppl. V, 1979, p.6-9, sur les rapports avec l'Ionie et l'Éolide.

4. O. Rubensohn, MittArchlnst 1, 1948, p. 38-40, 42-43. P. Scherrer, OJh 54, 1983, p. 19-25.

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Fig. 2. — La sphinge Wix (Thasos), profil gauche.

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Fig. 3. — La sphinge Wix (Thasos), profil droit.

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parien est assuré, entre autres, par les particularités du chapiteau qui la porte. La sphinge A 583, sans doute un peu plus récente que celle de Thasos, présente en effet avec elle une grande analogie de style : on y remarque, comme sur le couros parien du Louvre (MA 3101)5 et sur la Nikè de Dèlos (MNAth 21), la même façon d'isoler l'arc de la bouche dans une cuvette arrondie, dont les bords sont formés par la saillie des pommettes et du menton. De plus, la sphinge délienne reproduit le même type que la thasienne : ce sont les seules à présenter deux bandeaux, l'un qui ceint le crâne ; l'autre, horizontal, qui enserre les cheveux au niveau des oreilles. Pour le reste, mêmes ondulations sur le front ; mêmes mèches en perles et pointes de lance sur la nuque, mais tout est plus fin et plus ciselé chez la délienne.

Cet ancrage stylistique à Paros est confirmé par le rapport indéniable qui existe entre la tête de la sphinge Wix et une œuvre signée par le sculpteur parien Aristion, actif en Attique après le milieu du VIe siècle : la fameuse statue funéraire de Phrasicleia, trouvée en 1972 à Mérenda. Sa tête est une adaptation très soigneuse, mais morne, du prototype plein de vivacité et de grâce que semble bien avoir constitué la sphinge Wix6, où la simplicité des moyens mis en œuvre n'exclut pas la subtilité. C'est ainsi qu'on notera la très légère torsion de la tête vers son côté gauche, qui anime de ce que Constantin Rhomaios avait appelé jadis une XavGdcvooaoc xivrjaiç7 la fronta- lité de ces sphinges qui, à l'inverse des sphinges couronnant une stèle funéraire, ne tournent pas la tête, sauf exception.

C'est en effet au type rare des sphinges de sanctuaire, regardant droit devant elles au sommet d'une colonne ionique, qu'appartenait très vraisemblablement la sphinge Wix. Ce type de monument, toujours d'une très grande qualité architecturale et plastique, n'est attesté que dans les Cyclades et dans quelques régions qui sont sous leur influence. Le plus célèbre et le mieux conservé de ces monuments est évidemment la colonne à sphinge que les Naxiens ont dressée dans le sanctuaire d'Apollon à Delphes8. A Paros, un chapiteau ionique du vie siècle, très proche de celui qui portait la sphinge parienne de Dèlos, présente une inscription ultérieure indiquant qu'il

5. Cl. Rolley, BCH 102, 1978, p. 41-50. 6. Fr. Croissant, développant une remarque de E. Langlotz, a montré la parenté des

deux têtes ; cf. Stèle, Mélanges N. Condoléon, Athènes 1980, p. 48-51, pi. 6-7 ; Les pro- tomés féminines archaïques, Paris 1983, p. 103-105, 248-249, 270-271.

7. Képoc[iot ttjç KaXoSwvoç, Athènes 1951, p. 101-144. 8. P. Amandry, FD II, La colonne des Naxiens..., Paris 1953, p. 1-32, pi. 1-17.

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Fig. 4. — La sphinge Wix (Thasos), arrière vu d'en haut.i

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se dressait dans Yhèrôon consacré au poète Archiloque9. A Dèlos, outre la colonne à sphinge A 583, dont il vient d'être question, on a retrouvé dans le sanctuaire d'Apollon deux autres fragments de tels monuments : A 584, chapiteau jumeau du précédent, et A 3842, un torse de sphinge dont la tête est tournée, comme l'est aussi celle de deux sphinges de l'Acropole, 632 et 3723, tandis qu'une autre, 630, regarde devant elle10. Des sphinges de sanctuaire sont également attestées à Égine, aux sanctuaires d'Apollon et d'Aphaïa11, et à Cyrène, où tous les éléments d'une colonne à sphinge ont été retrouvés dans un dépôt antique provenant très vraisemblablement d'un sanctuaire12. A Thasos même, il y en avait au moins deux, sinon trois : j'y ai découvert en août 1971 un autre fragment de sphinge (Inv. 3096) qui a pu appartenir à une sphinge de ce type et R. Martin a supposé qu'un fragment de grand chapiteau ionique trouvé jadis dans le sanctuaire d'Apollon Pythien devait porter une telle sphinge13.

Reste à déterminer la signification de ces beaux monuments, dont se dotent au VIe siècle un certain nombre de sanctuaires. Si l'on veut concilier le caractère chthonien très marqué de ce démon, qu'atteste sa présence au sommet des stèles funéraires attiques, avec son apparition dans un certain nombre de sanctuaires, il est tentant de les mettre en rapport avec les seules tombes que pouvait accueillir un sanctuaire : celles de héros. Or l'hypothèse semble recevable dans tous les cas où la documentation est suffisante. A l'Archilocheion de Paros, sanctuaire exclusivement héroïque, seul reste le chapiteau, mais la mortaise qu'il présente est comparable à celle du chapiteau de A 583 de Dèlos qui, avec son pendant A 584, devait flanquer les tombes des deux Vierges hyperboréennes Argè et Opis, tandis que la sphinge à tête tournée A 3723, peut-être doublée d'une jumelle, signalait et gardait les tombes des deux autres Vierges hyperboréennes, Hyperochè et Laodikè, à proximité desquelles elle fut trouvée par Ch. Picard14. A l'Acropole, les cultes héroïques susceptibles de

9. A. Orlandos, Ergon 1960, p. 184-185 ; N. Condoléon, Archiloque, Entretiens Hardt, Genève 1964, p. 44-46, pi. 2 ; AAA 1, 1968, p. 178-181 ; R. Martin, BCH Suppl. 1, 1973, p. 387-389, n° 7 ; L. Haselberger dans C. Haller von Hallerstein in Griechenland, catalogue d'exposition, Berlin 1986, p. 213.

10. W. H. Schuchhardt in H. Schrader, Die archaischen Marmorbildwerke der Akropolis, Francfort 1939, p. 258-261, pi. 164-165.

11. Sur l'arrière-train de sphinge (?) trouvé au sanctuaire d'Apollon, cf. E. Buschor, AM 52, 1927, p. 209-210, Beil. 25 ; E. Walter-Karydi, Die Àginetische Bildhauerschule, Mayence 1985, p. 49, n° 2, pi. 9. Sur la colonne ionique du sanctuaire d'Aphaïa, cf. G. Gruben, AM 80, 1965, p. 170-208, pi. 1-4, Beil. 65-75.

12. D. White, LibyaAnt 3-4, 1966-1967, p. 190-196, pi. 70-71 ; AJA 75, 1971, p. 47-55, pi. 9-10.

13. BCH 96, 1972, p. 303-315, fig. 1-3. 14. BCH 48, 1924, p. 247-263.

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recevoir un tel monument sont assez nombreux dans la zone où sera édifié plus tard l'Erechtheion pour que trois colonnes à sphinge au moins aient pu y être dressées. Au sanctuaire d'Aphaïa, à Égine, on peut penser que la colonne à sphinge indiquait et gardait l'emplacement où la nymphe Cretoise Britomartis, pour échapper aux assiduités du pêcheur qui l'avait amenée de Crète15, s'est volatilisée — d'où son nom d'Aphaïa, l'Invisible — suivant une procédure assez fréquente chez les héros : c'est ainsi qu'ont disparu Œdipe, Amphia- raos, Trophonios, d'autres encore. A Delphes enfin, les Naxiens avaient une excellente raison d'ériger cette colonne prodigieuse qui dominait le sanctuaire d'Apollon : c'est que le dieu tutélaire de leur île, Dionysos, y avait sa tombe, à proximité du x«<J^a y^ç où se rendait l'oracle. En dressant leur sphinge colossale dans la zone chthonienne située au sud du temple, faute de pouvoir l'implanter au plus près de la tombe de Dionysos, incluse dans l'adyton du temple, les Naxiens exaltaient l'importance à Delphes de leur héros-dieu, dont il faut se garder de minimiser l'emprise en ce nombril du monde grec. Dans cette hypothèse, la sphinge Wix a bien pu, elle aussi, signaler et garder le sanctuaire d'un de ces héros, dont les inscriptions et les reliefs votifs à banquet attestent l'abondance à Thasos.

Quoi qu'il en soit, nous n'aurons pas perdu au change : au lieu d'une tête de couros à la date et au style malaisés à fixer, nous voici en possession d'une des plus fines et des plus anciennes sphinges de sanctuaire que nous connaissions. Elle démontre une fois de plus la capacité de la sculpture thasienne — sinon à innover, sauf dans le registre des reliefs monumentaux, du moins à produire des œuvres ambitieuses et d'excellente qualité dans les genres à la mode. Sans doute faut-il voir là un trait de sa personnalité coloniale16.

*

M. Jean Marcadê intervient après cette communication :

« Je suis heureux, mon cher Ami, que vous ayez pu, même brièvement, présenter à l'Académie le raccord que vous avez fait en septembre 1989 de la tête Wix de Copenhague avec un poitrail de sphinx archaïque récemment entré au musée de Thasos.

15. A. Furtwângler, SitzBMunich 1901, p. 375-380. 16. Le BCH de 1991 présente une étude plus approfondie de la sphinge Wix.

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Permettez-moi de dire « sphinx » selon l'usage de la langue commune. Vous préférez « sphinge », mais est-ce licite ? Mme de Romilly nous donnera son avis. En tout cas, pour rappeler que le monstre est féminin dans le bestiaire grec, il y a aussi la solution choisie par J. M. Moret, qui a intitulé son livre de 1984 « La Sphinx et les Thêbains » en s'autorisant de G. Flaubert. Enfin peu importe : admettons que l'un et l'autre se dit ou se disent.

Revenons à votre découverte. J'accorde quant à moi, on le sait, plus de prix à un fait bien établi qu'à l'hypothèse la plus brillante. Pour traiter valablement de la sculpture antique, je pense qu'il est préférable de bien assurer les données matérielles avant de disserter sur le sens, le style ou la date. Quand, il y a vingt ans, vous vous êtes lancé dans la sculpture de Thasos, nous avons commencé ensemble ce travail préliminaire et vous vous rappelez que nous avions complété en vingt jours quelque quarante pièces du musée.

Depuis, vous êtes devenu le plus sûr connaisseur du matériel tha- sien. Vous l'avez prouvé dans une monumentale thèse d'État consacrée aux reliefs, que j'ai eu le plaisir de rapporter en 1988. En la préparant, vous aviez, le premier, compris l'intérêt singulier de deux reliefs archaïques du Louvre représentant des fauves couchés, une panthère et un lion, rapportés par Miller lors de sa mission de 1864 : la communication que vous avez présentée au colloque international qui s'est tenu en 1985 à l'Institut allemand d'Athènes, sur l'iconographie et la technique de ces reliefs orientalisants du Pythion qu'il faut, semble-t-il bien, dater de la seconde moitié du vne s., c'est-à- dire très vite après la colonisation parienne, était remarquable — et elle fut remarquée. En ronde bosse, votre compétence n'est pas moindre que pour les reliefs. A Malibu, on vous a consulté à propos d'un couros contesté du Musée Paul Getty. Aujourd'hui le raccord de la tête Wix de Copenhague confirme votre maîtrise.

Les sphinx posent des questions difficiles. Je repense à cette merveilleuse tête féminine polychrome en terre cuite du Louvre, provenant de Béotie, qui avait été acquise par Edmond Pottier en 1895 avec deux fragments d'ailes. Il a fallu attendre l'étude de Mme Marie- Françoise Billot en 1977 pour savoir que l'une des ailes se raccordait matériellement sous la cassure du cou dans une position telle que l'hésitation ancienne entre niké et sphinx n'était plus permise, et qu'il s'agissait d'un sphinx, la tête tournée comme il est fréquent dans la sculpture funéraire, un sphinx traité dans la tradition de l'esthétique corinthienne et datable vers 525. C'était peut-être un acrotère.

Avec le document de Copenhague c'est une tête que l'on croyait de couros qui se révèle grâce à vous la tête d'un sphinx (et ce n'est pas pour me déplaire, car j'avais envisagé cette éventualité en 1978 dans Stèle, volume d'études dédiées à la mémoire de N. Contoléon).

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Le commentaire technique que vous donnez de l'œuvre ne pouvait être aujourd'hui que très bref. Au vu de la coiffure maintenant complétée, vous pensez à bon droit que la date autrefois proposée de 540 doit être remontée d'une génération. Pour le style, j'ai noté la façon dont vous faites place à une composante chiote auprès d'une dominante parienne dont la vraisemblance est confortée par les rapprochements que vous indiquez et qui sont en effet frappants. Enfin ce nouveau sphinx regarde droit devant lui et entre ainsi dans une série cycladique bien précise : celle des sphinx de sanctuaire.

Vos réflexions sur la signification que peuvent avoir en dehors des nécropoles les sphinx en marbre perchés au sommet d'une colonne ionique m'ont beaucoup intéressé. Compte tenu du caractère chtho- nien et funéraire de ces monstres, il est tentant en effet de les mettre en rapport avec les seules tombes que pouvait accueillir un sanctuaire, celle des héros. A vrai dire on tournait déjà autour de cette idée. Ainsi pour P. de La Coste-Messelière, le grand Sphinx des Naxiens à Delphes n'était plus tellement l'emblème héraldique qu'on avait d'abord imaginé : dressé au bord du sanctuaire de la Terre, « il dominait, écrit-il, le lieu où Apollon mit à mort le Python ; au Python même il a peut-être succédé comme gardien de l'oracle ». Plus précisément, pour vous, il veillait du dehors sur le tombeau de Dionysos, le héros-dieu des Naxiens (n'est-ce pas aller un peu loin ? Je laisse à P. Amandry le soin d'apprécier). De même à Délos, vous rejoignez une idée lancée en 1924 par Ch. Picard et J. Replat pour justifier leur localisation du Sema des Vierges hyperboréennes et plus près de nous N. Contoléon y est revenu dans une note de ses Aspects de la Grèce préclassique. Mais on vous saura gré d'avoir structuré en une thèse cohérente des remarques éparses.

Un dernier mot pourtant. A part le grand chapiteau ionique archaïque publié par R. Martin en 1972, on n'a guère à Thasos, semble-t-il, de restes de colonnes susceptibles d'avoir porté des sphinx. Or jusqu'à 90 cm de haut (et votre assemblage totalise moins de 60 cm du haut de la tête à l'articulation des pattes) l'éventualité d'un sphinx- acrotère en pierre ne paraît pas exclue : le livre récent de P. Danner, Griechische Akrotere der archaischen und klassischen Zeit en cite plusieurs exemples certains. Naturellement, je me fais l'avocat du diable. — Encore merci et félicitations. »

M. Pierre Amandry présente les observations suivantes :

Le rapprochement de la tête Wix, conservée à Copenhague et provenant de Thasos, et d'un torse de sphinx (je conserve la forme masculine, usuelle en français), trouvé à Thasos, est digne de celui qu'a

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opéré Humfry Payne entre la tête Rampin et un torse de cavalier de l'Acropole. Il témoigne de l'acuité de votre mémoire visuelle : le plan de cassure du cou et le modelé des mèches de cheveux conservées entre les épaules du sphinx ont immédiatement évoqué dans votre esprit la cassure du cou et la chevelure de la tête Wix.

Vous n'avez trouvé de chevelure identique qu'à Chios, sur deux torses de corés. De là à attribuer à un sculpteur chiote la création du sphinx thasien, il n'y avait qu'un pas, que vous avez raison de ne pas franchir. Parce que Paros était la métropole de Thasos et parce que, grâce à la qualité de son marbre, elle a vu fleurir au VIe siècle avant J.-C. la plus brillante école de sculpture en mer Egée, on est tenté de faire de l'art thasien une sorte de version coloniale de l'art parien. Mais Thasos avait des contacts avec d'autres régions du monde grec, comme le prouve l'afflux de céramique de provenances diverses. Que le sphinx de Thasos reflète principalement le goût parien, vous l'avez montré. Mais il ne faudrait pas l'enfermer à tout prix dans le cadre d'un style étroitement défini, d'autant moins que ce n'est pas une œuvre banale : un sculpteur de qualité se laisse moins aisément classer qu'un coroplaste.

Vous proposez pour le sphinx thasien une date antérieure de la durée d'une génération à celle qu'on attribuait généralement à la tête Wix. Je vous suivrai volontiers. La comparaison avec les corés de Chios, qu'on date très approximativement du milieu de la première moitié du vie siècle av. J.-C, oriente dans ce sens ; les détails que vous avez relevés, et en particulier la structure du visage en surfaces planes se raccordant sans transition, sont des indices d'ancienneté. Le sphinx thasien suivrait d'assez près le sphinx naxien de Delphes, dont la date devrait être remontée vers 580, ce qui aurait une répercussion sur les têtes de série, telles que le couros du Sou- nion et les statues de « Cléobis et Biton », car tout se tient dans un système chronologique fondé sur l'évolution stylistique, étant bien entendu que ces dates n'ont qu'une valeur relative et qu'il est vain de les tenir pour exactes à dix ans près, tout particulièrement avant le milieu du vie siècle, comme l'a souligné, entre autres, Pierre de La Coste-Messelière.

Le sphinx est un motif couramment employé en Grèce dans la statuaire funéraire ; ce fait est bien connu. On a découvert aussi des statues de sphinx dans des sanctuaires ; en ayant établi la liste, vous avez cherché si leur présence ne pouvait pas s'expliquer, dans chaque cas, par l'existence d'un culte apparenté à un rituel funéraire, s'adres- sant à une divinité chthonienne ou à un héros. La documentation est complète, l'enquête bien menée, les conclusions largement hypothétiques ; il ne pouvait pas en être autrement, faute d'indices archéologiques précis, et faute de textes expliquant le sens des symboles

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supposés ; comme on l'a souvent dit, on se trouve devant un livre d'images muettes dont on devrait restituer les légendes.

Prenons l'exemple du sphinx dédié à Delphes par les Naxiens. On avait déjà, avant vous, établi un lien entre le choix du motif et le choix de l'emplacement du monument : symbolisme chthonien du monument érigé dans le sanctuaire de la Terre, symbolisme funéraire à l'endroit de la mort de Python, et peut-être de son tombeau. En fait, la localisation d'un sanctuaire de la Terre à l'endroit où se dressait la colonne du sphinx n'est attestée que par Plutarque, et la découverte d'une base de statue de Ga d'époque classique près de la fontaine Castalie autorise à se demander si cette localisation remontait à une date ancienne. Quant au tombeau de Python, il n'en est fait mention que dans des textes tardifs, où il est souvent confondu avec un tombeau de Dionysos.

C'est justement la mention de l'existence d'un tombeau de Dionysos dans l'adyton du temple d'Apollon qui vous a conduit à proposer une autre explication : le sphinx serait un gardien symbolique de ce tombeau. Cette explication présente, sur toutes celles qui ont été proposées jusqu'à présent, un avantage certain : elle établit un lien, non seulement entre le sphinx et des reliques, mais aussi entre ces reliques et l'identité des dédicants, Dionysos étant la principale divinité de Naxos. Ce rapprochement avait déjà été suggéré, sans être formulé aussi nettement, dans une étude sur le culte de Dionysos à Delphes, publiée en 1936 en polonais par Franciszek Sokolowski.

Cette hypothèse est séduisante. Cependant, je pense qu'elle appelle des réserves, ou au moins des observations, sur deux points.

La première de ces observations est d'ordre topographique. Toute relation qu'on établirait entre la colonne du sphinx et le temple d'Apollon devrait tenir compte du fait que la colonne a été érigée dans un sanctuaire qui différait profondément, dans son étendue, dans l'orientation des monuments, dans le niveau des terrasses (y compris celle du temple), de celui qu'ont modelé, pour un millénaire, les travaux de la deuxième moitié du VIe siècle. Ce n'est pas à proprement parler une objection : en tout état de cause, la colonne était proche du temple.

La deuxième observation est d'ordre religieux. La question du rôle de Dionysos à Delphes est particulièrement compliquée, et les indications des auteurs anciens ne sont pas de nature à la simplifier. Dionysos faisait partie des divinités honorées à Delphes, au témoignage d'Eschyle et à celui d'Aristonoos au siècle suivant ; il recevait un culte à l'époque des Attalides sous le nom de Dionysos Spha- léotas ; c'est un dieu bien vivant, à Delphes même et sur le Parnasse. D'après Plutarque, Dionysos suppléait Apollon absent pendant les

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102 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

mois d'hiver. Mais, selon d'autres auteurs, on le réveillait à la fin de l'hiver. La présence de son tombeau dans l'adyton du temple est mentionnée par des auteurs tardifs, avec toutefois une référence à un auteur du ive siècle av. J.-C, Philochore. On est en plein dans l'irrationnel, et des exégètes modernes n'ont trouvé d'autre issue à cet embrouillamini que de dédoubler, voire de détripler, la personnalité de ce dieu polymorphe. Votre explication est satisfaisante pour l'esprit. Or, ce qui m'inspire quelque défiance à son endroit, c'est précisément sa rigueur de syllogisme, dans un domaine où la logique trouve rarement son compte : on vénérait Dionysos à Naxos, il y avait à Delphes un tombeau de Dionysos, les Naxiens ont dédié un monument à cet endroit. Il faudrait d'abord être sûr que la croyance à l'existence d'un tombeau de Dionysos à Delphes avait cours au VIe siècle av. J.-C, et ensuite que les Naxiens tenaient pour acquis que, entre le dieu qu'ils vénéraient chez eux et celui dont les restes étaient censés se trouver à Delphes, il y avait identité, autre que de vocable.

M. François Chamoux intervient également après cette communication.