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UNIVERSITÉ PANTHÉON-ASSAS PARIS II Droit, Économie, Sciences sociales THÈSE pour l’obtention du grade de Docteur en droit LA GOUVERNANCE AUX ÉTATS-UNIS. ÉTUDE COMPARATIVE DES CONCEPTIONS AMÉRICAINE ET FRANÇAISE DU DROIT PUBLIC. Présentée et soutenue publiquement le 16 octobre 2009 à 14 h 30 par Manuel TIRARD Devant le jury composé de : M. Jacques CHEVALLIER, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas Paris II, Directeur du CERSA-CNRS M. Matthieu CONAN, Professeur de droit public, Doyen de la Faculté de droit de l’Université Paris Ouest - Nanterre - La Défense, rapporteur Mme Pascale GONOD, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris I M. Philippe TERNEYRE, Professeur de droit public à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, rapporteur Mme Élisabeth ZOLLER, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas Paris II, directeur de thèse.

UNIVERSITÉ PANTHÉON-ASSAS PARIS II Droit, Économie

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  • UNIVERSIT PANTHON-ASSAS PARIS II

    Droit, conomie, Sciences sociales

    THSE pour lobtention du grade de Docteur en droit

    LA GOUVERNANCE AUX TATS-UNIS.

    TUDE COMPARATIVE DES CONCEPTIONS AMRICAINE ET

    FRANAISE DU DROIT PUBLIC.

    Prsente et soutenue publiquement le 16 octobre 2009 14 h 30 par

    Manuel TIRARD

    Devant le jury compos de :

    M. Jacques CHEVALLIER, Professeur de droit public lUniversit Panthon-Assas Paris II,

    Directeur du CERSA-CNRS

    M. Matthieu CONAN, Professeur de droit public, Doyen de la Facult de droit de lUniversit

    Paris Ouest - Nanterre - La Dfense, rapporteur

    Mme Pascale GONOD, Professeur de droit public lUniversit Panthon-Sorbonne Paris I M. Philippe TERNEYRE, Professeur de droit public lUniversit de Pau et des Pays de

    lAdour, rapporteur

    Mme lisabeth ZOLLER, Professeur de droit public lUniversit Panthon-Assas Paris II,

    directeur de thse.

  • ii

    LUniversit Panthon-Assas Paris II nentend donner aucune approbation ni

    improbation aux opinions mises dans les thses ; ces opinions devront tre

    considres comme propres leurs auteurs.

  • iii

    REMERCIEMENTS

    Madame le Professeur lisabeth ZOLLER, dabord, pour ses conseils trs prcieux et

    son soutien constant.

    la Facult de droit de lUniversit dIndiana Bloomington, ensuite, et plus

    particulirement Monsieur le Professeur Alfred C. AMAN, Jr., pour mavoir permis

    dapprofondir les aspects amricains du sujet.

    ma famille et mes amis, encore, pour leur appui dans les moments parfois difficiles

    et souvent solitaires de la thse.

    Mademoiselle Pauline ABADIE, enfin, pour tout le reste. Quelle trouve dans ces

    quelques mots une signification quil nest pas toujours facile dexprimer.

  • iv

    SOMMAIRE

    (Un plan dtaill figure la fin de louvrage)

    INTRODUCTION .................................................................................................................... 1

    PARTIE I : DES FONDEMENTS THORIQUES RACTIVS .................................... 27

    TITRE I) La modernit de la gouvernance .......................................................................... 29

    Chapitre 1 : Le dclin de la rgulation par ltat ............................................................ 30

    Chapitre 2 : Lhgmonie de la rgulation par le march .............................................. 66

    TITRE II) Lanciennet de la gouvernance ........................................................................ 113

    Chapitre 1 : La thorie librale ..................................................................................... 114

    Chapitre 2 : Le modle libral amricain ..................................................................... 157

    PARTIE II : UNE MISE EN UVRE RENOUVELE .................................................. 204

    TITRE I) La gouvernance et les transformations des instruments de ltat ...................... 206

    Chapitre 1 : Les instruments juridiques ........................................................................ 209

    Chapitre 2 : Les instruments financiers ........................................................................ 275

    TITRE II) La gouvernance et les transformations de la citoyennet ................................. 332

    Chapitre 1 : La remise en cause des droits fondamentaux des citoyens ....................... 334

    Chapitre 2 : Laffaiblissement corrlatif des devoirs des citoyens ............................... 377

    CONCLUSION GNRALE ............................................................................................. 427

    INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES ................................................................................ 436

    INDEX DE JURISPRUDENCE .............................................................................................. 477

    INDEX DES NOMS ................................................................................................................ 480

    INDEX DES MATIRES ........................................................................................................ 486

    TABLE DES MATIRES ....................................................................................................... 491

  • v

    TABLES DES SIGLES ET ABRVIATIONS

    1) Revues

    (a) Franaises

    AJDA Actualit juridique de droit administratif

    APD Archives de philosophie du droit

    ASSR Archives de sciences sociales des religions

    BJCP Bulletin juridique des contrats publics

    CCC Cahiers du Conseil constitutionnel

    CDE Cahiers de droit europen

    CFPA Cahiers de la fonction publique et de ladministration

    D. Recueil Dalloz

    DA Droit administratif

    Dr. Fis Droit fiscal

    Gaz. Pal Gazette du Palais

    JCP Juris-classeur priodique La semaine juridique (G : gnrale ; N : notariale et

    immobilire ; A : administration et collectivits territoriales)

    LPA Les petites affiches

    RA Revue administrative

    RDP Revue du droit public et de la science politique

    RDSS Revue de droit sanitaire et social

    RFAP Revue franaise dadministration publique

    RFDA Revue franaise de droit administratif

    RFDC Revue franaise de droit constitutionnel

    RFFP Revue franaise de finances publiques

    RFSP Revue franaise de science politique

    RIDC Revue internationale de droit compar

    RISA Revue internationale de sciences administratives

    RJEP Revue juridique de lentreprise publique

    RPMP Revue politiques et management public

    RRJ Revue de la recherche juridique Droit prospectif

    RSC Revue de science criminelle et de droit pnal compar

  • vi

    (b) trangres

    Admin. & Socy Administration and Society

    Admin. L. Rev. Administrative Law Review

    Alb. L. Rev Albany Law Review

    Am. J. Comp. L. American Journal of Comparative Law

    Am. J. Law & Med. American Journal of Law and Medicine

    Am. Pol. Sci. Rev. American Political Science Review

    Am. Crim. L. Rev. American Criminal Law Review

    Am. Econ. Rev. American Economic Review

    Am. U. L. Rev. American University Law Review

    Anglo-Am. L. Rev. Anglo-American Law Review

    Ariz. L. Rev. Arizona Law Review

    Aust. J. Pub. Admin. Australian Journal of Public Administration

    B. C. L. Rev. Boston College Law Review

    B.Y.U. L. Rev. Brigham Young University Law Review

    Buff. L. Rev. Buffalo Law Review

    Cal. L. Rev. California Law Review

    Chi.-Kent L. Rev. Chicago-Kent Law Review

    Colum. L. Rev. Columbia Law Review

    Conn. L. Rev. Connecticut Law Review

    Constit. Pol. Econ. Constitutional Political Economy

    Cornell J. L. & Pub. Poly Cornell Journal of Law and Public Policy

    Drake L. Rev. Drake Law Review

    Duke L. J. Duke Law Journal

    Econ. J. Economic Journal

    Fla. St. U. L. Rev. Florida State University Law Review

    Fordham L. Rev. Fordham Law Review

    Fordham Urb. L. J. Fordham Urban Law Journal

    Geo. Mason U. Civ. Rts L. J. George Mason University Civil Rights Law Journal

    Geo. Wash. L. Rev. George Washington Law Review

    Geo. L. J. Georgetown Law Journal

    Harv. L. Rev. Harvard Law Review

    Hofstra L. Rev. Hofstra Law Review

    Hous. L. Rev. Houston Law Review

    Hum. Rts. Brief Human Rights Brief

    Ind. J. Global Legal Stud. Indiana Journal of Global Legal Studies

    Ind. L. J. Indiana Law Journal

    Int. Stud. Perspect. International Studies Perspectives

    J. Comp. Econ. Journal of Comparative Economics

  • vii

    J. Am. Arb. Journal of American Arbitration

    J. Econ. Lit. Journal of Economic Literature

    J. Econ. Perspect. Journal of Economic Perspectives

    J. Financ. Econ. Journal of Financial Economics

    J. L. & Health Journal of Law and Health

    J. L. Econ. & Org. Journal of Law, Economics and Organization

    J. Pension. Benef. Journal of Pension Benefits

    J. Polit. Econ. Journal of Political Economy

    J. Pub. Admin. Res.Theor. Journal of Public Administration Research and Theory

    J. Hist. Ideas Journal of the History of Ideas

    L. Contemp. Prob. Law and Contemporary Problems

    N.U.Y. J. Legis. & Pub. Poly New York University Journal of Legislation and Public Policy

    N.Y.U. L. Rev. New York University Law Review

    New Engl. J. Med. New England Journal of Medicine

    N.C. L. Rev. North Carolina Law Review

    Nw. U. L. Rev. Northwestern University Law Review

    Notre Dame L. Rev. Notre Dame Law Review

    Ohio St. L. J. Ohio State Law Journal

    Polit. Stud. Political Studies

    Pub. Admin. Rev. Public Administration Review

    Pub. Cont. L. J. Public Contract Law Journal

    Pub. Poly Public Policy

    Q. J. Econ Quarterly Journal of Economics

    Seattle U. L. Rev. Seattle University Law Review

    Southern Econ. J. Southern Economic Journal

    Stan. L. Rev. Stanford Law Review

    Syracuse L. Rev. Syracuse Law Review

    Tax Law. Taw Lawyer

    Temp. Pol. & Civ. Rts. L. Rev. Temple Political & Civil Rights Law Review

    Tenn. L. Rev. Tennessee Law Review

    Theor. & Soc. Theory and Society

    U. Chi. L. Rev. University of Chicago Law Review

    U. Mich. J. L. Reform University of Michigan Journal of Law Reform

    U. Penn. L. Rev. University of Pennsylvania Law Review

    UCLA L. Rev. UCLA Law Review

    U. Ill. L. Rev. University of Illinois Law Review

    Utah L. Rev. Utah Law Review

    Vand. L. J. Vanderbilt Law Journal

    Washburn L. J. Washburn Law Journal

    Wash. U. L. Q. Washington University Law Quarterly

  • viii

    Wm. & Mary Q. William and Mary Quarterly

    Yale L. J. Yale Law Journal

    2) Autres AAI Autorits administratives indpendantes

    al. alina

    APA Administrative Procedure Act

    CE Conseil dtat

    CE, Ass. Assemble du Conseil dtat

    CE, sect. Section du contentieux du Conseil dtat

    CJCE Cour de justice des communauts europennes

    coll. collection

    dact. dactylographie

    DC Dcision du Conseil constitutionnel

    dir. sous la direction de

    EDCE tudes et documents du Conseil dtat

    et al. et alii (et les autres)

    et s. et suivant(e)s

    GPRA Government Performance and Result Act

    i.e. id est (cest--dire)

    ibid. ibidem ( lendroit indiqu dans la prcdente citation)

    in dans

    infra voir plus bas

    JORF Journal officiel de la Rpublique franaise

    L.G.D.J. Librairie gnrale de droit et de jurisprudence

    LOLF Loi organique relative aux lois de finances

    MARC Modes alternatifs de rglement des conflits

    n numro

    not. notamment

    NPM New public management (Nouveau management public)

    NY New York

    op. cit. opus citatum (ouvrage ou article prcit)

    p. page (renvoi une page prcise)

    pp. page (renvoi plusieurs pages)

    prf. prface

    prsent. prsentation

    PUF Presses Universitaires de France

    PVD Pays en voie de dveloppement

    Rec. Recueil des dcisions du Conseil dtat ou du Conseil constitutionnel

  • ix

    RGPP Rvision gnrale des politiques publiques

    supra voir plus haut

    t. tome

    TA Tribunal administratif

    trad. traduction

    U.S. United States Reports

    v. versus

    v. voir

    vol. volume

    Washington DC Washington, D.C. (District of Columbia)

  • 1

    INTRODUCTION

    Bonne gouvernance , gouvernance globale , gouvernance dentreprise 1, etc.

    La gouvernance est partout depuis la fin du XXe sicle, et elle connat un succs indniable

    dans le discours politique, notamment en France. Lancien Premier ministre Jean-Pierre

    Raffarin sen tait fait le chantre2, et encore rcemment la rforme universitaire a t

    estampille de ce vocable cens marquer une rupture avec les pratiques antrieures3. Au

    niveau supranational aussi lusage est all grandissant, lexemple du Livre blanc de la

    Commission sur la gouvernance dans lUnion europenne tant significatif4. Cest dailleurs

    une institution internationale du dveloppement, la Banque mondiale, qui a t au centre de

    cet essor travers la promotion de la bonne gouvernance pour les pays en voie de

    dveloppement5.

    Ce succs politique et mdiatique du terme gouvernance na pourtant dgal que le

    brouillage scientifique quil nourrit6. Terme polysmique, la gouvernance semble aujourdhui

    insaisissable compte tenu de son utilisation plurielle dans la grande majorit des sciences

    sociales.

    1 Pour un exemple significatif et dtaill sur les acceptions de la gouvernance, v. Jean-Philippe Leresche, Gouvernance et coordination des politiques publiques, in J-P. Leresche (dir.), Gouvernance locale, coopration et lgitimit : le cas de la Suisse dans une perspective compare, Pedone, coll. Pouvoir local, 2001, pp. 29 66. De manire synthtique, v. galement Philippe Moreau-Defarges, La gouvernance, PUF, coll. Que sais-je ?, 3e d., 2008. 2 Jean-Pierre Raffarin, Pour une nouvelle gouvernance, Archipel, 2002. 3 V. le titre 2 de la loi n 2007-1199 du 10 aot 2007 relative aux liberts et responsabilits des universits, intitul La gouvernance des universits , JORF n 185 du 11 aot 2007, p. 13468. V. encore larticle 54 de la loi n 2004-810 du 13 aot 2004 relative lassurance maladie, JORF n 190 du 17 aot 2004, pp. 14598 et s., propos de la gouvernance de la branche accidents du travail et maladies professionnelles . 4 Commission des Communauts europennes, Gouvernance europenne, un livre blanc, Luxembourg, Office des publications officielles des Communauts europennes, 2001. De la mme faon, le projet de Trait tablissant une Constitution pour lEurope faisait expressment mention dans son article 49 de la ncessaire promotion de la bonne gouvernance . V., pour une tude applique lEurope, Constantin Stephanou, La nouvelle gouvernance europenne : bilan et perspectives, CDE, n 5 6, 2006, pp. 581 628. 5 La bonne gouvernance est dautant plus importante quelle permet de mieux comprendre le sens foncirement diffrent de la logique de gouvernance publique aux tats-Unis et en France. Elle sera ce titre tudie en dtails infra, partir des pp. 27 et s. (v. en particulier la note 1, p. 27). 6 Lide de Jean-Louis Autin selon laquelle ce quun terme gagne en extension, il le perd en comprhension , sapplique parfaitement la gouvernance ; Rflexions sur lusage de la rgulation en droit public, in M. Miaille (dir.), La rgulation entre droit et politique, LHarmattan, coll. Logiques juridiques, 1995, pp. 43 55, ici p. 44. Jean-Pierre Gaudin parle son sujet de mot-valise , Pourquoi la gouvernance ?, Presses de Sciences Po, coll. La bibliothque du citoyen, 2002, p. 9. Selon les auteurs, la gouvernance est tantt une notion, tantt un concept, preuve encore des difficults quelle suscite.

  • 2

    Pour tenter de clarifier les choses, il sagit dans cette recherche de se focaliser sur la

    sphre publique interne (I). Si la gouvernance y soulve une problmatique analogue dans

    tous les systmes juridiques, cela ne veut cependant pas dire que les changements induits dans

    son sillage puissent tre ramens une exprience unique et uniforme. Certains ont pu relever

    quelle vhicule un concept anglo-saxon, actuellement tranger au droit positif franais 7.

    Lanalyse des dfinitions et des discussions quelle gnre des deux cts de lAtlantique

    confirme ces divergences (II). Pour expliquer ces dissemblances, il convient de montrer

    comment la gouvernance renvoie la question de la ralisation de lintrt public en tant que

    mode dexpression de la chose publique, la res publica issue des Romains. Cest Rome que

    sont nes les caractristiques du droit public dont la gouvernance est indissociable (III), de

    sorte que la diversit des chemins pris ultrieurement par le droit public oblige recourir la

    mthode comparative pour replacer la gouvernance dans des contextes nationaux

    foncirement distincts. Les deux contextes retenus dans ce travail sont les tats-Unis et la

    France (IV).

    I) Le domaine du sujet : la gouvernance publique interne

    Dans une approche trs gnrale, la gouvernance peut tre dfinie comme action de

    gouverner, manire de grer, dadministrer 8 ; la gouvernance, cest lart de gouverner.

    Dans ce cadre, le plus petit dnominateur commun semble tre une volution qui

    affecte lexercice de lautorit et du pouvoir, quels que soient le niveau (international, national

    et mme local) et les organisations considrs (en particulier les entreprises et ltat). Avec la

    multiplication des travaux mettant la gouvernance au centre de leurs analyses relatives

    lvolution du rle de ltat 9, les rflexions sur ce dernier sont places en premire ligne. La

    gouvernance caractrise ainsi une volution dans la manire dtre de ltat, et donc dans la

    7 Grard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique (ci-aprs Vocabulaire juridique), PUF, Quadrige, 8e d., 2007, p. 444. 8 Le Petit Larousse illustr, d. 2009, p. 475. Le Nouveau Petit Robert adopte une dfinition plus large, qui recoupe toutefois dans son dernier point la dfinition prcite : Baillages de lArtois et de la Flandre ; au Sngal, ensemble des services administratifs dune rgion () ; manire de gouverner, exercice du pouvoir pour grer les affaires nationales , d. 2009, p. 1171. 9 Jacques Chevallier, La gouvernance, un nouveau paradigme tatique ?, RFAP, n 105-106, 2003, pp. 203 217, ici p. 203. Jon Pierre retient la mme ide en soulignant que Le rle de ltat dans la gouvernance est peut-tre la plus importante question (), compte tenu de la prdominance historique de ltat comme titulaire incontest de lintrt public , Conclusions: Governance beyond State Strength, in J. Pierre (dir.), Debating Governance, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 241 246, ici p. 242. Un des ouvrages pionnier, au titre vocateur, est luvre de James Rosenau et Ernst-Otto Czempiel (dir.), Governance without Government. Order and Change in World Politics, Cambridge University Press, 1992.

  • 3

    faon de gouverner la socit10. Les interrogations se sont inscrites au cours des dernires

    dcennies dans un contexte marqu, dune part, par les transformations des socits internes et

    internationales autour des questionnements sur leur gouvernabilit 11 et, dautre part, par le

    triomphe du modle dmocratique occidental, notamment avec la chute du communisme.

    Consacr la gouvernance publique et non prive12, ce travail est centr sur lespace

    interne. La gouvernance publique internationale est laisse hors du champ de recherche qui

    met laccent sur les mutations de la manire de gouverner dans la sphre nationale13.

    Or, en la matire, les tats-Unis et la France font face une situation qui, si elle trouve

    des points communs, nen rvle pas moins en mme temps des divergences tangibles.

    II) La gouvernance publique interne, approche doctrinale compare

    Le recours en France la loi ou la jurisprudence pour dfinir la gouvernance nest

    pas dun grand intrt14. Cest vers la doctrine quil faut se diriger (1). Dans la continuit, il

    convient de faire tat des discussions qui animent ce thme (2). Surtout, un clairage compar

    chacune de ces deux tapes rvle des lments distinctifs enrichissants.

    10 Pour un exemple traditionnel de traitement de la question en France, v. Jacques Fournier, Le travail gouvernemental, Presses de Sciences Po et Dalloz, coll. Amphithtre, 1987. 11 Pour Jacques Chevallier, elle voque laptitude des groupes tre gouverns mais aussi les techniques de gouvernement mettre en uvre pour y parvenir , Prsentation, in CURAPP, La gouvernabilit, PUF, 1996, pp. 5 14, ici p. 5. Sur ce thme, v. les premiers travaux mens par Michel Crozier, Samuel Huntington et Jaji Watanuki, The Crisis of Democracy: Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, NY, NY University Press, 1975. 12 Sont donc exclues de cette tude les discussions concernant la gouvernance dentreprise, qui regarde avant tout le droit des socits et lconomie. Il est toutefois essentiel de souligner que le thme de la gouvernance est justement apparu dabord dans le monde de lentreprise, suite notamment aux travaux de Ronald Coase. Autrement dit, les dbats sont historiquement partis de la gouvernance prive pour stendre la gouvernance publique. Comme il sera tudi ultrieurement, infra, pp. 81 et s., il y a l un lment essentiel pour comprendre la rationalit de cette dernire (v. en synthse infra, note 88 p. 87). 13 Et ce mme si la problmatique est assez proche au niveau international en termes de coordination. V. Mireille Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit, t. 3, La refondation des pouvoirs, Le Seuil, coll. La couleur des ides, 2007, en synthse pp. 37 39. Par analogie, il ne sera pas trait en priorit de limportante question de la gouvernance en Europe, quoique certains passages y seront consacrs. V., par exemple, Barbara Delcourt, Olivier Paye et Pierre Vercauteren (dir.), La gouvernance europenne. Un nouvel art de gouverner ?, Bruxelles, Bruylant Acadamia, coll. Science politique, 2007. 14 Les dispositifs lgislatifs mentionns supra, note 3, utilisent le terme sans le dfinir. Il en va de mme en jurisprudence. Pour le Conseil constitutionnel, v. la Dcision n 2005-528 DC du 15 dcembre 2005, Loi de financement de la scurit sociale pour 2006, consid. 8. Pour le Conseil dtat, v. 1e et 6e sous-sections runies, 29 octobre 2008, LEEM, n 306449, indit au recueil Lebon (il faut remarquer que ces deux dcisions concernent la loi du 13 aot 2004 relative lassurance maladie cite elle aussi supra, note 3).

  • 4

    1) Les dfinitions

    Les auteurs en France (a) et aux tats-Unis (b) font preuve dune proximit relle.

    (a) En France

    Les dfinitions proposes sont assez proches les unes des autres. Quelques exemples

    attestent de ces ressemblances15. Selon certains, la gouvernance nourrit une rflexion en

    vogue sur une () faon de prendre les dcisions et dharmoniser les intrts, moyennant un

    renforcement de la concertation entre partenaires sociaux et, pour le bien commun, de la

    transparence et du contrle 16. Pour Jacques Commaille, elle peut se dfinir comme le

    processus de coordination dacteurs, de groupes sociaux, dinstitutions (publiques ou non)

    pour atteindre des buts propres discuts et dfinis collectivement dans des environnements

    fragments et incertains 17. Plus spcifiquement concernant ltat, pour Jean Leca, elle

    consiste dans linteraction dune pluralit dacteurs gouvernants qui ne sont pas tous

    tatiques ni mme publics 18. Luc Rouban utilise la mme dfinition lorsquil reconnat

    quelle renvoie la multiplication des acteurs sociaux qui se partagent la conception et la

    mise en uvre de laction publique 19. Selon Jack Hayward, elle largit la manire de

    concevoir le gouvernement en y adjoignant des acteurs non tatiques 20. Ainsi, la

    gouvernance vient se distinguer du gouvernement en ce quelle caractrise les relations

    15 Il faut noter au pralable que lentre gouvernance napparat ni dans le Dictionnaire de la culture juridique, Denis Alland et Stphane Rials (dir.), PUF, Quadrige, 2003 (ci-aprs Dictionnaire de la culture juridique) ; ni dans le Dictionnaire de philosophie politique, Philippe Raynaud et Stphane Rials (dir.), PUF, Quadrige, 3e d., 2003 (ci-aprs Dictionnaire de philosophie politique). 16 Grard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, op. cit. , p. 444. 17 Jacques Commaille, La rgulation des temporalits juridiques par le social et le politique, in F. Ost et M. Van Hoecke (dir.), Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de durer ?, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 317 337, ici p. 335. 18 Jean Leca, La gouvernance de la France sous la Cinquime Rpublique. Une perspective de sociologie comparative, in F. DArcy et L. Rouban (dir.), De la Ve Rpublique lEurope : hommage Jean-Louis Quermonne, Presses de Sciences Po, 1996, p. 329 365, ici, p. 339. 19 Luc Rouban, Ltat et les transformations de laction publique : des politiques de rforme aux nouvelles thories politiques, in A. Sedjari (dir.), Quel tat pour le 21e sicle ?, LHarmattan, coll. Espace et territoires, 2001, pp. 91 107, ici p. 106. 20 Jack Hayward, prface tre gouvern : tudes en lhonneur de Jean Leca, Presses de Sciences Po, 2003, p. 16.

  • 5

    entre un ensemble dinstitutions et dacteurs, publics et privs, plus que lactivit dun organe

    centralisant lautorit excutive 21.

    Jacques Chevallier rsume le sujet en soulignant que la gouvernance relve dune

    approche pluraliste et interactive de laction collective 22. Concernant ltat, elle implique

    deux inflexions essentielles. Dune part, elle signifie que des acteurs divers vont tre associs

    aux processus dcisionnels. () Dautre part, elle signifie que les solutions consensuelles,

    reposant sur laccord des diffrents acteurs, vont tre systmatiquement prfres aux

    formules de type autoritaire 23.

    Sans multiplier les citations, il convient tout dabord de retenir que, comme dit

    prcdemment, la gouvernance publique renvoie globalement la problmatique de la

    manire de gouverner. Il ne faut toutefois pas sarrter cet aspect gnral et neutre, car cette

    faon de gouverner est oriente en ce quelle implique, sous diverses formes, la participation

    accrue laction publique dacteurs qui ny taient traditionnellement pas associs24,

    caractrisant en synthse une volution de lunilatralisme vers le pluralisme et le

    consensualisme. En termes de science administrative, lutilisation par Jacques Chevallier de la

    rfrence une action collective 25 dmontre lvolution sous-jacente concernant le rle de

    ltat. Le paradigme de cette science a pu auparavant voluer de lorganisation aux politiques

    publiques puis, tant donn la perspective encore tato-centrique 26 de ce dernier critre,

    qui fait de ltat la clef de vote des quilibres sociaux 27, vers celui de laction publique,

    entendue comme lensemble des mcanismes visant encadrer et rguler la vie

    sociale 28. Le recours une approche en termes d action collective affine encore cette

    21 Richard Balme et Didier Chabanet, Action collective et gouvernance de lUnion europenne, in R. Balme, D. Chabanet et V. Wright (dir.), Laction collective en Europe. Collective Action in Europe, Presses de Sciences Po, 2002, pp. 21 120. 22 Jacques Chevallier, La gouvernance, un nouveau paradigme tatique ?, op. cit., p. 207. Lexpression action collective a t dveloppe pour expliquer comment les individus sorganisent pour raliser un objectif commun. Louvrage central est celui de Mancur Olson, The Logic of Collective Action, Cambridge, Harvard University Press, 1965. 23 Jacques Chevallier, La gouvernance, un nouveau paradigme tatique ?, op. cit., p. 207. 24 Tout en sarrtant dans cette tude au droit interne, la dfinition semble adapte au droit supranational. V., par exemple, Charles-Albert Morand, soutenant que Laction de ltat sapparente ainsi la gouvernance qui vise inclure dans les programmes internationaux tous les acteurs dune politique publique , Rgulation, complexit et pluralisme juridiques, in Mlanges en lhonneur de Paul Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 615 630, ici p. 619. 25 V. supra, note 22. 26 Jacques Chevallier, La science administrative et le paradigme de laction publique, in tudes en lhonneur de Grard Timsit, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 267 292, ici p. 274. 27 Ibid. 28 Jacques Chevallier, Droit et action publique, in Le droit figure du politique. tudes offertes au professeur Michel Miaille, 2 vols., Facult de droit de Montpellier, 2008, vol. 2, pp. 421 433, ici p. 422.

  • 6

    recherche, en mettant laccent sur son aspect productif et intgr au sein dun ensemble dans

    lequel ltat nest plus dans une position de supriorit ou de centralit29.

    En touchant la question du rle et de la place de ltat dans la socit, notamment en

    France compte tenu des mutations des rapports entre les entits publiques30, cest non

    seulement la nature de laction publique qui volue, mais aussi larchitecture tatique elle-

    mme 31.

    (b) Aux tats-Unis

    Les caractristiques associes en France la gouvernance publique interne se

    retrouvent outre-Atlantique.

    Tout dabord, Donald Kettl retient que le gouvernement renvoie la structure et la

    fonction des institutions publiques. La gouvernance est la manire dont le gouvernement

    accomplit son travail 32. Dans un ouvrage connu outre-Atlantique, David Osborne et Ted

    Gaebler retiennent de la mme faon que la gouvernance est le processus par lequel nous

    rsolvons nos problmes et satisfaisons collectivement les besoins de notre socit. Le

    gouvernement est linstrument que nous utilisons 33. Laccent est ici mis sur le fait que

    gouvernement et gouvernance existent de faon diffrencie : le premier renvoie

    linstitution, la seconde favorise une tude sur la manire de gouverner.

    Par ailleurs, limplication de nouveaux acteurs dans laction publique va galement

    tre remarque. Donald Kettl ajoute sa prcdente dfinition les lments suivants, qui

    marquent bien lvolution historique, en soulignant quaujourdhui le gouvernement compte 29 Ltat devenant un stratge , Jacques Chevallier, Ltat stratge, in Le temps de ltat : mlanges en lhonneur de Pierre Birnbaum, Fayard, 2007, pp. 372 385. Pour lauteur, le thme de ltat stratge est indissociable de ceux de rgulation et de gouvernance (lauteur souligne), p. 374. 30 Le thme de la gouvernance y est en effet entour par des questions concernant lvolution du rle de ltat par rapport aux autres personnes publiques, notamment eu gard lapprofondissement de la dcentralisation. La situation se prsente de faon relativement diffrente sur ce point aux tats-Unis. V. infra, note 37. 31 Jacques Chevallier, La gouvernance, un nouveau paradigme tatique ?, op. cit., p. 214. En mettant laccent sur lvolution des rapports entre tat et socit, la gouvernance est fondamentalement lie la transformation de la structure et de la gestion internes de ltat. ce titre, Daniel Mockle souligne quil y a deux composantes de la gouvernance publique, la gestion publique (dimension interne de la rforme) et les politiques publiques (transformation de laction publique) , et quelles ne sont pas gnralement abordes comme un tout cohrent , La gouvernance, le droit et ltat, Bruxelles, Bruylant, coll. Mondialisation et droit international, 2007, p. 208. Si cest avant tout le second aspect qui sera mis en exergue dans cette recherche, il est vident que ces dimensions doivent tre lies lheure dinterroger globalement la gouvernance. La rfrence laction publique dans ce travail prend donc une acception large. 32 Donald Kettl, The Transformation of Governance. Public Administration for the Twenty-First Century America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002, p. xi. 33 David Osborne et Ted Gaebler, Reinventing Government: How the Entrepreneurial Spirit is Transforming the Public Sector, Reading, Addison-Wesley, 1992, p. 24.

  • 7

    de plus en plus sur des partenaires non gouvernementaux pour accomplir son travail 34. Pour

    Lester Salamon, lutilisation du terme gouvernance plutt que celui de gouvernement

    met laccent sur () un aspect collaboratif, une dpendance envers un large spectre de tierces

    personnes en plus du gouvernement pour traiter et rsoudre les problmes collectifs 35. Pour

    Dan Guttman, enfin, la gouvernance correspond la ralisation des buts collectifs par un

    mlange dacteurs relevant du gouvernement, du march et de la socit civile 36.

    En rsum et linstar de la France, parler de gouvernance publique interne outre-

    Atlantique renvoie deux choses. Il sagit, dune part et en gnral, daborder la question de

    la faon de gouverner la socit et, dautre part et plus prcisment, de relever que lpoque

    contemporaine est marque par une volution importante de laction publique travers

    limplication toujours croissante de nouveaux acteurs, particulirement des personnes

    prives37.

    Lapprhension de la gouvernance comme relevant dune approche pluraliste et

    interactive de laction collective 38, modifiant le rle de ltat et laction publique, semble

    donc partage des deux cts de lAtlantique39. Les points communs sarrtent cependant l.

    2) Les dbats concernant la porte de la gouvernance

    Bien que dfinie semblablement entre les deux rives de lAtlantique, la gouvernance

    rvle une dissimilitude profonde lorsquil sagit dapprhender les dbats quelle soulve

    dans la doctrine sur ses effets concrets. Il est possible dopposer le scepticisme franais (a) au

    pragmatisme amricain (b).

    34 Donald Kettl, The Transformation of Governance, op. cit., p. xi. 35 Lester Salamon, The New Governance and the Tools of Public Action: An Introduction, in L. Salamon (dir.), The Tools of Government. A Guide to the New Governance, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp. 1 47, ici p. 8. 36 Daniel Guttman, Governance by Contract: Constitutional Visions; Time for Reflection and Choice, Pub. Cont. L. J., vol. 33, 2004, pp. 321 360, ici p. 323. 37 V. en comparaison supra, note 30. 38 Jacques Chevallier, La gouvernance, un nouveau paradigme tatique ?, op. cit., p. 207. 39 Ceci est aussi vrai au niveau de lUnion europenne. Ainsi, le Livre blanc de la Commission europenne retient que La notion de gouvernance dsigne les rgles, les processus et les comportements qui influent sur lexercice des pouvoirs au niveau europen, particulirement du point de vue de louverture, de la participation, de la responsabilit, de lefficacit et de la cohrence , op. cit, p. 9.

  • 8

    (a) Le scepticisme franais

    La doctrine franaise reflte une mfiance qui sexprime tant en sciences politique que

    juridique. Jacques Chevallier affirme propos des rapports entre la gouvernance et la science

    juridique quelle reste lune des rares sciences sociales dans lesquelles la notion na pas

    vraiment droit de cit 40. Un regard dans les ouvrages de droit public, quils soient

    gnraux41 ou concernant plus spcifiquement tant les contrats administratifs42 que le droit

    public de lconomie43, en atteste44.

    Ce rapport loign du droit la gouvernance parat notamment avoir pour origine le

    fait que cette dernire a dabord aux yeux des auteurs une rationalit politique45. Or, dune

    part, la science politique franaise est elle-mme souvent dubitative son propos46 et, dautre

    part, la division traditionnellement stricte en France entre droit et science politique limite les

    approches transdisciplinaires.

    Cette perplexit gnralise prend trs vraisemblablement source dans la difficult de

    circonscrire et dvaluer un phnomne dont la doctrine dans son ensemble a du mal

    apprhender la finalit. John Crowley rsume peut-tre le mieux la tendance lorsquil relve

    que lune des raisons de laccueil mitig fait en France la gouvernance est le soupon

    40 Jacques Chevallier, La gouvernance et le droit, in Mlanges en lhonneur de Paul Amselek, op. cit., pp. 189 207, ici p. 190. De mme, Claude Blumann et Louis Dubois soutiennent quelle est en marge du ou la marge du droit , Droit institutionnel de lUnion europenne, Manuel Litec, 3e d., 2007, p. 164. 41 Elle napparat pas dans les index ou les tables des matires douvrages sur le droit administratif ou le droit constitutionnel. Pour les premiers, v. par exemple Jean Waline, Droit administratif, Prcis Dalloz, 22e d., 2008 ; Yves Gaudemet, Droit administratif, Manuel L.G.D.J., 18e d., 2005 ; Pierre-Laurent Frier et Jacques Petit, Prcis de droit administratif, Montchrestien, coll. Domat droit public, 5e d., 2008 ; ou encore Ren Chapus, Droit administratif gnral, 2 t., Montchrestien, coll. Domat droit public, 15e d., 2001. Pour les seconds, v. par exemple Louis Favoreu (et al.), Droit constitutionnel, Prcis Dalloz, 9e d., 2006 ; Francis Hamon et Michel Troper, Droit constitutionnel, Manuel L.G.D.J., 30e d., 2007. 42 V. Laurent Richer, Droit des contrats administratifs, Manuel L.G.D.J., 6e d., 2008 ; ou Christophe Guettier, Droit des contrats administratifs, PUF, coll. Thmis, 2e d., 2008. 43 Il en va ainsi des ouvrages de Richard Moulin et Pierre Brunet, Droit public des interventions conomiques, L.G.D.J., coll. droit des affaires, 2007 ; Didier Linotte et Raphal Romi, Droit public conomique, Manuel Litec, 6e d., 2006 ; Pierre Delvolv, Droit public de lconomie, Prcis Dalloz, 1998 ; ou encore Jean-Yves Chrot, Droit public conomique, Economica, 2e d., 2007. 44 A contrario, mais de faon trs limite, v. Bertrand du Marais, Droit public de la rgulation conomique, (prf. R. Denoix de Saint Marc), Presses de Sciences Po et Dalloz, coll. Amphithtre, 2004, p. 33 et p. 504 ; ou encore Michel de Villiers (dir.), Droit public gnral. Institutions politiques, administratives et communautaires, Droit administratif Finances publiques, Manuel Litec, 3e d., 2006, p. 152. 45 Constantin Stephanou, La nouvelle gouvernance europenne, op. cit., p. 582. 46 Elle apparat avec parcimonie et prudence dans les ouvrages franais de science politique. Sur ces carences, v. Olivier Paye, La gouvernance. Dune notion polysmique un concept politologique, Revue tudes internationales, vol. 36, 2005, pp. 13 41, surtout p. 14. En science administrative, lindex et la table des matires de louvrage de Jacques Chevallier, Science administrative, PUF, coll. Thmis, 4e d., 2007, ny font pas rfrence.

  • 9

    quelle est analytiquement oiseuse () et normativement nfaste 47. Il faut confirmer que les

    questions dcoulant des relations entre la gouvernance et ltat48 sont frquemment prsentes

    travers le rejet des approches normatives49, en particulier de la bonne gouvernance

    valorise aujourdhui par les organisations internationales50. Ds lors, lorsque la gouvernance

    est utilise dans la sphre publique interne, cest essentiellement comme rfrent descriptif,

    cest--dire quil sagit de rendre compte dune manire de gouverner qui souvre dautres

    acteurs que ceux traditionnellement impliqus dans laction publique51. Sa signification va

    rarement plus loin52. La circonspection gnrale entourant ce thme explique notamment

    quun de ses domaines de prdilection en France concerne non pas ltat mais, la suite des

    mouvements de dcentralisation, la politique de la ville. La gouvernance est alors estampille

    du qualificatif urbaine 53.

    En synthse, force est de constater que lacceptation du vocable et sa porte sont

    limites, voire franchement rejetes54. Jacques Caillosse rsume cette approche franaise en

    47 John Crowley, Usages de la gouvernance et de la gouvernementalit, Critiques internationales, n 21, 2003, pp. 52 61, ici p. 56. 48 Comme le gouvernement est insparable de la conception franaise de ltat, les discussions soulvent la problmatique des rapports et surtout des diffrences entre la gouvernance et le gouvernement. En synthse, v. Jacques Chevallier, La gouvernance, un nouveau paradigme tatique ?, op. cit., pp. 206 208. 49 V., par exemple, Jean-Philippe Leresche, Gouvernance et coordination des politiques publiques, op. cit., p. 34. 50 Pour Patrick Le Gals, la gouvernance est alors pense contre le gouvernement , in L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (dir.) (prf. P. Muller), Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po, coll. Rfrences, 2e d., 2006 (ci-aprs Dictionnaire des politiques publiques), pp. 242 250, ici p. 245. Vincent Simoulin relve le flou des usages concernant la gouvernance, et en particulier de la bonne gouvernance, celle qui est prne par les organisations internationales et qui sert celles-ci masquer une intervention politique pour laquelle elles nont aucune lgitimit , La gouvernance territoriale : dynamiques discursives, stratgiques et organisationnelles, in R. Pasquier, V. Simoulin et J. Weisbein (dir.), La gouvernance territoriale. Pratiques, discours et thories, L.G.D.J., coll. Droit et Socit srie politique, t. 44, 2007, pp. 15 32, ici p. 19. 51 Par exemple, pour Jean-Pierre Gaudin, La gouvernance, en somme, dcrit des pratiques mergentes, elle cerne des rgularits nouvelles dans les modes de faire, elle dsigne ce quon appelle un style particulier de gouvernement et de ngociation de laction publique , Laction publique, sociologie et politique, Presses de Sciences Po, coll. Amphithtre, 2004, pp. 213 214. 52 Lauteur ajoutant : Mais ces apports sarrtent vite l , ibid., p. 214. 53 Patrick Le Gals, Du gouvernement des villes la gouvernance urbaine, RFSP, vol. 45, n 1, 1995, pp. 57 95. V. aussi supra, note 30. 54 Pour le Conseil dtat, Ltat contemporain recherche ladhsion des acteurs de prfrence laction unilatrale, ce que les spcialistes de la gouvernance publique dsignent de manire quelque peu euphorique comme la coproduction ou la coconstruction de la norme publique et de laction publique , Rapport public 2008, vol. 1 : Activit juridictionnelle et consultative des juridictions administratives ; vol. 2 : Le contrat, mode daction publique et de production de normes (ci-aprs EDCE, Le contrat) ; tudes et documents, La Documentation franaise, n 59, 2008 ; ici vol. 2, p. 15. Selon Frdric Saulnier, applique ltat, la gouvernance correspond une idologie dissolvante , Essai sur la gouvernance et les transformations actuelles du droit public, RRJ, n 1, 2007, pp. 305 322, ici p. 308. Pour tienne Le Roy, le terme est dautant plus pris quil est polysmique et nbuleux, donc quil ne dsigne rien de bien particulier , Le jeu des lois : une anthropologie dynamique du droit, avec des consignes et des conseils au jeune joueur juriste, L.G.D.J., coll. Droit et Socit srie anthropologique, t. 28, 1999, p. 294. Pour Jean-Gustave Padioleau, Le volapuk de la gouvernance bruxello-hexagonale, concentr de langue de bois (), prne le mixage galitariste dintrts publics, marchands, caritatifs (). Lautorit du gouvernement rpublicain, libral, dlibratif et reprsentatif est

  • 10

    parlant de la fatale et absorbante gouvernance 55, qui ne constitue pas un concept

    susceptible de fdrer la recherche concernant le mouvement de transformation que

    connaissent ltat et laction publique. Conformment ce qui a t dit, cette tendance est

    marque chez les juristes56.

    Ce rejet doit toutefois tre bien compris ce stade. En effet, cela ne veut pas dire que

    les juristes ne sont pas attentifs aux volutions de la technique juridique57, tout comme

    dailleurs cela ne signifie pas que la doctrine politiste nest pas attentive aux changements en

    termes de politiques publiques58. Cela voque plutt que la gouvernance nest pas ou peu

    utilise comme rfrent dans ces interrogations59, et quelle a du mal rapprocher

    perspectives politique et juridique sur laction publique. En ce qui concerne cette dernire

    science, cest le plus souvent lide de contractualisation qui est utilise pour synthtiser les

    mouvements contemporains60. Ce terme, qui est employ pour rendre compte de lintrusion

    et du rle croissant du contrat () dans des domaines de la vie sociale qui taient

    traditionnellement regards comme chappant au libre jeu des volonts prives pour tre

    soumis des rgles impratives, et/ou pour relever de dcisions unilatrales de la puissance

    marginalise. Ltat et le politique se dcomposent dans et par la gouvernance , Une pit franaise. La rforme de ltat, Le Dbat, n 119, 2002, pp. 20 34, ici p. 27. Pour Xavier Delcourt, enfin, Une hypothse troublante court dans de nombreux travaux de science politique et chez certains juristes rservs : la gouvernance nest rien, ou presque rien , La raison de la gouvernance, in D. Georgakakis et M. de Lassalle (dir.), La nouvelle gouvernance europenne . Genses et usages politiques dun livre blanc, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2008, pp. 91 116, ici p. 93. 55 Jacques Caillosse, Interrogation mthodologique sur le tournant contractuel de laction publique, in Contrats publics : mlanges en lhonneur du professeur Michel Guibal, 2 vols., Presses de la Facult de droit de Montpellier, 2006, vol. 2, pp. 469 492, ici p. 474. 56 Pour quelques ouvertures rcentes en droit public, v. Arnaud Cabanes, Essai sur la gouvernance publique : un constat sans concession... quelques solutions sans idologie (prf. J. Monod), Gualino d., coll. Fidecitea, 2004 ; Frdric Saulnier, Essai sur la gouvernance, op. cit. ; ou encore, plus globalement, Daniel Mockle, La gouvernance, le droit et ltat, op. cit. 57 Un des articles fondateurs est luvre de Paul Amselek, Lvolution gnrale de la technique juridique dans les socits occidentales, RDP, 1982, n 2, pp. 273 294. V., parmi de nombreuses tudes, Jacques Chevallier, La gouvernance et le droit, op. cit. ; Jean Clam et Gilles Martin (dir.), Les transformations de la rgulation juridique, Droit et Socit, Recherches et Travaux, vol. 5, L.G.D.J., 1999 ; Franois Ost et Michel van de Kerchove, De la pyramide au rseau ? Pour une thorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facults universitaires Saint-Louis, 2000. 58 Pour des illustrations rcentes, v. Jean-Pierre Gaudin, Gouverner par contrat, Presses de sciences Po, 2e d., 2007 ; Olivier Borraz et Virginie Guiraudon (dir.), Politiques publiques ; t. 1, La France dans la gouvernance europenne, Presses de Sciences Po, 2008 ; et, en synthse, Pierre Muller, Les politiques publiques, PUF, coll. Que sais-je ?, 7e d., 2008. 59 Pour Vincent Simoulin, le dbat ne porte pas tant sur le fait de savoir si laction publique volue que sur le point auquel il est avis demployer le terme de gouvernance pour en rendre compte , La gouvernance territoriale, op. cit., p. 21. 60 Comme le dmontre par exemple la position du Conseil dtat, Le contrat, op. cit. Pour dautres exemples rcents, v. Sandrine Chassagnard-Pinet et David Hiez (dir.), Approche renouvele de la contractualisation, Presses Universitaires dAix-Marseille, coll. Institut de droit des affaires, 2007 ; et, des mmes auteurs, La contractualisation de la production normative, Dalloz, coll. Thmes et commentaires, 2008.

  • 11

    publique ne supposant pas laccord des personnes intresses 61, parat inhrent la

    gouvernance en ce quil vient matrialiser sa logique pluraliste et interactive. Toutefois,

    mme sous ce vocable, la porte des mutations actuelles nen reste pas moins interroge62.

    Cest par consquent la fois comme thme mais aussi comme rfrentiel scientifique que la

    gouvernance laisse la doctrine juridique dubitative.

    Voil en quelque sorte une photographie de la position franaise. Confronte la

    perplexit quelle suscite, la gouvernance doit tre tudie tant elle parat porteuse dune

    rflexion significative sur la place et le rle du droit public. Pour ce faire, il pourrait tre

    envisag dapprofondir les recherches en y portant un regard purement franais. Pourtant, cela

    ne ferait quajouter une pierre un difice que Marc Hufty rsumait en soutenant que Tout

    ouvrage sur la gouvernance dbute par une tentative de dfinition, un historique de

    lutilisation du terme, une liste des usages courants, une justification de son intrt et une

    discussion de sa pertinence 63. Seul un contre-pied thorique semble capable de faire avancer

    les dbats de faon significative. Autrement dit, il faut sortir dune rflexion franaise, ou

    plutt y revenir aprs avoir utilis un miroir dformant. Comme nonc prcdemment, cest

    ce que certains auteurs incitent faire en soulignant que la gouvernance vhicule un concept

    anglo-saxon 64. Un bref regard dans la doctrine amricaine confirme la pertinence de ces

    propos.

    61 Pascal Ancel, in L. Cadiet (dir.), Dictionnaire de la justice, PUF, 2004, pp. 231 236, ici p. 231. Pour les auteurs, la contractualisation concerne tant les sphres prive (relations entre personnes prives) que publique (relations dans lesquelles au moins une personne publique est prsente). Il est ncessaire dadopter une approche permettant de comprendre toutes ces volutions dans un cadre unitaire. V. infra, p. 20. 62 Le rapport prcit du Conseil dtat cit les mots de celui qui tait alors son vice-prsident, Renaud Denoix de Saint-Marc. ses yeux, on ne saurait () lever ladministration contractuelle au rang de panace. On ne peut gouverner par contrat. Il y a et il doit toujours y avoir une part de commandement qui sexprime par lordre de la loi ou du rglement, le cas chant, sous la menace de peines applicables en cas de manquement , La question de ladministration contractuelle, AJDA, n 19, 19 mai 2003, pp. 970 971, ici p. 971. Pour une approche gnrale, v. Sandrine Chassagnard-Pinet et David Hiez (dir.), Approche critique de la contractualisation, L.G.D.J., coll. Droit et Socit, Recherche et travaux, t. 16, 2007. Des mmes auteurs, v. Le systme juridique franais lre de la contractualisation, in La contractualisation de la production normative, op. cit., pp. 3 76, not. pp. 9 10. 63 Marc Hufty, Lobjet gouvernance , in M. Hufty (et al.), Jeux de gouvernance : regards et rflexions sur un concept, Karthala, coll. Dveloppements, 2007, pp. 13 28, ici p. 13. Comme Laurence Calandri peut le noter propos de la rgulation, il sagit pour la gouvernance publique doprer de la mme faon en rejetant lapproche lexicale consistant laborer un florilge rassemblant lensemble des opinions doctrinales et des conscrations du droit positif , Recherche sur la notion de rgulation en droit administratif franais (prf. S. Regourd), L.G.D.J., coll. Bibliothque de droit public, t. 259, 2009, p. 32. 64 Grard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, op. cit., p. 444.

  • 12

    (b) Le pragmatisme amricain

    Dans la mesure o la gouvernance implique des deux bords de lAtlantique des

    recherches menes autour des changements de laction publique, il pourrait sembler logique

    que les discussions doctrinales concernant sa porte soient analogues. En ralit, il faut

    dpasser cet a priori car, contrairement cette fois la France, les auteurs amricains font

    preuve dun pragmatisme certain. La diffrence entre approches descriptive et normative y

    parat beaucoup moins prgnante, tout comme celle entre les analyses en science juridique ou

    dans les autres sciences sociales. Les bouleversements constats, eux aussi frquemment

    regroups sous la bannire de la contractualisation65, ne sont pas contests comme en France,

    ou ils le sont du moins dun point de vue distinct. Ainsi, la doctrine juridique amricaine

    interroge surtout les consquences des nouveaux instruments sur les droits des citoyens et les

    principes dmocratiques66.

    Parler de gouvernance publique aux tats-Unis revient presque simplement, bien que

    ses effets soient fondamentalement complexes, poser la question de laction publique

    quotidienne et pratique. Diverses expressions vocatrices sont utilises depuis les annes 1980

    pour dcrire ces transformations, comme celles de gouvernement par tierces personnes 67

    (Third-party government), de gouvernement par procuration 68 (Government by proxy), ou

    encore dernirement de gouvernement par contrat (Government by contract)69, aboutissant

    un tat en creux 70 (Hollow state).

    Tout en restant dans des considrations encore gnrales, ce regard comparatif permet

    de faire une premire synthse. Les dfinitions doctrinales de la gouvernance sont proches

    entre la France et les tats-Unis, avec cependant la question de la nature juridique des

    nouveaux acteurs associs laction publique qui se pose un peu diffremment71, mais

    lapprhension scientifique de sa porte lest beaucoup moins. Il semble mme que ces

    65 Pour un exemple, v. Jody Freeman, The Contracting State, Fla. St. U. L. Rev., vol. 28, 2000, pp. 155 214. 66 Sur ces questions, v. infra, pp. 334 et s. 67 Donald Kettl, Government by Proxy: (Mis?) Managing Federal Programs, NY, CQ Press, 1988. 68 Lester Salamon, Rethinking Public Management: Third-Party Government and the Changing Forms of Government Action, Pub. Poly, vol. 29, 1981, pp. 255 275. 69 Jody Freeman et Martha Minow (dir.), Government by Contract. Outsourcing and American Democracy, Cambridge, Harvard University Press, 2009. 70 H. Brinton Milward et Keith Provan, Governing the Hollow State, J. Pub. Admin. Res. Theor., vol. 10, 2000, pp. 359 380. 71 V. supra, notes 30 et 37.

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    dissemblances renvoient quelque chose de plus profond, tant on en trouve des traces en droit

    des socits avec la traduction de la notion de corporate governance72, ou plus gnralement

    encore dans lutilisation quotidienne du vocable de gouvernance73. Comment le comprendre ?

    Par ailleurs, nest-il finalement pas possible de soutenir que, nonobstant lemploi ou le rejet

    du terme de gouvernance , ce sont des pratiques similaires qui apparaissent dans les deux

    pays74 ?

    Ces interrogations constituent le point de dpart dun travail qui ncessite dinstaller la

    gouvernance au centre des proccupations concernant le droit public.

    III) La problmatique et les perspectives de la recherche en droit public compar

    Les traits de ce qui apparat comme un paradoxe peuvent tre rsums ainsi : pourquoi

    les auteurs dans les deux pays apprhendent diffremment la porte de la gouvernance alors

    que, dune part, ils la dfinissent de manire trs proche et, dautre part, ils savrent

    confronts des pratiques semblables ?

    Pour ce faire, il convient de lier la gouvernance la faon de concevoir la rgulation

    sociale et lintrt public eu gard une certaine reprsentation de la chose publique, ce qui

    renvoie irrmdiablement des proccupations sur le droit public entendu comme le droit de

    cette chose publique (1). Cette hypothse parat fructueuse en introduisant aux divergences

    compares (2).

    1) Cadre thorique pour penser la gouvernance

    En modifiant laction publique, la gouvernance renvoie la question de la manire de

    gouverner qui ne peut tre envisage de faon autonome. Cette problmatique est en effet

    72 Les auteurs franais utilisent tantt la notion de gouvernance dentreprise , traduction littrale, tantt celle de gouvernement dentreprise , sorte de francisation. Pour un exemple symptomatique, v. Jean-Jacques Caussain, Le gouvernement dentreprise : le pouvoir rendu aux actionnaires, Creda et Litec, 2005. 73 Il faut souligner que lide selon laquelle la gouvernance renvoie quelque chose de profondment dissemblable entre les deux rives de lAtlantique se retrouve de manire symptomatique dans les dictionnaires de la langue franaise et anglaise, o lentre gouvernance apparat plus tardivement en France dans sa rfrence la question de la faon de gouverner. Cest le cas par exemple du Petit Robert, dans lequel le terme est introduit entre les ditions de 2002 et de 2003 (p. 1201 chaque fois), alors quelle est dj prsente en langue anglaise bien avant, par exemple dans The Random House Dictionary of the English Language, Random House Inc., 2nd ed., 1987, p. 826. Mme aujourdhui encore, Le Dictionnaire de lAcadmie franaise ne fait pas rfrence laspect qui intresse cette recherche, 9e d., 2000 (disponible sur le site Internet de linstitution). 74 Jean-Marc Sauv note quen France, De quelque ct que lon se tourne, le procd contractuel est donc luvre , ditorial EDCE, Le contrat, op. cit., pp. 7 10, ici p. 7.

  • 14

    indissociable dune interrogation plus vaste qui en dfinit les contours et les aspects, celle du

    but poursuivi. La gouvernance apparat alors comme une mthode pour atteindre un objectif,

    qui consiste au minimum dans toutes les socits humaines assurer la coexistence entre les

    individus ; elle est de ce fait insparable de la manire de penser la vie en socit.

    Cest sur ce point quil faut progresser. Les deux voies susceptibles dtre empruntes,

    celles de lintrt public et de la rgulation sociale, aboutissent au mme rsultat (a), et

    impliquent de rattacher la gouvernance des proccupations sur le droit public (b).

    (a) Gouvernance, intrt public et rgulation sociale

    Historiquement, ce sont les Grecs mais surtout les Romains qui ont les premiers

    conceptualis que les hommes avaient certains intrts communs. La notion de res publica75,

    littralement la chose publique, est apparue76. Il sagit de lide quexistent entre la diversit

    des hommes certains liens, qui forment la raison dtre de leur volont de vivre

    ensemble 77, et que le bonheur du citoyen est li celui de la res publica, et chacun est prt

    subordonner son intrt particulier (res privata) celui de la communaut (res publica) 78.

    Il ne faut pas sarrter la seule caractrisation de ce patrimoine commun, et

    comprendre que va se constituer partir de l la ncessit de le favoriser. Cest ce titre que

    vont apparatre comme ses modes dexpression les notions de bien commun, de bien ou

    dintrt public, ou encore dintrt gnral tel quutilis postrieurement en France mais avec

    un contenu propre son exprience79. Toutes vont profondment bouleverser les faons de

    gouverner qui sont au cur des dbats sur la gouvernance car, comme le relve le Conseil 75 Pour une tude dtaille sur la res publica romaine, v. Jacques Ellul, Histoire des institutions. T. 1, LAntiquit, PUF, Quadrige, 1999, pp. 272 et s., et en synthse pp. 380 381. 76 Pour Cicron, la Rpublique, cest la chose du peuple (res publica, res populi), De Republica, I, XXV, 39. Comme le relevait Jean Gaudemet, la res publica souligne la cohsion du peuple , Les gouvernants Rome : essais de droit public romain, diff. De Boccard, coll. Antiqua, 1985, p. 5. 77 lisabeth Zoller, Introduction au droit public, Prcis Dalloz, 2006, p. 3. 78 Jean Gaudemet, Les gouvernants Rome, op. cit., p. 5. 79 En effet, en France, lintrt gnral implique traditionnellement un contenu qui transcende la somme des intrts individuels. Cette charge idologique [v., sur ce point, Franois Rangeon, Lidologie de lintrt gnral (prf. G. Vedel), Economica, coll. Politique compare, 1986] incite par consquent une utilisation parcimonieuse, notamment car elle na pas la mme porte outre-Atlantique. Ds lors, les termes alternatifs d intrt public , de bien public , ou encore de bien collectif seront le plus souvent utiliss compte tenu de leur porte idologique moindre ; la rfrence lintrt gnral sera essentiellement rserve au modle franais. Dans le cadre de ces importantes prcisions terminologiques, il faut ici aussi rejeter lutilisation de la notion de bien commun . Pour le Conseil dtat, il faut distinguer ce qui est communment confondu, le bien commun et lintrt gnral. Le bien commun est une notion centrale de la philosophie ancienne, plus morale que juridique. Lintrt gnral est une notion plus rcente, insparable de la constitution de ltat moderne , Conseil dtat, Rapport public 1999, Jurisprudence et avis de 1998, Lintrt gnral, tudes et documents, La Documentation franaise, n 50, 1999 (ci-aprs EDCE, Lintrt gnral), p. 247.

  • 15

    dtat propos de lintrt gnral, il sagit de la pierre angulaire de laction publique, dont

    il dtermine la finalit et fonde la lgitimit 80.

    La conception de lintrt public, qui est de lordre de la finalit, est donc

    fondamentale en ce que la gouvernance, qui est du registre de la mthode, va venir la raliser.

    Une autre manire daborder ces questions consiste prsenter les choses partir dun

    terme proche de la gouvernance, celui de rgulation, qui est apparu en France de faon peu

    prs concomitante81. Ce thme a vu le jour pour connatre un succs dans toutes les

    disciplines, tant est si bien quil est aussi souvent difficile den apprhender lunit82. Jacques

    Chevallier voque sa diffusion et sa constitution en tant que vritable paradigme majeur des

    sciences sociales 83. Et, contrairement cette fois la gouvernance, la rgulation a fait lobjet

    de nombreuses tudes en science juridique84.

    Il convient toutefois dtre prudent dans lutilisation de cette thmatique compte tenu

    des significations trs diverses qui y sont associes. En effet, mme en restant cantonn au

    champ juridique, il est difficile dy voir un critre rellement unificateur tant donn ses

    nombreuses acceptions. Grard Timsit synthtise ces difficults autour de lide d une

    extraordinaire diversit, une htrognit, une prolifration qui donnerait facilement penser

    quun grand dsordre rgne et ferait volontiers conclure limpossibilit de donner une vision

    unifie des phnomnes ainsi recenss 85.

    Il est dautant plus difficile denvisager par le biais de la rgulation un clairage pour

    la gouvernance quelle est utilise dans un sens distinct outre-Atlantique86. La regulation

    amricaine, apparue la fin du XIXe sicle dans un contexte propre87, est un faux ami, car elle

    ne recoupe que partiellement les problmatiques franaises. Cest une notion

    80 Ibid., p. 245. 81 Martine Lombard (dir.), Rgulation conomique et dmocratie, Dalloz, coll. Thmes et commentaires, 2006, p. 12. Ce lien classique est aussi fait par Franck Moderne, Les usages de la notion de rgulation dans le droit positif et la doctrine juridique, in G. Marcou et F. Moderne (dir.), Droit de la rgulation, service public et intgration rgionale, Comparaisons et commentaires, 2 t., LHarmattan, coll. Logiques juridiques, 2005, t. 1, pp. 71 85, ici p. 72. 82 Jacques Chevallier, De quelques usages du concept de rgulation, in M. Miaille (dir.), La rgulation entre droit et politique, op. cit., pp. 71 93. 83 Ibid., p. 71 84 Sur les diffrentes conceptions juridiques de la rgulation, v. Grard Marcou, La notion juridique de rgulation, AJDA, n 7, 20 fvrier 2006, pp. 347 353, not. p. 347. Pour une tude approfondie, v. Laurence Calandri, Recherche sur la notion de rgulation en droit administratif franais, op. cit. 85 Grard Timsit, La rgulation. La notion et le phnomne, RFAP, n 109, 2004, pp. 5 11, ici pp. 5 6. 86 Cest ce que souligne Jean-Bernard Auby, Rgulations et droit administratif, in tudes en lhonneur de Grard Timsit, op. cit., pp. 209 234, not. p. 210. 87 V. en dtails infra, pp. 223 et s.

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    polysmique 88, qui exprime tout la fois une fonction tatique et un acte juridique produit

    par des institutions tatiques 89. Bertrand du Marais souligne quelle renvoie un

    instrument que lon appellerait, en franais, la rglementation90 et une politique publique

    bien particulire 91. ce dernier titre, elle signifie dabord et au sens strict le contrle par

    la puissance publique des oprateurs qui voluent sur certains marchs, en gnral de services

    collectifs (Public Utility) 92, mais aussi la prise en charge dobjectifs sociaux dans toutes

    les branches dactivits 93. En synthse, si les discussions sur la rgulation des deux cts de

    lAtlantique peuvent trouver certains liens94, ils ne sont pas rsumables une seule et mme

    exprience95, surtout dun point de vue historique.

    Est-ce dire alors que la rgulation nest daucune utilit pour clairer la gouvernance ?

    Tel nest pas le cas, mais cela ncessite doprer des prcisions pralables. Sa thmatique

    redevient pertinente, notamment dun point de vue compar, lorsque lon quitte ses aspects

    pratiques et pluriels pour en conceptualiser lunit. Dans un cadre gnral concernant la

    socit dans son ensemble, la rgulation a ouvert dans les annes 1970 la question des

    mrites respectifs de la rgulation par ltat et de la rgulation par le march 96. En somme,

    elle a pos au niveau de la socit la question centrale de sa cohsion, cest--dire la faon de

    penser lorganisation de la vie sociale97.

    88 Dominique Custos, La notion amricaine de rgulation, in G. Marcou et F. Moderne (dir.), Droit de la rgulation, op. cit., t. 1, pp. 145 165, ici p. 145. 89 Ibid. 90 Encore faut-il prciser que le terme de rglementation a plusieurs acceptions. Il faut distinguer entre la rglementation comme ensemble de rgles (mme autres que rglementaires) qui gouvernent une matire , o il sagit alors concrtement du droit relatif une question ; et lactivit rglementaire dont sont issus les rglements au sens propre du terme, i.e. juridiquement bien distincts des lois et tels que prvus dans la Constitution franaise de 1958 aux articles 34 et 37. Sur ces dfinitions et les approches stricto et lato sensu, v. Grard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, op. cit., p. 791. Cest le premier sens qui sera globalement utilis dans cette tude, sauf mention contraire lorsquil sagira de traiter stricto sensu du pouvoir rglementaire. 91 Bertrand du Marais, Rgulation, service public et dmocratie : une dcennie de mutations, in M. Lombard, Rgulation conomique et dmocratie, op. cit., p. 41 49, ici p. 41. ses yeux, la rgulation est un concept ambigu , Droit public de la rgulation conomique, op. cit., p. 482. Lauteur souligne les trois diffrentes acceptions du terme en France : la dfinition technique, la dfinition en termes de politique conomique, et celle selon la sociologie juridique, pp. 483 484. 92 Dominique Custos, La notion amricaine de rgulation, op. cit., p. 147. 93 Ibid. 94 Depuis les transformations franaises partir de la fin des annes 1980 dans le domaine conomique avec le dveloppement des Autorits administratives indpendantes (AAI). V. infra, pp. 232 et s. 95 Cest ce qui pousse par exemple Laurence Calandri circonscrire son tude au droit franais, Recherche sur la notion de rgulation en droit administratif franais, op. cit., pp. 26 27. 96 Jacques Chevallier, De quelques usages du concept de rgulation, op. cit., p. 90. 97 Pour une mme argumentation rcente, v. Jacques Chevallier, Contractualisation et rgulation, in S. Chassagnard-Pinet et D. Hiez (dir.), La contractualisation de la production normative, op. cit., pp. 83 93.

  • 17

    Cest sous cet aspect unitaire quil faut apprhender aujourdhui les diffrents

    domaines o la rgulation sapplique98, notamment dans le domaine conomique, mais aussi

    ce faisant les questions concernant la gouvernance publique. En effet, si lide de rgulation

    renvoie une certaine fonction remplir, certains objectifs atteindre, savoir le maintien

    dun quilibre densemble, sa mise en uvre concrte implique le recours des nouveaux

    modes dexercice du pouvoir ; la rgulation prsuppose la gouvernance, avec laquelle elle

    forme un couple indissociable 99. Ceci fait apparatre lide essentielle selon laquelle

    rgulation et gouvernance sont lies, mais surtout que les caractristiques de cette dernire

    vont dpendre de la conception de la rgulation sociale, autrement dit de la manire de penser

    la vie en socit. Pour reprendre les termes de la citation qui prcde et pour recouper ce qui a

    t nonc propos de lintrt public, les traits de la gouvernance en tant que mthode vont

    dpendre de la matrice de lquilibre densemble , qui est de lordre de la finalit.

    Les mutations consubstantielles la gouvernance sont donc indissociables du bien

    public et la rgulation sociale, de sorte quelles sont insparables du droit qui y correspond, le

    droit public entendu comme droit de la chose publique.

    (b) Gouvernance et droit public

    Les deux angles dtude ci-dessus esquisss aboutissent la mme conclusion : cest

    en fonction dune approche tlologique que la gouvernance publique doit tre interroge.

    Elle vient raliser une reprsentation de la chose publique inhrente la question de la

    rgulation sociale, dont lintrt public est le mode dexpression. Or, ce dernier est au cur

    du droit public, au mme titre que lautonomie des volonts est au fondement du droit

    priv 100, ce que na pas manqu de souligner la doctrine101.

    98 Cest ce quoi invite Grard Timsit autour dune rflexion sur les formes de normativit sociale , anciennes et nouvelles ; La rgulation. La notion et le phnomne, op. cit., not. p. 6. Seront utilises de manire identique dans ce travail pour unifier les dbats les expressions de coordination sociale , de cohsion sociale ou, in fine, de rgulation sociale . En ce qui concerne plus spcifiquement les questions sur la rgulation conomique et la regulation amricaine, v. les remarques supra, note 94. 99 Jacques Chevalier, La gouvernance et le droit, op. cit., pp. 190 191. 100 EDCE, Lintrt gnral, op. cit., p. 271. Le Conseil dtat fait rfrence lintrt gnral. Toutefois, compte tenu de ce qui a t prcis plus haut, supra note 79, il est fait volontairement rfrence lintrt public pour permettre une tude compare des visions franaise mais aussi amricaine. 101 Sur les liens entre lintrt gnral et le droit public, v. les rfrences cites par Guylain Clamour, Intrt gnral et concurrence : essai sur la prennit du droit public en conomie de march (prf. J-L. Autin), Dalloz, coll. Nouvelle bibliothque des thses, vol. 51, 2006, p. 16.

  • 18

    Il est l encore ncessaire de faire appel lhistoire, et en premier lieu aux Romains,

    qui ne se sont pas contents de penser la chose publique. Ils ont galement rflchi sa

    protection par des rgles juridiques particulires qui constituent les fondements du droit

    public moderne. Le Digeste, vaste compilation de toutes les sources anciennes du droit romain

    entreprise sous lempereur Justinien au 6e sicle aprs J.C., soulignait dj la distinction entre

    deux droits, le droit public (Jus publicum) et le droit priv (Jus privatum), dans les termes

    suivants : Le droit public soccupe de ce qui touche lorganisation du gouvernement de

    Rome ; le droit priv concerne ce qui relve de lintrt des particuliers ; parce quil y a

    certaines choses qui sont utiles tous, et dautres qui concernent lintrt des personnes

    prives 102.

    Le droit public, qui apparat ds ses fondements romains comme le droit de la chose

    publique103, est essentiel dans le cadre dune tude juridique sur la gouvernance puisquil

    encadre lorganisation, le fonctionnement et le contrle de laction publique104.

    Schmatiquement105, il enserre laction publique et donc la gouvernance de deux faons

    indissociables. Dune part, au niveau des finalits, en fixant le cadre gnral de ses objectifs ;

    dautre part et dans une perspective dapplication instrumentale, en lui donnant des moyens

    particuliers. Il faut ds lors souligner avec Jacques Caillosse que, avec le droit des politiques

    publiques, il nest ici ni plus ni moins question que du systme dorganisation et de

    reprsentation de laction publique, cest--dire, en dautres termes, de la constitution et de la

    mise en scne juridiques de ltat 106.

    102 Trad. reprise in lisabeth Zoller, Introduction au droit public, op. cit., p. 4. 103 Sur lapproche du droit public entendu comme droit de la chose publique, ibid., not. pp. 1 19. Pour Michel de Villiers et Armel Le Divellec, la chose publique correspond toutes les responsabilits, celles qualifies de rgaliennes et les autres, quassume la puissance publique. Et cest ce service de la puissance publique ce qui est de lordre de la finalit qui justifie que, sur le plan des moyens, la puissance publique dispose de prrogatives exorbitantes du droit commun , Dictionnaire du droit constitutionnel (ci-aprs Dictionnaire du droit constitutionnel), Sirey, 6e d., 2007, p. 38. Si cette dfinition reste traditionnelle dun point de vue franais dans la mesure o il est fait rfrence une puissance publique qui serait au cur de la chose publique, elle dmontre surtout la ncessit de coupler une tude sur les finalits de la socit politique et sur les moyens juridiques mis en uvre cet effet. 104 Pour Gilles Massardier, avec le droit public, les politiques publiques se dfinissent comme un systme de normes formelles qui encadrent laction des acteurs, publics ou non, des politiques publiques , Politiques et action publiques, Armand Colin, coll. U. sciences politiques, 2003, p. 23. 105 V. not. supra, note 103. 106 Jacques Caillosse, Questions sur lidentit juridique de la gouvernance, in R. Pasquier, V. Simoulin et J. Weisbein (dir.), La gouvernance territoriale, op. cit., pp. 35 64, ici p. 36. Il sagit par consquent de se placer dans le cadre de cette rflexion, tout en largissant la rfrence ltat par le recours une certaine conception du droit public qui y est lie. Pour une tude transdisciplinaire, v. Charles-Albert Morand, Le droit no-moderne des politiques publiques, L.G.D.J., coll. Droit et Socit, t. 26, 1999.

  • 19

    En plaant la gouvernance dans le prolongement des proccupations sur la chose

    publique et sur le droit public qui en est insparable, il est possible denvisager le cadre

    gnral des dbats compars.

    2) Porte compare : les modles en prsence

    Il existe schmatiquement deux faons de penser la coordination sociale107, cest--

    dire denvisager le bien public, le droit public, et donc la gouvernance.

    Les deux modles de rgulation peuvent tre rsums ainsi. Le premier est public et

    repose sur lunilatralit ; il envisage la chose publique matriellement, et sous-entend pour la

    faire triompher la ncessit de donner certains moyens une entit indpendante de la socit,

    ltat. Le second, a contrario, est priv et passe par le contrat ; il conteste lexistence dune

    chose publique comme ralit autonome et susceptible de simposer aux individus, et

    substitue le march ltat comme rgulateur des relations sociales.

    De manire similaire, le Conseil dtat a soulign lexistence historique de deux

    conceptions de lintrt gnral108, qui recoupent directement la distinction qui vient dtre

    effectue. La premire est dessence rpublicaine et volontariste, puisque lintrt gnral

    ne saurait tre obtenu, ni les liens sociaux subsister, sans que lintrt personnel ne sefface

    devant la loi, expression de la volont gnrale, et sans que ltat ne rgule la socit civile

    pour garantir la ralisation des fins sur lesquelles cette volont sest prononce 109.

    loppos, dans sa version utilitariste et librale, la notion dintrt gnral permet de penser

    lorganisation de la vie sociale sur le modle de lactivit conomique, sans quil soit besoin

    de faire intervenir un pouvoir politique rgulateur des relations entre les individus 110.

    107 tout le moins dans le monde occidental. En synthse sur ces deux modles thoriques, v. Jacques Chevallier, Contractualisation et rgulation, op. cit., p. 88 ; et, en dtails, lisabeth Zoller, Introduction au droit public, op. cit. 108 Compte tenu de ce qui a t prcis supra, note 79, il semble que la qualification oriente dintrt gnral concerne la vision volontariste dont parle le Conseil dtat. Pour la vision librale ou utilitariste, il faut plus justement parler dintrt public afin de bien faire comprendre toutes les particularits associes au modle franais lorsquil est fait rfrence lintrt gnral. 109 EDCE, Lintrt gnral, op. cit., p. 249. 110 Ibid., pp. 248 249.

  • 20

    De faon indissociable, en revenant sur lide nonce plus haut selon laquelle lintrt

    public est la notion-mre 111 du droit public, il ne faut pas aborder ce droit de manire

    uniforme. Jean-Bernard Auby souligne que tout le droit administratif, le ntre comme les

    autres, est lexpression dune certaine vision du pouvoir, de ltat, du rapport entre le pouvoir,

    ltat et la socit 112. Cest tout le droit public qui obit cette logique de diffrenciation

    compte tenu du but qui lui est assign dans la recherche du bien public.

    Il existe ds lors deux archtypes de droit public sur lesquels va sappuyer la

    rationalit de la gouvernance. Lun fait de ce droit un instrument actif au service dune action

    publique qui veut assurer le respect et le succs de lintrt gnral volontariste. Lautre, au

    contraire, ne conoit pas la ncessit et donc la possibilit de donner aux autorits publiques

    les moyens datteindre un intrt public transcendant la somme des intrts particuliers.

    Plus gnralement, lapproche du droit public comme droit de la chose publique113

    implique de ne pas rester ltude des changements lintrieur de la sphre publique114. En

    effet, la conception de lintrt public indissociable dune certaine vision des rapports sociaux

    influence aussi laction publique sur les relations prives. Il est donc ncessaire dtudier sous

    la mme bannire les transformations concernant les sphres publique et prive115.

    111 Marcel Waline, cit par Didier Truchet, Les fonctions de la notion dintrt gnral dans la jurisprudence du Conseil dtat, (prf. J. Boulouis), L.G.D.J., coll. Bibliothque de droit public, t. 125, 1977, p. 55. V. supra, notes 100 et 101. Pour Renaud Denoix de Saint-Marc, lintrt gnral est considr comme la fin ultime de laction publique , ditorial EDCE, Lintrt gnral, op. cit., pp. 7 13, ici p. 12. 112 Jean-Bernard Auby, Droit administratif et dmocratie, in M. Lombard (dir.), Rgulation conomique et dmocratie, op. cit., pp. 13 28, ici p. 13. 113 Cette acception vient reformuler la distinction traditionnellement faite en France entre droit priv et droit public autour dun critre formel, savoir que le premier rgirait les rapports juridiques entre personnes prives, pendant que le second concernerait les rapports dans lesquels au moins une personne publique serait prsente. Cette distinction est depuis longtemps interroge dans son rle et dans sa signification par la doctrine hexagonale, et nexiste pas de cette faon outre-Atlantique. Sur ces dbats, v. par exemple Charles Eisenmann, Droit public, Droit priv (En marge dun livre sur lvolution du droit civil franais du XIXe au XXe sicle), RDP, 1952, pp. 903 979 ; Mark Freedland et Jean-Bernard Auby (dir.), La distinction du droit public et du droit priv. Regards franais et britanniques : une entente assez cordiale ?, d. Panthon-Assas, coll. Colloques, 2004 ; ou encore, en synthse, Eric Desmons in Dictionnaire de culture juridique, op. cit., pp. 520 525. Au long de ltude apparatront le sens et la porte de cette approche du droit public comme droit de la chose publique, qui a des accents foncirement matriels et non plus formels en ce quil est tourn vers la ralisation du bien public. 114 V. supra, note 61. 115 Il ne sagit pas tant de dcrire comment ces sphres se contractualisent que de replacer cette question au sein dune problmatique unitaire plus gnrale lie la question de la ralisation de lintrt public. Voil comment il est schmatiquement possible de rsumer la situation. Si cest une vision librale qui prvaut, la contractualisation sera globale. Elle limitera au profit de la rgulation prive le domaine de laction publique, tout en faisant des intrts privs la matrice de cette dernire. Si, a contrario, cest une vision rpublicaine qui prdomine, la contractualisation sera plus limite. Le principe de rgulation sociale tournera autour de lintervention publique, et cette dernire temprera limplication des intrts privs toujours susceptibles de faire chec au succs de lintrt gnral. Sur lacception large de laction publique , i.e. la ncessit de tenir aussi compte de lvolution des principes dorganisation de ltat, v. aussi supra, note 31.

  • 21

    Sans entrer dans une opposition absolue et immuable116, il y a visiblement deux grands

    rfrentiels pour considrer lintrt public. Le premier sur le modle du march ; le second

    sur celui de ltat117. Si la gouvernance tait apprhende de manire neutre, cest--dire

    comme relevant dune approche non oriente de laction collective, il y aurait dans la

    continuit deux modles de gouvernance, et donc deux faons de concevoir laction publique.

    Cest ce que retient Jon Pierre en relevant quil existe une dualit en la matire. Dune part,

    une vision centre sur ltat (State-centric), pour laquelle la question centrale est de savoir

    dans quelle mesure ltat a la capacit politique et institutionnelle de diriger, et quels

    rapports il entretient avec les intrts des autres acteurs influents 118. Dautre part, une

    approche qui est plus centre sur la socit (Society-centered) en ce quelle est focalise

    sur la coordination et la gouvernance par les acteurs eux-mmes (lauto-gouvernance), qui

    se manifeste dans diffrents types de rseaux et de partenariats 119.

    Toutefois, ds linstant o, se dmarquant du gouvernement et du contenu directif

    quil implique, la gouvernance charrie une approche pluraliste et interactive de laction

    collective, elle parat vhiculer un contenu idologique impliquant de la rapprocher du

    rfrent libral qui fait de lintrt public la somme totale des intrts privs120. Ici la

    gouvernance soppose limperium 121, en rejetant lide dune domination de ltat.

    Lintervention publique, qui ne peut tre pense en termes de mthodes unilatrales, ne fait

    pas office de principe de rgulation sociale. Il sagit clairement du modle vhicul par la

    Banque mondiale travers le concept de bonne gouvernance 122.

    116 Lide nest pas de caricaturer ces diffrences, ni den nier les volutions, mais de partir dans cette introduction dides gnrales et synthtiques permettant de cadrer la recherche. 117 Cette distinction au cur de la recherche tire ses fondements de visions trs diffrentes de lhomme en socit. Il y a, dun ct, les descendants de la vision rationaliste kantienne, comme Jean-Jacques Rousseau et, de lautre, les hritiers de la tradition empiriste anglaise inspire en particulier par David Hume, tel Benjamin Constant. Pour illustration, ce dernier affirmait quest-ce que lintrt gnral sinon la transaction qui sopre entre les intrts particuliers ? , Cours de politique constitutionnelle ou collection des ouvrages publis sous le gouvernement reprsentatif, t. 1, Guillaumin, 1861, p. 44. Cette distinction entre deux visions possibles de la socit, lune constructiviste, lautre librale, est synthtise par Pascal Salin, Libralisme, Odile Jacob, 2000, not. pp. 21 31 (chapitre intitul Libralisme contre constructivisme). Il faudra revenir sur cette distinction infra, pp. 140 et s. 118 Jon Pierre, Introduction, in J. Pierre (dir.), Debating Governance, op. cit., p. 3. 119 Ibid. 120 V. supra, p. 19. Ce qui pose, ce faisant, la question de la compatibilit du modle public avec cette logique oriente de la gouvernance. 121 V. Patrick Le Gals in Dictionnaire des politiques publiques, op. cit., p. 245. 122 Comme dit prcdemment, supra note 5, la bonne gouvernance va servir douverture aux divergences sur la gouvernance publique dans les pays dvelopps. V. aussi infra note 1 p. 27 pour le sens de cette approche.

  • 22

    Ces lments, menant diffrencier deux modles pour apprhender le droit public et

    la gouvernance, permettent dintroduire aux divergences transatlantiques voques

    prcdemment et la thse qui sera soutenue dans cette tude.

    IV) Thse soutenue, questions mthodologiques, et plan de ltude

    Lnonc de la thse dfendue (1) et de la mthode utilise cet effet (2) conduisent

    lexpos du plan de la recherche (3).

    1) Thse soutenue

    Lexamen du bien public et du droit public correspondant est un pralable

    indispensable la comprhension de la gouvernance. Dans ce cadre, la thse soutenue

    souhaite dmontrer que ltude des systmes amricain et franais met jour deux

    conceptions largement divergentes du droit public entendu comme le droit de la chose

    publique, ce qui place dans le prolongement les dbats sur la gouvernance dans des contextes

    foncirement distincts123.

    In fine, cest la question des transformations des modles juridiques en leur sein et lun

    par rapport lautre qui devra tre aborde124, notamment en France eu gard linfluence

    europenne125. En effet, sil est prouv quexistent deux rfrentiels de ralisation du bien

    public partir desquels il faut raisonner sur les problmatiques juridiques concernant la

    gouvernance126, alors se posera la question des interactions entre ces deux modles, avec en

    123 Expliquant les traits de ce qui a pu apparatre prcdemment dans cette introduction comme un paradoxe, supra, en synthse p. 13. 124 Sur cette diffrence et ses consquences, Bertrand du Marais souligne que Le modle franais, fond sur limperium de la volont politique, cense incarner lintrt gnral, et sur la souverainet des institutions politiques qui reprsentent le peuple (), apparat trs diffrent de lapproche institutionnelle dveloppe par les socits anglo-saxonnes , Droit public de la rgulation conomique, op. cit., p. 34. Lauteur continue dune manire qui est tout fait applicable cette recherche lorsquil relve que Nous allons voir, tout au long de cet ouvrage, combien cette opposition, de nature philosophique, va rendre difficile lapplication en France dun modle de relations entre ltat et le secteur priv largement inspir de lexprience anglo-saxonne , mme page. 125 La construction europenne, avant tout conue historiquement comme un march commun et de ce fait plus proche du systme amricain, a t et est de manire incontestable un puissant vecteur de transformation du modle franais. 126 Cette dmonstration ncessite non seulement dtudier les modles historiques en vitant de les opposer frontalement, mais aussi de tenir compte de leurs volutions.

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    toile de fond le dilemme de leur conciliation127. Cela renvoie du ct franais au thme connu

    depuis quelques annes maintenant de la possible amricanisation du droit 128.

    2) Questions mthodologiques

    Dans la mesure o la gouvernance publique parait apprhende avec mfiance en

    France, il est intressant de se pencher sur un systme juridique qui, au contraire, lui parait

    consubstantiel. Voil pourquoi il convient dinstruire dabord le cas amricain dans le cadre

    dune mthode de droit compar. Il est effectivement possible par ce biais dclairer la

    gouvernance en sortant du rfrent franais, cest--dire en ne rflchissant plus directement

    en termes dtat-puissance129 et de commandement, mais plutt de pouvoir non tatique et

    dinfluence130. Cest ce que relve Patrick Le Gals lorsquil souligne quen Europe

    continentale, et notamment en France, tout ce qui concerne la chose publique est associe

    ltat, ce qui nest pas le cas dans les pays anglo-saxons 131.

    127 Cette question est dautant plus intressante compte tenu du contexte li la crise conomique et financire depuis le milieu de lanne 2008. V. infra, pp. 427 et s. 128 V., en synthse, APD, Lamricanisation du droit, Dalloz, t. 45, 2001. 129 Ltat nest alors plu