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OBJET d’ÉTUDE n° 1 : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVI e siècle à nos jours Titre de la séquence : L’homme, cet être bestial ou génial Problématique : Comment ces auteurs révèlent-ils les « étonnants contrastes » de notre « petite race humaine »? 1) Montaigne (1533-1592), Essais, III, Chapitre 2 « Du repentir » - début du chapitre - (1588) Fondateur du genre de l’autobiographique, deux siècles avant Jean-Jacques Rousseau, Montaigne écrit en avant-propos : « je suis moi-même la matière de mon livre ». , Soucieux d’être fidèle à lui-même, il refuse de falsifier la vérité qui, selon lui, est à l’image du monde, changeante. Dans le livre III, le dernier des Essais , il confirme ces intentions initiales : étudier l’homme en s’étudiant lui- même. 1 5 10 15 20 Les autres forment l'homme, je le décris, et en représente un particulier, bien mal formé : et celui-là, si j'avais à le façonner de nouveau, je le ferais vraiment bien différent de ce qu'il est ; désormais, c’est fait. Cela dit, les traits de ma peinture ne se fourvoient point, quoi qu'ils changent et se diversifient. Le monde n'est qu'une éternelle balançoire : Toutes choses s’y agitent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte sous l’effet de l’agitation générale comme de la leur propre. La constance même n'est rien d’autre qu'une agitation ralentie. Je ne puis fixer mon objet : il se trouble et chancelle d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, tel qu’il est à l'instant où je m’occupe de lui. Je ne peins pas l'être, je peins le passage : non pas le passage d'un âge à l’autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourrai bientôt changer, non seulement de fortune, mais aussi d'intention. C'est l’examen d’événements divers et changeants, et de pensées indécises, et le cas échéant, contradictoires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets en d’autres circonstances, avec d’autres préoccupations. Toujours est-il qu’il peut, certes, m’arriver de me contredire parfois, mais la vérité, comme disait Démade, je ne la contredis point. Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je serais résolu : elle est toujours en apprentissage et en épreuve. J’expose une vie basse et sans éclat : c'est égal. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu'à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition. Les auteurs se présentent au peuple par quelque marque spéciale et singulière : moi, le premier, par mon être universel : comme Michel de Montaigne : non comme grammairien ou poète, ou jurisconsulte.

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OBJET d’ÉTUDE n° 1 : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Titre de la séquence   : L’homme, cet être bestial ou génial

Problématique   : Comment ces auteurs révèlent-ils les « étonnants contrastes » de notre « petite race humaine » ?

1) Montaigne (1533-1592), Essais, III, Chapitre 2 «   Du repentir   » - début du chapitre - (1588)

Fondateur du genre de l’autobiographique, deux siècles avant Jean-Jacques Rousseau, Montaigne écrit en avant-propos : « je suis moi-même la matière de mon livre ». , Soucieux d’être fidèle à lui-même, il refuse de falsifier la vérité qui, selon lui, est à l’image du monde, changeante. Dans le livre III, le dernier des Essais, il confirme ces intentions initiales : étudier l’homme en s’étudiant lui-même.

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Les autres forment l'homme, je le décris, et en représente un particulier, bien mal formé : et celui-là, si j'avais à le façonner de nouveau, je le ferais vraiment bien différent de ce qu'il est ; désormais, c’est fait. Cela dit, les traits de ma peinture ne se fourvoient point, quoi qu'ils changent et se diversifient. Le monde n'est qu'une éternelle balançoire : Toutes choses s’y agitent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte sous l’effet de l’agitation générale comme de la leur propre. La constance même n'est rien d’autre qu'une agitation ralentie. Je ne puis fixer mon objet : il se trouble et chancelle d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, tel qu’il est à l'instant où je m’occupe de lui. Je ne peins pas l'être, je peins le passage : non pas le passage d'un âge à l’autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourrai bientôt changer, non seulement de fortune, mais aussi d'intention. C'est l’examen d’événements divers et changeants, et de pensées indécises, et le cas échéant, contradictoires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets en d’autres circonstances, avec d’autres préoccupations. Toujours est-il qu’il peut, certes, m’arriver de me contredire parfois, mais la vérité, comme disait Démade, je ne la contredis point. Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je serais résolu : elle est toujours en apprentissage et en épreuve.

J’expose une vie basse et sans éclat : c'est égal. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu'à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition.

Les auteurs se présentent au peuple par quelque marque spéciale et singulière : moi, le premier, par mon être universel : comme Michel de Montaigne : non comme grammairien ou poète, ou jurisconsulte.

Texte de l’édition Pierre Villey (PUF) conforme à l’exemplaire de Bordeaux

[B] Les autres forment l'homme ; je le recite et en represente un particulier, bien mal formé, et lequel si j'avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu'il n'est. Meshuy c'est fait. Or les traits de ma peinture, ne forvoyent point, quoy qu'ils se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse, la terre ; les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte, et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object. Il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage : non un passage d'aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. C'est un contrerolle de divers et muables accidens, et d'imaginations irresoluës et, quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant

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y a que je me contredis bien à l'advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m'essaierois pas, je me resoudrois : elle est tousjours en apprentissage, et en espreuve. Je propose une vie basse, et sans lustre, c'est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privee, que à une vie de plus riche estoffe : Chaque homme porte la forme entiere de l'humaine condition.[C] Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere ; moy le premier, par mon estre universel, comme, Michel de Montaigne, non comme Grammairien ou Poëte, ou Jurisconsulte.

2) Blaise Pascal (1623-1662), Pensées (1670, posthume) Fragment 280, «   Disproportion de l’homme   », extrait -> Manuel p. 90-91

Savant français intéressé aussi bien par des questions de géométrie que par des réflexions d’ordre religieux, Blaise Pascal conçoit en 1656 une Apologie de la religion chrétienne dont les fragments ont été regroupés et publiés après sa mort sous le titre de Pensées. L’objectif de son ouvrage était de ramener les libertins, c’est-à-dire ceux qui voulaient s’émanciper de la pensée et de la morale chrétiennes, sur la voie de la religion. Il présente ainsi l’homme dans l’univers, perdu entre deux infinis. Sa démarche est à la fois scientifique et métaphysique.

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Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière1 mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que ces astres qui roulent dans le firmament2 embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre3, elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche ; nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible4 de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est, qu'il se regarde comme égaré dans ce canton5 détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.

Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il

connaît les choses les plus délicates, qu'un ciron6 lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures7, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs8 dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature.

Je veux lui faire voir là-dedans un abîme9 nouveau, je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature dans l'enceinte de ce raccourci d'atome ; qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l'égard du néant où l'on ne peut arriver? Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ses merveilles, et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption10.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes.

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La fin11 des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable.

Notes   : 1. Le soleil.2. Le ciel.3. Va plus loin.4. Évident. 5. Cette petite région.

6. Acarien considéré alors comme le plus petit des animaux.7. Articulations.8. Liquides corporels responsables de tel ou tel caractère.9. Une réflexion qui mène loin.10. Fierté, sentiment d’être supérieur.11. Finalité, raison d’être.

3) Voltaire (1694-1778), Article «   Fanatisme » in Dictionnaire philosophique portatif , 1764

Voltaire a eu l’idée du livre de poche puisqu’il a écrit ce Dictionnaire Philosophique portatif pour répandre les idées des Lumières dans un ouvrage destiné aux « honnêtes gens » et de petit format, donc facile à transporter et plus accessible que l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert.Ébranlé par la guerre de sept ans et par l’affaire Calas, Voltaire tient à écrire pour « agir » dans la société et à « combattre l’infâme », c’est-à-dire le fanatisme, sous toutes ses formes. Cet ouvrage polémique présenté comme une œuvre collective en témoigne. Pour Voltaire, seul le philosophe peut guérir l’homme de certaines maladies.

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Le fanatisme1 est à la superstition ce que le transport2 est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances ; il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu. […]

Le plus détestable exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy3, leurs concitoyens qui n'allaient point à la messe.

Il y a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n'ont d'autre crime que de ne pas penser comme eux ; et ces juges-là sont d'autant plus coupables, d'autant plus dignes de l'exécration4 du genre humain, que, n'étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens5, il semble qu'ils pourraient écouter la raison.

Lorsqu'une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J'ai vu des convulsionnaires6 qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s'échauffaient par degrés parmi eux : leurs yeux s'enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.

Il n'y a d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal ; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent, pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. […]

Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique7. Ces gens-là sont persuadés que l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu'ils doivent entendre.

Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?

Ce sont d’ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains […]. Les sectes8 des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l'effet de la philosophie est de rendre l'âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c'est à la folie des hommes qu'il faut s'en prendre.

Notes   : 1. Dans l’Encyclopédie, éditée par Diderot, Alexandre Deleyre rédige le long article «Fanatisme», «zèle aveugle et passionné, qui naît des opinions superstitieuses, et fait commettre des actions ridicules, injustes et cruelles ; non seulement sans honte et sans remords, mais avec une sorte de joie et de consolation».

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2. Égarement de l’esprit, délire.3. Persécution des protestants, lors de la nuit du 24 août 15724. Détestation.5. Noms d’auteurs d’attentats contre les rois de France Henri III, Henri IV et Louis XV.6. Au XVIIIe siècle, au cimetière de l’église de Saint-Médard à Paris, des paroissiens étaient pris de convulsions violentes lors de pèlerinages auprès d’une tombe dite miraculeuse. Les autorités durent prendre des dispositions en raison de l’ampleur du délire qui entourait ce lieu. 7. Personne atteinte de maladie cérébrale et souffrant de délires.8. Groupes de personnes qui partagent une même opinion philosophique, politique ou religieuse. Terme qui n’a pas de connotation péjorative à l’époque.

4 – 1ES1) Denis Diderot (1713-1784) , Supplément au voyage de Bougainville, chap. II (extrait) – 1773 -

En 1771, le navigateur français Bougainville publie la Description d’un voyage autour du monde en 1771 pour raconter notamment son expédition maritime à Tahiti. Diderot écrit ensuite une œuvre de fiction, un dialogue philosophique intitulé Supplément au voyage de Bougainville, en réaction à ce récit de voyage. Il y dénonce les contradictions de la société occidentale et défend le modèle harmonieux de la société tahitienne, dont les habitants suivent les lois de la nature.

Dans le chapitre  II, il fait intervenir un vieux chef de l’île de Tahiti qui prononce une harangue (= discours véhément) au moment du départ de Bougainville. Le vieillard commence par critiquer le peuple tahitien qui n’a pas mesuré les méfaits de la colonisation européenne, puis il interpelle directement le navigateur dont il dénonce les actes inhumains.

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Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage1. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou2 ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? [...] Tu n'es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute3, le Tahitien est ton frère4. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image4 en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons plus troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? […]»

Notes   :

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1. Fait authentique : Bougainville a enterré un acte de prise de possession de l’île de Tahiti avant son départ.2. Orou est un habitant de l’île qui aura un rôle important dans la suite de l’ouvrage ; il parle l’espagnol et le français.3. L’animal.4. Le vieillard tahitien reprend ici à son compte les préceptes de la Bible selon lesquels les hommes sont tous des images de Dieu et sont tous frères.

4 - 1S3) Aimé Césaire (1913-2008), Discours sur le colonialisme (1950)

Aimé Césaire est un grand poète d’origine martiniquaise. Il est le fondateur du mouvement de la négritude, avec le poète sénégalais Léoplod Sédar Senghor. En 1950, il publie un discours polémique pour dénoncer le colonialisme qui a été soutenu par des sociétés se prétendant pourtant évoluées et humanistes.

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Entre colonisateur et colonisé, il n'y a de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, l'impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue1, la suffisance2, la muflerie3, des élites décérébrées4, des masses avilies5.

Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme6, en chicote7 et l'homme indigène en instrument de production.

A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification. J'entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de

niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions minées,

de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.

Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan8. Je parle de ceux qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le port d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.

Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisine9.

On m'en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d'hectares d'oliviers ou de vignes plantés.

Moi, je parle d'économies naturelles, d'économies harmonieuses et viables, d'économies à la mesure de l'homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières. […]

On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation10 et de mystification.

Notes   : 1. Le mépris2. La vanité, l’orgueil 3. La grossièreté 4. A qui on a ôté le cerveau 5. Rabaissées, humiliées 6. Surveillant du bagne ou des galères 7. Celui qui donne des coups de fouets 8. Nom d’une ligne de chemin de fer 9. Le fait de transformer des hommes en larbins, en domestiques. –

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10. Rang social le moins élevé de la société, constitué de salariés qui ont à peine les moyens de nourrir leur famille.

5) Eugène IONESCO (1909-1994), Notes et Contre-Notes , «   Communication pour une réunion d’écrivains français et allemands   » (1962)

Eugène Ionesco est un dramaturge d’origine roumaine dont les œuvres, écrites en français, appartiennent au théâtre de l’absurde. Dans Notes et contre-notes, l’auteur réunit divers textes dans lesquels il explique son travail d’écrivain et sa conception du théâtre  ; il répond notamment à la question  : « Pour qui, pourquoi écrit-on ? » qui ouvre cette communication. Selon lui, on ne peut pas réfléchir sur l’art sans réfléchir sur l’homme.

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Mais les gens d’aujourd’hui ont une atroce et de la liberté et de l’humour ; ils ne savent pas qu’il n’y a pas de vie possible sans liberté et sans humour ; le moindre geste, la plus simple initiative, réclament le déploiement des forces imaginatives qu’ils s’acharnent bêtement à vouloir enchaîner et emprisonner entre les murs aveugles du réalisme le plus étroit, qui est la mort et qu’ils appellent la vie, qui est ténèbre et qu’ils appellent Lumière. Je prétends que le monde manque d’audace et c’est la raison pour laquelle nous souffrons. Je prétends que le rêve et l’imagination, et non la vie plate, demandent de l’audace et détiennent et révèlent des vérités fondamentales, essentielles. Et même, pour faire une concession aux esprits qui ne croient qu’à l’utilité pratique, si les avions sillonnent aujourd’hui le ciel, c’est parce que nous avions rêvé l’envol avant de nous envoler. Il a été possible de voler parce ce que nous rêvions que nous volions. Et voler est une chose inutile. Ce n’est qu’après coup qu’on en a démontré ou inventé la nécessité pour nous excuser de l’inutilité profonde, essentielle la chose. Inutilité qui était pourtant un besoin. Difficile à faire admettre, je le sais.

Regardez les gens courir, affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à gauche, l’air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux car ils font le trajet connu d’avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde c’est pareil. L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art ; et un pays où on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves, de robots, un pays de gens malheureux, un pays de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n’y a pas l’humour, où il n’y a pas le rire, il y a la colère et la haine. [Fin de l’extrait étudié] Car ces gens affairés, anxieux, courant vers un but humain ou qui n’est qu’un mirage, peuvent tout d’un coup, aux sons de je ne sais quels clairons, à l’appel de n’importe quel fou ou démon se laisser gagner par un fanatisme délirant, une rage collective quelconque, une hystérie populaire. Les rhinocérites, à droite, à gauche, les plus diverses, constituent les menaces qui pèsent sur l’humanité qui n’a pas le temps de réfléchir, de reprendre ses esprits ou son esprit, elles guettent les hommes d’aujourd’hui qui ont perdu le sens et le goût de la solitude.

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Documents complémentaires 

1) Émile ZOLA, «   Une cage de bêtes féroces   » (texte intégral -> lecture cursive)

Après avoir échoué au baccalauréat, en 1859, le jeune Émile Zola abandonne ses études et entre en 1862 chez l’éditeur Hachette. D’abord simple employé, il obtient ensuite la direction du service publicité. La rédaction de contes et de nouvelles aux styles très variés qu’il publie dans la presse alors en plein essor, lui permet de rôder son écriture. Cet apologue est publié dans La Rue, hebdomadaire fondé par Jules Vallès, le 31 août 1867, l’année où paraît l’un de ses premiers romans, Thérèse Raquin.

I

Un matin, un Lion et une Hyène du Jardin des Plantes réussirent à ouvrir la porte de leur cage, fermée avec négligence.

La matinée était blanche et un clair soleil luisait gaiement au bord du ciel pâle. Il y avait, sous les grands marronniers, des fraîcheurs pénétrantes, les fraîcheurs tièdes du printemps naissant. Les deux honnêtes animaux, qui venaient de déjeuner copieusement, se promenèrent avec lenteur dans le Jardin, s’arrêtant de temps à autre, pour se lécher et jouir en braves gens des douceurs de la matinée. Ils se rencontrèrent au fond d’une allée, et, après les politesses d’usage, ils se mirent à marcher de compagnie, causant en toute bonne amitié. Le Jardin ne tarda pas à les ennuyer et à leur paraître bien petit. Alors ils se demandèrent à quels amusements ils pourraient consacrer leur journée.

- Ma foi, dit le Lion, j’ai bien envie de contenter un caprice qui me tient depuis longtemps. Voici des années que les hommes viennent, comme des imbéciles, me regarder dans ma cage, et je me suis toujours promis de saisir la première occasion qui se présenterait, pour aller les regarder dans la leur, quitte à paraître aussi bête qu’eux... Je vous propose un bout de promenade dans la cage des hommes.À ce moment, Paris, qui s’éveillait, se mit à rugir d’une telle force que la Hyène s’arrêta court, écoutant avec inquiétude. La clameur de la ville montait, sourde et menaçante, et cette clameur, faite du bruit des voitures, des cris de la rue, de nos sanglots et de nos rires, ressemblait à des hurlements de fureur et à des râles d’agonie.

- Bon Dieu ! murmura la Hyène, ils s’égorgent pour sûr dans leur cage.Entendez-vous comme ils sont en colère et comme ils pleurent ?- Il est de fait, répondit le Lion, qu’ils font un tapage effroyable : quelque dompteur les tourmente

peut-être.Le bruit croissait et la Hyène avait décidément peur.- Croyez-vous, demanda-t-elle, qu’il soit prudent de se hasarder là-dedans ?- Bah ! dit le Lion, ils ne vous mangeront pas, que diable ! Venez donc. Ils doivent se mordre d’une

belle façon, et cela nous fera rire.II

Dans les rues, ils marchèrent modestement le long des maisons. Comme ils arrivaient à un carrefour, ils furent entraînés par une foule énorme. Ils obéirent à cette poussée qui leur promettait un spectacle intéressant.

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Ils se trouvèrent bientôt sur une vaste place où s’écrasait tout un peuple. Au milieu, il y avait une sorte de charpente en bois rouge, et tous les yeux étaient fixés sur cette charpente d’un air d’avidité et de jouissance.

- Voyez-vous, dit à voix basse le Lion à la Hyène, cette charpente est sans doute une table sur laquelle on va servir un bon repas à tous ces gens qui se passent déjà la langue sur les lèvres.

Seulement la table me paraît bien petite.Comme il disait ces mots, la foule poussa un grognement de satisfaction et le Lion déclara que ce

devait être les vivres qui arrivaient, d’autant plus qu’une voiture passa au grand galop devant lui. On tira un homme de la voiture, on le monta sur la charpente et on lui coupa la tête avec dextérité  ; puis, l’on mit le cadavre dans une autre voiture, et l’on se hâta de l’enlever à l’appétit féroce de la foule, qui hurlait, sans doute de faim.

- Tiens, on ne le mange pas ! s’écria le Lion désappointé.La Hyène sentit un petit frisson agiter ses poils.- Au milieu de quelles bêtes fauves m’avez-vous conduite ? dit-elle. Elles tuent sans faim... Pour

l’amour de Dieu, tâchons de sortir vite de cette foule.

III

Quand ils eurent quitté la place, ils prirent les boulevards extérieurs et marchèrent ensuite tout doucement le long des quais.

En arrivant à la Cité, ils aperçurent, derrière Notre-Dame, une maison basse et longue, dans laquelle les passants entraient comme on entre dans une baraque de la foire, pour y voir quelque phénomène et en sortir émerveillé. On ne payait d’ailleurs ni en entrant ni en sortant. Le Lion et la Hyène suivirent la foule, et ils virent sur de larges dalles des cadavres étendus, la chair trouée de blessures.

Les spectateurs, muets et curieux, regardaient tranquillement les cadavres.- Eh ! que disais-je ! murmura la Hyène, ils ne tuent pas pour manger. Voyez comme ils laissent se

gâter les vivres.Lorsqu’ils se trouvèrent de nouveau dans la rue, ils passèrent devant un étal de boucher. La viande

pendue aux crocs d’acier était toute rouge ; il y avait contre les murs des entassements de chair, et le sang, par minces ruisseaux, coulait sur les plaques de marbre. La boutique entière flambait sinistrement.

- Regardez donc, dit le Lion, vous dites qu’ils ne mangent pas. Voilà de quoi nourrir notre colonie du Jardin des Plantes pendant huit jours... Est-ce que c’est de la viande d’homme, cela ?

La Hyène, je l’ai dit, avait copieusement déjeuné.- Pouah ! fit-elle en détournant la tête, c’est dégoûtant. La vue de toute cette viande me fait mal au

cœur.

IV

Remarquez-vous, reprit la Hyène un peu plus loin, remarquez-vous ces portes épaisses et ces énormes serrures ? Les hommes mettent du fer et du bois entre eux, pour éviter le désagrément de s’entre-dévorer. Et il y a, à chaque coin de rue, des gens avec des épées, qui maintiennent la politesse publique. Quels animaux farouches !

À ce moment, un fiacre qui passait écrasa un enfant et le sang jaillit jusque sur la face du Lion.- Mais c’est écœurant ! s’écria-t-il en s’essuyant avec sa patte ; on ne peut pas faire deux pas

tranquille. Il pleut du sang dans cette cage.- Parbleu, ajouta la Hyène, ils ont inventé ces machines roulantes pour en obtenir le plus possible,

et ce sont là les pressoirs de leur ignoble vendange. Depuis un instant, je remarque, à chaque pas, des cavernes empestées au fond desquelles les hommes boivent de grands verres pleins d’une liqueur rougeâtre qui ne peut être autre chose que du sang. Et ils boivent beaucoup de cette liqueur pour se donner la folie du meurtre, car, dans plusieurs cavernes, j’ai vu les buveurs s’assommer à coups de poing.

- Je comprends maintenant, reprit le Lion, la nécessité du grand ruisseau qui traverse la cage. Il en lave des impuretés et emporte tout le sang répandu. Ce sont les hommes qui ont dû l’amener ainsi chez eux, par crainte de la peste. Ils y jettent les gens qu’ils assassinent.

- Nous ne passerons plus sur les ponts, interrompit la Hyène en frémissant... N’êtes-vous pas fatigué ? Il serait peut-être prudent de rentrer.

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V

Je ne puis suivre pas à pas les deux honnêtes animaux. Le Lion voulait tout visiter, et la Hyène, dont l’effroi croissait à chaque pas, était bien forcée de le suivre, car jamais elle n’aurait osé s’en retourner toute seule.

Lorsqu’ils passèrent devant la Bourse, elle obtint par ses prières instantes qu’on n’entrerait pas. Il sortait de cet antre de telles plaintes, de telles vociférations, qu’elle se tenait à la porte, frissonnante, le poil hérissé.

- Venez, venez vite, disait-elle en tâchant d’entraîner le Lion, c’est sûrement là le théâtre du massacre général. Entendez-vous les gémissements des victimes et les cris de joie furieuse des bourreaux ? Voilà un abattoir qui doit fournir toutes les boucheries du quartier. Par grâce, éloignons-nous.Le Lion, que la peur gagnait et qui commençait à porter la queue entre ses jambes, s’éloigna volontiers. S’il ne fuyait pas, c’est qu’il voulait garder intacte sa réputation de courage. Mais, au fond de lui, il s’accusait de témérité, il se disait que les rugissements de Paris, le matin, auraient dû l’empêcher de pénétrer au milieu d’une si farouche ménagerie.

Les dents de la Hyène claquaient d’effroi, et, tous deux, ils s’avançaient avec précaution, cherchant leur chemin pour rentrer chez eux, croyant à chaque instant sentir les crocs des passants s’enfoncer dans leur cou.

VI

Et voilà que, brusquement, il s’élève une clameur sourde des coins de la cage. Les boutiques se ferment, le tocsin se lamente d’une voix haletante et inquiète.

Des groupes d’hommes armés envahissent les rues, arrachent les pavés, dressent à la hâte des barricades. Les rugissements de la ville ont cessé ; il y règne un silence lourd et sinistre. Les bêtes humaines se taisent ; elles rampent le long des maisons, prêtes à bondir.

Et bientôt elles bondissent. La fusillade éclate, accompagnée de la voix grave du canon. Le sang coule, les morts s’écrasent la face dans les ruisseaux, les blessés hurlent. Il s’est formé deux camps dans la cage des hommes, et ces animaux s’égaient un peu à s’égorger en famille.

Quand le Lion eut compris ce dont il s’agissait :- Mon Dieu ! s’écria-t-il, sauvez-nous de la bagarre ! Je suis bien puni d’avoir cédé à la bête d’envie

que j’avais de rendre visite à ces terribles carnassiers. Que nos mœurs sont douces à côté des leurs !Jamais nous ne nous mangeons entre nous.Et s’adressant à la Hyène :- Allons, vite, détalons, continua-t-il. Ne faisons plus les braves. Pour moi, je l’avoue, j’ai les os gelés

d’épouvante. Il nous faut quitter lestement ce pays barbare.Alors, ils s’enfuirent honteusement et peureusement. Leur course devint de plus en plus furieuse et

emportée, car l’effroi les battait aux flancs et les souvenirs terrifiants de la journée étaient comme autant d’aiguillons qui précipitaient leurs bonds.

Ils arrivèrent ainsi au Jardin des Plantes, hors d’haleine, regardant avec terreur derrière eux.Alors ils respirèrent à l’aise, ils coururent se blottir dans une cage vide dont ils fermèrent

vigoureusement la porte. Là, ils se félicitèrent avec effusion de leur retour.- Ah ! bien ! dit le Lion, on ne me reprendra pas à sortir de ma cage pour aller me promener dans

celle des hommes. Il n’y a de paix et de bonheur possibles qu’au fond de cette cellule douce et civilisée. 

VII

Et, comme la Hyène tâtait les barreaux de la cage les uns après les autres :- Que regardez-vous donc ? demanda le Lion.- Je regarde, répondit la Hyène, si ces barreaux sont solides et s’ils nous défendent suffisamment

contre la férocité des hommes.

2) Courts textes de Pierre Desproges (1939-1988)

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TORTURE : nom commun, trop commun, féminin, mais ce n’est pas de ma faute. Du latin tortura, action de tordre. Bien plus que le costume trois-pièces ou la pince à vélo, c’est la pratique de la torture qui permet de distinguer à coup sûr l’homme de la bête.

L’homme est en effet le seul mammifère suffisamment évolué pour penser à enfoncer des tisonniers dans l’œil d’un lieutenant de vaisseau dans le seul but de lui faire avouer l’âge du capitaine ...

Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis. (1985)

Pour venir en aide à mes amis nouveaux riches qui crèvent dans leur cholestérol en plein hiver à Méribel, j’ai décidé d’ouvrir les restaurants du foie. Envoyez-moi des tonnes de verveine et des quintaux de biscottes sans sel, le bon Dieu vous les rendra.

Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire. (1987)

Il est grand temps de faire l’éloge de l’erreur judiciaire. (...) Si l’erreur judiciaire n’avait pas existé, est-ce qu’aujourd’hui le capitaine Dreyfus serait aussi célèbre en France ?

Pierre Desproges, Fonds de tiroir. (1990)

3) Planches du dessinateur Joaquin Salvador Lavado, dit QUINO (né en 1932)

Planche n° 1 : album Ça va les affaires   ? 1987 (Glénat 2004)

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Planche n° 2 : album Qui est le chef ? 1990 (Glénat 2005)

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