11

Click here to load reader

Vers un organon de la science et de la philosophie

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Vers un organon de la science et de la philosophie

Vers un organon de la science et de la philosophie par Edmond BERTHOLET

Pour peu qu’on ait lu l’ceuvre de Gonseth, on sait qu’une intention la traverse de part en part : ktablir un pont entre Science et Philoso- phie, entre les savants dont la mission exige qu’ils s’engagent dam les domaines spCcifiCs de la Recherche compartimentCe, et les philosophes dont la vocation a t , A l’instar d’Aristote ou de Kant, la recherche de la coherence et de l’unitk profmde qui aoudent les savoirs les uns aux autres. Cette intention s’est principalement concrktiske dans deux ou- vrages collectifs oh Gonseth s’est affront6 2 i la philosophie tradition- nelle, representbe en l’occurrence par des thomistes : Philosophie ne‘o- scolatique et Philosophie ouverte - et La Me‘taphysique et I’ouverture d l’expe‘rience. Mais cette intention s’est aussi affirm6e dans les deux ceuvres maftresses que sont La gkomgtrie et le probldme de l’espace et Le probldme du temps, oh il s’agit prkcisiment de mettre en rapport deux niveaux, celui d’une discursivitk elt d’une technologie bien consti- tu6es avec celui d’une phknominologie de la connaissance dans les dif- f6rents horizons d’activitk et d’knonciation oh elle se rkalise. On peut dire B cet Cgard que ces deux ouvrages capitaux sont non seulement des mises B l’essai, des vCrifications des idCes directrices de la Philo- sophie ouverte, mais surtout des tentatives nouvelles et jusqu’8 ce jour restkes seules de leur esp&ce d’klaborer un organon de la science et de la philosophie.

Cette intention de faire apparaPtre dans une perspective qui leur fQt commune, la problkmatique des sciences et la recherche philoso- phique, n’est pas chose rare ; elle est m&me un fait permanent, soit de la part des hommes de sciences, qui, quoiqu’ila en dismt, savent que nulle activitk scientifique ne peut se satisfaire de sa propre finalit&, soit de la part des philosophes, qui n’ignorent pas le danger d’un phi- losopher en marge de l’information scientifique. Maims pour frkquente Dialectica Vol. 24, NO 1-3 (1970)

Page 2: Vers un organon de la science et de la philosophie

30 E. Bertholet

qu’elle soit, l’intention de faire se rencontrer la science et la philoisophie se heurte B un obstacle majeur : le fait scientifique s’est distanck des discoum philosophiques par la specification de ses langages et de ses mkthodes, de sorte que la discursivitk du langage naturel, qui demeure cclle de la philosophie, ne traduit les langages scientifiques qu’au prix d’approximations qui contribuent davantage A entretenir les malentendus qu’h les aplanir. Que le savant se prtoccupe de philo- sophie ou le philosophe de science, l’asckse .i s’imposer doit porter d’abord sur le langage ; mais la disparitt des horizons d’knmciation est telle qu’il serait viain dans l’ktat de choses acuel, de polser le langage philosophique braditionnel comme susceptible de s’incorporer directe- ment les stmantiques scientifiques, ou inversttment de poser un discours scientifique comme susceptible de relayer le discours philosophique.

Le langage philosophique traditioanel entend maintenir, sinon la supkrioritk, du moins la lkgitimitk d’un discours dkveloppant l a signi- fication et la portte de concepts, dont on affirme A priori qu’ils expri- ment un ordre de rkalitt irrbductible h quelque donnke ou kvknement particulier que ce soit. I1 ne peut donc y avoir qu’incompatibilitk avec la maniitre m&me dotnt les concepts (et souvent ce sera les mtmes qu’en philosophie) sont utilisks en science. Quant B l’impossibilitk d’en- visager que le discours scientifique se substibue au discoum philoso- phique, il suffit pour s’en convaincre de savoir qu’il n’y a pas de dis- cours synthktique de la science. mais seulement des knonchs approprits h autant d’horizons de rkalitk qu’il y a de domaines B dkchiffrer. Par consequent, l’asckse h s’imposer, si elle porte bien sur le langage, porte eslsantiellement sur la dialectique non pas verbale, mais existentielle, des procedures, des niveaux, des horizons qui sont mis en jeu et A jour par la connaissance. L’intention gonsethienne de jeter un pont entre science et philosophie s’est accompagnte dtts le dtbut d’une cons- cience Claire du dkfi que se lancent l’un B l’autre deux modes de parler, deux emplois du langage ; l’intention, dPs Les Mathdntatiques et la rbalitt, a impliquk une asc&se portant prtciskment sur la mise en kvi- dence de l’klkmentaritk des proc&dures, sur leurs constanccs et leurs variations, leurs caractttres inaliknables en mtme temps que leurs muta- tions de forme.

I1 ne s’agissait plus dPs lors de faire se rejoindre science et philo- sophie dans un quelconque syncrktisme, fond6 sur un quelconque lan- gage unitaire, formalisk ou non. L’intention de Gonseth a commenck avec le pressentiment et s’est poursuivie avec la dkcouverte de la continuitk qui, en profondeur et nonobstant la rkvisibilitk des knoncts,

Page 3: Vers un organon de la science et de la philosophie

Vers un organon de la science et de la philosophie 31

assure B la connaissance et B la pluralite des savoirs, y compris la phi- losophie, la cohkrence sans laquelle il n’y await que relativisme gknk- ralisk et arbitraire permanent.

Mais il y a lieu d e tenir compte du contexte historique, des conditions exttrieures B l’entreprise goasethienne. Cre contexte pr6sente le paradoxe d’&tre B la fois le temps des totalitarismes idkologiques et le temps d’un atomisme intellectuel et moral, dont les formes contemporaines de la contestation ne sont que l’un des aspects.

Du totalitarisme idkologique, on s’apersoit toujours trop tard que ses effets se dkploient en chalne jusqu’i attiser la violence, disloquer les mentalitts et kriger des contre-civilisations. Quant B l’atomisxme, on s’apersoit qu’il expose les personnes et les idkes i toutes les formes imaginables du vrai et du faux. L’un et l’autre caracterisent une situa- tion oh l’arbitraire est roi, oh l’absurde est maitre et rien de ce qui touche soit aux sciences, soit B la philosophie ne peut apparaitre i une telle kpoque sans en &re marque. C’est principailement B la faveur des evolutions trop rapides et brutales de la connaissance, que l’ancien est arbitrairemeat abandonnk et que les nouveautts deviennent panackes. On briile tout avec l’illusion de pouvoir repartir B zkro et j e rappelle ici au lecteur combien chez Gonseth le fait de partir d’une situation informee est important. A tolkrer l’arbitraire on s’expose B l’esprit totalitaire ou d’orthodoxie, puisqu’on choisit moins par discernement que par inquietude, moins par confrontation que par stduction, moins par experience que par contamination.

Aussi bien l’atomisme que le totalitarisme proviennent en dkfinitive d’un usage arbitraire de la libertk. I1 y aura d’abord I’anarchie intel- lectuelle, la crise des vtritis klkmentaires, la licence gtnkrale de dire ou d’kcrire n’importe quoi, pourvu que l’argumentation formelle soit respectke ; au lieu de mettre les mots B l‘kpreuve dans l’expkrience qui en donne le sens vrai et en kpure les harmoniques, on se contente du pouvoir des mots de magnifier n’importe quoi par un simple assem- blage. On magnifiera le moi, l’individualitk, ou au contraire Ze nozis ou la collectivitk. Les meilleures armes de la mainmise sur la socittt et l’histoire finiront par &re les armes idkologiques, autrement dit l’assemblage des concepts charges de promesses, lourds d’une magie dont on ne se dklivrera peut-&re jamais. Ici l’histoire intellectuelle suit exactenient le m&me cours que l’histoire politique : scientisme, rationalisme, materialisme dialectique, nto-positivisme, etc., autant d’em- prises du Verbe, autant d’univers verbaux qui feront bon mknage, sous le m&me maitre et dans le m&me parti.

Page 4: Vers un organon de la science et de la philosophie

32 E. Bertholet

Quant mon propos, il est remarquable d’observer combien il im- porte maintenant d’avsir en l’ceuvre de Gonseth une doctrine, un cadre optratoire, oh prkciskment la fascination du verbe n’est plus possible aussi longtemps qu’on en respecte les idkes dominantes. C’est bien contre un certain climat, contre un certain monde foisonnant de pas- sions et d’ambitions intellectuelles que Gonseth a voulu dresser les exigences de la Mtthode. Pour lui, l’idte de Mtthode n’a jamais pu &re dissocike A la fois de l’idke de science et A la fois de l’id6e de philosophie. Encore convient-il de voir que la Mtthode n’exprime pas seulement ce qui est efficace et 6prouvt dans l’expkrimentation ou la rationalitt ; le mot et l’idke de Mkthode doivent inclure ce qui rend possible cette efficacitk, ce qui fait qu’un raisonnement, qu’une thkorie, sont appropriks A tel ou tel objectif. Si l’on veut se faire une idte juste de la notion gonsethienne de mAthologie, il importe de la concevoir diachroniquement et aynchroniquement. I1 faut autrement dit y voir le concept m2me qui dtsigne toute recherche en tant qu’activitt prtsente et dkploiement dans son temps propre. Plus encore, il faut y voir le concept qui dtsigne le statut des moyens naturels ou tlaborts mis en czuvre par toute recherche.

Ces quelques indications suffisent pour signal’er que dans un contexte intellectuel tel que nous venons de l’kvoquer, l’intentioa de Ferdinand Gonseth de jeter un pont entre science et philosophie, ne pouvait pas commencer autrement que par une doctrine des vCritks ClCmentaires, qui portera le nom d’idonkisme. Gonseth, mathkmaticien, s’interroge sur la lkgitimitk et les limites du discursif. En lui, l’exptrience et la curiosiitk du mathkmaticien s’affirment au moment precis oh les mathk- matiques remettent en question leur propre fondement, oh certains mathkmaticiens et certaines Ccoles kprouvent le besoin de soumettre les mathtmatiques elles-m&mes A une logique plus puissante qu’elles, A une formalisation dont la discursivitk senait tributaire de lois de fonction- nement parfaitement autonomes et auto-vkrifiantes. On l’e voit, curieu- sement, cette ambition mathtmaticilenne survient dam un contexte intellectuel oh en fait toutes les formes du discours tendent A ne se rCclamer d’aucune autre justification que la discursivitk elle-meme. Le formalisme en mathkmatique est contemporain d’un formalisme qui n’ose dire son nom bien que rtpandu autant dans le monde des pottes, des musicims ou des peintres, que dans celui de la science pure. Partout c’eet l’interrogation sur le moment ztro, que les peintres et les mnsiciens, avec les poktes, se sont poske bien avant que le ~ n o u v e a u raman >> ne la pose. Le surrtalkme prkfigure certains aspects d u struc-

Page 5: Vers un organon de la science et de la philosophie

Vers un organon de la science et de la philosophie 33

turalisme contemporain. U n Maritain et les nto-thomistes refont le commentaire du Docbeur Angklique, en moldifiant l’ordonnance des axiomes cde la Doctrine. En politique, la gauche et la droite << axioma- tisent D A tour de bras, A coups de simplifications qui n’kpargnent rien.

Ceux qui ont pratiquk la conversation de Gonseth savent bien que son information ne s’est pas limitke aux sciences exactes ou appliqutes, mais qu’elle puise aussi ses ressources dans la litttrature, notamment dans Rimbaud et Kafka. Je ne cite que ces deux noms parce qu’A eux seuls ils confirment que l’ambition d’une ditscursivitt autonome n’appar- tient pas au seul mathtmaticien ou logicien. Le langage nature1 lui aussi possede lcs moyens d’un dbploiement hermktique qui peut se couper du monde, qui peut conduire B l’tlaboration d’un monde enfermk sur ses propres prkjugts ou satisfait d’une vision tgoi’ste refusant toute confrontation et toute forme quelconque d’engagement. Ce sera bien sQr l’individualisme dont les critiques marxistes dknonceront l’arigine bourgeoise ; mais ce sera aussi le Titanisme social des rkvolutionnaires, s’kdifiant sur les concepts de la Sociologie. Chez les uns comme chez les autres, une iseule et m&me tentation subjugue la parole ou l’kcrit. Le discours croit en son autonomie, parce que l’homme qui le professe croit en une humanitk et en une Raison qui peuvent nier lla nature et <( refaire >> la culture sur des bases radicalement novatrices.

Or, prtcistment, il n’existe aucun domaine oh le pouvoir d’auto- nomie du discours soit plus grand qu’en mathkmatiques. Que celles-ci puissent reflkter le climat d’une Cpoque, c’est une chose. C’en est une autre, qu’elles puissent effectivement et avec succks opkrer A partir de 1’expCrience m&me qu’elles ont de leur propre libertk opkratoire. Les mathtmatiques constituent la discipline oh parallklement B la maftrise des moyens propres de la discursivitk dispenske de tout autre critkre de justification que celui de la cohkrence et de la non-contradiction, subsiste la problkmatique de l’expkrience de la liberti opkratoire. I1 s’ensuit que les mathkmatiques lsont aussi la discipline oh peut &tre le mieux observte l’klkmentaritk des conditions et des processus de cette libertk. Mais A travers l’expkrience mathimaticienne, c’est le pro- b l h e des conditions et des limites d’une libertk plus gknkrale qui peut &re kclairk d’un jour nouveau.

Que l’on considere le formalisme en mathtmatiques ou qu’on le comidkre comme tendance ou prktention d’un discours quelconque, on peut en dkce1,er le cummun dhominateur : le discursif s’y pose comme maitre des sources d’information dont il a basoin.

Ce n’est pas une chose mince que la dkmonstration, construite par

Page 6: Vers un organon de la science et de la philosophie

34 E. Bertholet

Gonseth, que l’horizon d’intuition, l’horizon d’expkrimentation et l’ho- rizon de discursivitk demeurent en correspondance, selon m e dialec- tique qui peut varier, mais toujours selon la reglle d’ilntendkpendance. Les mathkmatiques, et plus particulierernent la gkomktrie dans ses Ctats succes~sifs, constijtumt un modtle de rkalisation B la fois de cette correspondance permanente en son principe, et de cette variante dans l’accord des trob horizons. Ainsi, que l’horizon de discursivitk puisse s’affirmer davantage au poiillt #de donner l’apparence de son dktache- ment des deux autres, ne signifie pas que l’intuition ou l’exphience soot subsumkes par le pur rationnel. Franchir un seuil de libertk, en mathkmatiques comme aiJlleum, c’est s’exposer et expaser la recherche A une crise doat lle premier avantage sera de faire kvoluer l’kpistkmo- logie des sciences. Dans la manikre d m t se presentera cette orise, dans la nature des problemes qu’elle souleve, apparaltra, mais B travers l’expkrience et les modeles rkalisks, la dialechique complexe de la vkritk et de l’erreur des knonds. Autrement dit, la dialectique du revisable et de l’inaliknabie. I1 faut qu’un 6nonck ccumporte davantage que La vertu du pur ratiannel pour pouvoir &re repris, ressaisi par d’autres schkmas qui donneront lieu B de nouveaux modkles.

Dam la perspective de Gonseth, l’opposiltion au formalisme se rkclame de l‘kvolution de la penske mathkmatique pour en dknoncer les mirages. Car le formaltisme est bien la tendance gknkrale oh n’importe quelle recherche soucieuse avant tout de son autonomie pouvait et peut encore suppleer A l’ktroitesse de l snn champ d’observation, par l’infinie libertk des combinatoires. Gonseth n’a pas contest6 la lkgitimitk des entre- prises de formalisation Mails avec 1’Ecole de Vienne, il avait l’exem- ple d’une premiere et gigantesque I( retombke D, l’exemple B dknoncer d’une doctrine qui, B partir des mathkmatiques et de la logique, prk- tendait avoir knonck les criteres dkcisifs de la vkritk scientifique et de la penske objective. Au-delh de 1’Ecole de Vienne, il pressentait fd’autres (( retombkes >>, d’autres contaminations appelkes A surprendre tout le champ intellectuel d’une culture [sans auto-dmkfense, parce que atomis- tique, et de surcroft dkpourvue de tout cansensus intellectuel susceptible de mettre uln frein aux logomachies. Dam cette lutte, l’atout de Gonseth

1 Preuve en est que dans La g8omBtrie et le probUme de l’espace, Gonseth fait la distinction entre axiomatisation schkmatisante et axiomatisation formalisante ; la formalisation de la gtomttrie par Hilbert est un modCle d‘axiomatisation formalisante. dont la critique de Gijdel a dkmontrt que, si elle tlargissait le champ d’expkrience de la pen& mathbmatique, eBle n’en modifiait pas radicalement les conditions d’effec. tuation.

Page 7: Vers un organon de la science et de la philosophie

VCFS un organon de la science et de la philosophie 35

aura moins Ctk l’argumentation que le temps. C’est B l’expkrience meme que les limites du formalisme sont apparues. S’il ne pouvait manquer d’arriver que la mtthodologie de l’ouverture B l’exptrience par& aIler 8 contre-courant, il ne pouvait non plus manquer d’arriver que le temps la mPt dans le courant de l’kvolution. La tonalit6 passionnke des dkbats, l’esprit totalitaire des gens de l’Ecole, leurs intrigues, empkhaient des esprits d’apprkcier la justesse des vues de Gonseth. Et pour parler maintenant des philosophes, qui eux auDaient dQ les premiers s’engager B contre-courant, il est 8 peine croyable qu’ils Ere soient obstinks B ignorer Gometh. C’est certains d’entre eux qui ant cammis la pire injustice qu’on puisse commettre B son tgard : prktendre qu’il ait pu privilkgier la conmaissance scientifique au detriment de toute autre forme de connaissanoe. L’origine mCme de sa lutte contre l’Ecole de Vienne dtmontre prkcis6ment que le pur scientifique est davantage un indiscernable qu’un dkfinissable. I1 faut &re de mauvaise foi pour prk- tendre que Gonseth ait jamais voulu subordonner le philosophique au scientifique.

Si la philosophie avait k t k le lieu d’une recherche, une discipline dont le langage, les concepts, les raiisonnements et les hypothkses sont ouverts B toutes les informationls susceptibles de s’y inttgrer en m e pmske cohkrente, Gonseth aurait pu d’emblke se rkclamer de cette discipline-18. Si la philosophie avait ktk ile lieu de la connaiasance et de l’information intkgrkes, B partir de quoi l’homme puisse interroger et formuler des hypotheses B la mesure des situations oh il se trouve et A raison cde ses besoinis mattriels et spirituels, tl’idonkisme y eQt Btk reconnu comme une conception renouant avec des visions trks anciennes ; la philosophie ouverte y eQt k t k admise comme Cnonciation moderne d’un contenu immCmoria1. Les philosophes ne lui auraient pas fait I’abjection de ne se rkclamer d’aucun systkme ou de ne pas faire l’her- mheutique des concepts de la mkthaphysique rationaliste. On aurait tol6rk qu’un mathkmaticien ayant quelque chase 8 dire sur les struc- tures phknomhvlogiques de (la connaissance knonc$t 21 sa manikre des hypothkses plausibles en regard de la connaissance de son kpoque.

Du moment que la philosophie restait d’abord le lieu de cchnfron- tation de doctrines krigtes en systkmes et de concepts ne prenant leur sens qu’en folnction du systkme, ce n’est pas la sociktk des philosophes qui s’est ouverte A Gonseth, mais seulement quelques-uns d’entre eux qui sont Venus B sa rencontre. Les philosophes qui ont fait ce pas, qu’ils soient de formation thomiste, phknomknologilste ou marxiste, ont com- priis que la raison d’btre de la philosophie pouvailt &re ressaisie et res-

Page 8: Vers un organon de la science et de la philosophie

36 E. Bertholet

pectCe en dehors de tout esprit de systkme. Cette raison d’6tre n’est pas dductible au pass6 de la philosophie, qui plus encore que toute autre discipline peut et doit se dtclarer ouverte B tout ce qui est susceptible de l’informer. Mais cette information doit-elle forckment ne venir que de l’extkrieur ? Ne doit-elle pas aussi venir de l’exptrience meme des philosophes, de la mise B l’tpreuve de leurs visions du monde, finale- ment de leur engagement dans le milieu informationnel des pratiques et des mtthodes. Or s’il demeure vrai que la philosophie ne peut se passer de cohkrence, il est vrai aussi que l’idke mEme que l’on tse fait de la coherence d’un discours ne peut plus &re aujourd’hui ce qu’elle a ktC dam le passe. L’esprit de systkme, par quoi j’entends la propension au discours Claborant ses significations sur l’auto-suffisance de ses moyens d’expression, l’esprit de systkme ne peut plus actuellement correspondre B la raison d’etre de la philolsophie. I1 ne peut surtout plus correspolndre aux exigences du philosophe qui, par simple honngtetk intellectuelle, entend parler pour son kpoque et pour les hommes de son Cpoque. Une Cvidence semble ici s’imposer : grtice au progrks de la logique et de la linguistique est apparue la difftrence qui stpare, et quelquefois meme oppose, la langue naturelle des (< langues )) formaliskes ou formalisantes. Le maniemeat de la discursivi’tk de la langue naturelle ne saurait recou- rir aux memes proctdts que ceux qu’utilise le logicien ou le mathCma- ticien. Cette kvidence B elle seule constitue une information decisive quant B la manikre dont les philosophes peuvent s’y prendre pour renouveler le style en m&me temps que la raison d’2tre de la philosophie. Ce ne sera plus sur le modkle de la logique d’Aristote, ce ne sera plus dans la perspective oh le langage Ctait senst &re en adequation avec la rtalitt. (Gonseth, dans sa thCorie de la schkmatisation, dkmontre que l’adtquation, s’il faut conserver le terme, ne peut @tre qu’une adtqua- tion schkmatique et schkmatisante.)

Aux philosophes sensibles au problhme du langage en m&me temps que dkcidts s’astreindre B la regle de l’engagement, la pen& de Gonseth offre la possibilitt, B vrai dire fondamentale, de ne pas avoir

opter pour le fait scientifique contre la philosophie ou inversement. Elle leur Cvite 1’Ccueil de cette pseudo-dualit6 que trop d’essais ont accrtditke, B savoir qu’il y aurait d’une part le fait, le mesurable, de l’autre l’axiologique, l’tthique, ou encore, avec quelques degrts de plus dans la condescendance, le r@ve, l’illusion du philosopher. Qu’il y ait en philosophie beaucoup d’illusion, de vertige, de gratuiti et de verba- lisme, ne justifierait cette dualitC que si le fait scientifique se trouvait lui-m&me prottgk de ces infirmitks. La justifier par l’argument (qui habi-

Page 9: Vers un organon de la science et de la philosophie

Vers un organon de la science et de la philosophie 37

tuellement se rtclame de Bachelard, mais en le sollicitant) selon lequel la connaissance aurait deux versants, compltmentaires et nkanmoins en rupture quant aux modes d’approche, ne vaut gukre mieux. C’est en effet faire fi de la structure propre B la subjectivitt, qui, elle, rtcuse toute dichotomie de principe, soit du c8tt du rtel, soit du cbt t de l’esprit. En leur proposant la thkse opposte de la continuitt nkcessaire et corol- lairement celle de la contingence des ruptures, Gonseth offre aux phi- losophes la chance d’hypothkses nouvelles et par 1B m8me celle de nouvelles tnonciations.

Faut-icl rappeler la belle formule de Gonseth, que j’ai do’nnte A quelques reprises dans mon livre sur lui : la connaissance est un accord schtmatique entre un Rtel inachevk et un Esprit en devenir? Elle suggkre spontankment qu’entre le formult et l’informult il n’y a pas plus solution de colntinuitt qu’il n’y en a entre objectivitk et subjectivitt. I1 suffit d’introduire l’idke d’incomplktude pour rkhabiliter celle de schimatisme, pour ne plus voir dans I’impuissance du discours B parler exhaustivement de tout une faiblesse B laquelle il y aurait lieu de remk- dier en se pourvoyant d’un langage transcendantal, mais bien plut8t une providence - motif essentiel de la libertk et condition de toute kvolution.

On sait quelle rkvolution et quel tournant ont suscith les thko’ries statilstiques ou probabilistes. On sait aussi les angoisses intellectuelles provoqutes par les theories indkterministes ntes de la physique quan- tique. A quels tourments ne seroat pas expos& les philosophes avec les thtories de l’information qui plus directement concernent la vie, les contraintes et les libertks pratiques de l’existence. I1 ne s’agit plus dksmmais du dkfi de la logique moderne A la logique traditioJnnelle, de la formalisation B la syllogistique ; il s’agit de bien autre chose, puisque sont dtsormais dtbordees la causalitt et la description des processus dttierminks et prtvisibles ; puisqu’en d’autres termes c’est B prendre conscience du caracthe stratkgique des structures et conduites que la philosophie est invitke.

Que reprksente au juste pour la penske humaine la mise B jour de ce qu’il n’est pas excessif d’appeler, en regard de l’kpi~sttmk stculaire, un nouvel univers? A coup sOr l’arrivte intempestive de cet hate inattendu, dont Gonseth dit quelque part en parabole que la connais- sance doit nonobstant l’accueillir et l’inviter A prendre place. Au-deli de la skcheres6e ingrate et technique du mot c( stratkgie >) ou du concept de <( processus stratkgiques w , c’est B l’horizon prodigi.eux de l’informa- tique qu’il faut pr2ter attention ; d’un ordre d’tvknements imprtvus.

Page 10: Vers un organon de la science et de la philosophie

38 E. Bertholet

bien qu’anttrieurs B tous autres, qu’il faut prendre conscience. Lors m&me qu’il n’en faut parler qu’avec d’extr2mes prtcautions, il est cer- tain que l’irruptioa dam le champ de l’observation de phtnomknes, nahrels ou simdts, oh (la libertt de choix et de dtcision appartient au systkme, B sa mkmoire, 21 son Cltmentaritk (corpusculaire) autant qu’8 sa complexitt et B son envimnnement, il est certain donc que l’irruption de tels phtnomkaes concerne la philosophie et exigera d’elle dle pro- fonds remaniements. M2me s’il ne lui appartient pas forctment de se saucier de la manitre dolnt on en peut construire les modkles et la thtorie, la responsabilitt lui reviendra t8t ou tard d’en interprkter la portte d m s l’idke que l’homme peut se faire de hi-meme. La hhte que mettent certains cyberntticiens B prqhttiser devraiht avertir les philosophes de il‘utilitt d’une prompte intervention.

Jamabs comme aujourd’hui la ntcessitk d’un organon commun B la science et B la philosophie n’a t t t aulssi imptrieuse. Cette ntcessitt s’impose dtjB B rakon des tendances aventureuses d’une tpoque kprise de disoursivitk. Elle s’impose autant A raison de l’tlargissement et de l’approfondissement des savoirs scientifiques. Dans cette optique, la pemte et l’oeuvre de Gonseth sont le (< terrain d’accueil D, oh l’tdifi- cation de cet organon trouvera un plan directeur ; non pas un plan dtfinitif et un descriptif dttailtlt ; car la Mtthodologie de l’ouverture B l’expkrience a pour vocation de promouvoir une tthilque de la Re- cherche ouverte A son propre dkploiement, mais aussi une ahique de la Recherche auverte A la philosophie qu’elle-meme engeadrera tant qu’il y aura des hommes pour se demander de quoi est faite la sagesse qui lsurmcmte les paradoxes de la souffrance et de l’absurde. Ni I’incom- plttmde, ni l’erreuir, ni m6me l’arbitraire ne vont sans quelque inalit- nable, sans quelque Raison (c qu’il faut ajouter A tout pour que tout ne soit pas absurde,. L’erpeur de la philosophie aura peut-Ctre t t t de vauloir B tout prix inclure dans ses demonstrations cette Raison boujours tvmescente pour toute mise en forme de la pensbe, puisqu’dle en constitue la substance, l’origine et la finalitt. A vouloir en faire un axiome, on s’exposait A ll’hypostasier SOWS forme de moteur, de per- smne, sans qu’aucune andogie ne puisse plus vraiment la retirer de sa prison logique. Or Gonseth nous enseigne que cette Raison n’est pas celle que les savants et les philosophes peuvent mettre en forme dans les horizons diversifies mde l’tnonciatim discursive. Elle informe ce qui est d’avant toute mise en forme. Elllte anticipe toute v6ritt tnoncte, le passt et le futur de itout (discours at de toute technique. Elcle parcourt toute l’isnformation des pratiques et des mLthodes, pour les animer d’une

Page 11: Vers un organon de la science et de la philosophie

Vers un organon de la science et de la ,philosophie 39

exigence de vtritt et cette exigence de vtritt, mieux et plus sQrement que la vtritt la mieux Ctablie, signale que la coadition humaine, A cause de la lutte da Bien et du Mal, n’est pas arbitraire. C’est pourquoi Gonseth, par prudence et par souci de n’en point idkologiser la trans- cendance, n’a jamais fait d’e l#a Raison le thkme d’un discours. La mettre B l’abri de tout systitme et de toute systimatique, tquivaut fina- lernent B >en faire la source diu possibl’e et de l’actuel, des activitts et de l’exptritence dont l’organicitt naturelle appell’e les hypotheses com- munes B la philosophie et B la science.

Edmond Bertholet case postale 68 1880 Bex

Didectica Vol. 24, No 1-3 (1970)