V E R S U N E CLASSIFICATION S C I E N T I F I Q U E D E LA SOCIOLOGIE

par Emile J. WALTER, St-Gall

Aristote, Bacon et les Encyclop6distes ont essay6 d’6tablir une classification des Sciences. La valeur de ces systbmes n’est que restreinte. Les speculations quant A la classification ne peuvent naturellement pas remplacer la recherche scientifique elle-m&me. Mais une classification Claire et distincte a tout de m6me une valeur didactique. Elle satisfait un besoin pkdagogique vis-a-vis de nos Ctudiants.

La sociologie a surmont6 la p6riode de la philosophie sociale. La question de savoir si la sociologie est une science naturelle ou une science morale est dCpass6e. La sociologie est comme la phy- sique, la chimie, la biologie, l’histoire, I’economie politique une science empirique par opposition aux sciences formelles (Formal- wissenschaften), comme la logique, la logistique et les sciences mathkmatiques. Les buts et le devoir de la sociologie peuvent Ctre dCfinis comme &ant de dkcrire, d’observer et d’expliquer les objets, les (( choses n, les faits sociaux, comme l’a expliqu6 Emile Durkheim au second chapitre de son czuvre ((Les Rbgles de la m6thode sociologique )) en 6crivant : (( La premiere rbgle et la plus fondamentale est de considerer les faits sociaux comme des choses. u

Si l’on tente de definir la sociologie autrement que comme la science de la socibte, on constate en parcourant l’histoire de la sociologie, qu’il n’existe pas de ddfinition exacte de la sociologie qui aurait obtenu une approbation gbn6rale. Si par exemple nous consultons le a Worterbuch der Soziologie )), publie par les editions Enke A Stuttgart en 1955, nous ne trouvons pas moins de 17 6coles CnumCrCes sous le terme (( Soziologie n. Elles vont de Descartes e t Spinoza A Max Weber et Martin Heidegger, mais oublient Emile Durkheim. Son nom n’est pas m6me mentionne dans une note en bas de page. Emile Durkheim n’est pr6sentb aux lecteurs de ce

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lexique allemand que dans l’article (( Soziologismus B comme un (( Kollektivist auf soziologistischer Grundlage o, c’est-a-dire qu’on I’y presente comme un collectiviste incapable de comprendre la rCalitk de I’individu e t l’importance de l’individualisme.

C’est surtout cet article qui nous a suggere de chercher une classification de la sociologie qui se fonderait sur des raisons plus claires et mieux analyskes. I1 est vraiment etonnant que l’auteur de cet article en arrive A distinguer 17 kcoles sociologiques, par exemple une Ccole mathematique, une ecole physique, une ecole socio-biologique, une Ccole historique, une Bcole universaliste, une sociologie pure ou formelle, une kcole phenomknologique, une (( verstehende Richtung fi - expression dificilement traduisible, peutdtre par Ccole comprehensive - une kcole des theories de la lutte des classes, une kcole des thkories des classes moyennes, une Ccole de la sociologie empirique, etc. I1 melange les principes de classification selon la mCthode avec les principes de subdivision selon l’objet. Un tel systkme de classification ne suffit pas. I1 oblige A placer un m6me sociologue dans deux ou trois ecoles differentes.

C’est Auguste Comte qui a introduit l’expression sociologie en opposition a QuCtelet, qui avait par16 comme Comte d’une physique sociale. Ce terme a et6 accept6 universellement comme par exemple celui da ge‘ologie, introduit par le Genevois BenCdict de Saussure qui designait par la une (( theorie de la terre )). Aujourd’hui e t aprks un sikle, la sociologie est devenue, comme la geologie ou la physio- logie une science empirique. I1 faut d’abord faire la science avant de songer a la classification.

Nous trouvons l’un des premiers systkmes de classification des sciences chez Platon. Aristote l’a elargi et complkte. Platon classe selon les trois facultes spirituelles de l’homme que voici : la connais- sance abstraite, la perception sensorielle et la volontk. La dialec- tique correspond a la raison, la physique a la perception sensorielle et 1’6thique au desir e t A la volonte.

Aristote ajoute comme principe de distinction la fin. Dialectique et physique deviennent ainsi des sciences theoriques, 1’6thique une science pratique. Par des subdivisions complementaires, Aristote aboutit neuf sciences : Analytique, Logique, Metaphysique, Mathkmatique, Physique, Psychologie, Ethique, Politique, Rheto-

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rique et Poetique. Ce schema a subsist6 comme Triuium (Gram- maire, Rhdtorique et Dialectique) e t Quadrivium (Arithmetique, Geometric, Musique et Astronomie) dans les Ctudes des universites du Moyen Age.

Pour etre capable d’integrer les nouvelles sciences qui s’etaient developpees pendant le Moyen Age e t la Renaissance, comme la mCcanique, l’optique, la zoologie, la botanique, la chimie etc. dans un plan d’ensemble des sciences, Francis Bacon a utilise dans son livre (( De Dignitate et augmentis scientiarium )), paru en 1623, les forces spirituelles de l’homme, la memoire, l’imagination et la raison comme moyens de classification. I1 joignait a chaque science theorique une science pratique. Le systeme de Francis Bacon a eti: accepte avec de 16geres modifications par d’ Alembert dans son c6kbre Discours pre‘liminaires de I’Encyclope‘die ou Diciionnaire Raisonne’ des Sciences, des Arts et des Me‘tiers. Apres la memoire comme source de l’histoire ne venait pas l’imagination, mais la raison comme base des sciences explicatives et de la philosophie. L’imagination ne venait qu’en troisibme place comme generatrice des arts. P a r consequent le systeme des sciences de 1’EncyclopCdie compte neuf divisions, Deduites de la memoire : 1. l’histoire sacrke. 2. l’histoire civile. 3. l’histoire naturelle ; dkduites de la raison, la philosophie: 4. science de Dieu. 5 . science de I’homme. 6. science de la nature; creee par l’imagi- nation, la poesie: 7. poesie narrative. 8. poesie dramatique e t 9. poesie parabolique.

Au XIXe siecle, les methodes de classification changent. I,’ Anglais Jeremias Bentham (1 82O), les Franqais A.-M. Ampere (1834) et Auguste Comte ((( Cours de Philosophie positive )) 1830- 1842) commencent A classer les sciences par les objets de la recherche scientifique. La classification de Comte en mathematique, meca- nique, astronomie, physique, chimie, biologie e t sociologie connut un grand succks, mais fut critiqude plus tard par John Stuart Mill qui n’acceptait que la classification en mathkmatiques, sciences naturelles e t sciences sociales. Au XXe siecle, Rudolf Carnap oppose les Realwissenschaften comme sciences empiriques aux Forrnal- wissenschaften ou sciences formelles e t introduit ainsi une distinc- Sion entre les questions d’objets et les questions logiques. Comme

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Carnap l’explique, la classification d’une science spkciale ne peut Ctre faite que dans un stade tardif du developpement de cette science : (( Man macht zuerst Geometrie, Arithmetik, Differential- rechnung, Physik ; erst spater (zuweilen Jahrhunderte spater) stellt man erkenntnistheoretische und logische Erorterungen uber die schon entwickelten Theorien an D (On fait d’abord de la g60- metrie, de l’arithmetique, du calcul differentiel, de la physique ; beaucoup plus tard [quelquefois des siecles apres], on se pose des problemes epistemologiques e t les problemes logiques A propos des theories deja developpkes).

Dans chaque science on doit clairement distinguer entre les objets de la recherche et les methodes. Au fond toutes les methodes scientifiques sont semblables ou mCme identiques. Sans doute l’objet nous oblige-t-il a differencier les methodes scientifiques. Toutes nos connaissances se forment, comme d’Alembert le disait, A l’aide de nos sens. Ce sont les sensations qui font naitre nos idCes. Un schema montre aiskment les relations entre le stimulus physique, l’excitation sensorielle et la perception. Trois sciences, la physique, la physiologie e t la psychologie etudient ces relations. Mais entre le monde de la physique, celui de la physiologie d’une part e t l’empire psychologique de la perception d’autre part s’ouvre un abime. La stimulation et la perception sensorielle des couleurs ne sont pas la mCme chose. Noir est psychologiquement une couleur, physiologiquement un minimum d’excitation et physiquement un manque d’irritation. Un homme daltonien n’eprouvera jamais les qualites du rouge et du vert. Toutefois la connaissance scientifique est capable dans un certain sens de surmonter l’abime entre le monde interieur de la perception qualitative et le monde extkrieur de l’excitation physique, parce qu’il y a correspondance kvidente entre le monde interieur e t le monde exterieur, leur structure etant semblable.

C’est ce fait qui a conduit au developpement d’une nouvelle science, la cybernetique, science e t thkorie de l’information. Kant le premier nous a fait comprendre que ce qui est pour nous extension de l’espace et du temps est A rapprocher des qualites sensorielles. Chaque sensation, celle d’une couleur par exemple, est a sa faqon limitee dans le temps e t dans I’espace.

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Nous n’attribuons pas a un rocher ou h un nuage, comme a un Ctre vivant ou A l’homme, la facultd de prendre conscience d’un monde de perceptions. Des qu’on peut supposer un monde de perceptions interieures, on est amen6 A discuter du problkme de la comprehension (((Verstehen v), problkme qui a donne lieu a tant de confusion en biologie, en psychologie e t en sociologie. Comprendre, c’est faire e t faire valoir l’hypothkse que mon btudiant, mon colla- borateur, mon ami, ma femme ou mes enfants ont un mode de perception semblable au mien, puisque leurs corps ressemblent au mien.

D6jA d’Alembert dit que je ne peux kprouver mon corps que comme une chose du monde exterieur, du monde des excitations physiques. Les objets de la psychologie e t de la sociologie sont d’une part des objets de ce monde exterieur, d’autre part de mon monde interieur. Dans ce sens Emile Durkheim a constate qu’en droit (( les faits sociaux sont a consid6rer comme des choses 8.

Mais, d’autre part, on ne doit pas oublier, que les excitations physiques, qu’elles soient des ondes Blectromagnktiques ou des traces de substances odorantes, sont des messagers ou entremet- teurs d’un evenement plein de sens. Les irritations et les percep- tions isolees sont des abstractions. E n realit6 on Bprouve toujours l’ensemble d’un champ de perceptions transmis par l’excitation de notre organisme.

Comme les objets de la psychologie e t de la sociologie - c’est- &dire nos semblables e t leur comportement - sont des objets du nionde extkrieur, les mCthodes de ces deux disciplines ne peuvent diffkrer essentiellement de celles des autres sciences empiriques. En physique, ce sont seulement des exigences pratiques et tech- niques qui nkcessitent l’emploi d’autres methodes spkcialiskes qu’en biologie, en psychologie ou en sociologie. Mais les methodes peuvent touj ours &re decri tes comme l’observation, la description, I’explication, la comparaison, la mise en muvre d’hypothhses de travail et la discussion des theories. On ne peut ktudier les rkactions d’un organisme vivant sur un organisme mort ; le psychologue ne peut travailler qu’avec un sujet 6veill6. Pour cette raison il n’y a ni sociologie physique, ni sociologie mathkmatique, ni sociologie biologique ni sociologie universaliste. I1 est vrai qu’un sociologue

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peut travailler avec une methode particulikre, par exemple avec la statistique, mais cela ne permet pas de distinguer une sociologie statistique et une sociologie de la lutte des classes. Aujourd’hui la sociologie s’avance vers le statut d’une discipline empirique. I1 faut maintenant classifier la sociologie d’apres les objets qu’elle traite. E n mCme temps, cette classification montre aux etudiants a richesse inoui‘e des problkmes que pose la sociologie en sa qualit6 de science empirique.

Nous proposons le systkme de classification suivant. Dans le sens de la philosophie ouverte de l’ecole du professeur F. Gonseth de Zurich, ce systkme n’est pas un systeme ferme. I1 donne tout au contraire la possibilite d’adapter la classification de la sociologie au developpement futur de notre science empirique en evolution, digne d’interet au m&me titre que les autres sciences et revCtant, comme celles-ci, la plus haute importance.

Classification provisoire de la Sociologie

I. Histoire de la philosophie sociale et de la sociologie. 11. Mdthodologie (Observation, description, explication, induc-

tion comparative, sociographie, sociometrie, experience socio- logique, etc.)

I1 I. Sciences accessoires (Arithmktique politique ou statistique, psychologie, economie politique, ethnologie, anthropologie, geo- graphie, sciences politiques, jurisprudence, etc.)

IV. Sociologie ge‘ne‘rale et thkorigue (Morphologie, theorie des relations et des structures, theorie de l’action sociale, thkorie de l’evolution sociale, psychologie sociale, sociologie economique, sociologie des langues, sociologie des ideologies, etc.)

V. Sociologies spe‘ciales : Toute sociologie speciale comme une doctrine des petites ou

grandes soci6tks e t des fonctions partielles de la societe peut Ctre localisee temporellement e t geographiquement. Ainsi on a une classification a plusieurs dimensions :

a) Classification temporelle (par exemple histoire des temps primitifs, Antiquite, Moyen Age, temps moderne ou divise par siecle) ;

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b) Classification gkographique (Continents, pays, climats, iles,

c) Classification d’aprks (4 l’objet )) sociologique : 1. Sociologie des groupes (de la famille, des petites e t grandes

institutions, des masses, des petits groupes, des groupes criminels, etc.).

2. Sociologie politique (de l’Etat, du droit, de la propriktk, des associations, des (( pressure groups )), de la guerre, des rkvolu- tions, etc.).

3. Sociologie kconomique (de l’industrie, de l’exploitation, de l’agriculture, des classes, de la technique, etc.).

4. Sociologie civilisatrice (de la science, des sociologies, de l’architecture, de l’art, de la littkrature, de la radio, de la presse, de la tblkvision, sociologie religieuse, sociologie des Eglises, des sectes, sociologie de la morale, etc.).

5. Sociologie des soci6tCs limitkes (d’une commune, des grandes villes, d’un peuple, d’une nation, etc.).

etc.) ;