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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence (2012) 60, 120—125 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com CAS CLINIQUE Vers une nouvelle approche clinique de l’anorexie mentale Through a new clinical way of anorexia nervosa F. Askenazy a,, M. Beaumont b , A. Serpa-Rouede a , E. Dor-Nedonsel a , S. Serret a a Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, hôpitaux pédiatriques de Nice, CHU de Lenval, 57, avenue de la Californie, 06200 Nice, France b Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, CMP d’Antibes, centre hospitalier d’Antibes, RN 7 La Fontonne, 06600 Antibes, France MOTS CLÉS Anorexie ; Adolescence ; Clinique ; Psychodynamique ; Perception Résumé Le modèle de compréhension de l’anorexie mentale s’enrichit d’une réflexion sur une forme d’organisation perceptive particulière. De nos jours, les neurosciences apportent une explication aux mécanismes qui intègrent le système perceptif. D’un autre côté, les théories psychodynamiques en proposent une tentative de compréhension. Ces modèles peuvent être une aide pour le clinicien dans la prise en compte d’une nouvelle clinique. Cet article est une étape préliminaire qui rend compte d’observations cliniques réalisées avec une écoute associa- tive auprès d’adolescents anorexiques. Il permet de décrire une clinique qui semble spécifique à l’anorexie : clinique des fonctions physiologiques, clinique des fonctions perceptives, plus particulièrement olfactives et gustatives. On observe ainsi une palette sémiologique qui va du dérèglement à la distorsion jusqu’à la disparition. Elle permet une nouvelle compréhension des comportements anorectiques. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Anorexia; Adolescence; Clinical; Psychodynamic; Perception Summary The model of comprehension in anorexia improves with this of a particular percep- tive organisation. Neuroscience carries out an explanation to the mechanisms, which integrate the perceptive system. In another hand, psychodynamic theories propose an attempt of com- prehension. These models could be helpful for clinician to use a new form of clinic. This paper is a first step carrying clinical observations realised with anorectic adolescents with a specific associative listening. Then become possible to describe a new clinic, which seems specific to Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (F. Askenazy). 0222-9617/$ see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2011.10.007

Vers une nouvelle approche clinique de l’anorexie mentale

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europsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence (2012) 60, 120—125

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

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hrough a new clinical way of anorexia nervosa

F. Askenazya,∗, M. Beaumontb, A. Serpa-Rouedea,E. Dor-Nedonsela, S. Serreta

a Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, hôpitaux pédiatriques deNice, CHU de Lenval, 57, avenue de la Californie, 06200 Nice, Franceb Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, CMP d’Antibes, centrehospitalier d’Antibes, RN 7 La Fontonne, 06600 Antibes, France

MOTS CLÉSAnorexie ;Adolescence ;Clinique ;Psychodynamique ;Perception

Résumé Le modèle de compréhension de l’anorexie mentale s’enrichit d’une réflexion surune forme d’organisation perceptive particulière. De nos jours, les neurosciences apportent uneexplication aux mécanismes qui intègrent le système perceptif. D’un autre côté, les théoriespsychodynamiques en proposent une tentative de compréhension. Ces modèles peuvent êtreune aide pour le clinicien dans la prise en compte d’une nouvelle clinique. Cet article est uneétape préliminaire qui rend compte d’observations cliniques réalisées avec une écoute associa-tive auprès d’adolescents anorexiques. Il permet de décrire une clinique qui semble spécifiqueà l’anorexie : clinique des fonctions physiologiques, clinique des fonctions perceptives, plusparticulièrement olfactives et gustatives. On observe ainsi une palette sémiologique qui va dudérèglement à la distorsion jusqu’à la disparition. Elle permet une nouvelle compréhension descomportements anorectiques.© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDS Summary The model of comprehension in anorexia improves with this of a particular percep-

Anorexia;Adolescence;

tive organisation. Neuroscience carries out an explanation to the mechanisms, which integratethe perceptive system. In another hand, psychodynamic theories propose an attempt of com-prehension. These models could be helpful for clinician to use a new form of clinic. This paper

Clinical;

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is a first step carrying clinical observations realised with anorectic adolescents with a specificassociative listening. Then become possible to describe a new clinic, which seems specific to

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (F. Askenazy).

222-9617/$ — see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.oi:10.1016/j.neurenf.2011.10.007

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anorexia: clinic of physiologic functions, clinic of perceptive functions, more particularly olfac-tive and gustative. Then we observe different forms going from disordered state, to distortionuntil disappearance. It creates a new comprehension of anorectic mechanisms.© 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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Introduction

Avec les patients anorexiques, l’écoute associative fon-dée sur l’interprétation œdipienne et l’attente d’un retourdu refoulé qui s’ensuit est souvent trompeuse. Notreexpérience nous a appris comment l’écoute des signes pré-verbaux conduit à la connaissance d’une clinique moinsvisible du vécu des fonctions physiologiques primordiales etdu monde perceptif. Sa découverte autorise le clinicien àaborder la relation avec son patient sous un nouvel angle devue dès les premières rencontres. Il aide la patiente dans laconnaissance de sa douleur en contournant les affres du déniet les défenses manipulatrices qui lui sont contingentes. Ilmet en lumière un pan nouveau de possibles thérapeutiques.

Dans la suite d’articles déjà publiés [1,2], il sera décritcomment, à partir des travaux psychanalytiques sur lespathologies de la représentation, dans la continuité de Win-nicott, le clinicien peut utiliser ces concepts pour réorienterson écoute vers la découverte d’une clinique qui n’est pasencore décrite classiquement.

Cet article présente les premières observations d’une cli-nique des fonctions primordiales et de la perception dansl’anorexie mentale restrictive. Elle a été réalisée à partirde l’expérience clinique conduite dans un cadre hospitalierpédopsychiatrique auprès de patients âgés de dix à 18 anset pour lesquels une écoute associative est toujours propo-sée. Son but est de rendre compte d’une expérience cliniqued’équipe et d’ouvrir des voies de réflexions cliniques et thé-rapeutiques pour les praticiens engagés dans le traitementde l’anorexie restrictive de l’adolescent.

Perceptions et sensations une nouvellevoie d’approche : apport desneurosciences et hypothèsespsychodynamiques

Récemment, Antonio Damasio [3] a développé « l’hypothèsedes marqueurs somatiques ». Ils seraient comme des signauxd’alarme de l’état somatique émis par le corps sousforme d’une perception (le mal de ventre en est unexemple de base) avant même que les processus de pen-sée n’interviennent. Ces marqueurs, selon leur effet négatifou positif, seraient utiles pour nos prises de décision.Leur formation serait une savante alchimie entre inné etacquis. Inné selon la proposition de Damasio [3] par « labase neurale d’un système d’homéostasie interne dont lafinalité est d’assurer la survie de l’organisme » ; acquis

par le biais de l’expérience individuelle, sous l’égided’un système d’homéostasie interne et sous l’influenced’un ensemble de circonstances externes qui comprennentles entités et les événements avec lesquels l’organisme

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nteragit nécessairement. De plus, les techniques deeuro-imagerie ont permis de décrire et localiser leseprésentations d’un « soi viscéral » [4,5] intégrées par’intermédiaire du complexe insula-cortex orbito-frontal —ortex cingulaire antérieur qui seraient impliqués dans laonscience du soi et la conscience des émotions.

Pendant que les neurosciences recherchent des modèlesxplicatifs et visibles à l’aide des techniques de neuro-magerie cérébrale, les théories psychanalytiques mettent’accent sur les limites de l’appareil psychique dans sesapacités de représentation, les limites du figurable,’irreprésentable [6,7].

Dans l’anorexie, tout se passe comme si le « soi vis-éral » subissait une distorsion, comme si les perceptionsirigées vers le monde extérieur, comme celles du mondenterne ne pouvaient être représentées. Selon Winnicott [8]t ses successeurs, c’est un défaut dans l’environnementrécoce qui conduirait à ce défaut de représentation. Danson ouvrage « la crainte de l’effondrement », Winnicott nousit : « des expériences qui n’ont pu être véritablement inté-rées psychiquement, parce que leur puissance d’effractiontait telle qu’elles se sont révélées impossibles à accueillir

l’intérieur du moi » [8]. Ces expériences inadmissibles ontoujours, précise Winnicott, un lien avec des défaillances de’environnement, défaillances percues, mais non reconnues.

Winnicott proposait dès 1936 une origine précoce à’anorexie de l’adolescent dans un article récemmentraduit dans la Revue francaise de psychanalyse. Iles comprend comme liés à l’inhibition de l’avidité,éfense contre une angoisse primitive : « Depuis maintenantuelques années, j’ai enseigné que l’anamnèse révèle qu’il’y a pas de ligne de division franche entre les troublesuivants : l’anorexie mentale de l’adolescence, l’inhibitionlimentaire de l’enfance, les troubles de l’appétit dans’enfance liés à certaines périodes critiques, et l’inhibitionlimentaire de la petite enfance, même dans ses tempses plus précoces. C’est cette élaboration sans limitesui constitue un ‘‘monde interne’’. Le mot ‘‘interne’’’applique dans ce sens en premier lieu au ventre, et secon-airement à la tête et aux membres et à n’importe quelleartie du corps. L’individu tend à placer les occurrences deantasmes à l’intérieur et à les identifier avec les choses quie passent à l’intérieur du corps. ».

Normalement, ce monde interne est un monde vivant deouvements et de sentiments. Il peut être gardé inactifuand il est craint, il peut être sur-contrôlé dans la maladie,u certains de ces éléments peuvent prendre le contrôle sur’individu.

Aucun cas de maux de ventre chez un enfant, de vomis-ements, de diarrhées, d’anorexie ou de constipation ne

eut être totalement expliqué sans faire référence aux fan-asmes conscients et inconscients de l’enfant sur l’intérieuru corps » [9].
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ntérêt de certaines données deseurosciences pour développer la clinique : laiste de l’olfaction

e cerveau combine simultanément olfaction, gustation,omesthésie (toucher, thermoperception, nociception),ision et audition, pour donner une perception unique, alorsue ces sens proviennent de voies nerveuses totalement dif-érentes.

« Par exemple, la sensation de menthe, due au L-Menthol,ésulte de la fixation indépendante de ce composé sur desécepteurs qui activent des neurones olfactifs, produisanta sensation odorante, et parallèlement sur des récepteursrès différents, activés normalement par le froid et portésar des neurones trigéminaux. Odeur et fraîcheur formentinsi une seule perception combinée de nature multimo-ale » [10].

À la lueur de notre expérience clinique, le codage olfac-if, comme le montre cet exemple, nous a paru le canalerceptif le plus approprié pour faire état de cette multi-odalité.L’étude clinique de la perception des odeurs dans

’anorexie est d’autant plus pertinente que les neuroneslfactifs sont les seuls neurones à être en contact direct avec’extérieur de l’organisme, ce qui les conduit à se renouvelerous les deux mois environ.

La reconnaissance des odeurs repose sur des capacités mémoriser des cartes odotopiques correspondant à desélanges très complexes et à les reconnaître, vraisembla-lement par un système analogue à la gnosie des visages quiorme un processus de reconnaissance globale.

Des travaux effectués sur des nouveau-nés de quelquesours ont montré l’importance de la valence affectiverécoce probable de l’olfaction. L’analyse des réactionsaciales et du système autonome souligne des réactionsignificatives (à basse concentration) aux stimuli olfactifsugés plaisants ou déplaisants par les adultes suggérant desapacités de discrimination très précoces chez l’humain11]. La même équipe plus récemment a testé les réactionslectromyographiques faciales aux repères olfactifs dansne population d’anorexiques, suggérant une altération desrocessus de plaisirs sensoriels altérés [11].

Dans un autre domaine, un article récent a montré, grâce l’imagerie fonctionnelle, une réorganisation fonctionnelleérébrale chez les parfumeurs experts en olfaction, ainsies régions semblables s’activent pendant la perception et’imagination d’odeurs, plus intéressant encore cette acti-ation semble liée au degré d’expertise [12]. Ces résultatsuvrent de très importantes pistes thérapeutiques pour leoin de l’anorexie dans le domaine de l’olfaction et de laustation.

ntérêt des hypothèses pychodynamiques pourévelopper la clinique

our Catherine Chabert [13], « la place et la fonctiones perceptions dans l’anorexie appellent particulièrement

’attention [. . .] autant d’investissements périphériques quientent d’oblitérer les impératifs des contraintes inté-ieures. L’illusion est ouverte du côté du contrôle, de laaitrise, du pouvoir sur les mouvements pulsionnels qui

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F. Askenazy et al.

oivent à tout prix être muselés parce qu’ils dénoncent’existence vivante et troublante d’un mouvement interneisquent sans cesse de déborder et d’envahir, en mettant àal les capacités de contenance. ».Dans l’anorexie, le psychisme et la pulsion qui lui est

ttachée sont mis à l’écart. L’anorexie est un refus dea source interne de la pulsion qui entache dès les pre-iers instants de vie l’objectalisation précoce à l’objetrimaire. La source pulsionnelle ne peut alors se lier à sarace mnésique, ce défaut conduit les patients à chercherésespérément à effacer tout ce qui rappelle la vie pulsion-elle : l’adolescence dans son expression corporelle, maisussi tout ce qui rappelle le corps dans ces besoins primor-iaux, dans ses sensations et ses perceptions.

Dans la pratique clinique, nous faisons l’hypothèseu’une écoute de l’anorexie comme consécutive à un défi-it précoce du système affect-représentation-perceptionuvre de nouvelles voies de recherche clinique et théra-eutique. Cette hypothèse permet de déployer la clinique’une distorsion des besoins primordiaux et de la perceptiontraitement de ce qui vient de l’extérieur ou de l’intérieur)e qui saisit tout un nouveau champ de possibles thérapeu-iques à l’interface du traitement de ce qui est psychiquet somatique, de ce qui est symptomatique et incons-ient. À l’interface du psychique et du somatique, c’estans l’anorexie l’ensemble des besoins physiologiques quiont comme remodelés pour la construction d’une nouvellehysiologie aberrante qui découle de la construction anorec-ique et concoit les besoins primaires (faim, soif, sommeil,ngérats, excrétats) selon une nouvelle organisation dont oneut faire l’hypothèse qu’elle reproduit une distorsion oune défaillance de l’environnement précoce et donc de laelation au premier objet. À l’interface de ce qui est symp-omatique et inconscient, l’anorexie a construit un troublee la perception des sensations du corps et de son image, duoût, de l’olfaction face à un psychisme ou chaque tentativee représentation échoue.

ers une nouvelle clinique de l’anorexie

partir de ces avancées neuroscientifiques et psycho-ynamiques, à la lueur de notre expérience clinique etsychodynamique comme praticien ou comme analysteuprès des anorexiques, nous avons élaboré une hypothèseui tente de comprendre l’anorexie comme une difficultérécoce d’intégration du système perceptif et de ses repré-entations.

a clinique des fonctions sensoriellesrimordiales : « ingestions, excrétions,enstruations, sommeil »

ans l’anorexie, le contrôle des pulsions peut conduireusqu’à l’abolition de la perception de la vie physiologiquet du rappel de l’existence du corps qui semble contraintans un processus d’immuabilité. Dans un premier temps de

’évolution, entrées et sorties sont d’abord sous contrôle,orsque le processus se poursuit, puis s’enlise, tout se passeomme si les processus physiologiques de transformationtaient petit à petit abolis.
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Vers une nouvelle approche clinique de l’anorexie mentale

L’anorexique lutte à l’aide d’une restriction forcenéejusqu’à l’abolition de la sensation de faim et de tous les« marqueurs somatiques » qui lui sont attachés qui fonc-tionnent de manière aberrante jusqu’à leur disparition.La sensation de faim est une sensation déplaisante quicommence dans l’estomac. Cette sensation, qui paraîtrecherchée par les patients, semble aussi vécue commeune agression extérieure angoissante, ce qui n’est pas sansrappeler ce que décrivent Kreisler et al. [14] à propos del’anorexie mentale du deuxième semestre.

Trois temps évolutifs semblent refléter l’expression dusystème aberrant anorectique dans son organisation faceaux besoins primordiaux.

« Dans une première période », ils paraissent faire l’objetd’un contrôle conduisant à des attitudes de restriction (pourles ingérats) et de rétention (pour les excrétats). « Dansun deuxième temps », lorsque ces mécanismes de maîtrisesont débordés, surgit l’angoisse de tonalité persécutive. Lesaliments, l’hydratation, les excrétats peuvent être vécuscomme des corps étrangers potentiellement persécuteurs.Enfin « dans un troisième temps », l’anorexique va déve-lopper une ultime défense pour tenter d’endiguer le fluxde l’angoisse : l’effacement progressif, puis l’abolition desperceptions et des sensations qui leur sont afférentes.

Ainsi, par exemple, les perceptions abdominales quisignent l’existence des organes digestifs profonds, la plé-nitude ou le malaise de la digestion, peuvent être aboliset toute perception interne liée au fonctionnement desorganes digestifs annulée. Le patient lutte aussi contre lasoif jusqu’à la disparition de ce signal que ce soit par une res-triction, des prises de grandes quantités de sel, ou encore unremplissage sans limite de type potomaniaque. Les patientsexpliquent qu’une fois le processus enclenché, ils perdenttous repères, certains boivent de grandes quantités d’eaupour « laver » ou purifier le corps, le vider complètement.Boire ne répond plus à sa mission d’hydratation.

Les excrétas sont contrôlés pour que leur existence ettoutes les sensations qui leur sont attachées (sensationsabdominales, plaisir et déplaisir à l’excrétion, odeurs. . .)soient abolies. Les vomissements, lorsqu’ils échappent aucontrôle sont toujours déniés par le patient. Tant qu’ilssont une mesure d’excrétion contrôlée pour éviter le pas-sage dans le tube digestif des aliments pris par contraintede soin ils sont intégrés dans un processus manipulatoiresatisfaisant. Cependant, au moment de l’évolution où ilséchappent au contrôle et deviennent réflexe par mise enplace d’un reflexe aberrant, ils sont source de symptômesanxieux et d’une telle violence dépressive que seuls le cli-vage et le déni sont capables d’organiser une défense pourprotéger un moi déjà fragile. Cliniquement, pour le patient,tout se passe comme si les vomissements ne se produisaientplus. Il est important de tenir compte de cette notion à cestade de l’évolution qui modifie l’abord thérapeutique de cesymptôme.

De même, pour les jeunes filles, les règles, excré-tion incontrôlable, qui signent le saut de l’enfance dansla féminité ont disparu, ainsi que toutes les manifesta-tions du syndrome prémenstruel très fécondes dans lapériode prépubertaire et toutes les perceptions corporelles

qui l’accompagne. L’adolescence reste un non événe-ment psychique et somatique. L’absence de règles n’estpas recherchée consciemment et activement comme la

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estriction alimentaire. La puberté n’existe pas et sonbsence le plus souvent ni ne les inquiète, ni les satisfait,insi elles nous disent souvent « c’est plus commode commeela ».

Il est bien connu que l’anorexie s’accompagne deroubles du sommeil. Ils sembleraient très fréquents etourraient affecter jusqu’à 50,3 % des cas et tout par-iculièrement les formes boulimiques [15]. Le sommeil’assure plus ses fonctions usuelles, le rythme nycthémé-al est totalement perturbé. Colette Combe [16] suggèreue l’insomnie vient rappeler l’organisation orale des toutremiers temps de vie où la faim réveille le nourrisson, elleède le pas à l’organisation de pensées obsédantes autoure la nourriture.

Le rêve n’est plus le fameux « gardien du sommeil ». S’ildvient il ne semble plus être au service de la vie psychique,ais fait office de « majordome » de l’anorexie et on observe

ouvent des rêves qui rappellent les symptômes dont souffree patient. Les patients décrivent des rêves qui rappellentes sensations abolies comme celle de la faim par exemple.a lecture des études confirme notre expérience clinique.lles ont montré que les anorexiques se représentaient fré-uemment au cours de leur rêve avec une distorsion clairee leur image corporelle [17], ou encore qu’elles pouvaientevivre des sensations de faim ou de nourriture (odeur,aveur) [18].

a clinique des distorsions perceptives

a perception corporelle dans l’anorexieepuis les travaux de Bruch qui considéraient le trouble de

’image du corps comme le fondement de l’anorexie, il esteconnu qu’il est classique d’observer un trouble de l’imageorporelle et on sait que les anorexiques au plus fort de leuraigreur continuent à se voir obèses.Une étude récente en IRM fonctionnelle montre des dif-

érences dans les patterns d’activation cérébrale, au course la perception de sa propre image dans des groupes deatients présentant une anorexie restrictive ou boulimique,n groupe de patients boulimiques et un groupe de volon-aires sains [19]. Ces données renforcent des différencese fonctionnement cognitif dans la perception de l’imageorporelle.

De même, dans notre expérience clinique, nous avons pubserver qu’elles percoivent les autres, comme les objets, àravers un miroir déformant qu’elles voient trop gros commeans une perception quasi-hallucinatoire. Cette distorsionerceptive traduit aussi le surinvestissement de la fonctionensorielle de la vue et du regard, elle peut expliquer cettempression d’exhibitionnisme que donnent les anorexiquesrès maigres comme si elles nécessitaient d’être vues par’autre pour se ressentir exister. Dans la plupart des cas,lle est liée à la perte de poids et disparaît quelque tempsprès la fin de l’amaigrissement. Le corps de l’anorexiquest enserré, verrouillé par la force de la restriction qui tend

le rendre immuable (rien ne doit sortir, rien ne doit ren-

ême apparence qu’avant l’anorexie et au-delà du clivage’est l’organisation somatopsychique qui n’est pas représen-ée et ne peut être ressentie.

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Ces jeunes filles n’ont aucune représentation conscientee leur monde interne corporel, qui apparaît commenforme, un sac, une poche, une « bouillie », appareils dea digestion, génital ou respiratoire confondus, ce qui signea distorsion des perceptions proprioceptives.

a perception du goût et des odeurs dans’anorexiee lien entre le langage et le traitement de l’informationlfactive est ténu et l’identification verbale d’une odeurst d’une tâche très difficile [20]. Alors que le lien entrees souvenirs, les affects et les odeurs sont puissants [21].es chercheurs ont montré que les souvenirs évoqués par

a perception d’odeur ont une teneur émotionnelle fortet souvent plus forte émotionnellement que les souvenirsssociés au tact ou à la vision [20].

L’étude de la littérature fait état de quelques travauxui ont montré une diminution de la sensation perceptiveu goût et des odeurs dans l’anorexie. Les résultats sontssez concordants quels que soient les modes d’évaluationstilisés (échelles psychométriques, marqueurs perceptifs) etontrent une diminution dans l’anorexie restrictive qui ne

e retrouve pas dans la forme boulimique [22]. Deux étudesnt montré que les fonctions olfactives étaient clairementorrélées à l’indice de masse corporelle [22,23]. D’autresravaux ont montré l’existence d’une diminution du plai-ir olfactif au cours de l’état préprandial chez 17 adultesnorexiques (de sexe féminin) comparés à 29 témoins avecne amélioration corrélée à l’augmentation de l’indice deasse corporelle [24]. Les liens avec la composante alexi-

hymie ont été aussi évalués, montrant chez les anorexiesestrictives, une corrélation entre l’alexithymie et une sur-valuation de l’intensité des odeurs [25].

Nous avons montré à partir d’un questionnaire qui aorté sur 15 patients adolescents présentant une anorexiee type restrictif une nette diminution de la perceptionu goût. Chez 14 patients, une diminution du goût des ali-ents consommés était présente. De plus, chez sept de cesatients, nous avons retrouvé la notion de perceptions olfac-ives ou gustatives sans objet. Des goûts qui apparaissent à’évocation ou à la vue d’aliments. Pour certains, les sen-ations alimentaires peuvent même s’accompagner d’uneerception de satiété. La sensation d’hypoagueusie est ren-orcée par la ritualisation de la consommation alimentaireiée à la contrainte restrictive. Mais, contrairement à la res-riction, ce symptôme n’est pas recherché activement pare patient et la perte de cette fonction hédonique est sou-ent regrettée et dans certaines formes sa perte fait retourous forme hallucinatoire.

Une patiente évoque par exemple l’odeur du poulet rôtiu’elle peut sentir à l’école ou n’importe où. Pour une autre,e retour hallucinatoire du goût des aliments aide à la lutteontre la faim et la conduit à la satiété.

Les patientes anorexiques sont à la recherche du goûtt de l’odeur perdus, alors qu’elles s’accrochent désespé-ément à la restriction alimentaire et à l’abolition de laensation de faim. Un abord thérapeutique par cette voie

ide à la levée du refus de soin diminue le risque de réponsehérapeutique négative, et permet de tenter de réorgani-er le soin sous l’angle de l’alliance thérapeutique et d’uneelation de confiance.

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F. Askenazy et al.

onclusion

’écoute psychodynamique associative permet au clinicien la lumière des théories psychanalytiques post freudiennese mieux comprendre la clinique des pathologies contem-oraines comme l’anorexie mentale. Elle reste une sourceivante d’apports cliniques nouveaux pour le praticien. Cetrticle en est un exemple. Il ouvre des pistes de travailt ne se veut pas exhaustif. L’abord de l’anorexie par’écoute des signes préverbaux, de la surface de la percep-ion, des sensations et des besoins primordiaux qui s’appuieur l’anamnèse de la qualité de la relation précoce devraitermettre d’autres processus thérapeutiques qui peuvent’associer à ceux qui découlent des hypothèses sur la dépen-ance et la contrainte.

Le but de ce travail est de conduire ainsi le clinicien àontourner les difficultés liées au contrôle et à la maîtriseui grèvent l’alliance thérapeutique avec les anorexiquesour proposer des réponses thérapeutiques qui tiennentompte de cette clinique à côté du classique contrat deoids.

éclaration d’intérêts

es auteurs n’ont pas transmis de déclaration de conflits’intérêts.

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