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Armand Colin LE RETOUR DE LAFARGUE, A propos de «Marx, Engels, Lafargue, Staline, marxisme et linguistique », par Louis-Jean Calvet Author(s): Camille Scalabrino Source: Littérature, No. 32, VIOLENCES ET AUTORITÉ (DÉCEMBRE 1978), pp. 110-124 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704463 . Accessed: 16/06/2014 04:00 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.78.78 on Mon, 16 Jun 2014 04:00:32 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

VIOLENCES ET AUTORITÉ || LE RETOUR DE LAFARGUE, A propos de « Marx, Engels, Lafargue, Staline, marxisme et linguistique », par Louis-Jean Calvet

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Armand Colin

LE RETOUR DE LAFARGUE, A propos de «Marx, Engels, Lafargue, Staline, marxisme etlinguistique », par Louis-Jean CalvetAuthor(s): Camille ScalabrinoSource: Littérature, No. 32, VIOLENCES ET AUTORITÉ (DÉCEMBRE 1978), pp. 110-124Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704463 .

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Camille Scalabrino, Université de Paris VIII.

LE RETOUR DE LAF ARGUE, A propos de « Marx, Engels, Lafargue, Staline,

marxisme et linguistique », par Louis- Jean Calvet

L'économie politique classique n'est pas la science de la société, elle est tout au plus la science sociale de la bourgeoisie, nous dit Marx dans ses critiques de l'Économie politique, s'opposant ainsi à un courant de pensée dominant la première moitié du xixe siècle.

Par-delà les effondrements économistes de la pensée marxiste, il est temps de faire retour au mouvement de la critique marxiste nous dit L.-J. Calvet, d'en prendre de la graine pour se coltiner les idéologies de notre temps. Et d'abord celle-ci, dite structuralisme qui fétichise l'objet langue et le caractère de science-prototype de la linguistique.

Amorcée dans Linguistique et colonialisme (1974), étayée d'un Roland Barthes, un regard politique sur le signe (1973), la Critique de la Linguis- tique que s'assigne comme tâche L.-J. Calvet, après nous avoir donné un Pour et contre Saussure (1975), sous-titré : vers une linguistique sociale 1, nous fournit des documents d'étude d'une « curieuse histoire 2 », celle des rap- ports entre Marxisme et Linguistique (Payot, 1977).

Je ne crois pas que les lecteurs du Pour et contre Saussure trouveront de nouveaux éléments d'argumentation et d'étude de linguistique sociale dans

1. Les ouvrages de L.-J. Calvet sont publiés chez Payot. 2. Ce sont les termes mêmes de L.-J. Calvet dans son Pour et contre Saussure, par exemple dans

ce passage : « la langue décrite (inventée) par le linguiste est abstraite de la société dans laquelle elle fonctionne, elle est coupée de la pratique sociale. De ce point de vue, le structuralisme apparaît comme profondément a-historique et donc, politiquement, comme réactionnaire.

Pourtant, la linguistique structurale va curieusement recevoir une caution de gauche aux débuts des années cinquante grâce à l'intervention de Staline » (p. 64), et plus loin : « étrange ironie de l'histoire qui fait que la linguistique saussurienne, structurale et a-historique, trouve ici un renfort dans une approche à prétention marxiste, c'est-à-dire historique et politique, de la langue. On ne se préoccupe plus, après l'intervention de Staline, de tout ce qui pouvait aller dans le sens de l'étude des rapports de classes et des rapports linguistiques, en particulier dans les travaux de N. Zirmunsky et de V. Volochinov. On ne s'en préoccupera jamais dans le corps de la linguistique structurale, ces problèmes étant renvoyés à quelques sous-chapitres baptisés « socio-linguistiques » et dont la plus grande innovation sera la notion floue et inutilisable de « niveaux de langues » (p. 67).

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Marxisme et Linguistique . Cet ouvrage est cependant fort bien venu, pour deux raisons.

1) Il réunit des textes qui ne courent pas les librairies. Ainsi l'essai de Paul Lafargue : « La langue française. Avant et après la révolution » paru dans L'Ère nouvelle , en janvier-février 1894 et auparavant, pour la première fois, dans La Nouvelle Revue les 15 mars et 1er avril 1888. Ainsi l'interven- tion de Staline « A propos du marxisme en linguistique » faite dans la Pravda en juin et août 1950.

2) D'autre part l'ensemble des textes rassemblés permet à L.-J. Calvet de souligner ses propres analyses dans une introduction intitulée : « Sous les pavés de Staline, la plage de Freud? »

Cependant le travail de L.-J. Calvet appelle de nombreuses remarques. Je ne puis m'empêcher d'en faire deux; l'une concernant l'éditeur des textes choisis, l'autre le commentateur de ces textes.

I. L'éditeur

Goût de la publicité, méconnaissance, oubli? Je me demande comment L.-J. Calvet a pu écrire : « L'article de P. Lafargue que nous publions dans cet ouvrage n'est par exemple jamais sorti des pages d'une revue confidentielle, L'Ère Nouvelle, où il a vu le jour. » ( Marxisme et Linguistique , p. 9.)

Car cette affirmation est erronée. Le texte de Lafargue « La langue française, avant et après la Révolution »

a été publié intégralement, à l'occasion du 25e anniversaire de la mort de Lafargue, par Jean Fréville dans : Paul Lafargue : Critiques Littéraires , aux Éditions Sociales Internationales, Paris, 1936, pp. 35 à 85.

Il est tout de même ahurissant que Calvet ignore cette édition de Lafargue. D'autant plus que Marcel Cohen la cite en bonne place dans son Histoire ďune langue : le français , Éditions Sociales, 1947 pour la première édition, 1973 pour la quatrième, aux pages 447, 448, 449. Et il n'y a pas que Cohen! Plus près de nous, Georges Mounin, dans ses Clefs pour la langue française , Seghers, 1975, écrit :

« Il serait passionnant d'étudier, à titre d'information, ce que les révolutions ont fait pour le langage. La Révolution française, qui ne s'est pas occupée, semble-t-il, d'orthographe, a, en dix ans, opéré une révolution profonde sur la langue, c'est- à-dire qu'elle a rapproché - dans sa pratique - la langue écrite de la langue parlée par une injection massive de termes dits bas, et de néologismes de bon aloi. On en trouvera l'analyse dans un excellent vieil article de Paul Lafargue, " La langue française avant et après la Révolution française " qui devrait être un classique sur le sujet » (p. 185-186).

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Et Mounin de citer l'édition de 1936 des textes de Lafargue! Calvet ne porte pas G. Mounin dans son cœur (cf. Marxisme et Linguis-

tique , pp. 10-11). On peut comprendre ainsi qu'il en vienne à l'ignorer. Mais comment éditer un Marxisme et Linguistique , sans se soucier des éditions antérieures faites précisément sur initiative du courant marxiste du mouve- ment ouvrier?

L'attitude de Calvet, linguiste averti, n'est-elle pas significative de la désin- volture avec laquelle une partie des intellectuels, d'autant plus qu'elle se pro- clame d'extrême-gauche, traite le marxisme?

Monnaie courante dira-t-on. Et cela est si vrai que l'on en cherche quelque explication.

L'intelligentsia, dans son ignorance du marxisme a été justifiée par la vague gauchiste des années 1960. Une génération révolutionnaire entendait réinventer le marxisme. Elle ne réinventa que les erreurs de ses pères, réels et symboliques (les Mao, Trotsky, Lénine, Staline).

Ce fut bonne matière à l'enrichissement de l'éternité bourgeoise par ses fils de toujours; nous vivons le retour des Brasillach; qu'on les baptise philo- sophes et nouveaux de surcroît ne change rien quant au fond : le berceau de leur succès est un appel à brûler les locaux des organisations communistes portugaises.

La quintessence de l'ignorance est une fois de plus aveu brutal d'une haine sans limite : celle des classes sociales en opposition, en contradiction, en lutte acharnée. Le réel est cette haine dont le théâtre des ondes, télés et radios, et de l'écriture, presses, revues, livres, qui se donne sous le nom de nouvelle philosophie n'est que l'écume.

Il est à prévoir que la polarisation à droite de l'intelligentsia, qui s'opère aujourd'hui conduira une partie, il est vrai minoritaire, des intellectuels, à se soucier de positions marxistes plus conséquentes que celles qu'ils adoptèrent dans les années 1960-1970.

A ces intellectuels qui s'entêtent dans l'aspiration révolutionnaire, il est utile non seulement de retrouver Lafargue mais encore ceux qui l'ont édité et présenté à un public intellectuel et ouvrier dans une période où les intellectuels prolétariens étaient beaucoup plus rares encore qu'aujourd'hui.

Souhaitons que, Lorsque les Éditions Sociales rééditeront les Critiques Littéraires de P. Lafargue, elles nous donnent aussi l'avant-propos et l'intro- duction que J. Fréville leur faisait en octobre 1936 où l'on lira entre autres, ceci :

« Que la critique bourgeoise officielle ait passé à côté de Lafargue sans le remarquer, que l'université et les académies l'ignorent [...] ce silence, cet ostracisme, dictés par un esprit de classe et de caste sont naturels [...]. Mais que les marxistes français, dont il est l'un des premiers et des plus grands, l'aient si longtemps délaissé, voilà qui étonne [...]. A cette défaillance il y eut des raisons historiques : la faiblesse idéo- logique du mouvement révolutionnaire en France, la prédominance des tâches pra-

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tiques, l'incuriosité scientifique, la substitution facile des schémas et de formules toutes faites à l'étude vivante du marxisme. »

Singulières paroles que l'on croirait sorties d'un rapport auto-critique des dirigeants de l'çxtrême-gauche, dix ans après Mai 68. Or Fréville parle en 1936, et que fait-il? La critique de la période de bolchevisation-stalinisation du PCF, de sa période d'ouvriérisme, d'activisme, de faiblesse idéologique, de faiblesse organisationnelle, d'arrogance « théorique », de dogmatisme. Autant de traits que l'histoire du gauchisme des années 1960 a appris à une généra- tion à reconnaître.

L'Histoire se répète, dit Marx, chaussant les sandales de Hegel, mais pas de la même façon, la première fois en tragédie, la seconde en farce. Le gau- chisme de l'après Mai 68 est farceur. Mais la répétition n'exclut pas le tra- gique et le retour du refoulé du gauchisme, l'histoire, l'histoire du mouvement ouvrier, l'histoire des formations sociales du xxe siècle.

Un aspect sympathique de Marxisme et Linguistique est de témoigner qu'à ce jour L.-J. Calvet échappe au double effet de la méconnaissance de l'histoire du mouvement ouvrier et de l'attraction de la mode qui entraîne les intellectuels dans le giron de la classe bourgeoise.

Il reste que le travail de L.-J. Calvet n'est pas très original par rapport à ce que le courant marxiste a jusqu'ici fait. Le choix des textes de Marx et d'En- gels par Calvet est déjà programmé par Marcel Cohen dans la Bibliographie de l'Avant-Propos de ses Matériaux pour une sociologie du langage (Albin Michel 1956, dernière édition Petite collection Maspero, 1971). Marcel Cohen écrit :

« Étudiant scientifiquement les sociétés, Karl Marx et Friedrich Engels ont rencon- tré la question du langage dès le début de leur activité, comme on le voit dans L'idéologie allemande. Des références sont à prendre par la suite dans des ouvrages parus sous la signature d'Engels seul, surtout : Anti-Dühring, 1878; L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, 1884; Dialectique de la nature, réunion d'articles et de fragments (à partir de 1875) » ( Matériaux ..., p. 25).

Par rapport à cette énumération, le programme d'édition de L.-J. Calvet est en baisse : aucun texte extrait de V Anti-Dühring et de Y Origine de la famille , de la propriété privée et de l'État, ne figure dans son Marxisme et Lin- guistique. Ce qui, en partie se comprend par le fait que la question du langage n'est que très incidemment abordée, en quelques phrases, quelques lignes tout au plus, dans Y Anti-Dühring.

Des deux passages les plus significatifs, le premier concerne un commen- taire ironique par Engels de la proposition de Dühring : « Quiconque n'est capable de penser qu'à l'aide du langage, n'a encore jamais éprouvé ce que signifie la pensée abstraite , la pensée authentique . » « D'après quoi, ajoute Engels, les animaux sont les penseurs les plus abstraits et les plus authentiques, puisque leur pensée n'est jamais troublée par l'intervention indiscrète du lan-

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gage. » ( Anti-Dühring , Éditions Sociales, 1963, p. 117.) Est ici sous-entendu, comme allant de soi, sauf pour Dühring, qu'il n'y a pas d'acte de pensée en dehors d'un travail verbal, en dehors du langage.

Le second passage a trait à une remarque qu'Engels adresse à Dühring lorsque celui-ci met la propriété foncière à l'origine de tout enrichissement social. Engels souligne qu'en Orient « où l'État ou bien la commune est pro- priétaire du sol, le terme même de propriétaire foncier n'existe pas dans la langue. » ( Anti-Dühring , . 209.) Ici Engels fait entendre que la langue d'une époque est spécifique, qu'elle est la langue d'une société déterminée et que les mots pour désigner les formes d'activité et d'appropriation caractéristiques d'un mode de production n'ont pas existé de toute éternité. On peut illustrer le propos d'Engels par l'analyse qu'Émile Benveniste a faite du latin negotium dans son Vocabulaire des Institutions indo-européennes (Éditions de Minuit, 1969, t. I, Économie, parenté, société, ch. XI : Un métier sans nom : le com- merce) : « La spécification au sens de 64 affaires commerciales " d'un terme signifiant primitivement " occupation loin d'être isolée, se retrouve jusque dans les langues modernes (fr. affaires , angl. business , etc.); elle trahit la diffi- culté à définir par un terme propre une activité sans tradition dans le monde indo-européen. » ( Vocabulaire ..., p. 139.) Et en défaisant l'idée de sens com- mun (vente-achat = commerce) au point de départ de son article, Benveniste retrouve la différence fondamentale que Marx établit entre formule simple de la circulation des marchandises (ou de l'échange) (M-A-M) et formule géné- rale du capital (A-M-A') dans le livre I de Le Capital : « On pourrait penser que « acheter » et « vendre » conduit à l'étude des termes relatifs aux relations commerciales . Mais nous constatons ici une différence de principe : achat et vente sont une chose, le commerce proprement dit en est une autre » ( Vocabu- laire,. idem)3.

Si l'on fait exception de ces deux affleurements de la question du langage pour l'analyse marxiste dans Y Anti-Dühring, nous sommes obligés de consta- ter qu'Engels est trop occupé à encenser, face à Dühring, Hegel comme génial inventeur de « la loi universelle de la négation de la négation » pour trouver à consacrer un peu de son intérêt théorique à la question du langage.

Par contre l'on trouve à la rubrique Manuscrits pour Y Anti-Dühring du volume des Éditions Sociales, un texte d'Engels : « La décadence de la féoda- lité et l'essor de la bourgeoisie » dans lequel est étudié le rapport existant entre frontière politique et frontière linguistique , soit la question de la formation

3. « La notion de commerce doit être distinguée de celles d'achat et de vente. Le cultivateur qui travaille le sol songe à lui-même. S'il a un surplus, il le porte au lieu où se réunissent les autres cultiva- teurs pour le même cas et aussi ceux qui ont à acheter pour leur propre subsistance : ce n'est pas du commerce. Dans le monde indo-européen, le commerce est l'affaire d'un homme, d'un agent. Il constitue un métier individuel. Vendre son surplus, acheter pour sa subsistance personnelle est une chose; acheter, vendre pour d'autres, est autre chose. Le marchand, le commerçant est un intermédiaire dans la circulation des produits de la richesse. De fait, il n'y a pas en indo-européen de mots communs pour désigner le commerce et les commerçants; il y a seulement des mots isolés, propres à certaines langues, de formation peu claire, qui sont passés d'un peuple à l'autre. » {Vocabulaire..., t. I, p. 140.)

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nationale . La date du texte d'Engels n'est pas connue. Il n'appartient à YAnti- Dühring qu'en vertu d'une décision de l'éditeur qui le place aux pages 443- 452. Mais c'est sans doute à ce texte que songe Marcel Cohen lorsqu'il nous dit d'aller piocher dans VAnti-Diihring .

De même il n'est strictement pas question du langage dans V Origine de la famille , de la propriété et de l'État , Éditions Sociales, 1954, à l'exception des premières lignes du premier chapitre intitulé : « Les stades préhistoriques de la Civilisation. » Engels reprend là à son compte la division de l'Histoire des sociétés humaines que fait Morgan : «trois époques principales : état sauvage, barbarie, civilisation »; chacune des deux premières époques se divisant en trois stades : inférieur, moyen et supérieur. Du stade inférieur de l'état sauvage Engels écrit :

« Enfance du genre humain qui, vivant tout au moins en partie dans les arbres (ce qui explique seul qu'il se soit maintenu malgré les grands fauves), résidait encore dans ses habitats primitifs, les forêts tropicales ou subtropicales. Des fruits avec ou sans écorce, des racines servaient à sa nourriture; le résultat principal de cette époque, c'est l'élaboration d'un langage articulé. De tous les peuples dont on a connaissance durant la période historique, aucun n'appartenait plus à cet état pri- mitif. Bien qu'il ait pu s'étendre sur de nombreux milliers d'années, nous ne pouvons le prouver par des témoignages directs; cependant, une fois accordé que l'homme descend du régne animal, il devient inévitable d'admettre cette période de transi- tion. » {L'Origine..., p. 27.)

Et l'on peut, là, tirer l'échelle de la référence au « langage articulé » selon l'expression d'Engels. Mais quelle référence! Puisqu'elle désigne le langage comme fait central du passage du monde animal au monde « humain »; dira- t-on comme trait distinctif de l'hominisation? Cela certes méritait réflexion. Mais, apparemment faute d'information, Engels passe aussitôt à l'étude du stade moyen de la sauvagerie. Et par la suite, examen de la barbarie, étude de la civilisation, il ne sera plus jamais question du langage.

C'est à une mise en scène de l'Histoire que se livre Engels. Engels l'avoue dans son insistance à la désigner comme provisoire , liée à l'état de la documen- tation ethnologique dont il dispose; cette documentation évoluant, il sera possible de ne pas reprendre le schéma de Morgan, au demeurant si familier aux habitués de la dialectique trinitaire hégélienne.

Dans cette mise en scène de l'Histoire qu'est L'Origine..., le langage est mentionné en place d'honneur et exclu, par le même procédé, une fois pour toutes, du discours.

Étonnant symptôme , sur lequel j'aurais aimé que L.-J. Calvet, linguiste séduit par la psychanalyse, réfléchisse.

Quant à la référence de Marcel Cohen à L'Origine..., elle n'est pas cepen- dant abusive. Car Marcel Cohen cite L'Origine... dans l'édition de 1954 aux Éditions Sociales, qui comprend, outre cet ouvrage, trois autres textes

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d'Engels aussi passionnants que discutables et discutés : Sur l'Histoire des Anciens Germains , L'Époque franque, et La Marche.

Le troisième chapitre de L'Époque franque s'intitule : « Le dialecte fran- conien »; il représente 25 pages du volume des Éditions Sociales (244-268). Il est le plus long texte dans lequel les pères fondateurs du marxisme ont abordé la question du langage. Engels s'y coltine les études linguistiques de son époque. Ce texte développe des indications de Sur l'Histoire des Anciens Germains (pp. 182, 179, 204) particulièrement fournies dans la Note : Les Tribus Germaniques (pp. 209 à 219). Ces textes font figure de clé de voûte dans l'histoire de l'Allemagne pré-capitaliste qu'esquisse Engels. Ils témoignent, de façon flagrante, que pour leur auteur l'histoire des formations sociales est aussi une histoire ethno-linguistique, une histoire des langues et des peuples, une histoire nationale. Le lecteur d'aujourd'hui est très sensible à cet aspect de Ja démarche marxiste occulté par la tradition hégéliano-marxiste, en rai- son de ce fait qu'il nous contraint à penser l'histoire en termes de structures et la structure en termes de procès historique. Aussi je crois que la reprise de ces textes et leur commentaire critique, dans un volume intitulé Marxisme et Linguistique étaient indispensables.

Certes L.-J. Calvet nous prévient d'emblée que son recueil « est très loin de contenir l'ensemble des textes (marxistes) existants », mais la publication de « Le dialecte franconien » ne lui aurait-elle pas permis de fournir de quelques arguments cette remarque « il y a sans doute plus à trouver chez Engels par exemple que semble le penser Mounin » (Marxisme et Linguistique , p. 10) et donner consistance à une simple référence de Marcel Cohen au texte d'Engels ( Histoire d'une langue , le Français , p. 430). Car à quoi bon un Marxisme et Linguistique , s'il ne fournit pas au lecteur des instruments de travail actuali- sés ? L.-J. Calvet veut sa démarche scientifique et militante ( Roland Barthes , un regard politique sur le signe , p. 147); il ne devrait pas ignorer que les mili- tants ne crachent pas sur les bibliographies mises à jour.

Encore un exemple : le lecteur n'était-il pas en droit d'attendre de Calvet qu'il rompe le silence de Marcel Cohen sur les textes de Marx entre l'Idéologie allemande et le relais d'Engels? Ce silence peut en partie se comprendre : à l'époque où Cohen rédige la Bibliographie de ses Matériaux..., les Fondements de la Critique de l'Économie politique ne sont pas publiés en français, et l'im- portance des travaux de Marx sur la critique des théories de la monnaie n'est guère remarquée. Mais en 1977 l'on peut s'étonner : n'y-a-t-il pas dans les Grundisse, dans Le Capital une théorie critique du signe monétaire élaborée par Marx? Cette question est ignorée par Étienne Balibar dans Marxisme et Linguistique , présentation critique du texte de Staline du même nom dans Les Cahiers marxistes-léninistes , nos 12-13, juillet-octobre 1966, pp. 19-25. Il est dommage que dix ans plus tard Calvet ne revienne pas sur le problème, pourtant balisé par plusieurs travaux, par exemple, en français, ceux de Jean- Joseph Goux : Freud , Marx , Économie et Symbolique (Seuil, 1973). Le carac-

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tère très spéculatif de ces travaux ne devrait-il pas être un aiguillon pour l'analyse marxiste? D'autant plus qu'une idée d'une démarche plus soucieuse de la problématique marxiste a été donnée par la traduction d'un extrait du livre de A. Poltoratski et V. Chvyrev, Signe et Activité, Moscou, 1970, dans Recherches internationales , n° 81, 4/1974, « Sémiotique », pp. 157-168, sous le titre : « K. Marx : Sur l'origine du papier monnaie. » Sur cette question encore le lecteur de Marxisme et Linguistique reste sur sa faim.

Enfin, le dossier Marr-Staline, présenté par L.-J. Calvet, plus substantiel que le dossier « pères fondateurs » aurait gagné, lui aussi, à être fourni d'un échafaudage bibliographique. Marcel Cohen dans la Bibliographie des Maté- riaux ... donnait deux pages (pp. 26-27) de références sur ce débat historique. Il aurait été utile de les rappeler et les mettre à jour au-delà de 1955 en men- tionnant par exemple les deux articles contre Marr contenus dans le numéro 7 de Recherches internationales , mai-juin 1958, l'un de B. Serebrennikov : « Faits de langue et Histoire des Sociétés » (7-34), l'autre de V. Istrine : « Rela- tions entre les types d'écriture et la langue » (35-60).

Mais passons à une autre espèce de jérémiades; celles qui s'adressent à L.-J. Calvet commentateur.

2. Le commentateur

Dans le constat que « l'évolution des langues est à la croisée des conditions de la communication, de la dynamique propre de la langue, de l'évolution idéo- logique et de l'évolution de la division du travail » ( Marxisme et Linguistique , p. 21), Calvet trouve une confirmation de sa thèse que « la langue ne peut être susceptible d'une science autonome» (p. 12). Et cela contrairement à ce qu'affirme la tradition d'enseignement de la linguistique structurale. J'accorde très volontiers cela à L.-J. Calvet. Mais le règlement de comptes vis-à-vis de la linguistique structurale auquel se livre Calvet, à partir d'une thèse juste, me semble trop vite et trop facilement mené. La précipitation de Calvet porte à croire qu'à travers la linguistique structurale Calvet fait le procès d'un structu- ralisme qui fonctionne dans son discours comme épouvantail à moineaux gauchistes. Faire porter le chapeau du structuralisme à Staline est pour le moins cavalier, aussi cavalier que faire porter la toque du stalinisme au struc- turalisme. Calvet, malheureusement ne s'en prive pas : p. 30 : « [...] Staline est au fond le seul qui parle la langue des linguistes , le seul qui utilise un dis- cours compréhensible par les linguistes occidentaux de l'époque [...] » (sou- ligné par Calvet); p. 36 : « Pourquoi [...] Staline a-t-il été si bien reçu par les linguistes? Pourquoi la nullité de ses arguments n'a-t-elle pas été plus forte- ment relevée? Peut-être parce qu'ainsi la linguistique occidentale (sur les posi- tions de laquelle la linguistique soviétique n'allait pas tarder à s'aligner : struc- turalisme ou générativisme) trouvait une caution de gauche non négligeable.

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Car, dans le " bon sens " de Staline, rien ne vient contredire les postulats de base du structuralisme, rien qui soit gênant pour la linguistique occidentale de l'époque. Staline est simpliste, il est mal renseigné, il dit parfois des bêtises grosses comme un goulag, mais il arrange bien les linguistes qui n'ont nulle envie de s'interroger sur les rapports entre langue et société, ou langue et histoire : vous voyez bien, même Staline le dit, la langue n'a rien à faire avec votre lutte des classes, laissez-nous donc à nos chères études et allez manifester ailleurs... »; p. 37 « Staline, bien sûr, et à sa suite par la majorité des structura- listes. »

Ici l'on tend l'oreille; les structuralistes seraient-ils divisés? Y aurait-il une minorité de structuralistes qui... n'évacuerait ni l'histoire ni la psychanalyse de son souci? Quelle est-elle cette minorité? Las! Calvet ne peut rien en dire, en raison d'une conception de l'histoire de la linguistique au xxe siècle très confortable et identique quant au fond avec la représentation bourgeoise (an-historique, a-politique) de cette histoire. Soit ce passage, p. 28 de Marxisme et Linguistique : « Nous savons aujourd'hui, avec le confortable recul que nous procure l'histoire, que le linguiste genevois (Saussure) l'emporta largement sur Lafargue ou sur Engels : le formalisme fleurit à Moscou puis à Prague, s'étend dans toute l'Europe et donne corps à la linguistique générale que nous connais- sons toujours. Dans ce flot relativement ininterrompu, deux exceptions sovié- tiques, Volochinov dont nous avons parlé plus haut, et N. Marr. »

Le lecteur aurait aimé qu'à ce point de son histoire de la linguistique au xxe siècle, Calvet se souvienne de la complexité des processus historiques, de leur caractère contradictoire. Le «formalisme» ne naquit pas comme une réaction contre l'histoire, mais sous l'impact d'une historicité exacerbée. Jamais l'Histoire (même avec la Révolution française) n'avait été autant présente à l'esprit des hommes, les saisissant, les interpellant comme sujets historiques, que dans ces années de révolution dans l'ancien empire tsariste et dans toute l'Europe. L'immense bouleversement historique accouchait de la première société socialiste et d'une méthologie radicalement nouvelle, dans son expli- citation si ce n'est dans son existence (déjà établie ¿ians la critique de l'économie politique bourgeoise faite par Marx et Engels), de connaissance des faits de lan- gage et, par-delà, de l'ensemble des faits sociaux. En faisant abstraction de cette réalité historique (l'ère des révolutions socialistes marquant la décadence impérialiste) comment comprendre, autrement que d'un point de vue formaliste bourgeois le développement de la linguistique structurale?

De même on ne peut pas supprimer, même si c'est commode pour l'histoire d'après-coup, l'histoire confortable, l'objet que les membres de l'Opoïaz en 1919, du Cercle de Moscou, se proposaient d'étudier : le poétique avec sa charge admirable, manifeste, de levier social, qu'illustrent les Maiakovski, les Khlebnikov.

On ne peut pas non plus masquer que dès les origines de l'Opoïaz à Petro- grad et du Cercle Linguistique à Moscou un Jakobson ne partageait pas le

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« formalisme » des analyses d'un Chklovski : dans les années 20 les désaccords se cristallisèrent; il y a plus de onze ans que Jakobson s'en est ouvert dans un entretien avec J.-P. Faye {Les Lettres françaises , novembre 1966) : «Nous considérions, Tynianov et moi, que Chklovski partait en guerre contre une simple déviation mécaniste, et qu'il tombait lui-même en passant dans le piège de cette déviation mécaniste par ses propres proclamations » (entretien repris sous le titre : « Questionner Jakobson » dans Le Récit Hunique, Seuil, 1967, pp. 273-284).

Comme cette opposition est aisément gommée dans la vision de 1977 de Calvet : Moscou 1919, Prague, 1920 : pour Calvet c'est le début de l'hégémo- nie formaliste! C'est ainsi que se perpétue une nuit où toutes les vaches sont grises et dans laquelle il n'y a pas de loupiote pour comprendre l'assassinat d'un Polivanov, responsable d'avoir critiqué Marr, alors que celui-ci était encore en faveur auprès de Staline.

On peut essayer, à partir de là, de généraliser la critique portée à Calvet. Je trouve, a priori , sympathique l'insistance de Calvet à dénoncer dans la linguistique structurale l'ignorance de l'histoire. Mais faut-il en conclure que la linguistique structurale en tant que telle ne peut qu'ignorer l'histoire ou faut-il mettre cette ignorance au compte de ce que les mass-media et les appareils scolaires de la bourgeoisie ont fait de la linguistique structurale? Que vise L.-J. Calvet quand il met en cause la linguistique structurale? Quel objet? Réel ou imaginaire?

Il y a une définition de la linguistique structurale que donne Chomsky. Oswald Ducrot a montré combien cette définition était à la main de Chomsky, qui « invente » la linguistique structurale comme négatif de ses propres asser- tions : « Cette forme du structuralisme, conçu comme un « négatif » du trans- formationalisme... » (« Note sur la linguistique structurale et le transformatio- nalisme » dans Qu'est-ce que le structuralisme ?, Seuil, 1968, pp. 90-95.)

Il y a une définition de la linguistique structurale par L.-J. Calvet, non dans Marxisme et Linguistique , mais dans son Roland Barthes : « Science sociale, la linguistique se devrait d'étudier en priorité le statut de la langue dans la société; son rôle dans la lutte des classes, ses déterminations idéologiques. Elle se contente d'étudier un système clos, comme on étudie une mécanique, encore une fois parce que le modèle phonologique pèse lourdement sur elle. Et l'impasse actuelle de la sémantique est bien la preuve que ce modèle est inadéquat. Mais du même coup la linguistique apparaît comme une entreprise de blanchissage idéologique de la langue : instrument de communication, la langue sera un « instrument » neutre, hors du champ des rapports sociaux et politiques, hors du champ des conflits de classes. Il n'y a pas d'instrument de classe, mais tout au plus une utilisation de classe de l'instrument : pour que ce sophisme puisse être recevable, il faut bien entendu que la langue dise tout, que le message ne laisse rien dans l'ombre. D'où la séparation opérée entre communi- cation et signification. Il y a l'une ou l'autre, mais jamais les deux à la fois, telle est la doctrine de la linguistique structurale » (pp. 20-21).

Cette définition est normative, du type la linguistique structurale est ce qu'en font les linguistes avant Barthes et Calvet. Elle est aussi dogmatique :

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science sociale la linguistique l'est, mais tout se passe comme si Calvet entendait science sociale au sens de science de la société dans son ensemble, science sociale globale. Science prototype et science princeps, la bascule barthienne de la sémiologie dans la linguistique ne faisant qu'accentuer les traits de l'idéologie structuraliste. A tant attendre de la linguistique on la destinait à décevoir; ce qui préparait des procès étranges. Calvet croit-il donc que le rôle de la langue dans la lutte des classes relève en priorité, prin- cipalement d'une approche linguistique? Dans Marxisme et Linguistique le non est catégorique. L'étude de la parole sociale ne relève pas d'une science autonome. Ce qui n'était pas acquis dans le Roland Barthes. A quoi j'attribue le faux-procès fait par Calvet à la phonologie. Les affirmations de Calvet vont, il me semble, à contre-sens de ce que Troubetzkoy et Jakobson ont énoncé. Quant à la fécondité de la phonologie elle est indubitable, et un des éléments- forces de celle-ci est d'avoir permi la conjonction des différentes démarches scientifiques en « sciences humaines » (sociologie, ethnologie, psychanalyse). En-fin le caractère opératoire de la définition d'une séparation communica- tion/signification comme élément caractéristique de la linguistique structurale n'a pas été établi par Calvet dans ses ouvrages postérieurs au Roland Barthes .

Il y a une définition de la linguistique structurale que Jakobson donne « à la suite de Troubetzkoy » (« Structuralisme et Téléologie » publié dans L'Arc, n° 60, 1er trimestre 1975, pp. 50-52). Pour cette linguistique la notion de structure n'est pas an-historique, elle est la condition d'une analyse histo- rique concrète, tenant compte et des ordonnancements synchroniques et des séries diachroniques. La linguistique structurale se constitue par-delà l'idéa- lisme, par-delà le spéculatif, les reléguant avec la philosophie à une attitude « pré-scientifique », car au lieu de continuer à se vouer à la poursuite d'une essence des choses, elle prend pour objet d'étude les rapports existant entre les choses. Dès 1915, souligne Jakobson, avant même que nous ayons lu Saussure, « le terme structure avait acquis pour nous sa connotation rela- tionnelle ». De sa lecture du Cours de Linguistique générale en 1920, Jakobson retiendra surtout l'importance du concept d'opposition « qui suggérait inévi- tablement l'idée d'une opération logique latente ». Mais le travail qui conduit Jakobson à la définition de la phonologie s'accompagne d'une rupture d'avec l'idéologie « scientifique » de Saussure, son anti-téléologisme : « Dans le langage poétique, ce qui attirait le plus mon attention de chercheur, c'est son caractère téléologique : il y a là une finalité mais je me suis tout de suite trouvé en désaccord avec ceux qui affirmaient que ce n'est que la poésie qui, à la diffé- rence du langage usuel, est munie d'un but. J'objectais que le langage usuel à son tour a un but, mais un but différent. » Pour Jakobson il ne faut pas confondre téléologisme et théologisme, et le problème n'est pas de prendre seulement en compte les causes mais aussi les buts.

En quoi la critique que Calvet porte à la linguistique structurale s'ap- plique-t-elle à Jakobson, pourtant le père du « modèle phonologique » que

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Calvet trouve si stérile? C'est au demeurant, ce regret de la stérilité jakobso- nienne, un point de retrouvailles entre Calvet et sa tête de turc favorite : Georges Mounin, qui écrit dans Les difficultés de la poétique jakobsonienne : « Le Formalisme a déjà son avenir derrière lui. Et dans le domaine de la critique les exercices jakobsoniens dans le style de l'explication des Chats ne continuent peut-être à séduire que des pédagogues de province en retard d'une vague. On peut dire, après quinze ans, que la théorie de la fonction poétique de Jakobson a été significativement improductive. » (L'Arc, n° 60, p. 69).

Mounin dans Calvet, Calvet dans Mounin? Une singulière unanimité à établir les sentences linguistiques sur un mythe : celui de la toute-puissance et de la cohérence du formalisme au xxe siècle. A quel but répond l'entretien de cette légende? Dans le cas de Calvet la réponse échappe. Lorsque Calvet dans son Marxisme et Linguistique souligne que Volochinov « semble aller plus loin que Saussure dans la mesure où il pose que le véritable lieu d'in- tervention analytique est la parole et non pas la langue » (p. 22), ne rejoint-il pas l'accent mis par Jakobson dès ses premières études sur la parole par rapport à la langue, sur la poésie comme forme spécifique et critique des langages, sur la poétique par rapport à la linguistique?

Dans Problèmes des études littéraires et linguistiques écrit en 1928 par Jakobson en collaboration avec J. Tynianov, la reconnaissance de la dette vis-à-vis de Saussure est liée explicitement à une dénonciation du formalisme : « L'établissement de deux notions différentes - parole et langue - et l'analyse de leur rapport (école de Genève) furent extrêmement féconds pour la linguis- tique. Appliquer ces deux catégories (la norme existante et les énoncés indi- viduels) à la littérature et étudier leur rapport, c'est un problème que l'on doit examiner à fond » (point 6), « Il faut se séparer de l'éclectisme académique [...] du " formalisme "

scolastique qui remplace l'analyse par l'introduction d'une nouvelle terminologie et par la classification des phénomènes; il faut éviter une nouvelle transformation de la science systématique de la littérature et du langage en genres épisodiques et anecdotiques » (point l)4. La volonté « systémique » est support d'un projet anti-formaliste, l'analyse structurale a pour but de faire prévaloir sans conteste l'analyse historique la plus concrète et la plus rigoureuse possible.

La mise de Jakobson sur la trace de la phonologie procède intégralement d'une telle problématique. Il faut souligner le principe de la découverte de la phonologie par Jakobson : « ce ne sont pas les sons, mais les phonèmes qui jouent dans la poésie ». Et la définition de la phonologie par rapport à la phonétique, de la phonologie « saisie des différences de sens liées aux sons » ne deviendra claire qu'avec la «dissociation systématique des phonèmes, entités complexes en des éléments différentiels indécomposables » : « Si nous

4. Roman Jakobson, Questions de Poétique, Seuil,, 1973, pp. 56-58.

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reconnaissons ces rapports malgré toutes les distorsions possibles, c'est parce qu'ils existent et restent valides : on peut définir en quoi consiste l'invariance du rapport. L'idée d'une invariance topologique est incontestablement réaliste. Les deux éléments qui s'opposent l'un à l'autre ne sont jamais équipollents : l'un d'eux, hiérarchiquement supérieur, fait contrepoids au partenaire non marqué. C'est un point essentiel de la linguistique structurale telle que je la définis à la suite de Troubetzkoy » (« Structuralisme et Téléologie »).

Cette linguistique structurale Lévi-Strauss a dit ce qu'il lui devait (se reporter, par exemple, à sa préface à Six leçons sur le son et le sens de Jakobson, 1942-1943, Éditions de Minuit, 1976). Lacan lui-même y est allé de plus d'une révérence. La psychanalyse a appris de cette linguistique à laquelle Calvet fait le reproche paradoxal d'ignorer la psychanalyse! Qu'on lise les textes de Jakobson regroupés dans Langage enfantin et aphasie (1939- 1941, 1955-1963, Éditions de Minuit, 1969) et particulièrement «Pourquoi» « Papa » et « Maman » (1960) : « L'antériorité des termes paternels et de leur occlusive orale, comparés aux termes maternels nasalisés, s'explique aussi bien au niveau sémantique qu'au niveau phonologique. Les observations de Parsons sur l'identité pré-œdipienne enfant-mère, considérée dans son opposi- tion manifeste au rôle du père, apportent une réponse à la question de savoir pourquoi, dans le comportement verbal de l'enfant, la première attitude de recul, purement déictique et rudimentairement cognitive, s'incarne dans le terme paternel. Celui-ci « annonce la transition entre expression affective et langage dénotatif » (Jakobson, 1941), alors que, pour le terme maternel, la valeur purement référentielle n'apparaît qu'à un stade ultérieur, - œdipien, suggérerait probablement Parsons » (p. 128). Comment ne pas reconnaître là un des multiples indices de cette impulsion qui provoque la rencontre enthou- siaste de Calvet (sa notion de compétence rythmique) et de Fonagy (« Les bases pulsionnelles de la phonation ») dans le Pour et Contre Saussure (pp. 101-104, et «langue, rythme, pulsion», pp. 111-117).

L'examen de l'ouverture du Pour et Contre Saussure (opposition du chapitre 2, les Anagrammes, - pour Saussure au chapitre 1, la Vulgate,- contre Saussure) indique un autre point sur lequel Calvet rencontre sans le reconnaître Jakobson : l'éloge du « Saussure souterrain. » Les travaux de Jean Starobinski sur « Les anagrammes de Ferdinand de Saussure » ( Mercure de France , février 1964, Les mots sous les mots , Gallimard, 1971) ont boule- versé le discours structuraliste sur Saussure (l'on se reportera pour un premier état de l'impact de cette recherche à Thomas Aron : « Une seconde révolution saussurienne? » dans Langue française , septembre 1970 : «La description linguistique des textes littéraires », pp. 56-62). L'enthousiasme avec lequel Jakobson a salué le travail de Starobinski dans un article intitulé « La première lettre de Ferdinand de Saussure à Antoine Meillet sur les anagrammes » (L'Homme, XI/1971, repris dans Questions de Poétique, Seuil, 1973, 190-201) n'est pas le fruit d'un soudain retournement de Jakobson mais le contraire :

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la preuve d'une concordance du souci du Saussure occulté par le structuralisme et de la visée des fondateurs pragois de la linguistique structurale. Et c'est Jakobson, près de dix ans avant que Calvet fonde sa stratégie de dénonciation de la linguistique structurale sur les anagrammes de Saussure, qui déclare : « Cette unité (entre linguistique et poétique) en tout cas, elle est aussi tout à fait la tradition de Saussure. Voyez ses Anagrammes . Je viens de voir à Genève les manuscrits, grâce à Starobinski. C'est son œuvre la plus géniale, qui a effrayé même ses disciples. D'où leur tentative pour cacher le plus long- temps possible cette part des travaux de Saussure. Celui-ci pourtant écrivait à Meillet que pour lui c'était le travail essentiel. » {Le Récit Hunique, p. 279.)

Certes dans Pour et Contre Saussure lorsque L.-J. Calvet définit la lin- guistique structurale c'est à Hjelmslev qu'il s'en prend (p. 60) et non à Jakob- son. Mais il a, au préalable, tiré un trait d'union entre le Cercle de Prague et Hjelmslev (p. 59). C'est ce trait d'union qui est contestable.

Pas plus qu'elle n'exclut l'inconscient, alors qu'elle en ouvre la voie, la linguistique structurale de Jakobson n'exclut l'Histoire, alors qu'elle en ouvre une approche non théologique, non hégelienne. Cet élément de méthode on le trouve déjà dans le manifeste Tynianov- Jakobson de 1928 cité plus haut5 : « L'histoire de la littérature (ou de l'art) est intimement liée aux autres séries historiques; chacune de ces séries comporte un faisceau complexe de lois structurales qui lui sont propres. Il est impossible d'établir entre la série litté- raire et les autres séries une corrélation rigoureuse sans avoir préalablement éclairé ces lois » (point 2). Ce type d'analyse est reçu depuis vingt ans par les marxistes, de Cohen à Althusser, d'Althusser à Faye, non comme élaboration étrangère à leur démarche mais comme problématique contemporaine du marxisme et organique à celui-ci, mettant en valeur ses principes méthodolo- giques. Soit ce dialogue Jean-Pierre Faye-Jakobson : « JPF - Récemment je lisais, dans le livre II du Capital ce que Marx écrit à propos du Tableau éco- nomique de Quesnay. Il oppose à certains points faibles dans l'analyse d'Adam Smith la méthode de Quesnay, capable de " faire dériver les différences à par- tir du procès RJ - Je ne connaissais pas ce texte, mais j'ai dit cela aussi... JPF - Je croyais vous entendre en effet, en lisant cela. Ce qui est né aux côtés de ce mouvement de science abstraite, c'est donc l'art le plus " concret ". Lui

qui, accrochant de toutes parts les " différences ", tente de saisir le procès .

L'action même, concrète, en train d'opposer les uns aux autres les éléments. Cette action qui est langage, et rapport ou récit, tout le temps. » {Le Récit Hunique , p. 284.) Huit ans plus tôt, Marcel Cohen écrivait : « La notion de structure est devenue depuis longtemps bien commun de la grande majorité des linguistes, qui travaillent donc, si on veut, dans une ère structuraliste. »

(« Linguistique et idéalisme », dans Recherches Internationales , n° 7, p. 68.) La polémique que Calvet ouvre contre non seulement l'idéologie structu-

5. Ibidem.

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raliste mais encore toute la linguistique structurale (Martinet, Jakobson aussi bien que Hjelmslev) appelle bien des éclaircissements, linguistiques certes, et aussi politiques. Il y a sous-jacent à l'argumentation linguistique de Calvet un discours politique de règlement de comptes avec ce qu'a été la problématique du marxisme des vingt dernières années, un marxisme essayant de se dégager et du scientisme libéral et de l'hégeliano-marxisme, dont le dogmatisme stali- nien fut la forme la plus manifeste mais non exclusive.

Mais y a-t-il pour le marxisme une quatrième voie entre l'affadissement libéral (qui se porte très bien par ces temps de renouveau social-démocrate), l'hégeliano-marxisme dans ses deux formes les plus éclatantes : stalinisme et discours gauchiste, et la démarche de transformation actuelle du marxisme par intégration des découvertes scientifiques et de toute l'expérience du mouvement ouvrier, si diverse, complexe et contradictoire, démarche aussi rébarbative et patiente que l'est le mouvement d'organisation et d'initiative politique de la classe ouvrière et d'un peuple socialiste? La question est posée à Calvet. Bien que d'une réponse nous ayons déjà un dispositif quasi mythologique : l'analyse que Calvet fait de Volochinov-Bakhtine dans son Introduction à Marxisme et Linguistique déploie un scénario passionnant selon lequel Bakhtine devient le maillon manquant entre Marx et Engels et L.-J. Calvet (à travers Barthes; pp. 21-22 sur la filiation Engels-Bakhtine, pp. 22-23 sur la postérité de Bakh- tine : Barthes). Ce qui ne manque pas de séduire malgré la présence d'accompa- gnement d'un marxisme de bois, avec sa conception mécaniste et inopérante du rapport structure/infrastructure (pourtant si bien critiquée par Althusser) et une définition de l'idéologie pré-lacanienne.

Il reste que je souscris volontiers à deux propos de Calvet. Le premier consiste en cette remarque :

« J'ai déjà signalé que Engels ou Lafargue écrivait avant Saussure et avant Freud, avant la théorie du signe et celle de l'inconscient. Staline écrit après eux et, les ignorant, il conforte la gent linguistique dans une double ignorance et surtout dans un double refus : celui de l'his- toire, [...] et celui de la psychanalyse. » (Marxisme et Linguistique , pp. 36-37.)

Le second consiste en ce programme : « [...] la linguistique structurale peut être soumise à deux axes de critique. D'une part sa

vision de la communication, ramenant la langue à un code a-historique, doit être corrigée et peut l'être par un retour à la tradition marxiste dont ce recueil donne une image : point de linguis- tique uniquement interne! D'autre part son ignorance de l'irruption du sujet dans le signe doit être palliée par un approfondissement de la direction aujourd'hui illustrée par les travaux de Lacan [...] » (M.L., p. 39) 6.

6. Ces quelques remarques sur le travail de L.-J. Calvet ne sont qu'une introduction à une reprise du débat sur le marrisme à partir de la discussion de Mikhaïl Bakhtine (V. N. Volochinov) : Le marxisme et la philosophie du langage (1929, Éditions de Minuit, 1977) et du numéro de Langages de juin publié sur l'initiative de J. B. Marcellesi : « Langage et classes sociales. Le marrisme », Langages n° 46, juin 1977, Didier-Larousse. Article à paraître dans Pluriel : « La langue forme nation ». Par ailleurs le lecteur trouvera un inventaire minutieux des études consacrées à Lafargue en France dans Roger Fay olle : « Paul Lafargue, critique littéraire et propagandiste du matérialisme historique », Philologica Pragensia, Aca- demia, Praha 1976, n° 3 et n° 4. Cf. aussi J.-L. Houdehine, Langage et Marxisme (Klincksieck, 1977).

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