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5 Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 75, juillet-septembre 2002, p. 5-14. L’HISTOIRE DES FEMMES ET L’HISTOIRE DES GENRES AUJOURD’HUI Fabrice Virgili D’une histoire sans les femmes, naguère, à une histoire du monde sexuée de nos jours : voici un bilan historiographique pour la France qui n’oublie ni les thèmes d’études ni les visages. ès le début de l’histoire des femmes, recherches et enseigne- ments ont été accompagnés d’une réflexion historiographique. Ce question- nement permanent des historien-ne-s, de- puis trois décennies, en est une des carac- téristiques. En 1973-1974, Michelle Perrot, Fabienne Bock et Pauline Schmidt intitu- laient leur séminaire, premier du genre, « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Dix ans plus tard, nouvelle interrogation lors des rencontres de Saint-Maximin, « Une histoire des femmes est-elle possible ? ». Enfin, en 1998, le colloque de Rouen inver- sait la formule pour « Une histoire sans les femmes est-elle possible ? ». Trois interro- gations qui balisent en quelque sorte trente années de production et auxquelles il faut ajouter les très nombreux articles qui les ont accompagnées 1 , sans oublier l’ouvrage de Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes 2 . Cette réflexion épistémologique, qui existe dans tous les domaines de la dis- cipline, prend une dimension particulière pour l’histoire des femmes. Elle était le moyen d’affirmer l’existence d’un nouveau terrain de connaissance et le travail de ses exploratrices. Les intitulés choisis sont autant d’invitations au débat adressées à l’ensemble de la corporation historienne. Celle-ci n’est pourtant pas exemptée du re- proche de ne pas avoir pensé plus tôt l’his- toire au féminin. Leurs formulations inter- rogatives, soit faussement naïves, soit provocatrices, le rappellent, comme elles soulignent que l’enjeu fut bien de devenir visible , et de le rester. La formule, em- pruntée à Claudia Koonz et Renate Briden- thal et tant de fois utilisée depuis, met en avant la volonté qui a accompagné cette histoire 3 . Volonté de rendre visibles les femmes comme actrices de l’histoire, comme sujets de recherche, comme histo- riennes. L’histoire des femmes est indisso- ciable de cette triple démarche : militante, scientifique et institutionnelle. SORTIR DE L’UNIVERSEL MASCULIN Rendre visible était en premier lieu sortir de l’universel masculin, l’histoire faite du suffrage universel en est probablement le 1. Il serait impossible de les citer tous ici et l’on renverra le lecteur à l’ouvrage de Françoise Thébaud cité ci-dessous. Notons, parmi les plus récents : Leora Auslander, « Le genre de la nation : la recherche aux États-Unis », CLIO. Histoire, Femmes et Sociétés , 12, 2000, p. 193-208 ; Michelle Perrot, « L’Histoire saisie par le genre », dans université de tous les savoirs, L’Histoire la sociologie et l’anthropologie , vol. 2, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 123-137 ; Michèle Riot-Sarcey, « L’Historiographie française et le “genre” », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine , 47-4, octobre-décembre 2000, p. 805-814. Signalons également la parution en 1998 de deux recueils d’articles, écrits de 1974 à 1997, par deux figures importantes de l’histoire des femmes : Geneviève Fraisse, Les femmes et leur histoire , Paris, Gallimard, Folio, 1998 et Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’His- toire , Paris Flammarion, 1998. 2. Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes , Fon- tenay/Saint-Cloud, ENS Éditions, 1998. 3. Renate Bridenthal et Claudia Koonz, Becoming visible, Women in European History, Boston, Houghton Mifflin, 1977. D

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5Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 75,juillet-septembre 2002, p. 5-14.

L’HISTOIRE DES FEMMESET L’HISTOIRE

DES GENRES AUJOURD’HUI

Fabrice Virgili

D’une histoire sans les femmes, naguère,à une histoire du monde sexuée de nosjours : voici un bilan historiographiquepour la France qui n’oublie ni les thèmesd’études ni les visages.

ès le début de l’histoire desfemmes, recherches et enseigne-ments ont été accompagnés d’une

réflexion historiographique. Ce question-nement permanent des historien-ne-s, de-puis trois décennies, en est une des carac-téristiques. En 1973-1974, Michelle Perrot,Fabienne Bock et Pauline Schmidt intitu-laient leur séminaire, premier du genre,« Les femmes ont-elles une histoire ? ». Dixans plus tard, nouvelle interrogation lorsdes rencontres de Saint-Maximin, « Unehistoire des femmes est-elle possible ? ».Enfin, en 1998, le colloque de Rouen inver-sait la formule pour « Une histoire sans lesfemmes est-elle possible ? ». Trois interro-gations qui balisent en quelque sorte trenteannées de production et auxquelles il fautajouter les très nombreux articles qui lesont accompagnées

1

, sans oublier l’ouvragede Françoise Thébaud,

Écrire l’histoire desfemmes

2

. Cette réflexion épistémologique,qui existe dans tous les domaines de la dis-cipline, prend une dimension particulièrepour l’histoire des femmes. Elle était lemoyen d’affirmer l’existence d’un nouveauterrain de connaissance et le travail de sesexploratrices. Les intitulés choisis sontautant d’invitations au débat adressées àl’ensemble de la corporation historienne.Celle-ci n’est pourtant pas exemptée du re-

proche de ne pas avoir pensé plus tôt l’his-toire au féminin. Leurs formulations inter-rogatives, soit faussement naïves, soitprovocatrices, le rappellent, comme ellessoulignent que l’enjeu fut bien de

devenirvisible

, et de le rester. La formule, em-pruntée à Claudia Koonz et Renate Briden-thal et tant de fois utilisée depuis, met enavant la volonté qui a accompagné cettehistoire

3

. Volonté de rendre visibles lesfemmes comme actrices de l’histoire,comme sujets de recherche, comme histo-riennes. L’histoire des femmes est indisso-ciable de cette triple démarche : militante,scientifique et institutionnelle.

SORTIR DE L’UNIVERSEL MASCULIN

Rendre visible était en premier lieu sortirde l’universel masculin, l’histoire faite dusuffrage universel en est probablement le

1. Il serait impossible de les citer tous ici et l’on renverrale lecteur à l’ouvrage de Françoise Thébaud cité ci-dessous.Notons, parmi les plus récents : Leora Auslander, « Le genrede la nation : la recherche aux États-Unis »,

CLIO.

Histoire,Femmes et Sociétés

, 12, 2000, p. 193-208 ; Michelle Perrot,« L’Histoire saisie par le genre », dans université de tous lessavoirs,

L’Histoire la sociologie et l’anthropologie

, vol. 2,Paris, Odile Jacob, 2002, p. 123-137 ; Michèle Riot-Sarcey,« L’Historiographie française et le “genre” », dans

Revued’histoire moderne et contemporaine

, 47-4, octobre-décembre2000, p. 805-814. Signalons également la parution en 1998de deux recueils d’articles, écrits de 1974 à 1997, par deuxfigures importantes de l’histoire des femmes : GenevièveFraisse,

Les femmes et leur histoire

, Paris, Gallimard, Folio,1998 et Michelle Perrot,

Les femmes ou les silences de l’His-toire

, Paris Flammarion, 1998.2. Françoise Thébaud,

Écrire l’histoire des femmes

, Fon-tenay/Saint-Cloud, ENS Éditions, 1998.

3. Renate Bridenthal et Claudia Koonz,

Becoming visible,Women in European History,

Boston, Houghton Mifflin,1977.

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meilleur exemple. Combien d’ouvragesdatent sa conquête de l’année 1848, sanspenser une seconde que l’exclusion desfemmes de la citoyenneté politique jus-qu’en 1944 pouvait en limiter la portéeuniverselle ? En étendant à la recherchehistorique le mot d’ordre féministe « unhomme sur deux est une femme », les his-toriennes ont mis en évidence que nonseulement l’universel jusque-là étudié n’étaiten fait qu’un demi-universel, mais quecelui-ci était pensé, écrit et raconté au mas-culin. « Métier d’hommes qui écrivent l’his-toire des hommes, présentée comme uni-verselle, tandis que les murs de la Sorbonnese couvrent de fresques féminines », écri-vent Georges Duby et Michelle Perrot dansl’introduction aux cinq volumes de

L’His-toire des femmes en Occident

1

.L’invisibilité des femmes comme sujet

historique est ancienne et l’existence dequelques travaux de femmes ou sur lesfemmes ne contredisent pas ce silence.Thérèse Sclafert est une des deux seulesfemmes (avec Lucie Varga, assistante deLucien Febvre

2

), à avoir signé un articledans la revue des

Annales

entre 1929 et1944 : « Les routes du Dauphiné et de laProvence sous l’influence du séjour despapes à Avignon. » La publication de sathèse

3

, en 1926, ne lui ouvre pas pourautant les portes de l’université et ellecontinue à enseigner la grammaire et lelatin à l’École normale supérieure de Fon-tenay. D’autres sont tout simplement invi-sibles comme Suzanne Dognon-Febvre,agrégée, qui arrête son doctorat dès sonmariage pour élever ses enfants et assisterson mari, ou encore Simone Vidal-Blochdont le travail de préparation de notes derecherche ou de relecture des manuscrits

ne fut jamais signalé par son mari. Ainsideux des plus grandes figures de l’historio-graphie française ont largement bénéficiédu travail de leur épouse ou assistantessans que celles-ci en aient obtenu lamoindre reconnaissance. Quant aux pre-mières recherches sur les femmes, ellessont l’œuvre d’auteurs engagés dans lemouvement féministe, tels Jeanne Bou-vier ou Léon Abensour dans l’entre-deux-guerres, ou encore Édith Thomas dans lesannées 1950, qui sont tous restés totale-ment marginalisés. La « préhistoire desfemmes », comme l’a été par la suite l’his-toire des femmes, était assimilée au fé-minisme et à sa réputation sulfureuse.

Pourtant, le décalage entre le vide histo-riographique et la réalité sociale desannées d’après-guerre apparaissait de plusen plus flagrant. L’acquisition du droit devote, la publication du

Deuxième sexe

deSimone de Beauvoir, l’explosion des maga-zines féminins, la transformation de « Lamaternité heureuse » en « Planning fami-lial » en 1960 sont les manifestations deschangements en cours auxquels les histo-riens ne peuvent rester totalement étran-gers. Parmi eux, Pierre Grimal dirige une

Histoire mondiale de la femme

4

. Si le choixdu singulier, « la femme », et les thèmesabordés concernent largement une imageféminine inscrite dans une sorte d’immua-bilité où est totalement absente toute idéede domination, cette entreprise en quatrevolumes menée par un éminent spécialisted’histoire romaine reconnaît la légitimitéscientifique d’un questionnement spéci-fique sur les femmes dans l’histoire.

DES HISTORIENNES DES FEMMES…

Le développement de l’histoire desfemmes au cours des années 1970 estindissociable du mouvement des femmes.Les deux actes fondateurs du MLF en 1970sont de ce point de vue fort symboliques.

1. Georges Duby et Michelle Perrot,

L’Histoire des femmesen Occident

, Paris, Plon, 1991-1992.2. Lucie Varga, « Genèse du national socialisme », dans

LesAnnales d’histoire économique et sociale

, 6, 1937, p. 529-546. Peter Schöttler,

Lucie Varga. Les autorités invisibles.Une historienne autrichienne aux

Annales

dans les annéestrente

, Paris, Le Cerf, 1991.3. Thérèse Sclafert,

Le Haut-Dauphiné au Moyen-Âge

,Paris, Société anonyme du recueil Sirey, 1926.

4. Pierre Grimal (dir.),

Histoire mondiale de la femme

,Paris, Nouvelle librairie de France, 1965-1967.

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L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui

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En mai, dans les locaux de l’université deVincennes, quelques dizaines de militantesdécident la tenue d’une assemblée nonmixte sous les quolibets de leurs cama-rades masculins ; le 26 août de la mêmeannée une manifestation spectaculaire alieu devant l’Arc de triomphe avec commebanderole : « Il y a plus inconnu que lesoldat inconnu : sa femme. » Deux actionsqui lient prise de parole et histoire, rejet dusilence et de l’invisibilité. Quelles en aientété actrices ou observatrices attentives etcomplices, les enseignantes et étudiantesqui se lancent dans les premiers travauxd’histoire des femmes le font avec cettemême conviction. L’histoire des femmes estl’écriture d’un combat en cours, pourlequel le récit historique des siècles d’op-pression masculine et des luttes des femmespour leur émancipation apporte légitimité,mémoire et identité.

L’engagement en histoire de ces femmesa lieu dans un contexte où la discipline,jusque-là schématiquement partagée entreune histoire économique et sociale de lalongue durée propre à l’école des

Annales

et une histoire « événementielle » du trip-tyque politique-militaire-diplomatique, sevoit fortement ébranlée. L’alimentation(Braudel), le corps (Le Roy Ladurie), la ma-ladie (Goubert), les comportements sexuels(Flandrin), sont autant de sujet abordés àpartir de l’histoire économique et dé-mographique par des élèves de LucienFebvre ou Marc Bloch, qui mettent en évi-dence de nouveaux objets

1

. En marge dela discipline, tout au moins dans ses fron-tières académiques, Philippe Ariès ouMichel Foucault en font autant. De fait,l’histoire connaît une multiplication de seschamps d’investigation et une ouverturevers les autres disciplines, en premier lieula sociologie et l’anthropologie. L’histoire

des femmes contribue à cet élargissementautant qu’elle en bénéficie.

Enfin, la dimension institutionnelle et lesmultiples rouages de sélection, cooptation,reconnaissance mis en œuvre pour inté-grer dans la corporation ceux qui vous res-semblent ne saurait être oubliée

.

De fait,les nouvelles historiennes ne ressem-blaient pas à leurs maîtres. L’histoire desfemmes est aussi une histoire sociale, cellede l’arrivée de femmes diplômées, candi-dates à des postes jusque-là toujours dé-tenus par des hommes. À l’exception no-table de quelques-unes. En histoire contem-poraine

2

, Annie Kriegel, Michelle Perrot,Madeleine Rebérioux et Rolande Trempésont toutes les quatre nommées professeurdes universités au tournant de 1970. Parmila nouvelle génération d’historiennes, nom-breuses sont celles qui ont fait d’autreschoix de recherche que celui de l’histoiredes femmes. D’autres, à l’instar de MichellePerrot, y ont trouvé la possibilité de tra-duire leur engagement militant sur le planprofessionnel, d’en faire un lieu d’initiativeet de reconnaissance hors des terrains for-tement balisés par leurs collègues mascu-lins. L’arrivée des femmes dans la disci-pline fait donc tout autant partie de cettehistoire.

Au début des années 1970, les étudiantesont depuis longtemps massivement investiles filières littéraires. Si la première femmereçue à l’agrégation d’histoire l’a été en1927, en 1971 autant de filles que de gar-çons sont reçues et, trois ans plus tard, lesconcours jusque-là séparés deviennentmixtes

3

. Il existe alors une véritable pres-sion, en terme d’effectifs, vis-à-vis d’unmilieu professionnel très largement mas-culin, où les changements sont encore peusensibles. En 1965, on ne dénombrait àl’université que 3 femmes sur 120 profes-

1. Fernand Braudel,

Vie matérielle et capitalisme

, Paris,Armand Colin, 1967 ; Emmanuel Le Roy Ladurie et al.,

L’An-thropologie du conscrit français

, Mouton, La Haye, 1972 ;Pierre Goubert,

Cent mille provinciaux au

XVII

e

siècle

, Paris,Flammarion, 1968 ; Jean-Louis Flandrin,

L’Église et lecontrôle des naissances

, Paris, Flammarion, 1970.

2. Bien qu’Annie Kriegel soit nommée en 1969 professeuren sociologie politique à l’université de Nanterre, c’est enhistoire qu’elle avait soutenu sa thèse sur les origines du PCFen 1964.

3. André Chervel,

Histoire de l’agrégation. Contribution àl’histoire de la culture scolaire

, Paris, INRP-Kimé, 1993,p. 290.

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Fabrice Virgili

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seurs d’histoire et 10 parmi les 87 maîtresde conférences ou maîtres-assistants

1

. Laproportion est du même ordre qu’au len-demain de la seconde guerre mondiale,quand il n’y avait que 31 femmes parmi les493 professeurs dans les facultés de lettres.La situation semble totalement figée, lesfemmes exclues de la profession. La re-marque de Christophe Charle à propos desannées 1930, « les Lettres, les plus fé-minisées, apparaissent en même temps lesplus sexistes », reste globalement juste à lafin des années 1960

2

. Rien de bien diffé-rent au sein des comités de direction ou ré-daction des revues les plus prestigieuses,

Les Annales

, la

Revue historique

ou la

Revue d’histoire moderne et contemporaine

qui, à quelques exceptions près, restentcomposés d’hommes

3

.

Quant au Collègede France, si Jacqueline de Romilly est lapremière femme à y être nommée en 1973à la chaire « La Grèce et la formation de lapensée morale et politique », aucune histo-rienne n’a jamais été élue à l’une deschaires de « Sciences historiques ».

Les historiennes, marginales par leurnombre et leur statut, risquaient de l’êtreégalement par leurs choix historiographi-ques. En 1984, Arlette Farge évoquait àpropos des réactions de la corporation unpremier temps de surprise, auquel ont suc-cédé une tolérance silencieuse traduite parla rareté de l’échange, le cloisonnement etla peur du ghetto

4

. Nonobstant, l’histoiredes femmes est née dans ce contexte mili-

tant, historiographique et social. Elle bous-culait ainsi les habitudes et les pratiques,en définissant un nouvel objet, en souli-gnant le caractère masculin des sources etla nécessité de redonner la parole auxfemmes. En s’interrogeant également, àpropos de l’écriture, sur les effets d’unecomplicité revendiquée entre femmes ac-trices de l’histoire et historiennes.

Inscrites dans une démarche militante, denombreuses recherches visaient en premierlieu à dénoncer la domination masculine.D’une part en abordant des sujets qui té-moignaient de l’oppression dont les femmesétaient victimes : « Histoire du malheur »,comme la surnomme Françoise Thébaud ;d’autre part, en rendant visible les femmesactrices de l’histoire, leur résistance, inscri-vant les lieux de la sociabilité féminine, leurprise de parole dans l’espace public commeautant de repères d’une longue lutte éman-cipatrice. Parce que les sources étaient dansleur très grande majorité masculines, ils’agissait également de redonner la paroleaux femmes. Ainsi, les cinq volumes de

L’Histoire des femmes en Occident

publiésen 1991-1992 se terminent tous par un cha-pitre « paroles de femmes ». Rien de tel dansles

Histoires de la France rurale

, de

LaFrance urbaine

ou de

La vie privée

: cesgrandes entreprises des années 1980 n’ontpas éprouvé le besoin d’inclure en tant quetelles les paroles paysannes, citadines etintimes.

Enfin, cette histoire était une histoireécrite par des femmes. La complicité entrel’auteure et son objet, la chercheuse et sessources, repose néanmoins le rapport del’historien à son sujet. Que ce soit plus oumoins visible, conscient ou non, affirmé ounié, admettons qu’un sujet de recherche atoujours à voir avec l’historien-sujet. À ladifférence d’autres champs de la discipline,la complicité entre femmes, chercheuses etsujets de recherche, est revendiquée. D’oùprobablement la difficulté d’écrire sur desfemmes dont l’appartenance au camp desvictimes ou la participation à l’émancipa-tion est problématique. Ainsi, alors que les

1. Olivier Dumoulin, « Les historiennes professionnellesen France 1920-1965 », dans Françoise Thelamon et Anne-Marie Sohn (dir.),

Une histoire sans les femmes est-ellepossible ?

, Paris, Perrin, 1998, p. 343-357.2. Christophe Charle, « Les femmes dans l’enseignement

supérieur », dans Vincent Duclert et Patrick Fridenson,

Ave-nirs et avant-gardes en France Mélanges Madeleine Rébé-rioux

, Paris, La Découverte, 1999, p. 84-105.3. En 1975, la Société d’histoire moderne et contempo-

raine est composée de quarante-huit hommes pour quatrefemmes. À la même date, les sept membres du comité de ré-daction des

Annales

sont tous des hommes ; il en est demême de la

Revue historique

. Une revue se distingue trèstôt : dès 1965, le comité de rédaction du

Mouvement social

regroupe six femmes et neuf hommes.4. Arlette Farge, « Pratique et effets de l’histoire des

femmes », dans Michelle Perrot,

Une histoire des femmes est-elle possible ?

, Paris, Rivages, 1984, p. 18-35.

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L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui

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femmes dans la Résistance ont eu, certesaprès leurs camarades masculins, leurs his-torien-ne-s, rien n’a encore été fait sur lesfemmes dans la collaboration

1

.De ce point de vue l’histoire des femmes

ne se distingue pas du reste de la disci-pline, où l’on peut constater, qu’il s’agissedes guerres mondiales, du mouvementouvrier, de la décolonisation, que travaillersur les entre-deux n’est ni simple ni forcé-ment bien accepté. Les zones grises, évo-quées par Primo Levi à propos des campsnazis, existent dans tous les domaines dontles enjeux, sociaux, politiques, sont aussiceux du présent.

…QUI RENDENT VISIBLES LES HOMMES

La parution des cinq volumes de l’

His-toire des femmes en Occident

dirigés parGeorges Duby et Michelle Perrot est unélément important de la reconnaissancepar la profession comme par le public dela légitimité d’une histoire des femmes.Rappelons néanmoins que l’initiative enrevient à l’éditeur italien Laterza

qui pro-posa le projet à Georges Duby. Ce n’estqu’après le succès de la

Storia delle Donne

,paru en 1990, que l’édition française putêtre réalisée.

Au début de chaque volume le mêmetexte de Georges Duby et Michelle Perrotindique : « Le titre

Histoire des femmes enOccident

est commode, et beau. Mais ilfaut récuser l’idée que les femmes seraienten elles-mêmes un objet d’histoire. C’estleur place, leur “condition”, leurs rôles etleurs pouvoirs, leurs formes d’action, leursilence et leur parole que nous entendonsscruter, la diversité de leurs représenta-tions – déesse, Madone, Sorcière – quenous voulons saisir dans leur permanenceet leurs changements. Histoire résolument

relationnelle qui interroge la société tout en-tière et qui est, tout autant, histoire deshommes ». La mise au point, également pré-sente sur chaque quatrième de couverture,et à laquelle tiennent donc particulièrementses auteurs, pose explicitement la questionde l’objet d’histoire ainsi défini. Sans utiliserni le terme de genre ni celui de

gender

,encore aujourd’hui réservés en France audébat plus proprement historiographique,la question est bien de savoir s’il s’agit detravailler sur la moitié féminine de l’huma-nité, ou sur l’humanité dans son ensemble,non plus comme universel masculin cettefois-ci, mais bien comme humanité sexuée,c’est-à-dire composée d’hommes et defemmes.

Le débat que l’on pourrait résumer à laformule « histoire des femmes ou/et dugenre » n’est pas nouveau et l’on peutmême considérer qu’il est contemporainaux premiers pas de l’histoire des femmes.Dès 1972, la sociologue américaine AnnOakley publie « Sex, Gender and Society »sur la différence entre « sexe biologique »et « sexe social ». À partir des années 1990un débat très virulent aux États-Unis op-pose partisan-e-s des

gender studies

et des

women studies

. Ces dernières craignentque l’histoire du genre masque à nouveaules femmes, opposant dans une formule la-pidaire et dans un jeu de mots intraduisiblela

Herstory

à l’

History

.Si le terme de

gender

fut rapidement aucentre des débats aux États-Unis commeen Grande-Bretagne, s’il a été traduit et uti-lisé dans de nombreux pays européens, ilrencontra en France une réticence cer-taine

2

. Cela tient, en premier lieu, au sensdu mot « genre » dans la langue française.Ainsi, excepté en grammaire, « le genre »,dans son usage courant, n’évoque pasl’appartenance au masculin ou au fémi-nin. Cet obstacle, peut-être en passe d’êtrecontourné, explique l’usage du terme anglo-américain. D’autres raisons témoignent de

1. À titre de contre-exemple on peut citer les travaux deClaudia Koonz,

Les mères-patrie du III

e

Reich

, Paris, Lieucommun, 1989 (édition originale :

Mothers in the Father-land

, New York, St Martin’s Press, 1986) et de Kathleen M.Blee,

Women of the Klan : Racism and Gender in the 1920’s

,Berkeley, University of California Press, 1991, sur lesfemmes du Klu Klux Klan.

2. Voir à ce propos les premières pages du chapitre « LeTemps du “gender” » dans Françoise Thébaud,

op. cit.

,p. 111 et suiv.

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Fabrice Virgili

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la crainte qu’à peine rendu visible l’objet sedérobe. Ainsi, la prise en compte des rela-tions hommes/femmes au sein de l’histoiredes femmes ne justifierait pas l’utilisationd’un mot nouveau. Surtout, elle relègueraitau second plan la domination masculine,lui substituant une histoire du genre qui enportant un regard décalé sur les relationshommes/femmes, ne placerait plus aucentre de l’analyse la pérennité de cettedomination. Les réactions à l’ouvrage col-lectif

De la violence et des femmes

1

, qui seproposait de prendre également encompte la violence

des

femmes, même si« la violence sur les femmes est la plusmanifeste », sont de ce point de vue signi-ficatives

2

. Pour la sociologue Rose-MarieLagrave, « la principale divergence tient austatut conféré à la domination masculine :son usage est contingent, mineur, sous-estimé »

3

. Elle y voit le résultat du choix dusingulier, de l’irrégulier à défaut d’uneétude de l’ensemble du dispositif. Plusqu’une histoire de la violence des femmes,elle propose une histoire de l’insoumissionou de la soumission à la domination mas-culine, c’est-à-dire du rejet ou non desformes de violence masculine par les deuxsexes. Proposition qui trouve écho dans lecompte rendu fait par Christine Bard pourla revue

Les Annales. Histoire, Sciences so-ciales

, qui constate la rareté de la violencedes femmes et espère « des recherches surl’histoire des femmes, médiatrices, paci-fistes, réformatrices, résolument et politi-quement non violentes » 4. Une partie dudébat concerne des enjeux méthodolo-giques et une réflexion sur l’écriture de

l’histoire que l’on peut retrouver dansl’ensemble de la discipline. Néanmoins, ilrévèle probablement un moment charnièrede cette historiographie. « Redonner à ladomination masculine une place centraledans le raisonnement est une manière derésister à l’euphémisation croissante desétudes sur les femmes qui négligent lesavancées les plus décisives des sciencessociales et notamment l’apport incontour-nable de l’existence de la domination duprincipe masculin dans le fonctionnementdes sociétés » 5, écrit encore Rose-Marie La-grave. Constat de l’apport de vingt-cinqannées d’écriture d’histoire des femmes,mais aussi d’une autre écriture, qui s’inté-resse aux marges, aux zones grises déjàévoquées plus haut. Autrement dit, unehistoire des relations entre les sexes qui nesoit pas seulement celle de la dominationmasculine est-elle possible ?

Études féministes, histoire des femmes,du genre, de la différence des sexes, des re-lations hommes/femmes, ou encore dumasculin, les termes abondent. Ils sont lereflet d’une réflexion historiographiquecontinue déjà soulignée ; plus encore, ilsdémontrent le caractère dynamique de cestrente années d’écriture de l’histoire. Laquestion originelle « Les femmes ont-ellesune histoire ? » ne cesse depuis de se dé-rouler. Rendre les femmes visibles dansl’histoire a amené à s’interroger sur leur op-pression et la domination masculine. L’his-toire de cette oppression a de fait posé pluslargement celle de l’oppresseur, rendantvisibles les hommes non plus en tantqu’universels mais bien en tant que mascu-lins. Femmes et hommes rendus visibles auregard de l’historien, la comparaison etl’étude de la différence des sexes s’imposait,comme désormais celle de la similitude dessexes. Le schéma paraîtra simpliste, il n’estbien évidemment pas linéaire comme sem-blerait le faire croire cette énumération.L’histoire des femmes fonctionne comme

1. Cécile Dauphin et Arlette Farge (dir.), De la violence etdes femmes, Paris, Albin Michel, 1997.

2. Je remercie Cécile Dauphin de m’avoir communiquéles dossiers de presse réunis à l’occasion des deux ouvragesDe la violence et des femmes et Séduction et Sociétés. Lajournée d’étude organisée à l’EHESS à la suite de la parutiondu premier ouvrage a été publiée dans la rubrique« Controverses » dans Le Mouvement social, 189, octobre-décembre 1999, p. 83-110.

3. Rose-Marie Lagrave, « Conflits de positions, conflitsd’interprétations », Le Mouvement social, 189, octobre-décembre 1999, p. 93-100.

4. Christine Bard, dans Les Annales. Histoire, Sciences so-ciales, 54e année, 1, 1999, p. 158-161.

5. Rose-Marie Lagrave, « Conflits de positions, conflitsd’interprétations », op. cit., p. 99.

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L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui

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un formidable éclaireur de l’histoire, mon-trant sans cesse de nouveaux objets et ap-portant à d’autres, plus anciens, un regardrenouvelé. Il n’est pas non plus question dehiérarchiser les approches qui continuent àproduire et, quelle que soit la qualité deséchanges, coexistent. Que les historien-ne-sse revendiquent ou non, d’une histoire fé-ministe, des femmes, du genre, de la diffé-rence des sexes, les débats peuvent être vi-rulents comme inexistants. Néanmoins,l’ensemble de ces recherches contribue àune meilleure connaissance du passé enintégrant une donnée : les sociétés dupassé, comme celles d’aujourd’hui, sontcomposées d’hommes et de femmes.Aujourd’hui encore, de nombreux travauxne prennent toujours pas en compte lemonde comme sexué.

� PRÉSENCE ET VISIBILITÉ

Depuis la fin des années 1960, la pré-sence des femmes dans la profession s’estsensiblement modifiée. En Lettres, le pour-centage de femmes parmi les professeursd’université est passé de 17 % en 1981 à27 % en 1999 ; de 38 % à 46,6 % pour lesmaîtres de conférences 1. Pour les deuxsections d’histoire du Conseil national desuniversités, 27 % des professeurs sont desfemmes et 41 % des maîtres de confé-rences 2. Il est à noter que la part desfemmes est sensiblement supérieure en« Histoire des mondes anciens etmédiévaux », 32,6 % et 49,5 %, alors qu’en« Histoire des mondes modernes et dumonde contemporain » les pourcentages

ne sont plus que de 22,4 % et 35,8 %. Lephénomène est identique au CNRS. Lesfemmes représentent 48,1 % des chargésde recherche et 33 % des directeurs de re-cherche dans la section « Mondes ancienset médiévaux », 43,9 % et 20,1 % en« Formation du monde moderne » 3. Troisfacteurs peuvent expliquer la moindre fé-minisation de l’histoire moderne etcontemporaine. Le nombre de candidats yest bien supérieur et la concurrence accrueautour de chacun des postes proposés aprobablement contribué à en réduirel’accès aux femmes. Le poids du politiqueest un deuxième motif. La place extrême-ment réduite des femmes dans la vie poli-tique française, perçue avant tout à traversses institutions et ses organisations, n’a pasaidé ce secteur de la discipline, qui nesemble guère enclin à le faire par lui-même, à s’ouvrir à l’histoire des femmes. Acontrario, la féminisation déjà anciennedes filières classiques dans le secondaire,donc l’apprentissage du grec et du latin, afourni un vivier de jeunes étudiantes enhistoire ancienne et médiévale. Parailleurs, l’apparition des plusieurs groupesd’histoire des femmes ou d’études fé-ministes au cours des années 1970 aconduit lors de l’arrivée de la gauche aupouvoir en 1981, à la création des pre-mières chaires d’histoire des femmes, ainsiqu’à une « action thématique » au sein duCNRS favorisant plusieurs dizaines de pro-jets. L’histoire des femmes y a trouvé undébut d’ancrage institutionnel.

Pourtant, si l’on constate depuis deuxdécennies une progression régulière desfemmes dans l’institution, les résistancesdemeurent. La disparité entre maîtres deconférences et professeurs, chargés de re-cherche et directeurs, reste une constante.La difficulté de concilier vie profession-nelle et familiale demeure une préoccupa-tion que les hommes ne partagent encore

1. La plus grande partie de ces données proviennent d’unrapport réalisé dans le cadre de Action pour la parité-Demain la parité, à la demande de Francine Demichel, di-rectrice de l’enseignement supérieur au ministère de l’Édu-cation nationale. Noria Boubkhobza, Huguette Delavault,Claudine Hermann, Les enseignants-chercheurs à l’univer-sité La place des femmes, mars 2000, dactylographié.D’autres m’ont été communiquées par Claude Pennetier,Geneviève Thierry, Cathel Tourmente, qu’ils en soient tousremerciés.

2. Respectivement section 21, « Histoire des mondes an-ciens et médiévaux », et section 22, « Histoire des mondesmodernes et du monde contemporain ».

3. Au CNRS les deux sections sont : la 32, « Mondes an-ciens et médiévaux », et la 33, « Formation du mondemoderne ». Si les intitulés et numérotations divergent, la ré-partition est globalement identique à celle du CNU.

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que timidement. Résumé dans la formule« faire un enfant ou une habilitation », lechoix semble se poser davantage aux his-toriennes qu’à leurs collègues masculins 1.Par ailleurs, que peut-on dire des ré-sistances masculines ? Désormais ina-vouables, ont-elles cependant disparu, toutau moins dans la désignation des col-lègues ? Le poids des logiques relation-nelles et locales dans le recrutement metprobablement au second plan l’apparte-nance à l’un ou l’autre sexe. Dans le dépar-tement « Sciences de l’homme et de la so-ciété » du CNRS, on dénombre 40 femmesparmi les 70 recrutements de chercheursau cours de l’année 2000. L’année précé-dente à l’université, 43,1 % des maîtres deconférences recrutés en histoire étaient desfemmes 2. Cependant, même en admettantque les historiens hommes ne ferment plusla discipline aux candidates femmes, lesinégalités de statut comme de représenta-tion subsistent de manière trop significa-tive pour être considérées comme les effetsrésiduels d’une époque révolue. La loi du9 mai 2001 relative à l’égalité profession-nelle entre les femmes et les hommes dansla fonction publique, les enquêtes et direc-tives engagées au CNRS comme à l’univer-sité montrent si besoin est que de la visibi-lité à la présence le chemin est long.

Sur le plan historiographique, l’état deslieux est tout aussi mitigé. Les exemples nemanquent pas de la situation contrastée del’état de la recherche et de l’enseignement.Les sujets de doctorat déposés depuisdouze ans en offrent, du point de vue aca-démique, un bon exemple. La recherche

par mot clé dans le fichier central desthèses 3 montre la faible diffusion des pro-blématiques de l’histoire des femmes et dugenre dans l’ensemble de la discipline.Cette rapide enquête réalisée à partir desmots clés « femme(s) », « homme(s) », « fémi-nin », « masculin » ne peut être considéréeque comme un indice. D’autres travauxprennent en compte le genre comme caté-gorie d’analyse sans qu’aucun de ces motsne figure dans le titre. Le choix s’est doncporté sur les 7 693 sujets de thèse nouveaurégime déposés depuis 1990, sans s’oc-cuper ici de leur achèvement ou de leurabandon.

On dénombre 133 réponses au mot« femme(s) », 33 pour les mots « fémi-nin, féminité, féministe, féminisme »,56 « homme(s) » et 2 « masculin ou mas-culinité ». On pourrait gloser longtemps surles malheureux 2,1 % de sujets concernantles femmes et trouver misérables les 0,7 %consacrés aux hommes ; ou considérerque les 97,1 % restant abordent la sociétédans sa totalité et que tout va pour lemieux dans le meilleur des mondes, soit, àl’inverse y voir le poids écrasant de l’uni-versel masculin, les femmes ne trouvant defait aucune place dans la discipline. Pourn’avoir pas eu le courage de dépouiller les7 469 sujets dont le titre ne contient aucundes mots sélectionnés, contentons-nousdes autres.

Pour 56 « homme(s) », dix-sept concernentdes biographies. L’homme y est singulier,qu’il soit « politique », « de combat », « deguerre » ou encore « de couleur », rien nelaisse penser qu’il soit pensé comme mas-culin. Pas plus que ne l’est « l’homme » tou-jours au singulier, mais universel cette fois,dont onze thèses abordent la relation avecla nature et autant la question des droits del’homme. Ainsi dans trois cas seulementc’est l’identité ou la représentation du mas-culin qui est évoqué.

Contrairement à « L’homme », « La femme »est plus rare : 25 mentions au singulier

1. En 1981, la commission « Femmes » du Syndicat na-tional de la recherche scientifique (SNCS) avait réalisé uneenquête sur les femmes et la recherche. Étaient pris encompte aussi bien le vécu dans les laboratoires qu’au seindes couples de chercheurs. Il ne semble pas qu’une telle en-quête ait été renouvelée. Commission « Femmes dans larecherche », La recherche des femmes, enquête, Paris, SNCS,1981.

2. 38,5 % en histoire ancienne et médiévale, 46,6 % enhistoire moderne et contemporaine. On peut voir dans cedernier cas un effort pour rattraper le retard, on reste néan-moins dans les deux cas sous la barre des 50 %. N. Boub-khobza, H. Delavault, C. Hermann, Les enseignants-cher-cheurs…, op. cit., p. 87 3. http://www.fct.u-Paris10.fr.

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seulement et 7 biographies. Le pluriels’impose manifestement au féminin. Lesgroupes de femmes sont largement pré-sents, qu’ils soient professionnels, 14 su-jets, ou religieux, 16 sujets. Autant de« religieuses » que de sujets sur la sphèreprivée au sens large (mariage, maternité etfoyer) et un peu moins (11) sur les prosti-tuées, criminelles, détenues, infanticides,déviantes. Enfin, 21 thèses concernent lesfemmes d’Afrique et du monde arabo-mu-sulman.

Un autre indicateur de la place de l’his-toire des femmes et du genre est offert parles différentes publications. On notedepuis quelque temps la fréquence accrue,toutes revues confondues, d’articles et denuméros spéciaux sur les femmes ou legenre 1. De même les premiers manuelsdestinés au supérieur ont été récemmentpubliés 2. On pourrait évoquer un « effet demode », oubliant le temps de la marginalitéqui l’a précédé, et surtout que la multipli-cation des textes ne se comprend qu’en yvoyant également la cartographie des la-cunes d’un terrain trop longtemps négligépar une grande partie des historiens. Rap-pelons que la revue CLIO. Histoire,Femmes et Sociétés, a été créée en 1995, ily a sept ans à peine, pour combler « d’ur-gence » l’absence de revue spécialisée enhistoire des femmes 3, c’est-à-dire de vec-teurs dans la transmission des savoirs, delieux d’échanges, d’information et deconfrontation. Absence d’une revue maisaussi faible place laissée aux articles consa-crés à l’histoire des femmes dans les autresrevues. À l’exception notable du Mouve-ment social, de Genèses et plus récemmentdes Annales, ailleurs, la place était rare. La

revue Vingtième siècle, qui consacre aujour-d’hui un numéro spécial sur l’histoire desfemmes et du genre, n’avait de 1984 et sonnuméro 1 à 2000, publié que douze articlesconsacrés à l’histoire des femmes, douzeen dix-sept ans et sur 593 articles 4. Néan-moins, les temps semblent bien changer etle risque du ghetto s’éloigner définitive-ment.

Nombreux sont les historien-ne-s à inté-grer cette donnée dans leurs probléma-tiques. À titre d’exemple, la comparaison dedeux textes de Christophe Charle écrits àquinze ans d’intervalle est significative.Dans Les lieux de mémoire, publié en 1984,il était l’auteur d’un texte sur le Collège deFrance. Très complet sur la place originaleet la fonction symbolique de cette institu-tion, il s’arrête sur la sociologie de sesmembres. À aucun moment le caractère ex-clusivement masculin n’est évoqué. En1999, à l’occasion des Mélanges MadeleineRébérioux, le même auteur porte sa ré-flexion sur la place des femmes à l’univer-sité et rappelle qu’aucune femme n’est élueau Collège de France avant 1973 5. Entre cesdeux dates, une évolution partagée pard’autres : l’acuité d’un regard savant qui seporte désormais aussi sur les femmes, l’utili-sation d’une grille de lecture sexuée,complémentaire, pour déchiffrer le passé.

Car l’autre nouveauté de l’histoire desfemmes est bien l’affaiblissement de lafrontière du genre dans les choix des sujetsencore souvent catalogués « histoire desfemmes ». Des hommes écrivent aussi l’his-toire des femmes. Certes Les filles de noced’Alain Corbin date de 1978 et Le chevalier,la femme et le prêtre de Georges Duby de1981, mais à l’exception de ces ouvrages

1. On citera entre autres : « Les femmes et la guerre »,Guerres mondiales et conflits contemporains, 198, juin2000 ; « Sexualité et domination », Cahiers d’histoire, 84,2001 ; « Féminin et masculin », Le Mouvement social, 198,janvier 2002.

2. Christine Bard, Les femmes dans la société française auXXe siècle, Paris, Armand Colin, 2001 ; Yannick Ripa, Lesfemmes actrices de l’histoire France, 1789-1945, Paris,SEDES, 1999.

3. La revue Pénélope, pour l’histoire des femmes a cesséd’exister en 1985 après 13 numéros.

4. Voir Nicolas Rousselier, « À la fenêtre de Vingtièmesiècle (1984-2000) », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire,numéro spécial : « D’un siècle l’autre », 69, janvier-avril 2001,p. 161-174 ; Danièle Voldman, « L’histoire des femmes etdes genres dans Vingtième siècle. Revue d’histoire », dansCLIO. Histoire, Femmes et Sociétés, 16, automne 2002.

5. Christophe Charle, « Le collège de France », dans PierreNora, Les lieux de mémoire. La Nation, Paris, Gallimard,1984. Christophe Charle, « Les femmes dans l’enseignementsupérieur », dans Vincent Duclert et Patrick Fridenson,op. cit., p. 84-105.

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précurseurs, l’histoire des femmes étaitquasi exclusivement une écriture féminine.Est-ce une réponse à l’interpellation qu’a-vaient dès l’origine formulée les histo-riennes ? Quoi qu’il en soit, des questionssont reposées. Celle d’une écriture où lacomplicité disparaît de facto, mais n’a-t-ellepas déjà en partie disparu parmi leshistoriennes ? Complicité ou non, c’est bienune réflexion sur le caractère sexué del’écriture de l’histoire qui est ouverte. Mais,quels qu’en soient les auteur-e-s, il s’agitbien désormais de ne plus considérer lesfemmes comme uniquement victimes de ladomination masculine. D’autres regardssont nécessaires, qui interrogent aussi leconsentement, la similitude entre les sexes.

Autre question que celle de la souffrancemasculine, évoquée par Alain Corbin dès1984 1, mais qui trouve aujourd’hui davan-tage d’échos. Ainsi, le fait que deshommes, comme des femmes, ne parvien-nent pas ou refusent de correspondre auxassignations traditionnelles est à prendreen compte. L’exercice de la dominationmasculine ne saurait masquer les diffi-cultés, génératrices de souffrance, à seconformer à une norme sociale du mas-culin. Il en est de même de la virilité, nonplus perçue comme la manifestation inva-riable de la domination masculine maiscomme une dimension identitaire du mas-culin, et parfois du féminin, qui connaîtdes moments de remise en cause, et à l’in-verse, de brutale réaffirmation. Des histo-riens écrivent sur les femmes 2, et des histo-riennes sur les hommes 3, en utilisant lesuns comme les autres le genre comme ca-tégorie d’analyse. La remarque n’entérinepas ce qui serait déjà de l’ordre de l’évi-dence, la posture est encore récente et

n’est pas encore débarrassée de toute sin-gularité. Il n’est pas rare de se voir signalerson appartenance sexuelle, d’être interrogésur les raisons d’un choix « de l’autre côtédu genre ». Néanmoins, cette mixité ré-cente est le signe d’un décloisonnement,probablement rendu possible par la lé-gitimité acquise en trente années d’histoiredes femmes.

L’état des lieux est hétéroclite, mais n’est-ce pas le propre de l’exercice ? Les avis di-vergeront sur l’ampleur du chemin par-couru, cependant, on se risquera à consi-dérer que l’histoire des femmes et du genreoccupe désormais une place incontour-nable dans le panorama historiographique.Il demeure, qu’en dehors du territoire expli-cite de l’histoire des femmes et du genre, onse prive, au mieux d’un regard complé-mentaire, au pire d’un facteur primordiald’explication sur l’objet étudié. Commel’écrivait déjà en 1989 l’historienne alle-mande Gisela Bock : « Je ne suggère pas dedire que les relations de sexe sont plus im-portantes que toute autre relation humaine.Je veux suggérer qu’elles sont aussi impor-tantes, qu’elles contribuent à construire etaffectent toute relation humaine, et inverse-ment que toute relation humaine agit sur lesrapports de sexe » 4. Peut-on tout simple-ment envisager une histoire qui ne soit pascelle des relations humaines ?

3. On pense ici entre autres aux travaux d’Odile Roynettesur le service militaire, de Sophie Delaporte sur les gueulescassées, de Claire Mauss-Copeaux sur les appelés pendantla guerre d’Algérie ou encore de Raphaëlle Branche sur latorture et l’armée. Quatre historiennes qui ont travaillé sur« le militaire », longtemps considéré bastion de l’histoiremâle.

4. Gisela Bock, « Women’s History and Gender History :Aspects of an International Debate », Gender and History,1 (1), 1989, p. 7-30.

Fabrice Virgili est chargé de recherche à l’Institutd’histoire du temps présent (CNRS) où il anime legroupe de travail « Identité de genre et guerres auXXe siècle ». Sa thèse a été publiée sous le titre LaFrance « virile ». Des femmes tondues à la Libéra-tion en 2000 aux éditions Payot.

1. Alain Corbin, « Le “sexe en deuil” et l’histoire desfemmes au XIXe siècle », dans Michelle Perrot (dir.), Une his-toire des femmes est-elle possible ?, op. cit., p. 152.

2. Tous ne se revendiquent pas de l’histoire des femmesmais prennent incontestablement la différence des sexescomme un facteur d’analyse essentiel. On citera, pour laGrande Guerre, Stéphane Audouin-Rouzeau, Jean-Yves LeNaour ; pour la seconde guerre mondiale, outre mes tra-vaux, Luc Capdevila, Cyril Olivier, François Rouquet ; surl’après-guerre, William Guerraiche.

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