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LA RAISON : L EXPÉRIENCE CLASSIQUE. (1974). ERIC VOEGELIN. Avant-propos du traducteur. Eric Voegelin : la tension inquiète et érotique de l’Entre-deux. L E PHILOSOPHE Eric Voegelin (1901-1985) fut, selon Hannah Arendt (1906-1975), un « platonisant moderne » 1 . La formule est mar- quante, mais ne doit surtout pas égarer. Car, en nous invitant à réfléchir, comme il le fait dans le texte de 1974 intitulé « La Raison : l’expérience classique », au problème de la naissance de la raison dans la Grèce des philosophes classiques des V e et IV e s. av. J.-C., c’est-à-dire principalement chez Platon et chez Aristote,Voegelin ne cherche aucu- nement à nourrir ou aiguiser en nous une sorte d’étrange mais surtout, au fond, bien vaine nostalgie d’un passé glorieux de la pensée. Est en réalité en jeu dans cette profonde réflexion la constitution d’une nou- velle philosophie de l’histoire : une philosophie non linéaire qui tente principalement de sauver la dimension questionnante et érotique de l’esprit, en essayant de donner aux hommes les moyens de comprendre la suite discontinue dans le temps des différents degrés d’ouverture, ou de fermeture (dans les périodes de déformation de la réalité), de l’âme au mystère du fondement de l’être. 1 La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. fr. sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 167. 693_742 9/11/09 10:25 Page 693

Voeglin, La Raison l'Experience Classique

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LA RAISON : L’EXPÉRIENCE CLASSIQUE.(1974).

ERIC VOEGELIN.

Avant-propos du traducteur.Eric Voegelin : la tension inquiète et érotique de l’Entre-deux.

LE PHILOSOPHE Eric Voegelin (1901-1985) fut, selon Hannah Arendt(1906-1975), un « platonisant moderne »1. La formule est mar-quante, mais ne doit surtout pas égarer. Car, en nous invitant à

réfléchir, comme il le fait dans le texte de 1974 intitulé « La Raison : l’expérience classique », au problème de la naissance de la raison dansla Grèce des philosophes classiques des Ve et IVe s. av. J.-C., c’est-à-direprincipalement chez Platon et chez Aristote, Voegelin ne cherche aucu-nement à nourrir ou aiguiser en nous une sorte d’étrange mais surtout,au fond, bien vaine nostalgie d’un passé glorieux de la pensée. Est enréalité en jeu dans cette profonde réflexion la constitution d’une nou-velle philosophie de l’histoire : une philosophie non linéaire qui tenteprincipalement de sauver la dimension questionnante et érotique de l’esprit, en essayant de donner aux hommes les moyens de comprendrela suite discontinue dans le temps des différents degrés d’ouverture, oude fermeture (dans les périodes de déformation de la réalité), de l’âmeau mystère du fondement de l’être.

1 La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. fr. sous ladirection de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 167.

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Platon et Aristote, semble dire Voegelin à première vue, ont découvertla raison, c’est-à-dire le noûs, la dimension proprement noétique de laconscience. Une telle thèse passerait sans nul doute à bon droit pourquelque peu sommaire si Voegelin ne lui donnait pas un contenu très pré-cis. Ce n’est pas la raison que Platon et Aristote ont découverte : la raisonest constitutive de l’humanité de l’homme, en tous lieux et à toutes lesépoques de l’histoire. Ce qu’ils ont découvert, c’est une « différenciation »dans la compréhension et dans l’intelligence de sa signification, « diffé-renciation » qui produit dans l’histoire une rupture irréversible. Une« différenciation » au sens que Voegelin donne à ce terme : Platon et Aris-tote — là se situe leur coup de génie — sont parvenus à produire uneintelligibilité réflexive nouvelle et plus profonde de la consciencehumaine, et de sa nature comme instance à la recherche permanente deson ordre propre, par rapport aux spéculations mythiques, théogoniqueset cosmologiques antérieures, encore très compactes, principalementcelles d’Homère et d’Hésiode. Selon Voegelin, Platon et Aristote, avec laconstitution du symbole du noûs, ont réussi à traduire une expériencefondamentale de l’ordre de la réalité, celle de l’esprit humain ouvert àl’inquiétude et à la quête érotique de son fondement dans le mystère del’être. Inquiet et érotique, l’esprit l’est essentiellement. Pourquoi ? Parceque l’homme fait l’expérience de lui-même comme n’étant pas à lui-même son propre créateur : « L’homme n’est pas un être auto-créé, auto-nome, portant l’origine et le sens de son existence en lui-même. Il n’estpas une causa sui divine »2. L’homme se découvre dès lors comme étantl’un des partenaires d’une structure primordiale formée par l’humain, ledivin, le monde et la société. Aucun pôle de cette structure ne peut ni nedoit être hypostasié en une entité autonome ou en un absolu. La structureest celle d’une participation mutuelle, sans confusion possible entre lespartenaires, sans absolutisation possible non plus de l’un d’entre eux :participation de la réalité humaine à la présence divine et participationde la présence divine à la réalité humaine, sous la forme d’un Au-delànon mondain qui constitue pourtant la réalité humaine elle-même.

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2 « The Reason :The Classic Experience » (1974), CW, t. 12, p. 268.

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La philosophie grecque classique découvre ainsi la structure propre-ment tensionnelle de l’existence humaine3 : entre le divin et l’humain,entre la perfection et l’imperfection, entre la connaissance et l’igno-rance, entre l’immortalité et la mortalité. Selon le terme employé parPlaton, en particulier dans Le Banquet et dans le Philèbe, l’existencehumaine est un « Entre-deux », un « metaxu »4. Chercher à explorer et à

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3 Sur l’emploi que fait Voegelin de l’idée de « tension », voir les éclaircisse-ments qu’il fournit dans une lettre à Robert Heilman : « And I am deeply insorrow about the ‘tension’ of human existence which is characterized by its direc-tion toward the ground of existence. I simply do not know how to describe thisphenomenon other than by the word tension, which the Latins have already usedto render the Greek tasis or tonos in reality. The Latin tensio derives from theverb tendere, which means, just as the English tend, being stretched or tending ina certain direction toward something […]. The abstract tension was formed inantiquity to cover such concrete cases of tension as love, hope, and faith ; and evenmore generally, the directional tension of matter toward the form that is fit for it.For Platon and Aristotle, this tension of existence manifests itself concretely in the‘quest’, the ‘search’, the ‘questioning’ and ‘inquiring’ of the thinker in the directionof the ground of his existence that is, at the same time, the ‘mover’ of the inquiryand the ‘drawer’ of the soul toward its immortality », « Et j’éprouve la plus pro-fonde peine quant à la ‘tension’ de l’existence humaine, qui est caractériséepar son mouvement directionnel vers le fondement de l’existence. Je nesais tout simplement pas comment décrire ce phénomène autrement qu’àtravers le mot ‘tension’, que les Latins ont déjà utilisé pour rendre lestermes grecs tasis ou tonos dans la réalité. Le latin tensio dérive du verbe ten-dere, qui veut dire, exactement comme le verbe anglais tend, être distenduou tendre selon une certaine direction vers quelque chose […]. Le motabrégé tension fut formé dans l’Antiquité pour couvrir des cas concrets detension comme ceux de l’amour, de l’espoir et de la foi, et même, plus géné-ralement, la tension directionnelle de la matière vers la forme qui lui estappropriée. Pour Platon et Aristote, cette tension de l’existence se mani-feste concrètement dans la “ quête ”, la “ recherche ”, le “ questionnement ”et l’“ investigation ” du penseur dans la direction du fondement de sonexistence, lequel, en même temps, est le “ moteur ” de l’investigation et “ cequi tire ” l’âme vers son immortalité » – À Robert Heilman, 3 juin 1976 (Selec-ted Correspondence, 1950-1984, CW, t. 30, Lettre 464, p. 809).4 Voir, par exemple, « Structures of Consciousness » (1978), 2, CW, t. 33,p. 361-364.

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comprendre cet Entre-deux, c’est se faire un devoir de respecter ladimension tensionnelle à l’intérieur de laquelle se produit la rencontreentre les partenaires humain et divin dans la structure primordiale del’existence. Et cette rencontre doit demeurer une rencontre : sans volontéd’hypostasier l’un des partenaires de la rencontre en un absolu ; sansvolonté non plus de biffer ou d’éclipser l’un d’entre eux.

Aux yeux de Voegelin, l’analyse classique de la dimension noétiquede la conscience permet du coup d’éclairer l’histoire humaine commesuite discontinue de périodes d’ouverture et de périodes de fermeture5

vis-à-vis de la réalité première de la tension de l’homme vers son prin-cipe divin. Une philosophie de l’histoire correctement envisagée supposeen effet une théorie de la conscience elle aussi correctement envisagée,car c’est bien à partir des tensions et des expériences de la conscienceelle-même, que les hommes, au cours de l’histoire, ont instauré les mul-tiples symbolismes constitutifs de l’ordre politico-juridique, symbolismescherchant à exprimer, à leur manière compacte ou différenciée, l’expé-rience, porteuse de ce qui constitue l’humanité même de l’homme, dumystère de l’être6. Ces symbolismes apparaissent toujours comme unereprésentation de la situation conflictuelle, tensionnelle, de l’existence

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5 En 1940, Voegelin définit de la manière suivante la « fermeture de lacommunauté » (the closing of the community) : « Par “ fermeture ” d’unesubstance, j’entends le processus par lequel [le] point d’union trans-cendantal est aboli pour faire place à une substance communautaire secomprenant comme une entité intramondaine centrée sur elle-même.Le groupe auparavant ouvert, dans lequel chaque membre se trouvaitrelié comme par un fil à un au-delà de la réalité terrestre situé dans unroyaume ontologiquement différent, se ferme lorsque son centre esttransféré de l’au-delà de la communauté à l’intérieur de cette commu-nauté » – « The Growth of the Race Idea » (1940), 4, CW, t. 10, p. 27-61, icip. 46 / « La formation de l’idée de race », trad. fr. Thierry Gontier, Cités,n° 36, 2008, p. 129-171, ici p. 156.6 Sur ce point, voir, par exemple, J. M. Porter, « A Philosophy of Historyas a Philosophy of Consciousness », Denver Quarterly, vol. 10, 1975, p. 96-104.

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humaine, tiraillée entre l’ouverture au fondement de l’être et la clôtureimmanentiste sur soi. Pour Voegelin, la philosophie de l’histoire se doitdès lors d’être une tentative pour articuler les expériences et les tensionsde la conscience humaine avec les symboles qui l’ont exprimée au coursde l’histoire, selon des degrés plus ou moins élevés de différenciation etde réflexivité.

Or, c’est précisément le rapport d’ouverture de l’âme humaine aumystère de l’être, soutient Voegelin, qui a été perdu au cours de lamodernité, avec le repli de l’homme sur son ego comme seule expériencedésormais fondamentale, éclipsant dès lors les théophanies et les hiéro-phanies des époques où l’homme vivait sa participation au monde et aumystère de l’être de manière ouverte, non dogmatique. Le point culmi-nant de cette transfiguration de l’histoire se trouve dans l’avènementd’un savoir systématique se pensant absolu et dans la célébration d’unhomme devenu Dieu, à travers les philosophies de l’histoire de Condor-cet, de Comte, de Hegel ou encore de Marx. « Jusque tout récemment »,peut ainsi écrire Voegelin, « on a formellement associé la philosophie del’histoire à la construction erronée de l’histoire à partir d’une positiond’aliénation, qu’il s’agisse de Condorcet, de Comte, de Hegel ou deMarx. Cette construction rigide de l’histoire en tant qu’immense falsifi-cation de la réalité à partir de la position d’une existence aliénée est entrain de disparaître au XXe siècle »7. La « position d’aliénation » dont ilest ici question résulte d’une déformation et débouche sur une éclipse.Elle résulte d’une déformation, dans la mesure où elle cherche à évacuerde l’existence des hommes ce qui en constitue pourtant la dimensionessentielle, à savoir qu’ils font l’expérience d’eux-mêmes comme étantdes êtres qui n’existent pas seulement par eux-mêmes : ils existent dansun monde déjà donné, et ce monde lui-même existe en raison d’un mys-tère, celui, précisément, de la cause de l’être du monde. C’est cette expé-

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7 Autobiographical Reflections (1973), chap. 23, CW, t. 34, p. 127 / Réflexionsautobiographiques, trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Bayard, 2004,p. 145.

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rience qui est désormais comme réfusée. La « position d’aliénation »débouche alors sur une éclipse : il s’agit d’exclure purement et simple-ment de la réalité la relation tensionnelle de l’homme au « fondement del’être »8 ; en d’autres termes, les éléments les plus signifiants de la réalitéseront réputés irréels et inexistants. Mais c’est là oublier le sens même dela « dimension historique », laquelle, soutient Voegelin, consiste précisé-ment dans « la présence permanente du processus de la réalité à laquellel’homme participe avec son existence consciente »9. C’est du reste déjà ceque le philosophe cherchait à énoncer en 1964 dans Hitler et les Alle-mands :

La compréhension de la nature de l’existence sous Dieu aconnu des développements allant de conceptions relativementcompactes de cet ordre existentiel de l’individu humain et de lasociété sous Dieu à des conceptions plus complexes et haute-ment différenciées. Et l’histoire est précisément le déploiementde ce problème de l’existence sous Dieu en tant que problèmecentral de l’ordre. Notez, je vous prie, cette définition ; elle estmûrement réfléchie. C’est ici que se situe le problème de l’his-toire, et nulle part ailleurs. Il y a histoire dans la mesure où laprésence sous Dieu et le savoir de cette présence sous Dieupassent par des phases de compacité et de différenciation10.

Ce faisant,Voegelin pensait également pouvoir en venir à nommer lerisque spécifique de ce qu’il appelait, dans le même texte, la « perte de

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8 « Equivalences of Experience and Symbolisation in History » (1970),CW, t. 12, p. 119 : « […] the virtues of openness toward the ground of being ».9 « Remembrance of Things Past » (1977), CW, t. 12, p. 311 : « The historicaldimension at issue was not a piece of ‘past history’ but the permanent presenceof the process of reality in which man participates with his conscious exis-tence ».10 Hitler and the Germans (1964), § 36, trad. angl. Detlev Clemens et Bren-dan Purcell, CW, t. 31, p. 204 / Hitler et les Allemands, trad. fr. Mira Kölleret Dominique Séglard, Paris, Seuil, 2003, p. 215-216.

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dignité » de l’homme : « Il y a perte de dignité parce que la participationau divin est niée, c’est-à-dire parce qu’il y a dédivinisation de l’homme.Mais comme c’est précisément la participation au divin, la théomorphie,qui constitue l’homme par essence, la dédivinisation entraîne toujoursune déshumanisation »11. En se fermant délibérément au transcendant,que ce soit au transcendant rationnel (divin philosophique) ou aussi autranscendant pneumatique (divin de Révélation), l’homme est conduit àune perte de la réalité humaine entendue comme Entre-deux. Ainsi, si lasignification de l’histoire réside dans un processus de différenciationnoétique par rapport aux symboles compacts de foi, elle ne réside pasmoins dans un processus possible de déformation de la conscience. Maisil incombe à la responsabilité de la philosophie, comme discipline pro-fondément érotique, de veiller à la position de l’homme dans la réalitéen tant qu’Entre-deux inquiet : « Se mouvoir à l’intérieur du metaxu,l’explorer dans toutes les directions et s’orienter selon la perspectiveaccordée à l’homme par sa position dans la réalité, c’est là la tâchepropre du philosophe »12.

Remarques sur le texte traduit.

Le texte traduit ici pour la première fois en français a été publié parEric Voegelin en 1974, sous le titre « Reason : The Classic Experience »,dans la revue Southern Review, n.s., vol. 10, n° 2, printemps 1974,p. 237-264 13. Il a été repris dans le volume 12 de The collected works ofEric Voegelin : Published Essays, 1966-1985, Ellis Sandoz (éd.),Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1990, p. 265-291. C’est à

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11 Hitler and the Germans, § 8, CW, t. 31, p. 87 / p. 72-73.12 « The Reason :The Classic Experience », CW, t. 12, p. 283.13 Signalons que le texte a aussi été reproduit dans l’édition et la tra-duction en anglais due à Gerhart Niemeyer du livre de Voegelin intituléAnamnesis. Zur Theorie der Geschichte und Politik, Munich, R. Piper & Co.Verlag, 1966, 395 p. : Anamnesis, Notre Dame (Ind.), University of NotreDame Press, 1978, XXII-217 p., ici chap. 6, p. 89-115.

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partir de cette dernière édition que nous avons réalisé notre traduction ;dans le corps du texte traduit, nous en indiquons entre crochets la pagi-nation.

Les œuvres d’Eric Voegelin sont citées d’après The collected worksof Eric Voegelin, Paul Caringella, Jürgen Gebhardt, Thomas A. Holl-weck, Ellis Sandoz (éd.), Baton Rouge, Louisiana State UniversityPress, puis Columbia (Missouri), University of Missouri Press, 1990-2009, 34 vol. ; abréviation utilisée : CW.

Lorsque nous proposons une annotation, nous l’indiquons toujoursexplicitement entre des crochets droits = […], avec la mention « NdT ».

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La Raison : l’expérience classique(1974).

[265] Bien que la Raison soit le constituant de l’humanité àtoutes les époques, sa différenciation et son articulation à traversles symboles langagiers sont un événement historique. Le géniedes philosophes helléniques découvrit la Raison en tant qu’elleest la source de l’ordre dans la psuchè de l’homme. Cet essai por-tera sur la Raison au sens du Noûs platonico-aristotélicien, sur lescirconstances et les conséquences de sa différenciation en tantqu’événement dans l’histoire de l’ordre existentiel.

Je ne traiterai pas de l’« idée » de Raison, ni d’une « définition »nominaliste, mais du processus au sein de la réalité dans lequeldes êtres humains concrets — les « amoureux de la sagesse », lesphilosophes, ainsi qu’ils s’appelèrent — furent engagés dans unacte de résistance contre le désordre personnel et social de leurépoque. De cet acte émergea le Noûs en tant que force cognitive-ment lumineuse qui inspira aux philosophes leur résistance etqui, en même temps, les rendit capables de reconnaître les phé-nomènes de désordre à la lumière d’une humanité ordonnée parle Noûs. Ainsi, la Raison, au sens noétique, fut découverte commeétant à la fois la force et le critère de l’ordre.

En outre, la naissance de la Raison, dans le but d’articuler laconscience réflexive, fut accompagnée par la conscience chez lesphilosophes d’un événement, en tant que celui-ci formait uneépoque qui constitua un sens dans l’histoire. Une fois que l’humanité de l’homme fut devenue lumineuse quant à son ordre,il n’était plus possible de retourner en arrière, de cette progres-sion pleine de sens dans la compréhension [insight] aux modesmoins différenciés de l’expérience et de la symbolisation. La

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découverte de la Raison divisa l’histoire en un Avant et un Après.Cette conscience d’un événement faisant époque s’exprima dansla création de symboles qui visèrent à caractériser la nouvellestructure dans le champ de l’histoire. Le symbole central fut celuidu « philosophe » dans la psuchè duquel l’humanité était devenuelumineuse quant à son ordre noétique ; des symboles parallèlesfurent ceux de l’« homme spirituel » [266] (daimonios aner) de Pla-ton1 et de l’« homme de bien » (spoudaios) d’Aristote2. L’hommequi était laissé en arrière, dans un état moins différencié deconscience, était le « mortel » (thnetos) du langage homérique ;l’homme qui insensiblement résista à la progression de la com-préhension [insight] devint l’« homme de peu de sagesse » oul’« homme à l’esprit obtu », l’amathes. Dans la Métaphysique d’Aris-tote, le mythe et la philosophie désignèrent les deux symbolismes àtravers lesquels, dans la succession historique, la conscience cos-mologique compacte et la conscience noétique différenciée expri-maient leurs expériences respectives de la réalité3. Et au sujet dela même progression faisant époque, Platon développa dans LesLois un symbolisme triadique de l’histoire dans lequel l’âge deCronos et l’âge de Zeus devaient désormais être suivis par l’âgedu Troisième Dieu — le Noûs4.

La conscience d’un événement faisant époque chez les philo-sophes classiques ne dérailla toutefois pas en des attentes apoca-lyptiques en un royaume final à venir. Aussi bien Platon qu’Aris-tote préservèrent leur équilibre de la conscience [balance ofconsciousness]. Ils reconnurent l’explosion noétique comme étantcet événement irréversible dans l’histoire qu’il fut en effet, maisils savaient également que la Raison avait été le constituant del’humanité avant que les philosophes ne différenciassent la struc-

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1 [Platon (427-348 av. J.-C.), Le Banquet, 203 a 5 – NdT].2 [Aristote (v. 385-322 av. J.-C.), Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b 27-1178 a9 – NdT].3 [Aristote, Métaphysique, ¡, 2, 982 b 18-19 – NdT].4 [Platon, Les Lois, IV, 713 b-714 b ; voir aussi Le Politique, 272 b – NdT].

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ture de la psuchè ; ils savaient aussi que sa présence dans la naturehumaine n’avait pas empêché l’ordre de la société de sombrerdans le désordre auquel ils résistaient. Supposer que la différen-ciation de la Raison arrêterait la naissance et la chute des sociétésaurait été absurde ; il n’était pas attendu qu’Hellas se développâtdans le sens de la fédération des poleis paradigmatiques que Pla-ton désirait. Au contraire, Platon prévit plutôt la chute de la polisdans le nouveau type de société impériale œcuménique5, et Aris-tote en fut le témoin. Ainsi, les philosophes classiques gardèrentle champ de l’histoire ouvert aux processus sociaux devant surve-nir dans un futur qui ne pouvait être anticipé, ouvert aussi à lapossibilité de différenciations ultérieures de la conscience. Platonfut en particulier très conscient du fait que l’homme, dans sa ten-sion vers le fondement de l’existence, était ouvert à une profon-deur de la réalité divine allant au-delà de la strate qui s’était révé-lée en tant que Noûs ; comme philosophe, il laissa la conscienceouverte au futur de la théophanie, aux révélations pneumatiquesde type judéo-chrétien, ainsi qu’aux différenciations plus tardivesdu mysticisme et de la tolérance dans les sujets doctrinaux.

La Raison, au sens noétique, ne met pas un terme apocalyp-tique à l’histoire, ni maintenant ni dans un futur progressiste — ilfaudrait comprendre ce point. Elle envahit plutôt l’histoirequ’elle constitue d’une nouvelle luminosité quant à l’ordre exis-tentiel en résistant à la passion désordonnatrice. [267] Son modusoperandi n’est pas la révolution, l’action violente ou la compul-sion, mais la persuasion, le peithô, lequel est central dans l’exis-tence de Platon en tant que philosophe. La persuasion n’abolitpas les passions, mais rend la Raison articulée, de sorte que laconscience noétique devient une force persuasive productriced’ordre au moyen de la lumière pure qu’elle jette sur les phéno-mènes de désordre personnel et social. Avoir élevé la tensionentre l’ordre et le désordre dans l’existence à la luminosité du

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5 [Platon, Les Lois, III – NdT].

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dialogue et du discours noétiques, c’est là l’exploit faisant époquedes philosophes classiques. Cet événement faisant époque a établila vie de la Raison dans la culture occidentale selon une continuitéallant jusqu’à notre propre temps ; il n’appartient pas au passé,mais constitue l’époque dans laquelle nous vivons toujours.

La découverte de la Raison, en tant qu’événement faisantépoque dans l’histoire de l’ordre existentiel, ne peut pas être épui-sée par un essai. Je dois choisir. Dans la mesure où notre propresituation en tant que philosophes du vingtième siècle après J.-C.ressemble grandement à la situation platonico-aristotélicienne duquatrième siècle avant J.-C., et dans la mesure où nous sommesaujourd’hui engagés dans le même type de résistance contre ledésordre de l’époque, il sera approprié de nous concentrer sur ladécouverte de la Raison comme force ordonnatrice dans l’existence.

La tension de l’existence.

Dans leurs actes de résistance contre le désordre de l’époque,Socrate, Platon et Aristote firent l’expérience des mouvementsd’une force qui structurait la psuchè de l’homme et la rendaitcapable de résister au désordre, et ils les explorèrent. À cetteforce, ses mouvements et la structure qui en résultait, ils donnè-rent le nom de « Noûs ». Pour autant que la structure ordonnatricede son humanité est concernée, Aristote caractérisa l’hommecomme le zoon noûn echon, comme l’être vivant qui possède leNoûs 6. L’expression rencontra le succès. Au moyen de la traduc-tion latine du zoon noetikon en animal rationale, l’homme estdevenu l’animal rationnel et la Raison la nature de l’homme. Auniveau topique du discours, la caractérisation s’est transformée enquelque chose comme une définition nominale.

6 [Aristote, Métaphysique, Α, 2, 994 b 15 ; voir À Kenneth Dorter, 4 mai1989 (CW, t. 30, Lettre n° 507, p. 854) – NdT].

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Toutefois, le philosophe n’était pas intéressé par des définitionsnominales, mais par l’analyse de la réalité. La caractérisation del’homme comme zoon noûn echon ou comme zoon noetikon n’était riende plus que le résumé abrégé d’une analyse portant sur la réalité del’ordre dans la psuchè de l’homme. Si l’analyse ne portait pas surl’ordre personnel de l’homme, mais sur l’ordre de son existence dansla société, elle pouvait parvenir [268] à la caractérisation abrégée del’homme comme zoon politikon7. Et si l’analyse de l’existence del’homme dans la réalité historique, de l’« historicité » de l’hommeainsi que les modernes la nomment, avait été menée par les philo-sophes classiques plus loin qu’elle ne le fut réellement, ils auraientpu parvenir à la caractérisation abrégée de l’homme comme zoon his-torikon. Ces caractérisations sont toutes les trois vraies dans lamesure où elles résument une analyse valide de la réalité expérimen-tée, mais chacune d’entre elles deviendrait fausse si elle excluait lesdeux autres et prétendait être la seule et unique définition valide dela nature de l’homme. De plus, l’homme n’est pas une psuchè désin-carnée, mise en ordre par la Raison. Par l’intermédiaire de son corps,il participe à une réalité organique, à la fois animale et végétative,ainsi qu’au domaine de la matière ; et, dans sa psuchè, il expérimentenon seulement le mouvement noétique vers l’ordre, mais aussi latraction des passions. Outre sa nature spécifique d’être de Raison8,en ses dimensions d’existence personnelle, sociale et historique,l’homme possède ce qu’Aristote appelait sa nature « synthétique »9.

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7 [Aristote, Les Politiques, I, 2, 1253 a 3 – NdT].8 [Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6, 1098 a 2-17 – NdT].9 [Aristote parle parfois de la « substance composée », he sunthete ousia, ousiasunolon, ou du « composé », to suntheton : voir, par exemple, Métaphysique, Δ,24, 1023 a 31-32, b 1-2 ; Métaphysique, Z, 11, 1037 a 29-33. Surtout, il fait la dis-tinction entre, d’une part, la phronesis et, d’autre part, la sunesis ou l’eusunesia,qui désigne la vertu du jugement droit : alors que la phronesis est directive(elle a pour fin de déterminer ce qu’il est de notre devoir de faire ou de nepas faire), la sunesis est judicative. En ce sens, voir Éthique à Nicomaque,VI, 11,1142 b 35 sqq., et Anamnesis. On the Theory of History and Politics (1966), II, 6(« Right by nature »), trad. angl. Miroslav J. Hanak, CW, t. 6, p. 156 – NdT].

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En considérant à la fois la nature spécifique et la nature synthétiquede l’homme, nous pouvons parler de la nature « intégrale » de celui-ci. Cette nature intégrale, comprenant à la fois la psuchè noétique,avec ses trois dimensions d’ordre, et la participation de l’homme à lahiérarchie de l’être, allant du Noûs jusqu’à la matière,Aristote la com-prend comme formant le sujet de l’étude du philosophe peri taanthropina, de l’étude des choses appartenant à l’humanité del’homme10.

Pour l’heure, nous avons seulement à être conscients de cechamp complet de la réalité humaine comme formant le champdans lequel la Raison possède sa place et ses fonctions en tantque centre cognitivement lumineux de l’ordre dans l’existence. Jevais à présent examiner l’expérience et la symbolisation classiquesde cette force ordonnatrice dans la psuchè de l’homme.

La réalité expérimentée par les philosophes comme étant spé-cifiquement humaine est l’existence de l’homme dans un étatd’inquiétude. L’homme n’est pas un être auto-créé, autonome,portant l’origine et le sens de son existence en lui-même. Il n’estpas une causa sui divine ; de l’expérience de sa vie dans une exis-tence précaire à l’intérieur des limites de la naissance et de lamort émerge plutôt la question étonnée du fondement ultime —l’aitia ou le prot-e arch-e — de toute réalité et plus spécifiquementde la sienne propre. La question est inhérente à l’expérience delaquelle elle émerge ; le zoon noûn echon qui fait l’expérience delui-même comme étant un être vivant est en même tempsconscient du questionnement s’attachant à ce statut. L’homme,lorsqu’il fait l’expérience de lui-même comme existant, découvreson humanité spécifique, celle d’être un être qui pose la question[269] de l’origine et du but, du fondement et du sens de son exis-tence.

Bien que ce questionnement soit inhérent à l’expérience quel’homme fait de lui-même à toutes les époques, l’articulation et la

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10 [Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 10, 1181 b 14 – NdT].

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symbolisation adéquates de la conscience questionnante, en tantque constituant de l’humanité, sont, comme je l’ai affirmé, l’ex-ploit faisant époque des philosophes. En fait, on peut mêmeencore discerner dans les formulations platonico-aristotéli-ciennes le choc du passage du mode compact au mode différenciéde la conscience. Avec Platon, nous sommes au plus près de ladécouverte. Le Socrate du Théétète reconnaît dans l’expérience(pathos) de l’étonnement (thaumazein) la marque du philosophe.« La philosophie n’a en effet pas d’autre commencement » (155 d).Une génération plus tard, lorsque l’impact initial s’était effacé,Aristote pouvait ouvrir sa Métaphysique par l’affirmation program-matique : « Tous les hommes par nature désirent [oregontai]connaître [eidenai] »11. Tous les hommes, non pas les philosophesseulement ; l’entreprise du philosophe est devenue humainementreprésentative. L’existence de tout un chacun est potentiellementperturbée par le thaumazein, mais certains expriment leur étonne-ment au moyen du médium plus compact du mythe, d’autres aumoyen de la philosophie. Par conséquent, au côté du philosophosse tient la figure du philomuthos, et « le philomuthos est en un sensun philosophos » (Métaphysique, A, 2, 982 b 18 sqq.). LorsqueHomère et Hésiode font remonter l’origine des dieux et de toutesles choses à Ouranos, Gaïa et Océan12, ils s’expriment dans lemédium de la spéculation théogonique, mais ils sont engagésdans la même recherche du fondement qu’Aristote lui-même(Métaphysique, A, 2, 983 b 28 sqq.). La place sur l’échelle de la com-pacité et de la différenciation n’affecte pas l’identité fondamen-tale de structure dans l’humanité de l’homme.

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11 [Aristote, Métaphysique, Α, 1, 980 a 21 – NdT].12 [Homère (fin du VIIIe s. av. J.-C.), Iliade, XIV, 200-352, trad. fr. RobertFlacelière, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1955, p. 333-337.Hésiode (VIIIe s. av. J.-C., environ v. 700 av. J.-C.), Théogonie, v. 20, v. 45,v. 116 sqq., v. 337 sqq., trad. fr. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1928,p. 32, p. 33, p. 36 sqq., p. 44 sqq. – NdT].

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Néanmoins, l’événement faisant époque de la différenciations’est produit, et les philosophes ont créé le corps cohérent dessymboles langagiers au moyen desquels ils signifient les étapes deleurs analyses. Il y a tout d’abord le groupe des symboles quiexpriment l’expérience de l’étonnement inquiet : « s’étonner » – thaumazein ; « chercher », « rechercher » – zetein ; « recherche » –zetesis ; « questionner » – aporein, diaporein. Ainsi, le questionne-ment est expérimenté avec une indication d’urgence. Ce n’est pasun jeu devant être joué ou non. Le philosophe se sent poussé(kinein) par quelque force inconnue à poser les questions ; il sesent attiré (helkein) dans la recherche. Parfois, l’expression utiliséeindique le désir urgent du questionnement, comme dans le toueidenai oregontai aristotélicien ; et parfois, la compulsion à [270]soulever la question qui naît de l’expérience est grandement éla-borée, comme dans la Parabole de la Caverne de Platon, danslaquelle le prisonnier est poussé par la force inconnue à seretourner (periagog-e) et à commencer son ascension vers lalumière13. Cependant, ce n’est pas toujours que la force inconnuea à briser les chaînes de l’apathie. L’inquiétude dans la psuchèd’un homme peut être suffisamment lumineuse pour se com-prendre comme étant causée par l’ignorance du fondement et dusens de l’existence, de sorte que l’homme ressentira un vif désirde s’échapper de cet état d’ignorance (pheugein ten agnoian : Méta-physique, A, 2, 982 b 21) et de parvenir à la connaissance. Aristoteformule cela succintement : « Un homme dans l’embarras [aporon]ou l’étonnement [thaumazon] est conscient [cietai] d’être ignorant[agnoein] » (Métaphysique, A, 2, 982 b 18). L’analyse requiert ainsides symboles langagiers supplémentaires : « ignorance » – agnoia,agnoein, amathia ; « fuite hors de l’ignorance » – pheugein tenagnoian ; « retournement » – periagog-e ; « connaissance » – epistem-e,eidenai.

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13 [Platon, La République,VII, 514 a sqq. – NdT].

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La partie de l’existence articulée à ce stade fournit l’infra-structure des compréhensions [insights] noétiques à proprementparler. Je l’ai présentée avec un certain soin parce qu’elle estmoins bien connue que ce qu’il faudrait. Platon et Aristote ren-contrèrent un si grand succès dans l’élaboration de l’exégèse deleurs expériences que le développement post-classique de la phi-losophie pouvait s’attacher à la strate supérieure des « résultats »noétiques, tandis que l’expérience différenciée de l’existence quiavait engendré le symbolisme de la « philosophie » fut reléguéedans les limbes d’un semi-oubli. Contre une telle négligence, jedois souligner le fait que l’infrastructure fut le catalyseur quiporta le souci pré-socratique des problèmes noétiques au centrede l’attention, comme étant un souci se rapportant à la mise enordre de la psuchè à travers sa tension vers le fondement divin,l’aition, de toute réalité ; en vertu de sa fonction de catalyseur, elleest la clef de la compréhension [understanding] du Noûs au sensclassique.

Le Noûs avait attiré l’attention des penseurs pré-socratiques,notamment de Parménide et d’Anaxagore, en relation avec leursexpériences de la structure intelligible dans la réalité. Parménideavait donné le nom de noûs à la faculté que possède l’homme des’élever jusqu’à la vision de l’Être, et le nom de logos à la facultéqu’il possède d’analyser le contenu de la vision. Il concentra lecontenu préanalytique de sa vision dans l’exclamation non propo-sitionnelle Est ! L’expérience fut si intense qu’elle inclina versl’identification du Noûs et de l’Être, du noein et de l’einai (B 314) ;dans le ravissement de la vision, celui qui connaît et [271] le connuallaient fusionner dans l’unique réalité vraie (aletheia), pour êtreseulement séparés à nouveau lorsque le logos allait devenir actifpour explorer l’expérience et pour trouver les symboles langa-

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14 [Parménide d’Élée (fin du VIe siècle-milieu du Ve siècle av. J.-C.), Frag-ment D.-K. B 3, dans Les Présocratiques, Jean-Paul Dumont (éd.), Paris,Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 258 – NdT].

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giers adéquats à l’expression de celle-ci. De l’explosion parméni-dienne, l’expérience classique a hérité de la dotation noétique del’homme (le zoon noûn echon aristotélicien), qui fait de sa psuchè unsensorium de l’aition divin, et aussi de la sensibilité à la consub-stantialité du Noûs humain avec l’aition qu’il aperçoit15. Tandis queParménide différencia la faculté noétique d’apercevoir le fonde-ment de l’existence, Anaxagore se préoccupa de l’expérienced’une structure intelligible dans la réalité. L’aition divin pouvait-ilen effet être l’un des éléments qu’avaient présupposés les pen-seurs antérieurs, qui étaient encore très proches des dieux dumythe ? Ou ne devait-il pas être, plutôt qu’un élément, une forceformatrice qui pouvait imposer une structure à la matière ?Anaxagore trancha en faveur du Noûs comme source de l’ordreintelligible dans le cosmos ; il fut grandement loué pour cette com-préhension [insight] par Aristote16. Ainsi, aussi bien du côté decelui qui connaît que du côté du connu, l’expérience de l’aper-ception intellectuelle et l’expérience d’une structure intelligibleayant à être aperçue, s’étant développées selon des chemins sépa-rés, étaient prêtes à présent à s’unifier dans la découverte de lapsuchè humaine en tant que sensorium de l’aition divin et, enmême temps, en tant que site de la manifestation formatrice decelui-ci.

La différenciation de la psuchè accroît la quête du fondementpar la dimension de la conscience critique. Les symboles pluscompacts du mythe ou des pré-socratiques ne peuvent demeurerincontestés une fois que la source empirique de laquelle les sym-boles tirent leur validité est reconnue comme formant les proces-sus expérientiels [experiential processes] de la psuchè. L’homme quipose les questions et le fondement divin à propos duquel lesquestions sont posées s’unifieront dans l’expérience du question-

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15 [Aristote, Métaphysique, Λ, 9, 1075 a 6-10 ; Éthique à Nicomaque, X, 7,1177 b 26-1178 a 8 – NdT].16 [Aristote, Métaphysique, A, 8, 989 a 30 sqq. – NdT].

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nement, expérience se révélant comme rencontre du divin et del’humain, et ils ressurgiront comme les participants de la ren-contre, laquelle a la luminosité et la structure de la conscience.Dans l’expérience platonico-aristotélicienne, l’inquiétude ques-tionnante porte en elle-même la réponse apaisante, dans lamesure où l’homme est mû dans sa recherche du fondement parle fondement divin qu’il recherche. Le fondement n’est pas unechose spatialement distante, mais une présence divine, quidevient manifeste dans l’expérience de l’inquiétude et le désir deconnaître. L’étonnement et le questionnement sont ressentiscomme le commencement d’un événement théophanique, quipeut devenir pleinement lumineux à lui-même s’il trouve laréponse adéquate dans la psuchè [272] d’êtres humains concrets –comme il la trouve chez les philosophes classiques. Par consé-quent, la philosophie, au sens classique, n’est pas un corpsd’« idées » ou d’« opinions » relatives au fondement divin, admi-nistrées par une personne qui s’appelle un « philosophe » ; elle estde la part d’un homme la poursuite, sous la forme d’une bonneréaction, de son inquiétude questionnante vis-à-vis de la sourcedivine qui l’a éveillée. Toutefois, cette poursuite, si elle veut vrai-ment être appropriée au moteur divin, requiert l’effort d’articulerl’expérience au moyen de symboles langagiers adéquats ; et ceteffort mène aux compréhensions [insights] de la structure noé-tique de la psuchè.

La conscience de l’inquiétude questionnante au sein d’un étatd’ignorance devient lumineuse à elle-même en tant que mouve-ment dans la psuchè vers le fondement, lequel est présent dans lapsuchè en tant que son moteur. L’inquiétude précognitive devientune conscience cognitive, une noesis, visant le fondement commeson noema ou son noeton ; en même temps, le désir (oregesthai) deconnaître devient la conscience du fondement, ce dernier deve-nant l’objet du désir, l’orekton (Métaphysique, V, 7, 1072 a 26 sqq.).Le fondement peut être atteint dans ce processus de pensée etêtre reconnu comme l’objet désiré dans l’ascension méditative à

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travers la via negativa : le fondement n’a pas à être trouvé parmiles choses du monde externe, ni parmi les buts de l’action hédo-niste et politique, mais il se tient au-delà de ce monde. Platon aintroduit dans le langage philosophique le symbole de l’Au-delà,de l’epekeina, comme étant le critère du fondement créateur, divin(La République, VI, 508-509) ; quant à Aristote, il parle du fonde-ment comme étant « éternel, immobile et séparé des choses de laperception sensible » (Métaphysique, V, 7, 1073 a 3-5). De manièrecatégorique, Platon identifie l’Un (to hen), qui est présent en tantqu’il est le fondement de toutes les choses, à la sophia kai noûs(Philèbe, 30 c-e) ; quant à Aristote, il identifie l’actualité de la pen-sée (noû energeia), en tant qu’elle est la vie divine éternelle, à « celamême qui est Dieu » (Métaphysique,V, 7, 1072 b 27-31). Le complexedes symboles du Noûs couvre ainsi toutes les étapes de l’exégèsepar les philosophes de la tension de l’homme vers le fondementde son existence. Il y a aussi bien un Noûs humain qu’un Noûsdivin, qui signifient le pôle humain et le pôle divin de la tension ;il y a une noesis et un noeton, pour signifier les pôles de l’actecognitif visant le fondement ; et il y a généralement le verbe noeinpour signifier les phases du mouvement qui conduit de l’inquié-tude questionnante à la connaissance du fondement en tant queNoûs. S’il a certains désavantages, l’usage ramène avec force àl’âme la compréhension [understanding] par les philosophes duprocessus, en tant que l’âme constitue un domaine distinct de laréalité, possédant une structure qui lui est [273] propre. Cettestructure peut être dévoilée soit en montant, en allant de l’inquié-tude existentielle qui se trouve au fond de la Caverne à la visionde la lumière qui se trouve à son sommet ; soit en descendant, enallant de la conscience qui est devenue lumineuse vers le bas :sans la kinesis qui fait que l’on est attiré par le haut, il n’y auraitaucun désir de connaître le fondement ; sans le désir, il n’y auraitaucun questionnement dans l’embarras ; sans le questionnementdans l’embarras, il n’y aurait aucune conscience de l’ignorance. Iln’y aurait aucune inquiétude existentielle poussant vers la quête

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du fondement si l’inquiétude n’était pas déjà la connaissance parl’homme de son existence en tant que celle-ci provient d’un fon-dement qu’il n’est pas lui-même. Les mouvements de la ren-contre du divin et de l’humain sont compris comme formant uneunité intelligible de signification, une unité qui est noétique à lafois dans sa substance et dans sa structure.

Il s’agit de l’unité de signification à laquelle je me suis succin-tement référé en la désignant comme la tension vers le fondementdivin de l’existence. Toutefois, la tension abstraite (ce serait le motgrec tasis) ne fait pas partie du vocabulaire classique ; lorsque Pla-ton et Aristote parlent du mouvement divin et humain, ils préfè-rent les symboles, hérités de leurs prédécesseurs à l’occasion del’exploration de la psuchè, qui désignent les divers modes concretsde la tension, comme philia, eros, pistis et elpis. Il me faut à présentaborder les problèmes de l’existence de l’homme en tant que zoonnoûn echon, problèmes qui nécessitent les différents niveaux del’abstraction dans l’analyse.

Psychopathologie.

La concentration platonico-aristotélicienne sur les modesconcrets de la tension est d’une importance décisive pour la compré-hension [understanding] du symbole du « Noûs », parce qu’elle place lecontexte expérientiel dans lequel la différenciation de la Raison seproduit au-delà d’un doute : la Raison est différenciée, en tant qu’elleest une structure dans la réalité, à partir des expériences de la foi etde la confiance (pistis) dans le cosmos divinement ordonné, et à partirdes expériences de l’amour (philia, eros) pour la source divine del’ordre ; elle est différenciée à partir de l’amor Dei au sens augusti-nien, non à partir de l’amor sui 17. Ainsi, la réalité exprimée par les

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17 [Saint Augustin (354-430), De Genesi ad litteram (401-414), XI, 15, 19-20 (BA,t. 49, p. 260-262) ; De civitate Dei (413-427), XIV, 28 (BA, t. 35, p. 464) – NdT].

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symboles du Noûs est la structure dans la psuchè d’un homme qui està l’unisson avec l’ordre divin dans le cosmos, non d’un homme quiexiste en étant en révolte contre lui ; la Raison possède le contenuexistentiel précis de l’ouverture à la réalité, au sens où Bergson parlede l’âme ouverte 18. Si ce contexte de l’analyse classique est ignoré et siles symboles du « Noûs » et de la « Raison » [274] sont traités commes’ils se référaient à quelque faculté humaine indépendante de la ten-sion vers le fondement, la base empirique, de laquelle les symbolestirent leur validité, est perdue ; ils deviennent des abstractions crééesà partir de rien, et le vide des pseudo-abstractions est prêt à être rem-pli par divers contenus non rationnels. Le concept de la « tensionvers le fondement », désignant à la fois le mode préanalytique et lemode noétique de la tension, est censé permettre d’éviter certainesinterprétations erronées de la Raison, en faisant ressortir de manièrenon équivoque la philia existentielle comme réalité qui devient noéti-quement lumineuse dans la philosophia et dans le bios theoretikos desphilosophes classiques. Face à la décomposition de la philosophiedans la société occidentale moderne, le lien entre la Raison et la phi-lia existentielle, entre la Raison et l’ouverture au fondement, doit êtrerendu thématiquement explicite.

Le concept de la tension, dans la mesure où il ne laisse aucundoute sur le lien entre la Raison et l’existence ouverte au fonde-ment, est essentiel pour comprendre l’enjeu fondamental de lapsychopathologie : si la Raison est la philia existentielle, si elle estl’ouverture de l’existence élevée à la conscience, alors la clôturede l’existence, ou n’importe quelle obstruction de l’ouverture,affectera la structure rationnelle de la psuchè avec hostilité.

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18 [En français dans le texte ; Henri Bergson (1859-1941), Les Deux sourcesde la morale et de la religion (1932), chap. I, dans Œuvres. Édition du cente-naire, André Robinet (éd.), Paris, PUF, 1959, p. 1022-1029 ; voir, parexemple, Science, Politics, and Gnosticism (= Wissenschaft, Politik und Gno-sis, Munich, Kösel, 1959), trad. angl. William J. Fitzpatrick, I, 2, CW, t. 5,p. 259 / Science, politique et gnose, trad. fr. Marc B. de Launay, Paris,Bayard, 2004, p. 29 – NdT].

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Les phénomènes du désordre existentiel lié à la clôture vis-à-vis du fondement de la réalité avaient été observés et articulés aumoins un siècle avant les philosophes classiques. Héraclite avaitdistingué les hommes qui vivent dans le même et unique mondecommun (koinos kosmos) du Logos, qui est le lien commun de l’hu-manité (homologia), et les hommes qui vivent dans les diversmondes privés (idios kosmos) de leur passion et de leur imagina-tion, les hommes qui mènent une vie éveillée et les somnambulesqui prennent leurs rêves pour la réalité (B 89)19 ; et Eschyle avaitdiagnostiqué que la révolte prométhéenne contre le fondementdivin était une maladie ou une folie (nosos, nosema)20. Puis, dans LaRépublique, Platon utilisa à la fois le symbole héraclitéen et lesymbole eschyléen pour caractériser l’état d’accord à l’unissonavec le fondement comme un état d’ordre existentiel et l’état declôture vis-à-vis du fondement comme un état de désordre exis-tentiel21. Cependant, il fallut les expériences destructrices de l’im-périalisme œcuménique et, dans son sillage, la désorientationexistentielle en tant que phénomène de masse, pour que le lienentre la Raison et l’ordre existentiel parvienne à une fixationconceptuelle. Ce sont seulement les Stoïciens qui créèrent les

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19 [Héraclite d’Éphèse (v. 544/541-v. 480 av. J.-C.), Fragment D.-K. B 89,dans Les Présocratiques, op. cit., p. 166 ; voir aussi B 21, p. 151 ; B 26, p. 152 ;B 73 et 75, p. 163 – NdT].20 [Eschyle (v. 526-456 av. J.-C.), Prométhée enchaîné, v. 977-978, dans Tra-giques grecs : Eschyle – Sophocle, Raphaël Dreyfus et Jean Grosjean (éd.),Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 227 : ayant affirmé,à propos de Zeus, que l’« on doit outrager les outrageurs », Prométhéeajoute : « À parler franc, les dieux, je les hais tous. Ils me rendent, à tort,le malheur pour le bien » ; à quoi Hermès lui réplique : « Je t’entends, tudélires, le mal n’est pas bénin » – NdT].21 [Sur le rêve, voir La République, V, 476 c-d ; VII, 534 c ; IX, 571 c. Surnosos et nosema, voir La République, X, 608 e-610 a. Pour le rêve, voiraussi, par exemple, Théétète, 157 e-158 d. Pour nosos, voir aussi, parexemple, Le Sophiste, 228 a-b ; pour nosema, voir aussi, par exemple, Gor-gias, 480 b ou Le Politique, 283 b – NdT].

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termes d’« oikeiosis » et d’« allotriosis », traduits par les Latins parles termes de « conciliation » et d’« aliénation », pour distinguer lesdeux états de l’existence [275] : respectivement, celui qui rendpossible la vie de la raison et celui qui conditionne les désordresde la psuchè.

Dans les Tusculanes, Cicéron rapporte les principales formula-tions stoïciennes :

De même qu’il existe des maladies du corps, il existe desmaladies de l’esprit [morbi animorum] ; les maladies sont généra-lement causées par une confusion de l’esprit due à des opinionsfausses [pravarum opinionum conturbatio], débouchant sur unétat de corruption [corruptio opinionum] ; les maladies de ce typene peuvent survenir qu’à la suite d’un rejet de la Raison [exaspernatione rationis] ; ainsi, dans la mesure où elles sont dis-tinctes des maladies du corps, les maladies mentales ne peuventjamais se produire sans qu’il y ait une faute [sine culpa] ; etpuisque cette faute n’est possible que pour un homme qui pos-sède la Raison, les maladies ne se produisent pas chez les ani-maux22.

L’analyse qui se tient à l’arrière-plan de telles formules peut êtrereconstituée à partir d’un passage de Chrysippe : « Cette transforma-tion [de l’esprit] et ce désistement à soi ne se produisent d’aucuneautre façon que par une action délibérée de se détourner [apostroph-e]du Logos »23. L’apostroph-e est le mouvement contraire, du point de vuede sa direction, à la periagog-e ou à l’epistrophh-e platonicienne. En sedétournant du fondement, l’homme se détourne de son propre soi ;

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22 Tusculanes, IV, 23-32 ; Arnim, Stoicorum Veterum Fragmenta, III, n° 103-105 [= Cicéron (106-43 av. J.-C.), Tusculanes (45 av. J.-C.), IV, X, 23-XIV-32,trad. fr. Jules Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 64-70 ; Stoico-rum Veterum Fragmenta, Hans von Arnim (éd.), Leipzig, B. G. Teubner,1903-1924, III, n° 103-105 – NdT].23 Stoicorum Veterum Fragmenta, III, n° 125, l. 20-21.

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ainsi, l’aliénation est un désistement vis-à-vis de l’humanité, qui estconstituée par la tension vers le fondement.

En outre, apparaissent dans ce contexte les premières tenta-tives pour exprimer l’expérience de l’« anxiété ». L’anxietas deCicéron dans les Tusculanes est trop incertaine du point de vue desa signification pour être identifiée sans réserve à l’anxiétémoderne ; elle peut ne désigner rien de plus qu’un état de l’espritlivré à des peurs irraisonnées24. Mais des assertions attribuées àChrysippe font apparaître avec évidence que l’anxiété est com-prise comme une variété de l’ignorance. Un homme délire com-plètement, dit le passage en question, lorsqu’il se montre ignorant(agnoian echon) de son soi et de ce qui le concerne ; cette igno-rance est le vice qui est contraire à la vertu de la vraie compréhen-sion [insight] (phronesis) ; elle doit être caractérisée comme un étatexistentiel dans lequel les désirs ne sont pas contrôlés ou dirigés,un état d’incertitude et de surexcitation tourbillonnantes des pas-sions, un état de peur ou de terreur parce que l’existence a perduson orientation. La description est résumée par l’expressiond’ag[276]noia ptoiodes, en tant que « définition » stoïcienne de lafolie (mania)25. Au zoon noûn echon correspond, comme soncontraire pathologique, le zoon agnoian echon.

L’exploration stoïcienne du contre-type pathologique fournitune précision supplémentaire au sujet de la signification del’existence noétique. Le point critique qu’il faut noter est l’appari-

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24 Tusculanes, IV, 27 [= Tusculanes, IV, XII, 27, op. cit., p. 67 – NdT] ; Stoico-rum Veterum Fragmenta, III, n° 103, l. 10-17.25 Stoicorum Veterum Fragmenta, III, n° 663 [= Chrysippe de Soles (v.280-206 av. J.-C.), d’après Jean Stobée (probablement Ve s. ap. J.-C), Ecl.,II, 68, 18-23 = SVF, III, n° 663 = LS 41 I : « Ils [= les Stoïciens] disentencore que tous les mauvais sont fous, puisqu’ils s’ignorent et ignorentce qui les concerne, ce qui est justement folie. L’ignorance est le vicecontraire à la modération, et c’est folie parce que dans ses dispositionsrelatives elle rend nos impulsions instables et flottantes. C’est pourquoiils donnent de la folie cette caractérisation sommaire : une ignoranceflottante » – NdT].

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tion de l’agnoia, de l’ignorance, comme étant une caractéristiqueaussi bien de l’état de santé (sanitas) que de l’état de morbidité(insania). L’inquiétude questionnante, ainsi que j’ai appelé defaçon neutre la phase initiale de l’expérience noétique, peut soitsuivre l’attraction du fondement et s’épanouir dans uneconscience noétique, soit être détournée du fondement et suivred’autres attractions. Le déraillement pathologique se produitainsi dans la phase de l’inquiétude questionnante, dans l’attitudede l’homme vis-à-vis de la structure tensionnelle de son exis-tence, non aux niveaux supérieurs où le déraillement devientmanifeste dans les divergences entre une vie bien ordonnée etune existence désorientée, ou dans les divergences entre l’articu-lation rationnelle de la réalité et les « opinions fausses », les pravaeopiniones, pareillement articulées. Bien sûr, les symptômes mani-festes de la désorientation attireront l’attention principale. En sefondant sur les Tusculanes, on peut dresser une liste des syn-dromes qui sonne bien moderne : le désir sans relâche de gagnerde l’argent, la recherche de position sociale, le fait de courir lesfemmes, les excès de table, le penchant très fort pour les frian-dises et les amuse-gueule, le goût pour le vin, l’irascibilité,l’anxiété, le désir de renommée, l’entêtement, la rigidité de com-portement et les peurs du contact avec les autres êtres humainstelles que la misogynie et la misanthropie. Mais une symptomato-logie de ce genre, bien que de grande valeur en tant qu’approcheau niveau du sens commun, n’est pas analytiquement assez pré-cise. Car il n’y a rien de mal dans les passions en tant que telles, nidans la jouissance des biens extérieurs et somatiques, ni dans lesfaiblesses ou les excès occasionnels. Si les contours ne sont pasdessinés plus clairement, on arrivera à la situation ridiculisée parHorace dans les Satires (II, 3)26. Par conséquent, Cicéron fait soi-gneusement la distinction entre les manifestations aiguës de la

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26 [Horace (65-8 av. J.-C.), Satires, II, 3, dans Œuvres complètes, FrançoisRichard (éd.), Paris, Garnier, 1950, t. 2, p. 87-111 – NdT].

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passion et les habitudes qui sont devenues chroniques, commepar exemple entre angor et anxietas, entre ira et iracundia 27 ; etl’habitude doit être tellement grave qu’elle déséquilibre l’ordrerationnel de l’existence, elle doit équivaloir à un rejet de la raison,à une aspernatio rationis. Ce dernier critère se rattache au souciantérieur manifesté par Chrysippe au sujet de l’homme qui semontre imperméable à l’argumentation parce qu’il considère quesa faiblesse est [277] la chose rationnelle qui doit être faite. Lephénomène de l’argumentation rationnelle développée afin dedéfendre la fuite hors de l’existence noétiquement ordonnéeimpressionna Chrysippe si fortement qu’il supposa que le Logoslui-même était capable de corruption ; Posidonius devait rejeterl’erreur et faire retour à la force dans l’existence de l’homme quipeut utiliser les passions comme moyen pour s’échapper de latension noétique, et, en même temps, qui peut utiliser la Raisoncomme moyen pour justifier la fuite hors de la Raison28.

Les Stoïciens reconnaissent ainsi la maladie mentale commeune perturbation de l’existence noétiquement ordonnée. La mala-die affecte aussi bien les passions que la Raison, mais elle n’estcausée ni par celles-là ni par celle-ci ; elle trouve son origine dansl’inquiétude questionnante, l’agnoia, et dans la liberté qu’al’homme d’actualiser le sens de l’humanité qui est contenupotentiellement dans l’inquiétude, ou de saboter ce sens.

La santé ou la maladie de l’existence se font sentir dans la tona-lité de l’inquiétude. L’inquiétude classique, l’inquiétude aristotéli-cienne notamment, est joyeuse sans équivoque parce que le ques-tionnement a une direction ; l’inquiétude est expérimentée commele commencement de l’événement théophanique dans lequel leNoûs se révèle en tant que force divine ordonnatrice dans la psuchè

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27 [Tusculanes, IV, XII, 27, op. cit., p. 67 – NdT].28 Sur cette controverse techniquement complexe, voir Max Pohlenz,Die Stoa. Geschichte einer geistigen Bewegung, Göttingen,Vandenhoeck &Ruprecht, 1948-1949 (1971), t. 1, p. 141-147.

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de celui qui questionne et dans le cosmos plus largement ; elle estune invitation à rechercher son sens dans l’actualisation de laconscience noétique. Il n’existe pas de terme pour désignerl’« anxiété » ; la tonalité consistant à être apeuré ou effrayé par unequestion à laquelle aucune réponse ne peut être trouvée estabsente, de manière caractéristique, de l’expérience classique ; la« peur » eut à être introduite par les Stoïciens, en tant que phéno-mène pathologique, au moyen de l’adjectif ptoiodes. Au contraire,dans l’histoire occidentale moderne de l’inquiétude, de la « peur dela mort » hobbesienne à l’Angst heideggérien, la tonalité s’est dépla-cée, de la participation joyeuse à une théophanie, à l’agnoia ptoiodes,à l’aliénation hostile vis-à-vis d’une réalité qui se cache plutôtqu’elle ne se révèle. Un Hobbes remplace le summum Bonum par lesummum malum comme force ordonnatrice de l’existence del’homme ; un Hegel construit son état d’aliénation en lui donnantla forme d’un système et invite tous les hommes à devenir hégé-liens ; un Marx rejette carrément la quête aristotélicienne du fonde-ment et vous invite à vous joindre à lui, en tant qu’« homme socialiste »29, dans son état d’aliénation ; un Freud diagnostiquel’ouverture au fondement comme étant une « illusion », une« relique névrotique » et un « infantilisme » ; un Heidegger attendune « parousie de l’Être » [278] qui ne vient pas, faisant penser à Enattendant Godot de Samuel Beckett ; un Sartre se sent « condamné àêtre libre » et se vautre dans des inepties, en créant des significa-

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29 [Karl Marx (1818-1883), Économie et philosophie. Manuscrits parisiens(1844), II, dans Œuvres, Maximilien Rubel (éd.), Paris, Gallimard, Biblio-thèque de la Pléiade, 1968, t. 2, p. 89 – NdT].30 L’énumération se réfère à des sources bien connues : ThomasHobbes, Leviathan (1651) ; Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phänomeno-logie des Geistes (1807) ; Karl Marx, Nationalökonomie und Philosophie(Paris, 1844) ; Sigmund Freud, Die Zukunft einer Illusion (1927) ; MartinHeidegger, Einführung in die Metaphysik (1935) ; Jean-Paul Sartre, L’Êtreet le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique (1943) ; Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962).

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tions remplaçant la signification qu’il n’a pas comprise ; un Lévi-Strauss vous certifie que vous ne pouvez pas être un savant si vousn’êtes pas un athée ; le symbole du « structuralisme » devient le slo-gan d’un mouvement à la mode visant à fuir la structure noétiquede la réalité ; et ainsi de suite30.

Toutefois, comme le montre cette liste de cas, il y a plus encette affaire qu’une simple différence de tonalité entre l’inquié-tude classique et l’inquiétude moderne, car les représentants del’agnoia ptoiodes moderne réclament agressivement pour leurmaladie mentale le statut de santé mentale. Dans le climat d’opi-nion moderne, le zoon agnoian echon a remplacé le zoon noûnechon. La perversion de la Raison, au moyen de son appropriationpar les cas mentaux qui avaient déjà tourmenté Chrysippe, s’estdéveloppée, dans la période moderne de déculturation, dans legrotesque meurtrier de notre époque.

Pourtant, l’homme ne peut vivre par la seule perversion.Parallèlement au sommet du grotesque atteint avec Hitler, Sta-line et l’orgie de la « libération des masses » après la SecondeGuerre mondiale, s’est aussi développée l’attention à son carac-tère pathologique. Il est vrai qu’au XIXe siècle Schelling avaitdéjà forgé le terme « pneumopathologie » lorsqu’il eut à affronterle progressisme de son époque31, mais, jusqu’à très récemment, il

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31 [Nous n’avons pu identifier la référence exacte. Il s’agit peut-êtred’une allusion aux Stuttgarter Privatvorlesungen (1810), dans SämtlicheWerke, Karl Fritz A. von Schelling (éd.), Stuttgart-Augsbourg, J. G. Cot-ta’scher Verlag, 1856-1861, t. VII, p. 469-470 / Conférences de Stuttgart,dans Œuvres métaphysiques (1805-1821), trad. fr. Jean-François Courtine etEmmanuel Martineau, Paris, Gallimard, 1980, p. 245-247. Dans une lettreà Theo Broersen du 24 février 1976 (CW, t. 30, Lettre 461, p. 804),Voege-lin dit se souvenir d’avoir rencontré cette expression à l’occasion de sesétudes sur Schelling, sans toutefois se souvenir du passage précis oùelle se trouve. Sur la « pneumopathologie », voir aussi « The GermanUniversity and the Order of German Society : A Reconsideration of theNazi Era » (1966 en allemand, 1985 en anglais), CW, t. 12, p. 6 / « L’Uni-versité et la sphère publique : sur la pneumopathologie de la société

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eût été peu réaliste de traiter les « opinions » qui dominent lascène publique de phénomènes psychopathologiques. À pré-sent, le « sophisme réductionniste », la création des « réalitéssecondes » imaginaires32 et la fonction des philosophies de l’his-toire dans la création d’une illusion d’« immortalité » sont large-ment reconnus comme étant des symptômes pathologiques ; unauteur comme Doderer a reconnu, dans ses Dämonen, l’Apper-zeptionsverweigerung, le refus d’apercevoir, comme le syndrome

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allemande », Appendice dans Hitler et les Allemands (1964), trad. fr. MiraKöller et Dominique Séglard, Paris, Seuil, 2003, p. 307 ; « The Eclipse ofReality » (1969), CW, t. 28, p. 132 et p. 157 ; « The Beginning and theBeyond : A Meditation on Truth », CW, t. 28, p. 202 ; « Quod Deus dicitur »(1985), CW, t. 12, p. 388-389. Sur Schelling, voir encore History of Politi-cal Ideas (posthume),VII,VIII, 2, CW, t. 25, p. 193-242 – NdT].32 [Voegelin emprunte l’expression « réalité seconde » (zweite Wirkli-chkeit, Second Reality) aux romans politiques d’Heimito von Doderer(1896-1966) : Die Dämonen : nach der Chronik des Sektionsrates Geyren-hoff. Roman (Munich, Biederstein Verlag, 1956), trad. fr. RobertRovini, Paris, Gallimard, 1965, 1992, 3 vol. (en particulier III, 1,« Dames fortes », t. 3, p. 9-21 ; III, 7, « Courbes brèves I », t. 3, p. 198-207) ; Die Merowinger, oder die totale Familie. Roman, Munich, Bieder-stein Verlag, 1962. Il renvoie aussi à Der Mann ohne Eigenschaften(1930 et 1933) de Robert Musil (1880-1942), plus particulièrement àl’idée selon laquelle « un homme sans qualités se compose de quali-tés sans homme » : L’Homme sans qualités, II, 39, trad. fr. Philippe Jac-cottet, Paris, Seuil, 1956, t. 1, p. 176-179. Sur ce thème, dans l’œuvrede Voegelin, voir, par exemple, Hitler and the Germans (1964), trad.angl. Detlev Clemens et Brendan Purcell, CW, t. 31, p. 239 sqq. / Hit-ler et les Allemands, trad. fr. Mira Köller et Dominique Séglard, Paris,Seuil, 2003, p. 259 sqq. ; « On Debate and Existence » (1967), CW, t.12, p. 36 ; « On Hegel : A Study in Sorcery » (1971), CW, t. 12, p. 224 ;Autobiographical Reflections (1973), chap. 22, CW, t. 34, p. 122 /Réflexions autobiographiques, trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris,Bayard, 2004, p. 139-140 ; « Wisdom and the Magic of the Extreme : AMeditation » (1977/1981), CW, t. 12, p. 323. Voegelin a personnellementconnu Musil : À Karl-Heinz Danner, 8 février 1973 (CW, t. 30, Lettre425, p. 756) – NdT].

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du zoon agnoian echon33 ; et dans la psychologie existentielle,comme par exemple dans l’œuvre de Viktor E. Frankl34, la« dimension noologique » de l’homme ainsi que le traitement de

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33 [On peut rappeler que la théorie d’une juste perception du monde appa-raît dans les Journaux de Doderer vers la fin des années 1930. Par cette théo-rie, le romancier entend désigner la recherche d’une vie qu’il nomme« aperceptive », l’« aperception » (Apperzeption) signifiant chez lui « voir lemonde tel qu’il est ». Le problème est que la « première réalité », « erste Wirk-lichkeit » (celle du monde tel qu’il est), peut toujours être remplacée par une« deuxième réalité », « zweite Wirklichkeit » (celle du monde des idéologies etdes projections mentales). Dans l’esprit de Doderer, l’homme aveuglé, c’est-à-dire l’homme qui évolue dans une « deuxième réalité » après avoir refuséle monde de l’« aperception » (Apperzeptionsverweigerung), doit tenter derejoindre la « première réalité », le domaine de la vie « aperceptive », par unprocessus d’humanisation (Menschwerdung). Le meilleur résumé de cesdeux « réalités » se trouve peut-être dans un monologue du Docteur Inkratdans le roman Un meurtre que tout le monde commet : « […] voir le monde telqu’il est, jamais comme il devrait être ; et tenir en plus toutes les prétentionslogées dans les coulisses du cœur ou assoupies dans le berceau du rêve etayant trait à un désir de changement de ce monde, les tenir pour nulles etnon-avenues […] ; il n’y a qu’une seule et unique réalité, il n’en existe pas deseconde dans laquelle on pourrait chercher refuge, peut-être même sousprétexte que celle-ci pourrait être réalisée un jour » – Un meurtre que tout lemonde commet (Ein Mord den jeder begeht. Roman, Munich, Biederstein Verlag,1938), III, 33, trad. fr. Pierre Deshusses, Paris, Rivages, 1986, p. 242. VoirHubert Kerscher, Zweite Wirklichkeit. Formen der grotesken Bewußtseinsveren-gung im Werk Heimito von Doderers, Francfort-sur-le-Main, Berlin, Bern, NewYork et Vienne, Regensburger Beiträge zur deutschen Sprach- und Litera-turwissenschaft, 1998 – NdT].34 [Viktor Emil Frankl (1905-1997), qui fut professeur de neurologie et depsychiatrie à l’Université de Vienne, créa une nouvelle méthode thérapeu-tique des névroses, qu’il nomma « logothérapie » et « analyse existentielle »,soucieuse de prendre en compte la « volonté de sens » et la dimension spiri-tuelle de la personne humaine ; son expérience de la déportation dans lescamps de concentration nazis joua un grand rôle.Voir notamment …trotz-dem Ja zum Leben sagen : ein Psychologe erlebt das Konzentrationslager (1946),Munich, Deutschen Taschenbuch Verlag, 200829 / Un Psychiatre déportétémoigne, trad. fr. Édith Mora et François Grunwald, Lyon, Éditions du Cha-let, 1967 – NdT].

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ses maladies par la « logothérapie » ont été redécouverts. Il neserait pas surprenant que, tôt ou tard, les psychologues et lessociologues [279] en viennent à trouver que l’analyse classiquede l’existence noétique fournit la base théorique adéquate à lapsychopathologie de l’« époque ».

La vie et la mort.

La vie de la Raison, au sens classique, est l’existence dans latension entre la Vie et la Mort. Le concept de tension aiguiseral’attention portée à ce caractère d’Entre-deux de l’existence. Parl’expression d’« Entre-deux », je traduis le concept de metaxu déve-loppé par Platon dans Le Banquet et dans le Philèbe.

L’homme fait l’expérience de lui-même comme tendant, au-delà de son imperfection humaine, vers la perfection du fonde-ment divin qui le meut. L’homme spirituel, le daimonios aner, entant qu’il est mû dans sa quête du fondement, se meut quelquepart entre la connaissance et l’ignorance (metaxu sophias kaiamathias)35. « Le domaine complet du spirituel [daimonion] esten effet à mi-chemin entre [metaxu] dieu et l’homme » (Le Ban-quet, 202 a36). Ainsi, l’Entre-deux — le metaxu — n’est pas unespace vide entre les pôles de la tension, mais le « domaine duspirituel » ; il est la réalité de « l’entretien de l’homme avec lesdieux » (202-20337), la participation mutuelle (methexis,metalepsis) de la réalité humaine à la réalité divine et de la réa-lité divine à la réalité humaine. Le metaxu symbolise l’expé-rience de la quête noétique comme un passage, pour la psuchè,de la mortalité à l’immortalité. Dans le langage de Socrate dans le Phédon, philosopher droitement est s’exercer à mourir

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35 [Platon, Le Banquet, 202 a 2 – NdT].36 [Platon, Le Banquet, 202 e 1-2 – NdT].37 [Platon, Le Banquet, 203 a 1-3 – NdT].

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(melet-e thanatou)38, ce qui permettra à la psuchè, dans la mort, deparvenir à son statut divin, immortel et sensé en vérité (alethos :81 a) ; dans le langage d’Aristote, philosopher noétiquement ests’exercer à s’immortaliser (athanatizein : Éthique à Nicomaque, X,7, 1177 b 33). « Toutefois, une vie de ce genre est plus que pure-ment humaine ; elle ne peut pas être vécue par l’homme en tantqu’homme, mais seulement en vertu du divin [theion] qui est enlui […]. Dès lors, si le Noûs est divin par comparaison avecl’homme, la vie noétique est divine par comparaison avec la viehumaine » (Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b 27 sqq.). À cause dela présence divine qui donne à l’inquiétude sa direction, ledévoilement de la conscience noétique est expérimenté commeun processus d’immortalisation. Avec leur découverte del’homme en tant qu’il est le zoon noûn echon, les philosophesclassiques ont découvert que l’homme est davantage qu’unthnetos, un mortel ; il est un être inachevé, qui se meut de l’im-perfection de la mort en cette vie à la perfection de la vie dansla mort.

[280] Historiquement, l’expérience de l’immortalisation dansle dévoilement de la conscience rationnelle a été, et est toujours,le point critique [storm center], source de méprise, d’interprétationfallacieuse et aussi d’attaques furieuses.

Si l’homme existe dans le metaxu, dans la tension « entre dieuet l’homme », toute interprétation de l’homme qui lui donne lestatut d’une entité mondaine immanente détruira le sens del’existence, parce qu’elle prive l’homme de son humanité spéci-fique. Les pôles de la tension ne doivent pas être hypostasiés endes objets indépendants de la tension dans laquelle ils sont expé-rimentés comme en étant les pôles. Les interprétations erronéespeuvent prendre la forme d’erreurs logiques élémentaires,comme la transformation, précédemment rejetée, du symboleabrégé du zoon noûn echon en une définition nominale. Ou bien,

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38 [Platon, Phédon, 67 e – NdT].

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de façon plus élaborée, elles peuvent employer improprementl’existence corporelle de l’homme dans le but de réduire la ten-sion métaleptique, au moyen d’une explication causale, aux stratesorganiques et inorganiques de l’être dans lesquelles cette exis-tence est fondée. Ou bien, puisque la découverte du Noûs et lasymbolisation du metaxu sont des faits dans l’histoire de l’huma-nité, elles peuvent psychologiser les symboles engendrés par latension, en en faisant des projections d’une psuchè immanente.De plus, les auteurs des interprétations erronées peuvent rendreleur but explicite, grâce à l’une des attaques directes contre lastructure noétique de l’existence dont j’ai donné antérieurementdes exemples représentatifs. Quel que soit le degré d’élaborationou de conscience du but, les déformations du pôle humain de latension en une entité mondaine immanente sont des attaquescontre la vie de la Raison, une aspernatio rationis au sens stoïcien.Elles sont des phénomènes psychopathologiques. Puisque cetteclasse plus grossière d’interprétations erronées qui dominent lapériode moderne de l’idéologisation est devenue à présentnotoire, il n’est pas besoin d’en dire davantage.

L’analyse classique de l’ordre noétique de l’existence a étéplus subtilement déformée par la concentration restrictive sur leconflit entre la Raison et les passions. La déformation duredepuis des millénaires. Même les Stoïciens furent perplexeslorsque, dans leur tentative d’établir une psychopathologie, unexcès de passion n’expliquait pas de manière satisfaisante le syn-drome de la maladie mentale. Ressasser l’idée que les passionsconstituent la source unique du désordre pouvait mener à l’im-passe ridicule dont Horace fit la satire ; en outre, aucune faiblessevis-à-vis des passions ne pouvait expliquer le rejet de la Raisondéveloppé au nom de la Raison, rejet qui avait tourmenté Chry-sippe. Il y avait une force mystérieuse à l’œuvre, derrière [281] lespassions, qui déformait l’ordre noétique de l’existence et devenaitmanifeste dans l’agnoia ptoiodes. Le mystère était causé, et l’esttoujours, par l’isolement et de la Raison et des passions du

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contexte de la tension entre la vie et la mort. Dans Les Lois, Platona développé le Mythe du Joueur de Marionnettes, qui tire lesmarionnettes humaines avec les différentes cordes métalliques :par la corde en or de la Raison et par les cordes plus basses despassions39. On pouvait se référer à ce mythe, et on le peut tou-jours, pour comprendre l’interaction des tractions dans l’exis-tence de l’homme, mais on ne doit pas oublier le drame cosmiqueà l’intérieur duquel elle a lieu. La traction (helkein) de la Raison etles contre-tractions (anthelkein) des passions sont assez réelles,mais elles sont des mouvements expérimentés par la psuchè dansson état de mise au tombeau dans un corps mortel. La raisonpour laquelle un homme devrait suivre une traction plutôt qu’uneautre ne doit pas être découverte dans la « psychodynamique » dujeu de marionnettes, ni dans certaines normes de « moralité »,mais dans l’immortalité potentielle offerte par la présence divinedans le metaxu. Dans l’expérience classique de l’existence noé-tique, l’homme est libre de s’engager dans l’action de l’« immorta-lisation » en suivant la traction du Noûs divin, ou de choisir lamort en suivant la contre-traction des passions. La psuchè del’homme est le champ de bataille où s’affrontent les forces de lavie et les forces de la mort. La vie n’est pas donnée ; le Dieu desLois peut seulement l’offrir par le biais de la révélation de sa pré-sence ; la vie à gagner requiert la coopération de l’homme.

La différenciation de la Vie et de la Mort comme forcesmotrices derrière la Raison et les passions requiert des perfec-tionnements supplémentaires dans l’analyse du metaxu. Platon lesa donnés dans le Philèbe en symbolisant le mystère de l’être sousla forme de l’existence entre (metaxu) le pôle de l’Un (hen) et lepôle de l’Illimité (apeiron) (16 d-e). L’Un est le fondement divin(aitia) qui est présent en tant que force formatrice de toutes leschoses, force devant être identifiée à la sagesse et à l’esprit (sophiakai noûs) (30 b-c). L’Illimité est l’Apeiron d’Anaximandre, le fonde-

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39 [Platon, Les Lois, I, 644 d sqq. – NdT].

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ment cosmique (arch-e) à partir duquel les choses sont amenées àl’être (genesis) et dans lequel elles périssent à nouveau (phthora),« car elles se rendent mutuellement le châtiment de leur injustice[adikia] selon l’ordre du Temps » (B 1)40. Derrière les passions, il y aà l’œuvre le désir de l’existence qui provient de la profondeur(i.e., l’injustice contre laquelle la loi du cosmos a établi le châti-ment de la mort dans le Temps). Dans la psychologie chrétienne,ce désir apeirontique de l’existence est de[282]venu la superbiavitae, ou libido dominandi, qui sert aux théologiens de définitiondu péché originel. Le conflit entre la raison et les passions reçoitainsi son caractère spécifique de la participation de la psuchè aumetaxu dont les pôles sont l’Apeiron et le Noûs. Dans la psuchè del’homme, la tension dans la réalité parvient au statut de laconscience. Les conséquences sur le sens de l’existence del’homme ont été énoncées par Platon dans le Timée :

Or, lorsqu’un homme s’abandonne à ses désirs [epithumia]et à ses ambitions [philonikia], leur cédant de façon intempé-rante, toutes ses pensées [dogmata] deviennent nécessairementmortelles ; par suite, il doit devenir mortel tout entier, autantqu’il se peut faire, parce qu’il a nourri sa partie mortelle. Lors-qu’au contraire il a cultivé sérieusement en lui l’amour de laconnaissance et de la vraie sagesse, lorsqu’il a exercé principa-lement sa capacité de penser aux choses immortelles et divines,un tel homme – puisque de cette manière il touche la vérité –deviendra nécessairement immortel, autant qu’il est possiblepour la nature humaine de participer à l’immortalité (90 a-b).

Toutefois, même si un homme « se mortalise », il ne peut paséchapper à son existence en tant que zoon noûn echon ; même s’ilrejette la Raison, le rejet doit prendre la forme de la Raison, ou

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40 [Anaximandre de Milet (610-v. 546 av. J.-C.), Fragment D.-K. B 1, dansLes Présocratiques, op. cit., p. 39 – NdT].

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alors il tombera dans les humeurs de l’abattement, du taediumvitae, de l’acédie, et ainsi de suite ; le plus intensément cède-t-il àsa libido dominandi qui « mortalise », le plus nécessairement la mortà laquelle il œuvre a-t-elle besoin d’être fondue dans l’image de lavie. Par conséquent, une aspernatio rationis radicale, pleinementconsciente, comme on en trouve dans les idéologies modernes,requiert une symbolisation pareillement radicale en tant que sys-tème rationnel41, si possible en tant que System der Wissenschaft ausens hégélien. En fait, les systèmes modernes radicaux, notam-ment les systèmes de l’histoire, ont considérablement aidé à clari-fier l’enjeu, parce que dès le XVIIIe siècle leur but a été explicite-ment énoncé et critiqué. Dans sa conférence sur l’Histoireuniverselle (1789), Schiller déclarait que le but d’une philosophieprogressiste de l’histoire était la réalisation d’une immortalité ima-ginaire à travers la participation au sens imaginaire de l’histoire ; lesens d’une histoire universelle progressant vers le royaume de laRaison remplaçait le sens de l’existence qui avait été perdu avec laperte de la foi en l’immortalité personnelle. Mais cinq ans aupara-vant Kant avait observé que la participation au sens de l’histoire neremplaçait aucunement le sens de l’existence personnelle, parcequ’elle n’offrait [283] aucune réponse au problème de la mort per-sonnelle d’un homme dans le temps42. Aujourd’hui, près de deuxcents ans plus tard, les observations kantiennes sont devenues unenouvelle atroce pour les marxistes d’Europe de l’Est, lesquels ontdécouvert que la croyance dans le dogme communiste n’estqu’une faible consolation eu égard à la mort.

Dans le passage du Philèbe cité auparavant, Platon a articuléles implications théoriques de l’enjeu au moyen de la création

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41 [Voir Autobiographical Reflections, chap. 19 (CW, t. 34, p. 102-103 / p. 114-115) – NdT].42 Friedrich von Schiller, Was heisst und zu welchem Ende studiert manUniversalgeschichte ? (1789), dernier paragraphe ; Immanuel Kant, Ideenzu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (1784).

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de concepts analytiques qui sont toujours utilisés aujourd’hui,ou plutôt utilisés improprement. L’homme existe dans la ten-sion entre la mortalité et l’immortalité, entre la profondeurapeirontique et la hauteur noétique. L’Apeiron et le Noûs attei-gnent sa psuchè, et il participe à l’Apeiron et au Noûs ; mais iln’est identique ni à l’un ni à l’autre, et n’est sous le contrôle nide l’un ni de l’autre. Cette aire de réalité métaleptique est ledomaine propre de la pensée humaine – de ses enquêtes, de sonapprentissage et de son enseignement (skopein, manthanein,didaskein). Se mouvoir à l’intérieur du metaxu, l’explorer danstoutes les directions et s’orienter selon la perspective accordéeà l’homme par sa position dans la réalité, c’est là la tâche propredu philosophe. Pour désigner ce mouvement de la pensée ou dela discussion (logos) à l’intérieur du metaxu, Platon utilise leterme de « dialectique » (17 a). Toutefois, puisque la conscience del’homme est aussi consciente de participer aux pôles de la ten-sion métaleptique (i.e., à l’Apeiron et au Noûs), et puisque ledésir de connaître est capable de franchir les limites de laconnaissance de participation, il y aura des penseurs – « ceuxqui sont considérés comme sensés parmi les hommes aujour-d’hui » – qui seront enclins à laisser la réalité en tant qu’Entre-deux (ta mesa) leur échapper (ekpheugein), dans leur ruée libidi-neuse vers la maîtrise cognitive de l’hen ou de l’apeiron. Pourdésigner ce type de pensée spéculative, Platon utilise le termed’« éristique » (17 a).

À nouveau, les déformations modernes radicales de laconscience ont contribué substantiellement à la compréhen-sion [understanding] du problème de Platon en fournissant desillustrations d’« éristique ». Des phénomènes dans le metaxu,d’une nature économique ou d’une nature psychologique, sontimprudemment identifiés, dans un acte de transgression libidi-neuse, à la profondeur apeirontique, comme dans le symbole del’Être marxiste qui détermine la Conscience, ou dans le sym-bole freudien de la Libido, avec le but déclaré de [284] mobili-

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ser l’autorité de l’Achéron contre l’autorité de la Raison43. Enoutre, comme symbole de cette révolte, l’inconscient apparaîtdans des contextes aussi bigarrés que celui de la psychanalysede Freud, du surréalisme de Breton ou de la psychologie deJung de l’inconscient collectif qui transforme en archétypesapeirontiques les symboles découverts par l’homme pour expri-mer ses expériences dans le metaxu. Toutefois, le plus instructifest Hegel44, car, en tant que penseur bien informé et conscien-cieux, il se sent obligé de soutenir sa déformation de l’expé-rience noétique des philosophes classiques par des référencesspécifiques. Il y a un passage dans la Métaphysique d’Aristotequi peut être mal compris si l’on tient à le mal comprendre àtout prix, parce qu’il est pénétré de la joie exubérante de tou-cher l’immortalité divine pour un instant lorsqu’est touché (ouappréhendé : thigganein) le Noûs divin dans une participationcognitive. Hegel place ce passage (Métaphysique, Λ, 7, 1072 b 18-31) en appendice de son Encyclopédie, indiquant par cet empla-cement stratégique son importance centrale pour lui45. Laphrase critique dans le passage est la suivante : « La pensée[noûs] se pense elle-même à travers la participation [metalepsis] àl’objet de pensée [noeton] ; car elle devient l’objet de pensée enétant touchée [thigganon] et par la pensée [noon], de sorte que la

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43 « Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo » est la devise de laTraumdeutung de Freud [= L’Interprétation des rêves (1900), trad. fr. IgnaceMeyerson, Paris, PUF, 1926/1967, p. 1 ; la citation latine est de Virgile,Énéide, VII, v. 312 : « Si je ne puis fléchir les dieux d’en haut, je sauraimouvoir l’Achéron » – NdT].44 [Voir « On Hegel : A Study in Sorcery » (1971), CW, t. 12, p. 213-255 –NdT].45 [Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Enzyklopädie der philoso-phischen Wissenschaften im Grundrisse (18171 / 18272 et 18303), III, § 577(1827/1830), Friedhelm Nicolin et Otto Pöggeler (éd.), Hambourg, FelixMeiner, 1991, p. 463 / Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. fr. Ber-nard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, t. 3 (Philosophie de l’esprit), p. 375 –NdT].

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pensée [noûs] et ce qui est pensé [noeton] sont identiques »(Métaphysique, Λ, 7, 1072 b 20 sqq.). Lorsqu’elle est lue dans lecontexte aristotélicien, la phrase articule la dynamique del’identité et de la différence de celui qui connaît et du connudans l’acte de participation noétique, la joie d’une identitémomentanée avec le divin malgré tout. Lorsqu’elle est lue dansle contexte de l’Encyclopédie, la phrase exprime les débutsd’une entreprise philosophique qui a été menée à sa conclu-sion victorieuse par Hegel. Car, dans la conception hégélienne,la philosophie commence comme « amour de la sagesse », ausens classique, puis se déplace de cet état imparfait vers sonapogée parfait en tant que « savoir effectif » (wirkliches Wissen)dans le système46. À partir de la participation classique au Noûsdivin, elle avance, au moyen du progrès dialectique du Geistdans l’histoire, vers l’identification au Noûs dans la conscienceauto-réflexive. La tension vers le fondement de l’existence,considérée par Hegel comme un état de déchirure(Zerrissenheit)47 ou d’aliénation (Entfremdung)48, est censée [285]être remplacée par un état de conciliation (Versöhnung)49,lorsque le fondement est devenu incarné dans l’existence par lebiais de l’interprétation du système. Le metaxu a été transmuéen une immanence. Cette magie spéculative (Zauberworte50,

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46 [Phänomenologie des Geistes (1807), Vorrede, Hans-Friedrich Wessels etHeinrich Clairmont (éd.), Hambourg, Felix Meiner, 1988 (= GesammelteWerke, t. 9), p. 6 / Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. Jean-PierreLefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 30 – NdT].47 [Phänomenologie des Geistes,Vorrede (p. 26 / p. 48) – NdT].48 [Phänomenologie des Geistes,Vorrede (p. 15 / p. 38) – NdT].49 [Phänomenologie des Geistes,VI (« Der Geist »), C, c (p. 441 / p. 442) ;VIII(« Das absolute Wissen ») (p. 519-520 / p. 513-514). Voir « On Hegel : AStudy in Sorcery », CW, t. 12, p. 254 – NdT].50 [Fortsetzung des ‘Systems der Sittlichkeit’ (1804-1806), dans JohannesHoffmeister (éd.), Dokumente zu Hegels Entwicklung, Stuttgart, F. From-man, 1936, p. 324.Voir « On Hegel : A Study in Sorcery », CW, t. 12, p. 221– NdT].

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Zauberkraft51), en vertu de laquelle le penseur fait entrer le fon-dement divin en sa possession, est ce que Platon a appelé« éristique » ; Hegel, au contraire, l’appelle « dialectique ». Ainsile sens des termes a-t-il été inversé.

En outre, étant un penseur de premier ordre, Hegel utilise vis-à-vis des symboles pauliniens du Pneuma divin et de la « profon-deur de Dieu » (1 Co 2, 6-13) les mêmes astuces que celles qu’il uti-lise vis-à-vis du Noûs d’Aristote. Plaçant à nouveau son inversion àune position stratégique, à la dernière page de la Phänomenologie,il retire le Pneuma divin du metaxu en présentant son systèmecomme la révélation exhaustive de la profondeur qui avait étévisée mais seulement partiellement réalisée par le Christ et parPaul52.

D’un coup de balai net, il transfère l’autorité et de la Raison etde la révélation à son système et aussi à lui-même, en tant qu’il enest le créateur. L’impulsion libidineuse de cette révolte égopha-nique contre la réalité théophanique devient manifeste dans saconviction selon laquelle son interprétation du système est l’équi-valent, du côté du non-combattant, de la mort du combattant surle champ de bataille de la révolution ; en s’appuyant sur ses com-mentaires sur Napoléon53, on voit qu’il apparaît même comme leGrand Homme de l’histoire mondiale qui a donné à la Révolutionfrançaise le sens qui a avorté avec l’empereur.

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51 [Phänomenologie des Geistes, Vorrede (p. 26 / p. 48). Voir « On Hegel : AStudy in Sorcery », CW, t. 12, p. 247 – NdT].52 [Phänomenologie des Geistes, VIII (p. 530-531 / p. 524). Voir « On Hegel :A Study in Sorcery », CW, t. 12, p. 254-255 – NdT].53 [Voir, par exemple, Leçons sur la philosophie de l’histoire (1837, post-hume), trad. fr. Jean Gibelin, Paris, Vrin, 1963, p. 342-343 ; À FriedrichEmmanuel Niethammer, 13 octobre 1806, dans Briefe von und an Hegel,Johannes Hoffmeister (éd.), Hambourg, Felix Meiner, 1952, t. 1, p. 120 /Correspondance, trad. fr. Jean Carrère, Paris, Gallimard, 1962, t. 1, p. 114-115. Et « On Hegel : A Study in Sorcery », CW, t. 12, p. 236, p. 251-254 –NdT].

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Le style impérial, développé à la perfection par Hegel, est engénéral caractéristique de la révolte égophanique moderne contrela Raison dans ses variétés et sous-variétés idéologiques. Au-delàdes cas individuels de désordre existentiel, le style devient unefarce publique, lorsque, après un laps de temps, la scène sociale seremplit de petits empereurs qui prétendent chacun être le pos-sesseur de l’unique et seule vérité ; et il devient porteur de mort[lethal] lorsque certains d’entre eux se prennent assez au sérieuxpour s’engager dans le meurtre de masse, à l’encontre de tousceux qui osent n’être pas d’accord. Comme cas instructif, danslequel le passage de l’impérialisme intellectuel au soutien aumeurtre de masse peut être étudié en son détail bien conçu, jerecommande Humanisme et Terreur (1947) de Maurice Merleau-Ponty. Admettons que la situation sociale générale favorise tout àfait l’expansion du style plutôt que son oubli ; cette évolution versun phénomène de masse à la fois grotesque et meurtrier estdéterminée par son origine, à savoir la destruction de la [286] viede la Raison dans le metaxu. Dans le cas de Hegel – et il ne fautjamais oublier que seul un penseur techniquement compétent dela stature de Hegel pouvait accomplir une telle prouesse —, onpeut observer comment la conscience qu’a l’homme de sa tensionvers le fondement divin est métamorphosée, au moyen des Zauber-worte du système, en un processus « dialectique », interne à une« conscience » imaginaire qui peut être placée sous le contrôle dupenseur spéculatif. Toutefois, dans la mesure où la « consciencedialectique » n’est pas la conscience des êtres humains concretsmais un symbolisme qui a son statut dans la réalité en tantqu’imagination [fantasy] éristique d’une psuchè libidineusementperturbée, le système n’a pas l’autorité de la Raison, autorité qu’ila tenté d’usurper. Une fois que le Noûs divin a été soumis à l’inter-prétation humaine, Dieu est mort en effet. Ce qui apparaît à laplace, c’est l’appel impérial du système à la libido dominandi. Cetappel ne repose pas sur un système particulier (comme, parexemple, le système hégélien ou le système comtien), mais sur la

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forme du système en tant que telle et sur son éminente flexibilité.Car la Raison peut être identifiée éristiquement à n’importe quelcontenu mondain : la classe, la race ou la nation ; la classemoyenne, la classe ouvrière, la classe technocratique ou, sommai-rement, le Tiers-Monde ; les passions, comme celles de la posses-sion, du pouvoir ou du sexe ; les sciences, comme la physique, labiologie, la sociologie ou la psychologie. La liste n’est pas censéeêtre exhaustive. On peut même dire que l’appel lancé par un sys-tème particulier tient moins aux principes de son créateur qu’à lapossibilité, sous le titre de « révision », de falsifier ceux-ci tout enretenant le style impérial de la vérité absolue.

Cependant, un certain ordre peut être observé dans cette farcelibidineuse. Il devient perceptible lorsque l’imagination [fantasy]éristique se trouve exposée à la pression de la réalité. Dans lamesure où le sens de l’existence dans la tension noétique est leprocessus d’immortalisation, la pression exercée par la profon-deur apeirontique — pression qui « mortalise » — se fait de plusen plus sentir lorsque le Noûs a été déformé avec succès parl’identification éristique. C’est ainsi que, dans l’interprétation soi-disant moderne de l’existence, il faut noter le déplacement del’accentuation, de l’exubérante aspernatio rationis développée aunom de la Raison, qui a donné son nom au XVIIIe siècle, à la préoc-cupation contemporaine en faveur de l’existence, préoccupationdéveloppée au nom de la Profondeur, de la Mort et de l’Anxiété.De plus, puisque l’imagination [fantasy] éristique mélange la Rai-son à un contenu mondain, la vérité du système devient discu-table, quand la connaissance du contenu mondain progresse au-delà du niveau auquel le penseur éristique l’incorpora dans [287]son interprétation. C’est ainsi que les épigones d’un systèmedévelopperont la variété bien connue des astuces censées proté-ger ledit système de la friction inévitable avec la réalité. Il y a,venant juste d’être mentionnée, l’astuce qui consiste à proposerune « révision », astuce fréquemment utilisée pour préserver laplausibilité du système bien qu’elle conduise à la dissension

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parmi les adhérents et à des redéfinitions douloureuses de l’or-thodoxie et de la dissidence. Il y a le tabou fondamental s’abattantsur les questions qui concernent les prémisses de l’identificationéristique, explicitement exigé par Marx54 et consciencieusementobservé par les disciples de la variante marxiste de l’éristique. Il ya la tactique, pleine de dignité, qui consiste à ne pas prendreconnaissance de la critique fatale, et la procédure, moins digne,qui consiste à diffamer personnellement le critique. Enfin, là oùles adhérents d’un système ont conquis le pouvoir gouvernemen-tal, ils peuvent résister à la pression de la réalité en emprisonnantou en tuant les dissidents, ou aussi en construisant sommaire-ment un mur physique tout autour du territoire qui se trouvesous leur juridiction.

Tout ceci peut paraître évident, et l’est en effet pour autantque les faits sont concernés. Ce qui est peut-être moins évident,c’est que je viens de décrire le processus social, dans l’histoire,d’une maladie mentale, d’une kinesis au sens de Thucydide55, dansles termes des compréhensions [insights] classiques de la tensionde l’existence. Eu égard à la fois à sa nature et à son cours, la kine-sis moderne peut être rendue intelligible si sont utilisées les caté-gories développées par les philosophes classiques dans leur ana-lyse du metaxu ; et, inversement, les phénomènes qui peuventempiriquement être observés comme les phénomènes de frictionentre une imagination [fantasy] éristique et la structure noétiquede la réalité confirment la validité de l’analyse classique.

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54 [Allusion à Karl Marx, Économie et philosophie. Manuscrits parisiens(1844), II, éd. cit., t. 2, p. 89 – NdT].55 [Thucydide d’Athènes (v. 460-v. 395 av. J.-C.), Histoire de la guerre duPéloponnèse, par exemple I, 1, trad. fr. Denis Roussel, Paris, Gallimard,Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 693. Voir Order and History, II (TheWorld of the Polis, 1957), I, 1, 2, CW, t. 15, p. 114-115 ; III, 12, 3, CW, t. 15, p.425-443 ; Autobiographical Reflections, chap. 23 (CW, t. 34, p. 128 / p. 146) ;« Wisdom and the Magic of the Extreme : A Meditation », CW, t. 12, p.322 – NdT].

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Appendice.

Le dévoilement de la conscience noétique dans la psuchè desphilosophes classiques n’est pas une « idée » ou une « tradition »,mais un événement dans l’histoire de l’humanité. Les symbolesdéveloppés dans son cours sont « vrais » au sens où ils articulentintelligiblement l’expérience de l’inquiétude existentielle dans leprocessus à travers lequel cette expérience devient cognitivementlumineuse. Bien que l’analyse classique ne soit ni la première nila dernière symbolisation de l’humanité de l’homme en quête desa relation au fondement divin, elle est la première qui articule lastructure de la quête elle-même : de l’inquiétude qui offre laréponse à son questionnement, du Noûs divin en tant que moteurde la quête, de la joie de la participation lumineuse [288] lorsquel’homme répond à la théophanie, et de l’existence qui devientcognitivement lumineuse quant à son sens comme mouvementdans le metaxu allant de la mortalité à l’immortalité. L’articulationde la structure a en fait rencontré un tel succès que même larévolte égophanique moderne contre la constitution théopha-nique de l’humanité de l’homme doit utiliser le langage de l’ana-lyse noétique si elle veut être intelligible, confirmant par là la vali-dité de l’articulation des philosophes.

Des compréhensions [insights] vraies concernant la Raison en tantque force ordonnatrice de l’existence furent certainement obtenues,mais elles durent être obtenues en tant qu’exégèse de la résistance desphilosophes au désordre personnel et social de l’époque qui menaçaitde les engloutir. Séparer la « vérité » de la compréhension [insight] del’effort de la résistance rendrait absurde la compréhension [insight] dela structure de l’existence en tant qu’Entre-deux. La vie de la Raisonn’est pas un trésor d’informations à emmagasiner, elle est la lutte dansle metaxu en faveur de l’ordre de la psuchè : de l’ordre qui immortalise ;de la psuchè qui résiste aux forces de « mortalisation » du désir apei-rontique de l’être dans le Temps. L’existence dans l’Entre-deux dudivin et de l’humain, de la perfection et de l’imperfection, de la raison

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et des passions, de la connaissance et de l’ignorance, de l’immortalitéet de la mortalité, n’est pas abolie lorsqu’elle devient lumineuse à elle-même. Ce qui changea à travers la différenciation de la Raison, ce futle niveau de la conscience critique au sujet de l’ordre de l’existence.Les philosophes classiques furent conscients de ce changement entant qu’événement faisant époque ; ils furent pleinement attentifs à lafonction éducative mais aussi à la fonction de diagnostic et à la fonc-tion de thérapeutique de leurs découvertes ; et ils jetèrent les fonda-tions d’une psychopathologie critique, qui fut davantage élaborée parles Stoïciens. Toutefois, ils ne pouvaient prévoir les vicissitudes aux-quelles leur réalisation allait être exposée une fois qu’elle entra dansl’histoire et devint un facteur intégrateur dans les cultures des sociétéshellénistiques, des sociétés chrétiennes, des sociétés islamiques et dessociétés occidentales modernes. Ils ne pouvaient prévoir l’incorpora-tion de la philosophie à différentes théologies révélées, ni la transfor-mation de la philosophie en une métaphysique propositionnelle. Et,par-dessus tout, ils ne pouvaient prévoir la séparation radicale du sym-bolisme noétique qu’ils avaient créé, de son contexte expérientiel,séparation qui fit que le vocabulaire philosophique allait être libérépour pouvoir endosser l’attaque contre la Raison menée avec l’appa-rence de la Raison. La dynamique de leur résistance se déplaça, dudéclin du mythe cosmologique et de la révolte sophistique, vers« l’amour de la sagesse » ; ils n’anticipèrent [289] pas un futur éloignédans lequel la révolte égophanique allait pervertir le sens des sym-boles noétiques, la vaste dégradation des symboles56, ainsi que MirceaEliade a appelé ce phénomène moderne57, de sorte que la dynamique

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56 [En français dans le texte – NdT].57 [Mircea Eliade (1907-1986), par exemple à propos de l’évolution dumythe de l’androgyne, Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard,1962, p. 47. Eliade parle aussi de la « dégradation des mythes » : Traitéd’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, chap. XII (« Morphologie etfonction des mythes »), § 165 (« Dégradation des mythes »). Voir égale-ment Images et symboles. Essai sur le symbolisme magico-religieux, Paris,Gallimard, 1952, p. 190 – NdT].

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de la résistance allait devoir se déplacer à nouveau, du système despenseurs plongés dans un état d’aliénation, vers la conscience noé-tique.

Présenter les compréhensions [insights] classiques comme desreliques doxographiques serait non seulement hors de propos,mais ce serait aussi détruire leur sens essentiel en tant qu’expres-sion de la résistance de l’homme au désordre de « mortalisation »de l’époque. Ce ne sont pas les compréhensions [insights] dont ilfaut se souvenir ; c’est la résistance au « climat d’opinion » (White-head)58 qui doit être poursuivie, si la vie de la Raison doit êtremaintenue vraiment en vie. Le présent essai est manifestement unacte de résistance qui se veut en continuité avec l’effort classique.La tactique utilisée sera devenue claire. Tout d’abord, le contexteexpérientiel duquel le sens de la Raison dépend, contexte prati-quement oublié, eut à être restauré. De plus, j’ai essayé, autantque ce fut possible dans un espace limité, d’établir la cohérenceinterne d’éléments d’analyse qui, dans les sources, sont éparpillésdans un vaste corpus littéraire. Puis, à partir de la base de l’expé-rience ainsi restaurée, il fut possible d’étendre l’investigation à lapsychopathologie de l’aliénation et de l’aspernatio rationis. Finale-ment, à partir de cette base élargie par l’analyse stoïcienne, il futpossible de caractériser la révolte moderne contre la Raison ainsique le phénomène du système. Cependant, dans cette caractérisa-tion critique, je dus me concentrer sélectivement sur les cas fla-grants ; l’importance générale de l’analyse classique en tantqu’instrument de critique n’est pas devenue pleinement percep-

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58 [Alfred North Whitehead (1861-1947), Science and the Modern World :Lowell Lectures, 1925 (1925), New York, Macmillan, 1964, chap. 1 (« The ori-gins of modern science »), p. 5 / La Science et le monde moderne, trad. fr.Paul Couturiau, Monaco, Éditions du Rocher, 1994, p. 20.Voir « Notes on‘Civilization and Foreign Affairs’ » (1972), CW, t. 33, p. 347. Sur cettenotion, voir les indications fournies par Harry Ritter, Dictionary ofConcepts in History, New York et Londres, Greenwood Press, 1986, art.« Zeitgeist, climate of opinion », p. 457-461 – NdT].

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tible. Par conséquent, il sera à propos de présenter un diagrammedes points qui doivent être pris en compte dans toute étude desaffaires humaines, dans toute étude peri ta anthropina au sens aris-totélicien.

[290] La colonne verticale de gauche recense les niveaux de lahiérarchie de l’être, du Noûs jusqu’à l’Apeiron. L’homme participeà tous les niveaux ; sa nature est un condensé de la hiérarchie del’être. La flèche qui est dirigée vers le bas indique l’ordre de for-mation allant du haut vers le bas. La flèche qui est dirigée vers lehaut indique l’ordre de fondation allant du bas vers le haut.

La colonne horizontale du haut recense les dimensions del’existence de l’homme en tant qu’il est une personne dans lasociété et dans l’histoire. La flèche qui est dirigée vers la droiteindique l’ordre de fondation.

Principe de complétude : Une philosophie peri ta anthropina doitcouvrir la grille déterminée par les deux coordonnées. Aucunepartie de la grille ne doit être hypostasiée en une entité auto-nome, qui néglige le contexte.

Principe de formation et de fondation : L’ordre de la formation etl’ordre de la fondation ne doivent pas être inversés ou déformésde quelque autre façon, comme par exemple par leur transforma-tion en une causalité fonctionnant à partir du haut ou à partir du

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Personne Société Histoire

Noûs divinPsuchè – Le noétiquePsuchè – Les passionsNature animaleNature végétativeNature inorganiqueApeiron – Profondeur

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bas. En particulier, toutes les interprétations des phénomènes quise situent à un niveau plus haut en des épiphénomènes de pro-cessus qui se situent à un niveau plus bas – les soi-disantsophismes réductionnistes – sont exclues comme fausses. Toute-fois, cette règle n’affecte pas la causalité de conditionnement, quiest l’essence pure de la fondation. Ne sont pas non plus permisesles inversions de l’ordre de fondation dans la colonne horizon-tale. En particulier, toutes les « philosophies de l’histoire » quihypostasient la société ou l’histoire en un absolu, éclipsant l’exis-tence personnelle et son sens, sont exclues comme fausses.

Principe de la réalité métaxique : La réalité déterminée par lescoordonnées est la réalité comme Entre-deux, réalité intelligibleen tant que telle par la conscience du Noûs et de l’Apeiron, ceux-cien formant les pôles-limites. Toutes les « imaginations [phantasies]éristiques », qui tentent de convertir les limites du metaxu, que cesoit la hauteur noétique ou la profondeur apeirontique, en unphénomène se situant à l’intérieur du metaxu, doivent êtreexclues comme fausses. Cette règle n’affecte pas les symbolismeseschatologiques ou apocalyptiques authentiques, qui exprimentimaginativement l’expérience d’un mouvement à l’intérieur de laréalité vers un Au-delà du metaxu, comme dans les expériences dela mortalité et de l’immortalité.

Le diagramme s’est révélé d’une valeur particulière pour lesétudiants, parce qu’il leur donne un corps minimal de critèresobjectifs pour discerner la vérité et la fausseté, dans leur luttecontre le déluge de littérature contemporaine fondée sur l’opi-nion. À l’aide du diagramme, il est possible de classer les proposi-tions théoriques fausses en leur assignant leur place dans la grille.[291] À l’occasion, c’est devenu un jeu passionnant pour les étu-diants que de placer les idées qui jouissent de la popularité dumoment dans l’une des vingt-et-une cases. Au-delà de sa fonctioncomme aide technique pour maîtriser les phénomènes contempo-rains du désordre intellectuel, le diagramme avait l’effet psycholo-gique important de vaincre chez les étudiants le sentiment de

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désorientation et de perte de repère vis-à-vis du déluge difficile àcontrôler des opinions fausses, déluge qui exerce sur eux sa pres-sion chaque jour.

Eric VOEGELIN.(Traduit de l’américain par Dominique Weber.)

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