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UNE ANALOGIE SÉDUISANTE

Chercheurs et praticiens en gestion ont de plus en plussouvent recours à l’analogie du « capital humain » pourdésigner les hommes et les femmes qui travaillent dansl’entreprise.Les promoteurs de cette analogie postulent que « capi-tal humain » capture, mieux que « ressource humaine »,l’idée que les compétences des salariés constituent uncapital clé pour le développement et la différenciationde l’entreprise. Ils indiquent aux directions des entre-prises que désormais tout doit être fait pour attirer,développer et retenir cette forme vitale de capital. Ilsanticipent qu’elle sera valorisante et qu’elle devrait êtreperçue comme telle par les salariés, qui se voient ainsiélevés au rang de capital vital, au même titre que lecapital financier.

Les acteurs qui promeuvent cette analogie proviennenttour à tour : du monde académique, qui publie desouvrages spécialisés sur le thème (DAVENPORT, 1999 ;FITZ-ENZ, 2000) ; des entreprises de conseil, qui diffu-sent des mesures standardisées de ce capital (par exemple,le Human Capital Index™ du cabinet Watson Wyatt oule Human Capital Benchmarking Report du cabinetSaratoga) ; enfin, des entreprises elles-mêmes, qui créent,par exemple, des départements du capital humain ensubstitution aux départements de ressources humaines.Tous ces acteurs semblent trouver leur compte danscette analogie qui aborde la question de la gestion deshommes selon une logique économique bien connue etmaîtrisée dans le monde de l’entreprise.Pourtant, ce terme ne semble pas trouver l’écho favo-rable attendu auprès des salariés. Ainsi, une enquêterécente, menée auprès d’un échantillon de managersfrançais et internationaux (1) révèle que les destina-

VOUS AVEZ DIT :« CAPITAL HUMAIN » ?

Le capital humain n’est pas encore un terme familier pour les salariés. Etpourtant, les directions générales pourraient avoir besoin, dans un procheavenir, de reconsidérer tout le gouvernement de l’entreprise, en fonction de ce capital là. Largement immatériel et inséparable de son détenteur, le capital humain va bouleverser les politiques de ressources humaines et le contrôle de l’entreprise. Devenu aussi vital que le capital financier, le capital humain pourrait faire l’objet de programmes d’investissements, defrais d’entretien, d’amortissement… On peut même imaginer des politiquesd’embauche, et une économie du savoir, uniquement fondées sur ce critère. Les entreprises pourraient se partager de plus en plus entre celles qui tentent de minimiser le capital humain, et celles qui acceptent de le rémunérer à sa juste valeur.

Par Fabienne AUTIER, PROFESSEUR ASSOCIÉ GRH ET ORGANISATION, CHERCHEUR INSTITUT FRANÇAIS DE GOUVERNE-MENT DES ENTREPRISES EM LYON (*)

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(1) Enquête par questionnaire menée par l’auteur auprès de participantsMBA, entre novembre 2004 et septembre 2005. 62 individus de 16nationalités différentes (79 % d’hommes ; 21 % de femmes) ont répon-

du à ce questionnaire. Les répondants étaient en position de manage-ment intermédiaire dans des entreprises moyennes à très grandes (multi-nationales). L’âge moyen des répondants était de 34 ans ; leur expériencemoyenne en entreprise de 8 ans et ils avaient travaillé, en moyenne, pour2,6 entreprises au cours leur carrière.

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taires sont assez largement défiants par rapport à cettenotion. Interrogés sur la perception qu’ils ont des entre-prises qui la mobilisent, 34 % des répondants considè-rent que c’est « une annonce destinée à être plus attractif »et 38 % que « c’est un concept à la mode, sans fonde-ment ni impact sur la façon dont les hommes sonteffectivement gérés ».Une grande majorité y voit un acte de communica-tion… les mettant particulièrement mal à l’aise.Comme si cette notion, a priori valorisante pour leshommes et les femmes qu’ils sont, était mobilisée à unmoment où leur vécu, était à l’opposé, celui d’être trai-tés comme des commodités, des ressources aisémentremplaçables, voire jetables.

POURQUOI TANT DE DÉFIANCE ?

Un détour par la généalogie du concept s’avère très utilepour expliquer l’incompréhension et la défiance qu’ilgénère.Deux économistes américains de premier rang,Théodore Schultz (1902-1998) et Gary Becker (né en1930), sont à l’origine de ce concept.Théodore Schultz, économiste du développement (lau-réat du prix Nobel d’Économie en 1979, avec ArthurLewis), justifie, dès 1961, l’utilisation de ce concept ences termes : « alors qu’il paraît évident que les individusacquièrent des savoir-faire et des savoirs utiles, il n’est passi évident que ces savoir-faire et savoirs constituent uneforme de capital [ni] que ce capital soit pour une part sub-stantielle le produit d’un investissement délibéré » (1961,p. 1, traduction libre de l’auteur).Le savoir, l’expérience, les talents mais aussi l’aptitudedes individus à résister aux maladies peuvent, selon lui,être considérés comme un capital, en ce sens que lesinvestissements opérés par les individus donnent lieu àun retour sur investissement (reconstitution et accrois-sement du capital initial) qui peut être mesuré.Ce concept sera précisé et largement diffusé par GaryBecker (1975, 1993), connu pour ses travaux visant àélargir le champ de l’analyse micro-économique à denombreux comportements humains. Gary Becker rece-vra, en 1992, le prix Nobel d’économie pour son déve-loppement de la théorie du capital humain.L’originalité de cette théorie est d’étendre le raisonne-ment micro-économique, déjà éprouvé à propos ducapital financier ou physique, au capital humain, c’est àdire aux connaissances et aptitudes des individus.Tout comme le capital financier ou physique, le capitalhumain est considéré comme un capital pouvant s’ac-quérir (par l’éducation), se préserver et se développer(par la formation continue, la médecine et la préven-tion) et donner des dividendes (sous la forme d’uneaugmentation de la productivité du détenteur).Comme toute autre forme de capital, il peut faire l’ob-jet de programmes d’investissements, avec mises de

fonds initiales, frais d’entretien et amortissement.Ce concept va s’avérer central pour l’économie du déve-loppement, l’économie de l’éducation et plus large-ment, l’économie du savoir.Il va également influencer la recherche en gestion.Deux chercheurs en gestion, Flamholtz et Lacey, pres-sentent, dès le début des années 1980, la fécondité dece concept pour analyser les politiques de gestion desressources humaines (GRH) des entreprises. Ils ne sontpas, à cette époque, suivis par leur communauté pro-fessionnelle. Il faudra attendre la fin des années 1990,période où l’on commence à reconnaître l’importancecruciale des hommes dans la constitution d’avantagesconcurrentiels durables, pour que le concept se diffuselargement en gestion.Le concept de capital humain est mobilisé pour dési-gner les compétences des individus (savoirs, savoir-faire, savoir être). Il englobe aussi bien le diplôme uni-versitaire que la maîtrise d’un outil, le tour de maind’un potier, ou l’autorité du manager. Il s’agit d’uncapital que les individus peuvent constituer, accumuler,utiliser, et qui possède deux caractéristiquesessentielles : largement immatériel (car composé avanttout d’acquis mentaux) et inséparable de la personne deson détenteur.Le capital humain peut être développé par trois typesd’acteurs : les individus eux-mêmes (et/ou leur famille),les entreprises, les États.Il existe une distinction importante entre le capitalhumain générique, qui désigne les compétences transfé-rables, réutilisables d’une entreprise à l’autre (parexemple, la maîtrise des méthodes marketing de lance-ment d’un nouveau produit, la connaissance d’un logi-ciel grand public), et le capital humain spécifique, quidésigne les compétences non transférables, propres àune entreprise donnée (par exemple, la connaissancedes réseaux internes d’influence, des « façons de fairemaison »).Ce concept intéresse particulièrement des chercheurstels Anderson, Galunic, Lepak ou Snell, spécialisés dansl’analyse et la compréhension des stratégies de gestiondes ressources humaines (SGRH). Ils voient dans ceconcept une façon nouvelle d’appréhender et de guiderles entreprises dans leurs arbitrages de gestion des res-sources humaines.Sur un registre académique, ce concept permet derendre compte des politiques de gestion des res-sources humaines des entreprises sous un angle nou-veau : celui de l’accumulation/optimisation d’uncapital de compétences (LEPAK et SNELL, 1999). Lessalariés sont vus comme des détenteurs de porte-feuille de compétences, l’entreprise comme uneagrégation de ces portefeuilles. Les directions desressources humaines ont pour enjeu de développerces portefeuilles individuels, et d’optimiser leur uti-lisation, c’est-à-dire de s’assurer que les investisse-ments qu’elles réalisent (par exemple les pro-grammes d’investissement-formation), sont bien

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cohérents avec les activités et les priorités straté-giques de l’entreprise.Cet angle d’approche permet également d’expliquerthéoriquement le développement de marchésinternes du travail permettant aux individus dontles entreprises développent le capital humain spéci-fique de valoriser l’acquisition de ce capital et deconstruire des carrières en interne (2). Ces marchésinternes sont la contrepartie, à l’intérieur de l’entre-prise, de l’existence de marchés du travail externes,sur lesquels les individus valorisent leur capitalhumain générique.Sur un registre plus pratique, les directions d’entre-prises sont incitées à évaluer la valeur économique deleurs salariés (en fonction de leurs compétences déte-nues, de leur productivité) et le retour sur investisse-ment qui peut être attendu lorsqu’un investissement estopéré (par exemple, un investissement-formation ou decarrière). Elles sont également incitées à mettre enœuvre des raisonnements de type coût/bénéfice pourtrancher des questions telles que garder ou laisser partirun salarié, investir ou ne pas investir en formation parexemple, promouvoir un investissement générique ouspécifique.

QUI DÉTIENT LE CAPITAL HUMAIN ?

Des voix s’élèvent néanmoins pour dénoncer les limitesde cette analogie entre capital financier et capitalhumain. Elles sont portées par deux courants derecherche : des chercheurs en gestion d’une part, deschercheurs économistes, spécialistes des droits de pro-priété, d’autre part. Ces deux courants présentent laparticularité de pousser jusqu’au bout l’analogie, pouren faire émerger les limites. Leur critique se focalise surle même point central : la question de la propriété ducapital humain.Selon Coff (3), le fait, pour une entreprise, de détenir ducapital humain pose un certain nombre de problèmesen comparaison avec les autres formes de capital mobi-lisable (financier, matériel). D’une part, les entreprisesne possèdent pas les individus travaillant pour elles.Ceux-ci peuvent ainsi partir, s’ils sont mécontents.D’autre part, les individus peuvent être présents, maisne pas contribuer au maximum de leurs capacités (pro-blèmes de démotivation, d’apathie) (COFF, 1997).Cet état de fait fragilise très fortement, selon lui,l’analogie entre capital humain et capital financier. Il

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Les salariés, en tant qu’apporteur de capital humain, sont des contributeurs de premier plan au succès de l’entreprise (Édouard Michelin (1859-1940),industriel français du pneumatique, au milieu de son personnel, en 1889).

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(2) DOERINGER et PIORE (1971) ont montré que l’investissement desentreprises dans des programmes de formation spécifiques les incitait àmettre en place des arrangements institutionnels (marchés internes dutravail) visant à stabiliser les salariés et à réduire le turnover.

(3) Chercheur en gestion stratégique des ressources humaines.

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met en lumière le fait que les individus sont desacteurs et qu’à ce titre, ils ne peuvent précisément êtretraités comme un capital à optimiser. Détenir du capi-tal humain pose dès lors aux entreprises un certainnombre de problèmes de management : commentfidéliser les salariés ? Comment les motiver ? Ces pro-blèmes vont jusqu’à saper les bases même d’une pos-sible propriété du capital humain par les entreprises,et se posent en ces termes : à quoi bon « acheter » desgens, s’ils ne contribuent pas ? À quoi bon investirdans le développement de leurs compétences, s’ils nerestent pas ?Afin de tirer les leçons de ce constat, Davenport(1999) propose que les firmes considèrent désor-mais les salariés comme des propriétaires, investis-seurs en capital humain : « les individus ne sont nides coûts, ni des facteurs de production ou des res-sources. Ce sont des investisseurs dans un business,contribuant en capital humain et attendant un retoursur investissement » (DAVENPORT, 1999, p. XII, tra-duction libre de l’auteur).Le courant de recherche sur les nouveaux droits de pro-priété prolonge cette critique (BLAIR et ROE, 1999 ;BLAIR et KOCHAN, 2000). Blair et Kochan rappellentainsi que les individus sont bien les détenteurs du capi-tal humain et qu’en conséquence, ils doivent être consi-dérés par les entreprises comme des apporteurs de capi-taux, au même titre que les apporteurs de capitauxfinanciers.Or, ils identifient, dans les entreprises, une asymétriefondamentale entre la façon dont les contributeurs encapital financier sont rémunérés (dividendes + votes) etla façon dont les contributeurs en capital humain lesont (salaires). Cette asymétrie n’a, selon eux, pas dejustification logique. Les salariés, en tant qu’apporteursde capital humain, sont des contributeurs de premierplan au succès de l’entreprise. À ce titre, ils devraientbénéficier des mêmes droits de contrôle sur l’entrepriseque les apporteurs de capital financier : droits decontrôle sur l’élaboration de la stratégie de l’entreprise,son exécution et les décisions d’allocation de ressources,etc.Cette asymétrie, non fondée logiquement, est encoreplus problématique lorsque l’on considère la préférenceavérée des entreprises pour le développement d’uncapital humain spécifique.Alors que l’intérêt des individus est de développerleur capital humain générique, augmentant ainsileur employabilité sur le marché du travail, lesentreprises ont un intérêt majeur à développer uncapital humain spécifique, leur permettant de se dif-férencier par rapport à leurs concurrents, de limiterle risque d’évasion de leurs salariés vers d’autresentreprises, et de développer du capital collectif(capacités des salariés à travailler ensemble et àcoopérer).Cette préférence des entreprises pour le capitalhumain spécifique crée une situation très délicate

pour les apporteurs de capital humain. De nom-breuses études empiriques montrent en effet que,plus les salariés restent dans l’entreprise, et doncdéveloppent du capital humain spécifique, plus ilsauront des difficultés à trouver un nouvel emploidans une autre entreprise, et plus ils subiront uneperte de salaire entre l’emploi quitté et le nouvelemploi (4).La question de la propriété du capital humain et desdroits qui lui sont associés est donc non seulementlargement sous-estimée, mais particulièrement pro-blématique quand l’enjeu est de développer du capi-tal humain spécifique. Comment peut-on deman-der aux salariés de risquer leur capital sanscontrepartie ? La préférence des entreprises pour lecapital humain spécifique pose au premier plan laquestion de l’accès des salariés à un « droit à la paro-le » en matière de management et de gouvernementdes entreprises. Comme le résume Margaret Blair :« comment pouvez-vous risquer votre capital humainspécifique lorsque vous n’avez aucun « droit de paro-le » dans l’entreprise pour laquelle vous travaillez ? »(5) (1999 – traduction libre de l’auteur).

UN RETOURNEMENT NON ANTICIPÉ

Les inventeurs du concept de capital humain ont,dès le départ, spécifié que ce capital était bien lapropriété de chaque individu. Pourtant, les direc-tions d’entreprises se sont emparées du concept enpostulant qu’elles en avaient la maîtrise. Le conceptles a ainsi aidées à envisager des arbitrages d’acqui-sition (recrutement ou sous-traitance), d’allocation(organisation du travail et gestion des carrières), dedéveloppement (investissements-formation), et/oude cession (démission, licenciements) de capitalhumain.Les enjeux sont pourtant tout autres dès lors que l’onpose que ce sont les individus qui sont propriétaires deleur capital humain et que, à ce titre, ils se comportentcomme des investisseurs vis-à-vis de l’entreprise pourlaquelle ils travaillent.Ainsi, l’adoption par les directions d’entreprises duconcept de capital humain, qui justifiait initiale-ment une approche économique et optimisatrice dela gestion des salariés, ouvre, par un retournementnon anticipé, un questionnement nouveau sur le

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(4) Des études empiriques menées par des économistes américains dutravail montrent, par exemple, que les salariés ayant une ancienneté éle-vée, licenciés pour cause économique, gagnent dans leur nouvel emploi,en moyenne de 15 à 25 % de moins que dans leur emploi précédent(TOPEL, 1990 ; JACOBSON, LALONDE et SULLIVAN, 1993).

(5) Texte original « How can you put your specific human capital at riskif you don’t have a « say » in the firm you work fo ? » – Margaret BLAIR,1999.

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statut des salariés dans l’entreprise et sur la relationd’emploi.Si les individus sont bien propriétaires de leur capitalhumain, alors cela implique pour les entreprises d’ajus-ter le statut qu’elle leur propose et les modes de relationqu’elles développent avec eux.Nous avançons que trois grandes options s’offrent, à cejour, aux entreprises pour relever ce défi.

Option 1 – Développer des relations commercialesavec le capital humain

Le développement de relations commerciales (vsd’une relation d’emploi) entre les entreprises et lesindividus, est une première option.Les individus, propriétaires de leur capital humain,passent des contrats de prestation d’activité avec lesentreprises et négocient les termes de ce contrat à lafois en termes monétaire (ils prennent part à l’éva-luation de « ce que cela vaut ») et qualitatif (ils déci-dent de leur engagement dans une mission en fonc-tion de ce qu’ils ont à y gagner en terme dedéveloppement de leur propre capital humain).Cette logique a été très bien décrite par l’économis-te du travail Bernard Gazier (2003) sous le terme deretour des « sublimes », ces ouvriers très qualifiés dela fin du XIXe siècle, qui choisissaient les patronspour lesquels ils allaient travailler, la durée de leurcontribution et la valeur monétaire de leur presta-tion. Les statuts de free lance ou de travailleursindépendants sont les formes concrètes de ce typede relations.Nous pouvons anticiper que ces formes de relationsseront de plus en plus fréquemment choisies par lesindividus, particulièrement ceux détenteurs d’un capi-tal humain élevé et rare.Le développement actuel du statut de travailleur indé-pendant ainsi que celui de l’intérim choisi, chez lescadres notamment, indiquent que cette tendance estd’ores et déjà à l’œuvre.Pour les entreprises, le développement de ce type derelations (commerciales) avec les détenteurs ducapital humain présente plusieurs avantages. Cetype de relations leur permet de mobiliser les com-pétences d’individus pour mener à bien leurs activi-tés, tout en s’évitant les difficultés liées au manage-ment de ces individus (nécessité de les motiverdurablement, de contrôler l’exécution de leur tra-vail). Ces relations présentent également un avanta-ge de flexibilité : les individus mobilisés dans lecadre de contrats commerciaux ne le sont que dansla limite des besoins de l’entreprise. Si l’activité aug-mente, l’entreprise a le loisir de multiplier et d’in-tensifier ces relations ; si l’activité décroît, l’entre-prise limite ou cesse ses relations avec les individusen question.

Option 2 – Déprécier le capital humain

Une deuxième option s’offre aujourd’hui aux entre-prises lorsqu’elles décident de maintenir une relationsalariale avec les individus qu’elles mobilisent pour leursactivités.Elle consiste à éviter de « payer le prix » d’un investisse-ment en capital humain spécifique, en favorisant ledéveloppement d’un capital humain générique.Le vecteur de cette dépréciation est une organisation dutravail extrêmement formalisée et standardisée, favori-sant la polyvalence des salariés. Ce type d’organisationdu travail permet aux entreprises de recruter des indivi-dus peu qualifiés, rapidement opérationnels et large-ment interchangeables.Cette logique est déjà observable dans bon nombred’activités, notamment dans des activités de services demasse (hôtellerie, restauration, centre d’appels, parexemple). La standardisation et la formalisation de l’or-ganisation du travail dans ces activités est digne des pré-ceptes tayloriens (6).L’enjeu, pour les entreprises choisissant cette option, estde parvenir à attirer des individus détenteurs d’un capi-tal humain peu élevé, de les rémunérer en conséquencefaiblement, et d’amoindrir leur pouvoir de négociation,en posant comme principe de fonctionnement unepolyvalence et une interchangeabilité élevée des indivi-dus.Le registre prioritaire de la relation développée avec cesindividus est d’ordre pécuniaire (offrir un salaire accep-table), l’investissement en formation et en gestion descarrières n’est pas à l’ordre du jour, sauf pour une mino-rité d’entre eux, appelés à prendre des rôles d’encadre-ment.Les entreprises engagées dans ce type de stratégie peu-vent aller jusqu’à choisir systématiquement, pour leursimplantations, des bassins d’emplois sinistrés leur assu-rant la disponibilité d’une main-d’œuvre abondante,prompte à accepter un emploi peu valorisant en termede contenu, et offrant un niveau minimal de rémuné-ration.

Option 3 – Valoriser le capital humain

Une dernière option s’offre aujourd’hui aux entreprisesqui choisissent de maintenir une relation salariale avecles individus qu’elles mobilisent pour leurs activités.Elle consiste à tirer pleinement parti d’un capitalhumain élevé et spécifique, en reconsidérant le statutqu’elles offrent aux détenteurs de ce capital humain.Les individus sont considérés ici comme des investis-seurs en capital humain, et en conséquence comme des

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(6) Pour une description précise de cette standardisation moderne del’organisation du travail, voir DUVAL G., L’entreprise efficace à l’heure deSwatch et McDonald’s, Paris, La Découverte, 1998.

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actionnaires de l’entreprise (au même titre que lesinvestisseurs en capital financier).L’objectif est de leur offrir une symétrie de droit avec lesdétenteurs du capital financier, tant en terme de rému-nération que de contrôle (accès, direct ou indirect, auxinstances de gouvernement de l’entreprise).Cela implique concrètement, pour les entreprises, dereconsidérer la façon dont les salariés sont rétribués,tout en requalifiant l’accès aux dispositifs de contrôle etde gouvernement qui leur est offert.Dès la fin des années 1990, des chercheurs en gestiontels que Davenport ou Bartlett & Ghoshal ont invité lesentreprises à faire évoluer les modes de rétributionqu’elles offrent à leurs salariés. Pour Davenport (1999),la relation d’emploi va devoir être de plus en plus consi-dérée comme un échange réciproque de valeur, et noncomme l’exploitation d’une ressource (le salarié) par unpropriétaire (la direction d’entreprise). Un salarié quiagit comme un investisseur en capital humain va placerson capital à investir dans l’entreprise où il peut obtenirle retour sur investissement le plus élevé, donc la rému-nération la plus élevée. Selon lui, la « loyauté aveugle »des salariés n’est plus de mise.Dans le même sens, Bartlett & Ghoshal (2002) recom-mandent aux entreprises de se départir de cette idée queles actionnaires traditionnels, en tant que contributeurs

en capital financier, ont un droit prioritaire sur la dis-tribution de la valeur. Les salariés vont devoir êtrerémunérés, comme les autres investisseurs le sont, c’est-à-dire non exclusivement sous forme de salaire.Le développement rapide de modes de rémunéra-tion des salariés basés sur une distribution de profitsréalisés par l’entreprise (« profit sharing », participa-tion aux bénéfices et intéressement, en France), etsur une distribution d’options d’achat d’actions(« stock option ») ou d’actions (plan d’actionnariatsalarié) montre que les entreprises ont commencé àreconnaître le fait que les salariés pouvaient avoirdes attentes légitimes dans ce domaine. Elles leurreconnaissent ainsi un droit d’accès nouveau au par-tage de la valeur créée par l’entreprise.Cette dernière option de valorisation du capitalhumain implique un autre volet d’action qui est, lui,largement sous-estimé par les entreprises : la nécessitéde reconsidérer l’accès offert aux salariés à leurs ins-tances de gouvernement.Selon Blair et Roe (1999), les entreprises doivent s’at-tendre au fait que les salariés vont, de façon croissante,demander un droit de « contrôle » sur les entreprisesdans lesquelles ils investissent et « risquent » leur capi-tal humain. Cette attente dépasse, assez largement, lesdispositifs de participation des salariés déjà institution-

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…les entreprises doivent s’attendre au fait que les salariés vont, de façon croissante, demander un droit de « contrôle » sur les entreprises dans lesquellesils investissent et « risquent » leur capital humain (Appareil pour tester les aptitudes professionnelles, États-Unis, vers 1935).

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nalisés dans certains pays européens (notamment enFrance, en Suède et en Allemagne).La satisfaction de cette attente pourrait, selonKochan (2002) consister en l’octroi d’un rôle directaux représentants du capital humain dans lesconseils d’administration, et/ou en l’octroi à cesacteurs d’un rôle indirect via des droits de vote enAssemblée générale, et/ou en l’octroi d’un accèsaccru à l’information stratégique.L’octroi de tels droits permettrait aux investisseurs encapital humain d’avoir une « voix » dans les décisionsstratégiques qui vont directement les affecter, et per-mettrait d’augmenter le nombre des parties prenantesconsultées pour orienter et contrôler les décisions stra-tégiques.Cette dernière option est la seule logiquement rece-vable pour les entreprises qui ont besoin, pour mener àbien leurs activités, de salariés mobilisés, qualifiés etloyaux. Elle seule met les salariés en position de déve-lopper du capital humain spécifique et collectif, formede capital humain largement sous-estimée par la théo-rie originelle, et néanmoins déterminante pour délivrerdes prestations complexes de qualité.Cette option est encore aujourd’hui largement en fricheou limitée à des sous-populations dans l’entreprise –par exemple, réservée aux cadres supérieurs.Il est intéressant de noter, avec Kochan (2002), queles initiatives marquantes en la matière, sont sou-vent prises en temps de crise majeure des entre-prises. Ainsi, telle entreprise de transport, où lesreprésentants du capital humain sont invités à siégerau Conseil d’administration en échange de conces-sions majeures sur la relation d’emploi (baisse derémunération, plan de licenciements) ; ainsi, telleautre entreprise de transport aérien où les salariéssont consultés par référendum pour ratifier le plande sauvetage de la compagnie proposé par la direc-tion générale, etc. Ceci amène à poser, avec cetauteur, la question suivante : pourquoi les déten-teurs du capital humain ne sont-ils invités à avoirune voix institutionnalisée que dans le gouverne-ment d’entreprises défaillantes ?Logiquement, les dispositifs les plus aboutis d’accès dessalariés au partage de la valeur créée et au gouverne-ment de l’entreprise sont aujourd’hui empiriquementobservables dans des entreprises qui confondent salariatet propriété du capital financier, c’est-à-dire dans lesentreprises où les salariés sont également juridiquementactionnaires (7).Il est cependant important de noter que l’option 3(valoriser le capital humain) doit pouvoir opérer, mêmeen l’absence d’une réforme aussi radicale de la structurede propriété.

CONCLUSION

Inventé et porté par un courant économique libéral etindividualiste, le concept de capital humain soulève, defaçon inattendue, une question précisément éludée parce courant : celle du statut des salariés et de leur accèsau gouvernement des organisations productivesmodernes.Cette question est loin d’être nouvelle en soi : elle a étéposée de façon récurrente tout au long des XIXe et XXe

siècles par différents courants sociologiques, philoso-phiques et même gestionnaires.La nouveauté, c’est que la question émerge, cette fois-ci, de façon interne : le concept de capital humain,poussé jusqu’à son terme, débouche sur une impasselogique, et requiert, pour en sortir, de reconsidérer laquestion des droits de contrôle offerts aux individussalariés dans les organisations productives modernes.Sur le registre des pratiques de gestion, l’analogie ducapital humain, qui s’était invitée dans l’entreprise pourprolonger et renforcer la notion de « ressourceshumaines », vient, par un retournement inattendu,défier les directions générales sur un tout nouveauregistre : celui du statut et de la place faite aux salariésdans le gouvernement de ces entreprises. Nous avançonsque ce potentiel de retournement est certainement àl’origine du malaise des salariés, rapporté dans l’intro-duction.Cette analogie pose ainsi, sous un jour nouveau, laquestion de la propriété des compétences des salariés etelle invite les directions générales à en tirer les consé-quences. Puisque les salariés sont bien in fine les pro-priétaires de leurs compétences, ils sont fondés àattendre des droits en contrepartie des investissementsqu’ils opèrent et des risques qu’ils prennent à mettreleur capital humain, générique et a fortiori spécifique, àla disposition de l’entreprise. En symétrie des droitsofferts aux investisseurs en capital financier (dividendeset droits de contrôle), la question posée aux entreprisesest celle des droits d’expression et de contrôle offertsaux investisseurs en capital humain.Face à cette question, deux possibilités s’offrent aujour-d’hui aux entreprises : soit elles décident de relever ledéfi, soit, au contraire, elles décident de l’éviter.Lorsque les entreprises décident de relever le défi ducapital humain, elles peuvent le faire, soit en changeantle mode de relation qu’elles développent avec les déten-teurs de compétences élevées et spécifiques – c’est-à-dire en substituant une relation commerciale à la rela-tion salariale (option 1) –, soit en offrant des conditionsd’emploi différentes à leurs salariés en terme de rému-nération (accès au partage de la valeur créée) et de par-ticipation aux dispositifs de gouvernement de l’entre-prise (option 3).Lorsque les entreprises choisissent au contraire d’éviterde relever le défi, l’enjeu consiste à mettre en œuvre uneorganisation du travail qui, pour opérer, requiert des

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(7) Cela recouvre plusieurs configurations, pouvant aller d’entreprises oùles salariés sont actionnaires majoritaires (et détiennent des droits de voteen proportion des actions détenues) jusqu’à des entreprises détenues à100 % par les salariés, selon le principe coopératif ou partenarial « unhomme, une voix ».

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compétences génériques et peu élevées. Il s’agit deconstruire un avantage concurrentiel différenciant, aumoyen d’une organisation du travail hautement stan-dardisée et formalisée, tolérant des taux de rotation deseffectifs élevés, et permettant de faire l’économie derevendications des salariés en termes d’accès au partagede la valeur et d’accès au gouvernement (option 2).Il est à noter que, dans les faits, les entreprises procè-dent souvent à des arbitrages plus fins par rapport àcette alternative et aux trois options décrites. Elles choi-sissent de relever ou de ne pas relever le défi par sous-population : par exemple, managers ou non managers ;population des métiers centraux vs populations desmétiers périphériques. Telle entreprise va ainsi déciderd’offrir des plans d’achat d’actions à ses 200 premierscadres ; telle autre va proposer à un ou deux salariésreprésentant le cœur de métier, une représentation enconseil d’administration etc.Ce qui est certain, c’est que la réponse apportée à cettealternative n’est pas neutre, pour les individus et lasociété. Autant les entreprises décidant de relever le défidu capital humain contribuent au développement descompétences des individus et à la mise en œuvre d’unerelation constructive entre les organisations productiveset les individus, autant les entreprises évitant de releverce défi génèrent des effets négatifs pour les individus, etpartant pour la société : stress, perte de sens, dégrada-tion de l’employabilité des individus et amplificationde la crise autour du « travail ».

ANNEXE 1

Ludo

Créée en 1992, Ludo est une entreprise du secteur du jeuvidéo, qui compte 200 personnes (8). Elle a effectué récem-ment un virage stratégique important en passant d’une activi-té de studio de création de jeux, au métier d’éditeur de jeux.Son activité est ainsi passée d’un mode artisanal à un modeindustriel : l’enjeu n’est plus la sortie ponctuelle de projetsuniques et originaux, mais la capacité à assurer une pro-duction régulière de nouveaux jeux dans la durée. Le dis-cours stratégique de la direction insiste désormais sur le faitque : « nous sommes une entreprise comme les autres, qui a uneactivité à gérer, des flux à réguler, une rentabilité à assurer » (unmembre de l’équipe de direction).Le processus de développement des jeux est de plus en plusformalisé, séquencé et hiérarchisé.À côté des métiers initiaux (scénaristes, graphistes, pro-grammeurs), spécifiques au secteur du jeu vidéo, apparais-sent de nouveaux métiers, plus génériques (tests, marke-

ting, commercial, gestion de la production, qualité).L’évolution de son activité confronte l’entreprise à unenécessaire évolution de sa politique de gestion des res-sources humaines.La cohabitation entre les activités créatives (scénaristes, gra-phistes, programmeurs) et les activités gestionnaires, renduenécessaire par la diversification des activités, devient de plusen plus problématique en termes de cohérence et d’équitéinterne.En outre, la spécificité et la rareté extrême de certaines res-sources humaines « créatives » (surnommées les « divas » eninterne) pose des problèmes de management croissants.Ces « divas » ont en effet des attentes de plus en plus éle-vées en termes d’autonomie, de participation à la prise dedécision stratégique et de rémunération (elles demandent,par exemple, à être rémunérées non seulement en salaire,mais également en royalties sur les futures ventes du jeuauquel elles participent).La direction de l’entreprise, souvent en accord avec les indivi-dus concernés, préfère alors arbitrer en externalisant les indi-vidus détenteurs des compétences créatives les plus remar-quables, c’est-à-dire en développant avec eux des relationscommerciales. L’entreprise pourra ainsi continuer à bénéficierde leurs compétences élevées et spécifiques, dans le cadre d’uncahier des charges précis, et s’éviter la difficulté de gérer larelation d’emploi avec ces « divas » (principe de subordinationdifficile à faire accepter, contrôle de ces individus difficile àmettre en œuvre, surenchère salariale, etc.).L’entreprise décide, en revanche, de réserver le développe-ment d’une relation d’emploi aux individus détenteurs decompétences plus génériques et moins élevées.

ANNEXE 2

BTC, entreprise centre d’appels

BTC (9) est une entreprise positionnée parmi les15 premierscentres d’appel français. Il s’agit, comme ses concurrents, d’unsous-traitant agissant pour le compte d’entreprises donneusesd’ordres. Son activité consiste à mettre en place des plateauxtechniques et à gérer les ressources humaines associées (lesTéléconseillers), pour prendre en charge des activités deréception d’appels téléphoniques. Selon les donneursd’ordres, la réception d’appels consiste à renseigner des clients(sur un contrat, des conditions de facturation par exemple), àles aider à résoudre des problèmes techniques (pour un four-nisseur d’accès Internet, par exemple), à réaliser des opéra-tions bancaires simples (pour une banque par exemple).BTC compte, en 2005, 3 000 salariés ; 70 % des effectifssont en CDI contre 30 % en CDD ou Intérim ; 80 % sontdes femmes. L’ancienneté moyenne est de 3 ans.

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(8) Nota : pour des motifs de confidentialité, le nom de cette entrepriseest fictif.Pour une description plus détaillée des logiques à l’œuvre dans cetteentreprise et dans le secteur du jeu vidéo, cf. AUTIER F. & PICQ T.,Gestion stratégique des ressources humaines dans le secteur du jeu

vidéo : une situation paradoxale ? Revue de gestion des ressources humaines,n° 45, juillet-août-septembre 2002.

(9) Nota : pour des motifs de confidentialité, le nom de cette entrepriseest fictif.

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L’optimisation de la gestion des ressources humainesconstitue le facteur clé de succès de cette activité : « pourêtre rentable, un Téléconseiller doit générer de 26 à 30 € deCA/heure […], nos salariés sont des machines… humaines, avecun temps de réglage, un temps de production optimale, et untemps d’usure » (un responsable ressources humaines).Pour mener à bien cette activité de sous-traitance, l’entreprisea mis en place une organisation du travail hautement stan-dardisée (le Téléconseiller s’appuie sur un schéma de réponseprédéfini, à suivre sur ordinateur pendant que se déroule l’ap-pel). La polyvalence des salariés est également un impératif :chaque Teléconseiller doit être opérationnel pour plusieursdonneurs d’ordre, ce qui permet d’optimiser la gestion deseffectifs en fonction des variations de niveau d’activité pardonneur d’ordre.Les compétences requises pour être employé chez BTC sontgénériques (bien parler français, sans accent, savoir se pré-senter et interagir au téléphone, savoir utiliser un ordina-teur).Le processus de recrutement est simple et opère en deux àtrois heures maximum. Le niveau minimum requis de qua-lification est le Bac.Le Contrat à durée indéterminé est la forme de contrat pri-vilégiée car « c’est pour nous, à la fois, la forme la moins chèreen comparaison avec les CDD et l’Intérim, et la forme la plusflexible : le salarié partira en effet de lui-même quand il en auramarre ou bien il sera licencié en cas d’insuffisance professionnel-le avérée » (un responsable ressources humaines).La rémunération est minimale : « Tout le monde au Smic,quelle que soit la qualification » Il n’existe aucun principe deprogression de la rémunération fixe autre que les revalorisa-tions du Smic. Des primes de performance sont offertes maiss’avèrent marginales par rapport à la rémunération totale.L’effort de formation est limité au maximum : trois semainesde formation pour les nouveaux entrants (pour les familiari-ser aux techniques de réponse par téléphone et à l’utilisationdes systèmes d’information), puis de quelques jours à unesemaine maximum pour toute nouvelle mission client.Les relations Direction – salariés sont tendues « il y a toujoursun feu qui couve quelque part » (un responsable ressourceshumaines) : elles sont régulées par la nécessité, pour les sala-riés, de garder leur emploi et par la pression des cadences.Les niveaux d’absentéisme et de rotation des effectifs sontélevés, mais la Direction de l’entreprise n’en fait pas cas :« les salariés ne sont pas nos otages, on ne les retient pas. Ils par-tent s’ils le veulent, mais il vaut quand même mieux un job aurabais que rien… »Il est intéressant de noter que, dans ce secteur d’activité, lecritère retenu par les entreprises donneuses d’ordre pourdécider d’externaliser (c’est-à-dire de recourir à des presta-taires tels BTC) ou d’internaliser leur centre d’appels (c’est-à-dire de salarier, en interne, les individus qui vont prendreen charge l’activité de réception d’appels) est bien lié à lanature du capital humain à mobiliser.Celle-ci se décline autour de deux critères :– la longueur de la formation nécessaire pour être capablede répondre au client (c’est-à-dire, le temps d’acquisitiondes compétences) ;

– la spécificité des compétences requises (c’est-à-dire, laparticularité des savoirs à mobiliser, pour lesTéléconseillers).C’est sur la base de tels critères qu’une grande entreprise decosmétiques a, par exemple, décidé de garder en interne soncentre d’appels sur les fonds de teint !

ANNEXE 3

John Lewis

John Lewis Partnership est une entreprise de distributionbritannique qui compte 27 grands magasins John Lewis et173 supermarchés Waitrose.Avec un chiffre d’affaires de près de 8 milliards d’Euros en2004, l’entreprise se situe dans les dix premières de la ventede détail en Grande-Bretagne.Fondée en 1929, cette entreprise a la particularité d’êtredétenue par ses 63 000 salariés permanents. En effet, JohnSpedan Lewis, fils du fondateur initial de l’entreprise Lewis,décide en 1929, lorsqu’il prend le contrôle de l’entreprisefamiliale, de créer une entreprise détenue à 100 % par sessalariés. Il pense que « les avantages de la propriété doiventaller à ceux qui donnent leur temps et leur travail à une affaireplutôt qu’à ceux qui lui apportent du capital » (rapport annuelJohn Lewis). Les avantages de la propriété, ne sont pas,pour lui, seulement financiers : ils résident plus largementdans « le partage du profit, du savoir et du pouvoir ». Les sala-riés deviennent « partenaires » le jour où ils entrent dans legroupe et cessent de l’être le jour où ils le quittent.Les modes de rétribution des salariés et leur accès au gou-vernement de l’entreprise sont les deux caractéristiques dis-tinctives de ce partenariat.Outre leur salaire et des périphériques de rémunération au-dessus des standards du secteur et du pays (complémentairesretraites et santé), les salariés-partenaires reçoivent une partdes profits de l’année. Le principe de répartition, exprimé enpourcentage du salaire de base, est identique pour lesmembres des directions et les salariés de premier niveau. Selonles années, cette prime de distribution des profits représenteentre 8 et 22 % du salaire annuel. « C’est la même prime pourtout le monde et il n’y a pas de bonus pour la direction, commecela existe dans d’autres sociétés » (Stuart Hampson, Présidentdu Groupe depuis douze ans).L’accès des salariés à la « prise de parole » est assuré par desgroupes d’expression, en local, sur chacun des sites de l’entre-prise. Il est nourri par un effort de diffusion de l’informationauprès de l’ensemble des salariés-partenaires : « les informa-tions financières et opérationnelles ne doivent pas être limitéesaux seuls yeux des managers… les partenaires doivent savoircomment vont leur entreprise, leur département et leur unité detravail » (Stuart Hampson).Les salariés-partenaires ont également la possibilité d’exercerun droit de contrôle sur la stratégie et sur son exécution, soitde façon directe, en se présentant aux élections pour siégeraux instances de gouvernement de l’entreprise, soit de façon

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indirecte, en votant pour les salariés qui vont les représenterdans ces instances.Le partenariat est en effet gouverné par deux instances prin-cipales :– le « partnership council » : constitué de membres élus parles partenaires, il constitue en quelque sorte le parlement del’entreprise ;– le « partnership board » : constitué pour moitié de membresen position de management désignés par le Président, et pourmoitié de membres élus par le « partnership council », il estcomparable à un conseil des ministres. Dirigé par le Présidentde l’entreprise, il a pour mission de piloter, diriger et mettreen œuvre les activités du partenariat.Le « chairman » ou Président, est l’autorité suprême du parte-nariat. Il veille à la bonne articulation entre la logique repré-sentative des partenaires (via les corps élus) et la logiquemanagériale (via les corps désignés). Il peut être démis de sesfonctions par le « partnership council ».Ce dispositif salarial et d’accès au gouvernement est considé-ré par la direction comme un atout pour attirer et recruter dessalariés, y compris des cadres dirigeants. L’entreprise a, à titred’exemple, débauché en 2005 deux cadres dirigeants venantd’entreprises concurrentes : Woolworth et Kingfisher. Il estégalement considéré comme un vecteur très fort d’implica-tion et de fidélisation des salariés (le taux de « turnover » del’entreprise est faible par rapport à la concurrence).Cette faculté d’attraction et de fidélisation étant posée, toutl’enjeu de la stratégie de gestion des ressources humaines del’entreprise est de valoriser et de développer au mieux les com-pétences des salariés présents. On observe ici, comme dansd’autres structures de ce type, un inversement de la logique dedéveloppement de l’entreprise. Il s’agit non pas de partir de lastratégie de développement économique afin d’en inférer lescompétences à développer (ou à supprimer), mais au contrai-re de « partir des compétences détenues par les salariés pour déve-lopper le business ». La formation et la gestion des carrières sont,en conséquence, deux axes prioritaires de la stratégie de GRH.La réussite économique de ce modèle d’organisation estavérée : l’entreprise est profitable et en croissance, modérée(« nous voulons croître à notre rythme », Stuart Hampson)mais régulière depuis plus de 70 ans.Les clients trouvent également leur compte dans ce modèle.À titre d’indication, en 2005, John Lewis et Waitrose ontété respectivement désignés n° 1 et 2 du Top 10 anglais de« l’index national de la satisfaction client », devant desacteurs mondialement reconnus pour leur qualité de ser-vice, comme IKEA.

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