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CARNET DE ROUTE VOYAGE EN OCÉANIE V (i) LA PREMIÈRE LIAISON AÉRIENNE TAHITI-LES MARQUISES I e r octobre. — Jamais encore les Marquises n'avaient vu atterrir ou amerrir un hydravion. En 1942, l'amiral Byrd, cherchant des bases dans le Pacifique, s'arrêta bien aux îles Marquises, à Taiohae, mais avec un avion catapulté d'un bateau de guerre, mouillé dans la baie. Byrd fit une prospection rapide de l'île entière. On n'en a jamais connu les résultats. Le capitaine Taylor, de l'aviation militaire australienne, — le grand pilote, le Mermoz de l'Australie, — décolla en 1944 de Papeete également pour les Marquises, mais se contenta de regarder de son Catalina les différentes baies de la plus importante des îles de l'archipel des Marquises, Nuku-Hiva, où nous devons amerrir. C'est donc bien la première liaison aérienne que l'on tente d'effectuer aujour- d'hui, I e r octobre, en décollant du lagon de Papeete, face à la jetée des Tropiques, pour atteindre d'abord la première escale de l'archipel des Touamotou, Takaroa, à 330 milles, c'est-à-dire 612 kilomètres. La mer à peine ridée, nous longeons la côte nord de Tahiti, avec la pointe de Vénus à notre droite. Nous tournons le dos maintenant à la « Perle du Pacifique » et c'est la pleine mer mou- tonneuse que nous survolerons à 600 mètres sous une voûte sombre (1) Voir La Revue des 15 février, 1" et 15 mars, avril.

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CARNET DE ROUTE

VOYAGE EN OCÉANIE

V (i)

LA PREMIÈRE LIAISON AÉRIENNE TAHITI-LES MARQUISES

I e r octobre. — Jamais encore les Marquises n'avaient vu atterrir ou amerrir un hydravion. En 1942, l'amiral Byrd, cherchant des bases dans le Pacifique, s'arrêta bien aux îles Marquises, à Taiohae, mais avec un avion catapulté d'un bateau de guerre, mouillé dans la baie. Byrd fit une prospection rapide de l'île entière. On n'en a jamais connu les résultats. Le capitaine Taylor, de l'aviation militaire australienne, — le grand pilote, le Mermoz de l'Australie, — décolla en 1944 de Papeete également pour les Marquises, mais se contenta de regarder de son Catalina les différentes baies de la plus importante des îles de l'archipel des Marquises, Nuku-Hiva, où nous devons amerrir. C'est donc bien la première liaison aérienne que l'on tente d'effectuer aujour­d'hui, I e r octobre, en décollant du lagon de Papeete, face à la jetée des Tropiques, pour atteindre d'abord la première escale de l'archipel des Touamotou, Takaroa, à 330 milles, c'est-à-dire 612 kilomètres.

La mer à peine ridée, nous longeons la côte nord de Tahiti, avec la pointe de Vénus à notre droite. Nous tournons le dos maintenant à la « Perle du Pacifique » et c'est la pleine mer mou­tonneuse que nous survolerons à 600 mètres sous une voûte sombre

(1) Voir La Revue des 15 février, 1 " et 15 mars, avril.

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et nuageuse. Plusieurs « coups de tabac », mais l'appareil est peu chargé. Il n'y a que des passagers en service : M. Roque, directeur des Travaux publics, M. Charlier, chef de l'aviation civile, M. Reboul, administrateur des îles Marquises qui rejoint son poste après deux mois de congé passé au chef-lieu. Exceptionnellement sa femme a été autorisée à l'accompagner dans cet avion, chargé d'une mission d'études. Son garçon, un peu malade, est avec elle, le docteur n'ayant pas jugé prudent de le faire voyager à bord d'une goélette. Nous sommes donc six à bord, plus l'équipage, le pilote et le mécanicien-radio. Le Grummann Mallard transporte d'habitude dix passagers quand il va aux îles Sous-le-Vent.

Cet hydravion amphibie a une histoire. Il était l'avion personnel de Ford, le grand constructeur américain. Il y a deux ans, il a voulu s'en séparer et le Territoire, à la recherche d'un hydravion, l'a acheté 60 millions de francs. Il est perfectionné. J'ai devant mon siège un téléphone ; Ford pouvait de cette même place appeler Chicago ou San Francisco ou encore avoir une conversation avec les services de son usine.

Nous piquons plein Nord-Ouest. Frame, le pilote, fait sa dérive. Il remplit la cabine d'un air bienfaisant en ouvrant une trappe ; nous avions bien chaud. C'est un vieil aviateur, wing-commander dans la R. A. F . Il a une longue pratique de l'hydravion. Il est bien secondé par le mécanicien-radio Driard, un ancien d'Air-Algérie.

Les deux moteurs Pratt et Whitney de 600 chevaux tournent régulièrement. Ces moteurs américains, quelle belle mécanique !

A droite, nous sommes devant la première terre, Kaukura. Il est 9 h. 45 ; voilà une heure et demie que nous avons décollé. Mais voici un lagon merveilleux de couleur émeraude, vert pâle, vert foncé. Une cocoteraie au milieu des eaux. Quelques toits rouges sur les bords du lagon intérieur, une route droite. On dis­tingue nettement l'église. Le lagon est immense. Un long ruban blanc circulaire court sur les eaux bleu foncé de l'Océan. A notre gauche un autre ruban enserre les eaux d'un autre lagon, c'est Arutua. Nous avons fait les trois quarts du parcours. Je demande si ces atolls sont visités. Les goélettes, me dit-on, viennent de Papeete chercher le coprah. Elles ont bien soin de n'avoir pas de radio à bord pour rester ignorées des concurrents. On se vole mutuellement les chargements de coprah. C'est à celui qui arrivera le premier.

Un autre atoll sur notre droite, celui de Apataki. Ces atolls

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se touchent presque. Leur couleur merveilleuse en font autant de pierreries chatoyantes au soleil et, comme le dit le poète, « ce sont des corbeilles de verdure bercées par les ondes ».

D 'un fauteuil vide derrière moi une grande enveloppe glisse. Je lis : Postes et Télécommunications, et en lettres bleues : Takaroa (Avion) avec le cachet : Papeete, Postes, Tahiti. Je lis encore sur une autre enveloppe : Takaroa (Avion) avec le même cachet au dos. Enfin un sac avec une étiquette, Taiohae, c'est le courrier, plus volumineux celui-là, pour les Marquises. Grand événement pour les îles. Là-bas on aura des nouvelles rapidement du parent, de l'ami. Le courrier transporté par la goélette demande plus d'une semaine.

L'arrivée à Takaroa est prévue pour 10 h. 43, me dit le radio qui est constamment en communication avec Papeete. A l'autre bout, dans le bureau de l'Aviation civile, à Arue, à Tahiti-Contrôle, c'est un ancien pilote de chasse, engagé aux Forces Françaises Libres, qui est à l'écoute. Après avoir accompli soixante-douze missions, abattu un Boche, maintenant il est radio. Ce Tahitien a fait largement son devoir. Nous savons qu'il suit avec passion cette première liaison avec les Marquises. Quoiqu'étant assis dans son bureau d'où il voit la mer à travers une peti'.e armée de coco­tiers, il fait corps avec l'équipage.

Takapoto, encore un autre lagon, encore l'anneau magique qui enserre des eaux souvent aussi agitées que celles de l'Océan. Il est 10 h. 35. Cette fois un anneau tout vert, couvert entiè­rement de cocotiers, est devant nous, c'est Takaroa.

A 10 h. 50, nous nous dirigeons sur un bateau qui a un drapeau tricolore d'une dimension inattendue. Il nous a servi à discerner la direction du vent et il est le fanion de l'embarcation du chef de la municipalité venu nous souhaiter la bienvenue. Le chef prend la direction des opérations. Nous quittons le lagon par la passe qui communique avec l'Océan et le moment où nous passons de l'un à l'autre nous remplit quelques secondes d'une certaine anxiété ; mais le chef a l'habitude et son air calme nous rassure. On remonte le chenal de la passe. « Il y a des petits requins tout au long, mais si on ne les attaque pas ils ne vous font pas de mal », nous dit-il.

L'arrivée au quai est émouvante. Tous les habitants de l'île sont rassemblés. Présentation de quelques notables. On nous remet les colliers de fleurs traditionnels. Le chef nous- entraîne

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ensuite sur un emplacement couvert où lés enfants massés sous la direction d'une institutrice nous chantent la Marseillaise. La plus grande des jeunes filles a entouré le bas de sa robe d'un large ruban tricolore. Puis ce sont des chants locaux et un cortège se forme.

Chaque île a sa spécialité vestimentaire. A Tahiti on s'habille à la française chez des couturières chinoises. Aux Iles-Sous-le-Vent les robes sont de couleur vive. Aux Touamotou, les tons de pastel dominent, du corsage rose bonbon à la blouse verte et à la jupe jaune. Aux Australes les femmes sont habillées de satin rose et marchent sans souliers. Le blanc domine partout chez les hommes dans toutes les îles.

De la petite foule se détache une superbe Tahitienne. Elle m'offre le bras. Notre couple marche en tête. Pour rompre la glafce, je demande à ma cavalière si nous allons à la mairie d'abord et à l'église ensuite ; elle me répond : « Non, à l'école. »

Nous pénétrons dans une bâtisse toute blanche, avec ces simples mots « Ecole » sur le fronton. A l'intérieur, sur le mur, de grandes cartes de géographie comme on en voit dans les écoles de France. Une table avec des fleurs au fond de la pièce ; nous nous asseyons pour écouter de nouveau les chants. Toute la ville est massée autour de l'école. Les fenêtres, les portes sont encombrées de curieux. Puis on amène une très longue table que l'on place per­pendiculairement à la nôtre ; les couverts sont mis et le défilé des plats commence : poisson cru, cochon, poulet au riz, langoustes mayonnaise, cœurs de palmiers, le tout arrosé d'eau de coco. J'ai demandé à l'institutrice que deux jeunes filles des écoles mangent à notre table. Elles sont là à côté de moi, très intimidées, délicieuses, mais fières de ce privilège.

Ma courte allocution a été traduite par l'institutrice de Takaroa. Vive la France ! On applaudit et nous reprenons le chemin du quai suivis de toute la population. C'est le départ. Je remercie mes hôtes de leur accueil spontané et chaleureux.

Le bateau passe une deuxième fois au bord du quai. Nous enlevons un à un nos colliers de fleurs pour les lancer vers la terre ferme, vers les mains tendues, vers le ciel. Nous jetons le dernier collier vers le lagon, ce qui signifie que l'avion reviendra. Il est déjà venu trois ou quatre fois, non pour assurer les liaisons régu­lières avec cette île, mais pour transporter des malades qui récla­maient des soins urgents.

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Nous crions « au revoir », car à notre voyage de retour nous ferons également escale à Takaroa. A i h. 20, après avoir pris congé du chef de la municipalité qui a tenu à nous ramener à l'hydravion, le Grummann décolle du lagon. Nous sommes en admiration devant cette eau bleue, puis jade et enfin vert éme-raude. Un peuple heureux vit là des jours paisibles. Mais, ô infor­tune du sort, vivre au milieu de tant d'eau et n'avoir comme eau potable que la pluie qui seule peut être retenue dans des citernes ! Pendant le repas, j 'ai interrogé un pêcheur de perles. La plonge est la grande, la seule industrie du pays avec la production d 'un peu de coprah. J'avais peine à croire que cet homme, que j'avais debout devant moi, plonge depuis trente-deux ans. Il descend à 35 mètres sous l'eau. Un poids de 5 kilos l'entraîne à cette pro­fondeur et il sera remonté dans un panier. Je lui ai demandé ce qu'il ressentait après ses plonges. « J'ai toujours mes yeux fatigués et j 'ai mal aux oreilles. »

Mais j 'apprends que les lagons s'épuisent, trente-cinq ne récèlent plus d'huîtres perlières ; six seulement sont encore des centres de pêche importants. Et pourtant la pêche avait été régle­mentée par le roulement, la plonge n'étant pas permise dans certains lagons. Cependant ceux-ci se vidaient. On fit alors appel au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris qui chargea M. Gilbert Ranson d'enquêter sur place. Pourquoi les huîtres perlières dis­paraissaient-elles ?

Le plongeur que j'avais interrogé s'était rendu chez lui et m'avait rapporté deux coquilles d'huître perlière. On m'a écrit son nom : Pinetada Margaritifera. Quel nom sonore ! Dans l'hydra­vion je regarde plus attentivement maintenant ces coquilles. Elles sont lourdes, certaines pèsent jusqu'à dix kilos. Elles ne renferment pas toutes des perles, tant s'en faut ; mais toutes sont nacrières et la nacre a de la valeur. Si un parasite ou un grain de sable pénètre dans le corps de l'huître, celle-ci l'isole en l'entou­rant d'une petite poche faite du même tissu que le manteau. C'est ce sac perlier qui secrète la perle, a dit M. Ranson au cours d'une conférence à Tahiti. Et il ajoutait : « En plaçant une boule de nacre dans un petit sac fait d 'un fragment du manteau d'une huître sacrifiée et en l'introduisant dans le corps d'une autre huître on obtient les perles dites « japonaises » qui sont des vraies perles artificiellement créées, d'après les travaux de Mikimoto qui installa la première ferme de culture de perles ».

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Au Japon, ce sont les femmes qui plongent. Elles sont, comme aux Touamotou, très bien payées. Seules, parmi les Japonaises, « elles peuvent, dit-on, se choisir un mari et l'engraisser à ne rien faire... » Ces plongeuses vivent dans l'île des Perles qui appartient à celui que l'on appelle le « Père de la Perle » : Kokichi Mikimoto. Une centaine de plongeuses remontent chacune trois cents huîtres par jour.

Le Parisien qui flâne rue de la Paix à Paris devant les vitrines illuminées des joailliers sait-il qu'à l'autre bout du monde, en Polynésie française ou au Japon, de beaux Touamotous ou de jolies Japonaises, les uns vêtus d'un simple pagne, les autres habillées de culottes et de blouses blanches, sautent dans la mer, s'enfoncent sous l'eau pour la cueillette des perles ?

Gilbert Ranson s'est ingénié à créer des réserves où la pêche est défendue, placées sur des fonds de 15 à 45 mètres où les nacres se développent. Signalons que la constatation d'un plon­geur : « Il y avait au fond du lagon autant de nacre sur un arbre mort qu'il y a de feuilles sur un arbre vivant », est pleine de vérité. Ranson l'avait lui-même observé. Il fit immerger au fond du lagon une grande quantité de pierres et de branches d'arbres à la saison favorable, c'est-à-dire au moment de la reproduction de l'huître perlière. C'est sur ces collecteurs que se fixent les petites larves. Rendons hommage à ce savant grâce auquel toute une population, aux Gambier, aux Iles-Sous-le-Vent et aux Touamotou, si les mesures qu'il a indiquées sont appliquées, continuera à mener une existence traditionnelle en consacrant trois mois par an au métier dangereux de la plonge.

Mais revenons à Takaroa, au déjeuner au cours duquel j'avais insisté pour que le courrier fût distribué pendant le repas même. Il fallait voir ces regards brillants fixés sur ces bouts de papier, écouter le commentaire des nouvelles reçues, les lettres passant d'une main à l'autre ; mais j'ajoute que tout le monde paraissait trouver normale cette arrivée si rapide du courrier. En Océanie on ne s'étonne de rien. Néanmoins ce fut une grande et belle journée pour les habitants de cette île des Touamotou et je ne crois pas me tromper en pensant qu'ils préparent déjà notre escale de retour.

15 heures : une ligne blanche à l'horizon, bien petite, mais qui grossit fort heureusement. Le pilote, peu loquace, nous dit : « Cela n'a pas l'air bien grand. » C'est la première fois, en effet,

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que l'on vient de Tahiti à Napuka. Depuis que le capitaine Taylor est passé par là, il y a quelques dizaines d'années, on n'a pas vu d'avion à Napuka. Mais il y a erreur. C'est un îlot bourré de cocotiers et il n'y a pas de lagon. Napuka est un peu plus loin, à quelques milles au Nord-Est. Nous venons de passer Takoto. Un Français est locataire de la cocoteraie de Takoto ; il en est de même à Napuka, où la cocoteraie est exploitée par M. Etilagé.

Nous passons à 20 mètres au-dessus du lagon. Nous ne distin­guons pas de village, simplement une église entourée de cocotiers, mais nous remarquons que le lagon est parsemé de roches, très apparentes dans l'eau, grosses taches noires qui se détachent bien sur ce fond vert émeraude.

Nous faisons un premier tour, puis survolons de nouveau le lagon. Nous voyons l'eau verte entourée de cocotiers, sur une belle plage circulaire de sable blanc. Et voici que nous apercevons un immense drapeau français piqué sur la plage, puis une vingtaine de personnes qui se tiennent à l'ombre des cocotiers, sur le bord. Une pirogue, avec une grande étoffe écrue en guise de voile, se balance sur la rive. Nous amerrissons à côté d'une pirogue à balancier. Ses deux rameurs la dirigent vers l'avion. A l'avant un mutoï — c'est le policier — casquette noire, parements rouges, se tient debout. Il nous salue. Malheureusement il ne parle pas un mot de français. Nous montons à bord de son embarcation. Tous les indigènes viennent vers nous pour nous serrer la main, cependant que l'équipage s'occupe déjà de faire le plein avec les fûts d'essence qui sont dans un petit bateau. Tout a été prévu depuis plusieurs jours.

Un indigène est monté rapidement sur un cocotier. Des noix de coco vertes tombent. On les coupe et on offre à chacun de nous le gobelet d'eau de coco que nous buvons dans l'écorce verte du fruit lui-même. Une grave question se pose : va-t-on mettre l'avion à la bouée ou à terre, grâce à ses roues, puisque le Grummann Mallard est amphibie ? Le pilote décide de le laisser à l'eau près du bord sur ses roues.

Nous nous embarquons sur le petit bateau, en direction du village. Le mutoï, à l'avant, tient le grand drapeau de la main gauche, de la main droite, avec sa casquette, il indique au barreur la direction à suivre pour éviter les roches qui affleurent. Mais voici le moteur, en panne. Nous sommes un peu inquiets, car le village est encore loin et la nuit tombe vite en Océanie. Notre

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mécanicien Driard donne un coup de main ; en route de nouveau. Le barreur-mécanicien a une allure particulière : un grand chapeau de paille enfoncé sur la tête, un petit pantalon bleu coupé aux genoux, une barbe de quinze jours, une seule dent. Le loup de mer polynésien s'affaire beaucoup et a l'air très content. Il est visiblement dans la joie de nous piloter.

Nous arrivons à terre. Le quai, j'allais dire est noir de monde; non, il est blanc, car toute la population et les écoliers sont habillés de blanc. Seules, les danseuses en pareo colorié, entouré de feuil­lages, mettent une note sombre au milieu de cette blancheur. Avant même que nous abordions, danseurs et danseuses exécutent des pas, tournent sur eux-mêmes. Le chef de la municipalité, son écharpe tricolore en travers de la poitrine, me serre longuement la main. Il ne peut manifester sa cordialité autrement, car il ne parle pas le français. Nous débarquons, et drapeau en tête, nous allons en procession jusqu'au village qui est à un kilomètre et demi.

La route, bordée de cocotiers, est balayée de frais, une haie de feuillages la longe ; mais tout à coup elle se trouve coupée par deux draps de lit disposés en travers. Derrière deux cocotiers, de chaque côté, il y a les tireurs de ficelle. Quand j'arrive au niveau des draps, ils se replient ; deux autres draps un peu plus loin : même manège; deux autres draps encore et la route s'évase. Une estrade avec une rangée de chaises. Nous prenons place.

Le chef se tourne vers moi et prononce ces quelques phrases traduites au fur et à mesure :

« Bienvenue à tous qui arrivez par l'avion. C'est le chef du district qui te salue, toi et les autres, et avec lui tous les habitants. T u es plus grand chef que moi et je suis à tes ordres ainsi que tous les habitants, les hommes, les femmes et les enfants comme si tu étais le roi ici.

« Avant que tu viennes je pensais à toi, je voulais te connaître et comme toi tous ceux de Tepukamaruia. Aujourd'hui nous pouvons te voir et te saluer maintenant que tu as débarqué sur notre terre.

« Encore une fois, bienvenue à toi, colonel, et à tous ceux qui t'accompagnent.

« Vive la France ! Vive Tahiti ! Et que tu vives, colonel, aussi longtemps que notre vieux roi Nokioraki que tu' remplaces aujour­d'hui. Iaorana. »

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Je lui réponds en le remerciant de cet accueil chaleureux qui va droit au cœur d'un Français venu de la capitale de la France dans cette petite île des Touamotou. Je fais remarquer que c'est la première fois qu'un hydravion français amerrit sur le beau lagon.

On nous présente nos logements respectifs. Douche, léger repos et à 8 h. 30 un tamaaraa nous est servi sur l'estrade au pied de laquelle nous étions assis tout à l'heure. Je suis à côté du chef qui a toujours la poitrine barrée de l'écharpe tricolore. J'apprends au cours du repas que le toit qui nous abrite au-dessus de cette estrade a été le fruit de trois journées de travail de toute la popu­lation. Il y a trois jours, cet emplacement était nu. Aujourd'hui le plafond est recouvert de tentures de diverses couleurs avec des feuilles de cocotiers tressées, et des fleurs. Heureusement que cet abri existe ! Une pluie diluvienne se met à tomber ; elle sera heureusement de courte durée. Et j 'ouvre le bal en invitant la danseuse « étoile » de Napuka. Après quelques danses, nous laissons la population à son amusement qui se prolongera jusqu'à 4 heures du matin.

*

2 octobre. — Durant la nuit, rafales de vent accompagnées de pluie. Ce matin, à 6 heures, lorsque nous prenons notre café sur cette même estrade, une petite vague de pessimisme s'empare de nous. Mais elle est vite dissipée. A 7 h. 30, nous sommes dans l'avion. Le temps n'est évidemment pas très beau lorsque nous nous séparons du chef qui a tenu à nous embarquer lui-même. Toute la cocoteraie, située à proximité de l'endroit où nous avons garé l'avion, a été alertée par notre départ et tout le monde est à l'eau autour de l'appareil, fort heureusement, car les roues se sont enfoncées dans le sable ; avec l'aide des indigènes il faudra une demi-heure pour le dégager ; les braves gens, en répartissant leurs efforts sur les deux flotteurs, réussissent à pousser l'hydravion jusqu'au moment où le pilote met pleins gaz. L'appareil s'est soulevé, il roule dans l'eau et à 8 heures et demie nous décollons. Le radio parle avec Tahiti d'une part, puis avec le Lotus, mouillé aux Marquises dans la baie de Taiohae. Bonne nouvelle, le plan d'eau de Taiohae a peu de houle. Le ciel se dégage. Il y a du bleu dans notre direction ; il y a du baume dans nos cœurs.

En trente-cinq secondes, le Grummann est en l'air et nous

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quittons définitivement le dernier lagon aux eaux si bleues pour aborder la mer agitée que nous allons survoler à 300 mètres jus­qu'au but. Par le hublot, en regardant une dernière fois Napuka, je pense à la vie calme et douce que doit mener cette population. Que l'on est loin de la moderne Tahiti, des Tahitiens évolués qui la plupart parlent français ! Ici, un seul a compris hier ma petite allocution. « Il importe de se dépêcher pour ne pas perdre ces vivantes évocations d'une civilisation oubliée mais charmante », ai-je lu dans Vile heureuse de Danielson.

Tout marche bien à bord, on est détendu. Subitement le radio quitte son siège et passe en courant dans la cabine, face à l'arrière. Il a simplement dit cette phrase très rassurante : « plus de radio ». On se regarde, on attend. Dix minutes se passent. Elles sont longues et de nouveau on parle avec Tahiti, on parle avec le Lotus, cela va mieux... Le Lotus nous signale qu'une bouée est placée dans la baie de Taiohae à 100 mètres du bord. Aucun incident d'aucune sorte, le voyage suit son cours, les moteurs tournent régulièrement. On pense cependant à ce premier amerrissage, mais sans manifester d'inquiétude... tout au moins apparemment. 10 h. 5 : nous sommes à hauteur d'Ivahoa. L'île est au loin à notre droite. C'est là, au chef-lieu, à Atuana, que fut enterré Paul Gauguin en 1903. 10 h. 15 : à l'horizon nous apercevons dans la brume la première terre : c'est Ua-Pou. Nous longeons l'île qui est bien déchiquetée. Que d'arêtes, que de monts aigus, que de roches escarpées ! Ce n'est pas là que je trouverai mon terrain d'aviation. Enfin Nuku-Hiva, la capitale des Marquises, se dessine devant nous dans la brume. Pour la première fois, Avaro Neuvada de Neira, un Péruvien, l'avait aperçue en 1595 et en souvenir de la marquise de Mendoza, femme du vice-roi du Pérou, il l'avait baptisée l'archipel Islas Marquesas de Mendoza, mais avec le temps on abrégea : : Iles Marquises ».

Il est 10 h. 30 ; nous approchons du but. Nous survolons la baie, le Lotus est bien là, petit point blanc sur l'Océan bleu.

Nous descendons face au Nord, face à la baie, devant laquelle deux sentinelles gigantesques montent la garde, deux rochers de belle taille. 10 h. 40 : la coque a touché l'eau... Nous rebon­dissons trois fois très fortement. Au deuxième bond chacun de nous a eu le cœur serré, mais notre entière confiance envers notre pilote a aidé à nous rassurer. L'hydravion est presqu'inerte après ces bonds successifs, inévitables dans cette houle.

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La première partie du voyage est terminée. Nous passons devant le Lotus. Le pont arrière est abondamment garni. Nous sommes fusillés par des marins photographes. On mouille à la bouée. Tout Taiohae est sur le terre-plein au pied du wharf. Les enfants des écoles sur la droite, les danseurs et danseuses au milieu, les notables sur un seul rang à gauche, la foule derrière. Les enfants entonnent La Marseillaise. Au pied d'un mât blanc le drapeau va s'élancer pour monter au sommet. La corde ne coulisse pas, le mutoï me regarde l'air absolument désolé.

Un enfant s'est détaché du groupe d'écoliers. Il s'est avancé vers moi et d'une seule haleine, sans respirer, me récite un compliment. Quel n'est pas mon étonnement de l'entendre finir par cette phrase : « Nous regrettons à Taiohae de ne pas avoir pu ajouter aux tiares quelques violettes de Toulouse, la ville qui vous a donné le jour. » Puis c'est la présentation des notables. J'avais eu soin de ceindre mon écharpe en débarquant de l'avion, car tout de suite le mutoï est en tête du cortège avec le drapeau, suivi de tous les enfants, et je vais déposer une gerbe de fleurs devant le monu­ment aux Morts.

Lorsque Mendana mouilla dans la baie le jour où il découvrit l'île avec ses quatre vaisseaux, il invita les insulaires à monter à bord. Une fois arrivés, ils furent priés de repartir. Les Canaques ne bougèrent pas et les matelots ouvrirent le feu. Les « bâtons à feu », comme on les appelait, avaient parlé. Ce premier contact des Marquisiens avec les Blancs resta longtemps présent dans l'esprit des insulaires." De sanglantes rencontres se produisirent entre Canaques et marins. Aujourd'hui, tous les marins que je rencontre sur notre parcours ont des colliers de fleurs !

Réception à la Résidence. Nous prenons contact avec les fonctionnaires et les personnalités de Taiohae. Déjeuner : l 'admi­nistrateur a réuni autour de nous une dizaine de notables de la petite cité de Taiohae. A 4 heures, conférence sur le plan de notre séjour. Le but de mon voyage est certes d'assurer la pre­mière Maison avec les Marquises, mais surtout d'examiner sur place les possibilités d'atterrissage et d'amerrissage possibles au cas où une ligne internationale passerait par les Marquises. Après que toutes les opinions eussent été • confrontées, relus les divers rapports de la Marine, des Travaux publics, enfin après avoir écouté tous les renseignements émanant de ceux qui connaissent les différentes îles en ce qui concerne la découverte d'une surface

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plane et d 'un plan d'eau abrité, je me permets de faire adopter une solution, la plus pratique, celle de visiter Nuku-Hiva avec le Lotus et d'entrer dans les différentes baies pour juger sur place de l'efficacité de tel ou tel plan d'eau. Ce point de vue est adopté. Donc l'avion ne reprendra l'air que pour le voyage de retour, au cours duquel nous survolerons Hiva-Hoa, afin d'avoir une vue d'ensemble sur l'île et principalement sur le plateau qui se dresse au-dessus d'Atuona ; il a été signalé comme susceptible de recevoir une piste d'atterrissage.

Je loge en bordure de la mer dans le fare de l'administrateur. Une plage de sable fin facilite le bain que je prends à 7 heures le soir. Le ciel est étoile, le Lotus tout illuminé me permet de me guider; au reste la mer est basse à souhait.

En revenant, je suis assez impressionné par des ombres qui passent le long de la plage. Je ne peux de loin, étant donné l'obscu­rité, distinguer exactement ce qu'elles sont. J'apprendrai le len­demain que des chevaux, tous les soirs, passent à cet endroit pour aller se coucher. Le cheval est très répandu aux Marquises. Il n'y a pas ou peu de routes, pas une seule automobile et le cheval est le seul moyen de locomotion.

Après un dîner chez l'Administrateur, le soir, petit bal. La grande réception par la population est réservée pour demain.

S octobre. — A 8 h. 30, je m'embarque avec l'équipage du Grummann sur le Lotus ainsi que M. Charlier et M. Maillac, chef de l'Enseignement en inspection aux Marquises ; il a été le passager officiel du Lotus. Nous sommes tous à bord les invités du comman­dant Valentin pour faire le tour de l'île.

Le directeur du service de l'Agriculture, faisant une tournée à Nuku-Hiva pour examiner les possibilités d'élevage sur les plateaux de l'île, avait déclaré qu'une base d'aviation pouvait être constituée à peu de frais dans le Nord-Ouest à l'endroit appelé « Terre déserte ». Les indigènes lui avaient déclaré qu'au cours de la dernière guerre une mission américaine avait prospecté l'espace compris entre la baie de Ua-Pou et sa voisine. Des piquets révélateurs auraient du reste confirmé la véracité de cette déclaration. Aussitôt un officier de marine fut chargé d'une étude et se rendit sur les lieux. Je laisse la parole au lieutenant

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de vaisseau Vallaux au sujet de sa prospection : « Le parcours était très difficile, car il fallait se frayer soi-même son chemin dans la brousse. Tout ensanglanté, avec mes matelots, je n'ai pu tout voir évidemment, mais j 'en suis arrivé à cette conclusion que le terrain est trop accidenté pour'être propice à l'établissement d'une piste, tant s'en faut. » Il est 10 h. 30, le Lotus vient de mouiller devant la « Terre déserte ». On met la baleinière à la mer. Nous par­tons en caleçons de bain : le commandant, son second, M. Maillac, et l'équipage de l'avion. Un quartier-maître et un matelot vont faire l'ascension de la montagne qui s'élève devant nous et qui accède au plateau de la « Terre déserte ». Au moment de nous embarquer pour atteindre une plage de sable fin, nous apercevons un bouc majestueux sur les rochers à l'endroit de la petite baie. A notre approche, effrayé, il se sauve. Le rocher monte à pic. Comment l'animal peut-il avoir prise sur cette roche nue ? Mystère, mais il l'escalade par petits bonds. Le commandant tire sur lui, à la carabine ; apeuré, le bouc monte de plus belle et se réfugie dans une grotte. Nous arrivons à terre. Je suis des yeux le quartier-maître et le matelot qui courageusement montent ; montée bien pénible à en juger par les méandres de leur parcours. Arrivés au quart de l'ascension, nous jugeons que leurs efforts, à travers ronces et broussailles, sont tellement inutiles que nous leur faisons signe de redescendre. Ils nous rejoignent; ils ont été piqués par des guêpes et ils en ramènent jusqu'à nous. Nous constatons que les seuls habitants de cette terre déserte sont des boucs et des guêpes. Nous apprendrons plus tard qu'il y en a d'autres, des bœufs sauvages. Nous piquons une tête dans l'eau tiède cepen­dant que trois détonations retentissent ; c'est la fin du bouc. Des marins étaient partis à sa recherche et l'avaient déniché dans les rochers. On le jette à l'eau. La baleinière l'embarque et le ramènera à bord au second voyage. Je suis fort heureusement du premier. Déjeuner à bord, au mouillage.

A 1 heure, on appareille, on suit la côte déserte, dénudée, rocheuse, accidentée, hachée, coupée de vallons, « mal pavée » ajouterai-je, suivant l'expression consacrée dans l'aviation. Le chef de poste me disait hier soir :

— Deux fois par mois, je vais porter la paye à Atiheu, huit heures de cheval depuis Taiohae à travers une région accidentée et broussailleuse. C'est chaque fois une expédition. Je ne rencontre pas âme qui vive.

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Nous arrivons à la baie de Anaho. La houle diminue à mesure que le Lotus avance vers la côte bordée d'une plage derrière laquelle les cocotiers s'élèvent en rangs serrés.

Nous distinguons maintenant cette plage de sable fin. Elle est magnifique avec l'armée de cocotiers escaladant une montagne rocheuse qui monte jusqu'à 700 mètres. Des marsouins font des pirouettes le long du bateau. Passé la pointe de la baie nous dansons, la mer est houleuse. Autrefois on amenait les marsouins à la côte pour prendre leurs dents dont on faisait des couronnes que les femmes portaient les jours de fête. Devant nous, une nuée d'oiseaux. Ils suivent, dit le commandant, pêcheur averti, une procession de poissons et piquent effectivement dans l'eau leur nourriture. La côte reprend, toujours aussi rocheuse qu'accidentée.

On comprend bien la "structure de l'île. Une chaîne centrale ramifiée en plusieurs chaînes secondaires. Entre ces chaînes, des vallées aboutissant au littoral en baies plus ou moins profondes. C'est, paraît-il, la configuration générale de toutes les îles de l'archipel. Quant aux plateaux, ils sont coupés de rivières. Un seul nous suffirait à condition qu'il fût bien plat sur une longueur de quelques kilomètres et situé loin de ces hauteurs rocheuses. Nous distinguons une piste muletière. Elle surplombe une corniche abrupte. On comprend que la mer reste la route la plus praticable. Aussi tous les transports et les échanges se font-ils par mer. L'eau douce seule a attiré l 'homme dans les vallées, témoins des guerres passées. Pour se distraire, les indigènes d'autrefois se faisaient la guerre d'une vallée à l'autre. Le moindre incident était exploité, le moindre accident de terrain, pourrait-on dire. La frontière entre deux tribus, c'était la rivière. Une crue arrivait, l'embouchure se trouvait déplacée : motif de guerre.

Sur cette côte nord que nous longeons, il y a des sources sous-marines d'eau fraîche. Les indigènes qui pèchent dans ces parages y vont se désaltérer. Ils plongent, atteignent le fond de l'eau avec une demi-noix de coco vide serrée contre leur poitrine et ils dis­tinguent facilement l'eau douce de température différente. La houle vient battre contre les rochers qui baignent dans la mer. Que cette côte, où nous sommes maintenant, est inhospitalière! Les rochers ont les formes les plus étranges. Voici un pain de sucre, plus loin un dôme, enfin un obélisque. Tout à l'heure, au cap Mataua, nous avons admiré les rochers « Adam et Eve », deux véri­tables statues. Les grottes se succèdent. Le ressac pénètre dans

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les trous, le bruit est étourdissant. Certains de ces trous sont de véritables cavernes, autrefois des cimetières. On pêche à la traîne, on n'attrape rien. Et pourtant la bonite, la daurade, la raie, peuplent cet océan. Le commandant en a attrapé de différentes qualités, d 'une beauté inouïe, en faisant la pêche sous-marine au mouillage.

A 5 heures, nous entrons dans la baie du Contrôleur. Nous avançons en direction du petit wharf du village d'Hangahaa. Baie très large. La grande ouverture sur la pleine mer laisse entrer la houle ; mais il y a à l'intérieur deux langues rocheuses qui avancent dans cette ouverture et partagent la baie en trois parties. Après les avoir longuement examinées, le pilote pense que c'est la baie de droite, la baie d 'Humi, qui peut servir d '« erner-gency », de baie de secours, lorsque Taiohae ne sera pas praticable.

A la sortie, nous contournons un rocher pointu portant un gros arbre à son extrémité. Il est marqué sur la carte qui date de 1880. Cet arbre est là depuis plus de cent ans peut-être et il a résisté aux intempéries et aux grands vents. Toujours la même côte inhospitalière. La roche arrive à la verticale jusqu'à la mer. Nous contournons la sentinelle de l'Est qui garde l'entrée de la baie. En entrant dans cette baie de Taiohae, il me semble revoir le cratère de l'île Saint-Paul sur l'Océan Indien que j'abordais il y a deux ans au retour de mon expédition aux Kerguelen. Une même muraille majestueuse se dresse au-dessus des eaux qui ont englouti peu à peu les roches qui les séparaient de l'Océan et creusé ce vaste amphithéâtre fermé de tous côtés sauf vers la mer. Cratère ancien, très ancien ; le volcan crachait il y a cent mille ans, au dire du géologue américain Howland. Le tour de l'île est bouclé. La nuit arrive. Nous débarquons sur le wharf après cette journée qui nous a tous assez fatigués. Mais le voyage a été efficace ; nous avons visité les baies susceptibles d'offrir un plan d'eau favorable à l'amerrissage. Le pilote est affirmatif et nous partageons son impression : c'est la baie de Humi qui présente le plan d'eau le plus calme, le mieux abrité des vents et de la houle. Ce sera notre conclusion.

Le grand tamaaraa est à 6 heures. Je demande s'il ne peut pas être reporté à 7 heures, car nous avons besoin de repos. Il faut, paraît-il, remonter très loin dans le temps à Taiohae pour trouver une soirée semblable. C'est un grand gala. J'ai demandé quelle devait être la tenue. Toujours la chemisette, mais je me suis cru obligé d'y ajouter une cravate blanche. Près de la plage, l'avion

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s'est faufilé sur ses roues entre un faré et le wharf. C'est à l'intérieur de ce faré que les tables sont dressées. Un toit de chaume, une barrière circulaire, un sol cimenté, une décoration florale extra­ordinaire ; comme je le disais, c'est réellement une soirée de gala. Autrefois une fête de ce genre ne se serait pas terminée sans un sacrifice humain, celui d'un prisonnier ou de tel autre désigné par le grand prêtre. En 1880 cela existait encore. Le dernier cas d'anthropophagie sur la Terre déserte remonterait seulement à la fin du siècle dernier.

La soirée s'annonce bien. Il fait très bon ; une brise de mer nous arrive. L'administrateur compose la table d'honneur, attentif aux susceptibilités locales. La moitié du village est invitée, l'autre moitié est accoudée sur la barrière du faré et nous regarde. Les tables perpendiculaires à la nôtre se remplissent peu à peu ; çà et là les marins du Lotus encadrent les belles de Taiohae. Le menu d'un tamaaraa aux Marquises ressemble à celui d'un tamaaraa de Tahiti : poisson cru, poulet, cochon, gâteaux au chocolat arrosé de vin rouge. Je suis très fatigué. Passer une journée à la passerelle d'un bateau, être éventé pendant des heures est une chose que l'on apprécie sur le moment, mais après on est littéralement groggy. C'est mon cas ce soir et pourtant voici le premier discours. C'est le chef d'Ua-Pou :

— Je suis venu pour voir l'avion et puisqu'il a amené des personnalités de Tahiti, je viens leur demander...

Et suit un petit chapelet de revendications. Puis c'est le chef d'Atiheu. Il est plus bref et ne demande rien. Enfin c'est le chef de Taiohae. Il demande notamment que les Messageries Maritimes fassent escale comme autrefois et que l'avion vienne souvent jusqu'ici. C'est au tour de l'administrateur qui veut bien appeler l'attention sur la première visite officielle d'un conseiller de l 'Union française aux Marquises. Puis c'est à mon tour de me lever. Le Père Louis de Picpus traduit en tahitien chacune de mes phrases. Je remercie la population tout entière, son chef, les notables de l'accueil enthousiaste qu'ils nous ont réservé et je félicite le chef d'Ua-Pou d'avoir beaucoup demandé : il sera sûr d'obtenir quelque chose...

Quatre fûts d'essence surmontés de lampes acétylène déli­mitent sur la prairie, à côté du faré, la piste de danse. Précédés de leur chef, les danseurs et danseuses revêtus de robes en feuilles de cocotiers font leur entrée. Dans une chanson on salue le colonel

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venu en avion, on écorche un peu son nom, puis c'est le tour du pilote et enfin a lieu la danse du bateau (aparitna), puis la danse du cochon qui déchaîne les rires et l'enthousiasme. C'est la plus pittoresque. Dans les chants qui accompagnent ces danses mon nom vient souvent se glisser. Une petite pluie fine tombe. Nous restons quand même à regarder ces vingt danseurs et dan­seuses dont l'entrain est endiablé. L'administrateur me demande ma danse préférée et le chef la fait recommencer : c'est la danse du bateau. Pour le commandant du Lotus, c'est celle du cochon.

Mais le faré est débarrassé des tables. Les danseurs en cortège nous quittent. Ils vont se déshabiller et dès leur retour j'invite la fille du conseiller de l'Assemblée territoriale des Marquises qui est venue me souhaiter bon voyage le matin de mon départ de Tahiti, car c'est à Tahiti que va avoir lieu l'élection du conseiller de l 'Union française le 10 octobre.

Je prends rendez-vous avec Stanislas Topotonu qui s'était levé le premier de table, tout à l'heure. C'est un descendant de la famille royale des Marquises. Très grand, une carrure de colosse, des cheveux argentés, un beau visage ouvert ; il parle un très bon français. Il est tout joyeux d'avoir vu amerrir l'hydravion ce matin. Il nous a demandé de le baptiser : « Le Grand Oiseau des Marquises ». La soirée prendra fin à l'aube, mais nous nous retirons vers une heure du matin.

»**

4 octobre. — Jour de repos. Je descends seul vers la petite agglomération de Taiohae et vais rendre visite à Stanislas Topotonu. Je le rencontre au pied de l'avion. Il est tout joyeux car on a déjà peint sur le fuselage : Temanuionukuhiva qui signifie : le Grand Oiseau des Marquises. Tout le monde est autour de l'avion à Taiohae. Stanislas m'accompagne jusque chez lui. Il connaît déjà mes habitudes. On apporte une grande carafe de citronnade et il se lance dans une série d'anecdotes, de faits saillants que les générations se passent de père en fils. Ce n'est pas sans émotion qu'il me raconte l'histoire du La Motte-Picquet aujourd'hui que le Lotus est dans la baie et que les marins ont été eux aussi fêtés au tamaaraa d'hier, soir. Il était une époque où la Marine n'était pas aussi aimée à Taiohae. En 1843, l'amiral Dupetithouars venait

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mouiller dans la baie. Cinq matelots partirent un jour du bord pour aller laver le linge à la rivière qui se trouve aux portes de Taiohae. Le chef d'une tribu apprenant cela les fit tuer tous les cinq à coups de couteau et leurs têtes furent promenées dans toute la région. Il y avait un motif : le chef avait été vexé de ce que les filles de sa tribu ne fussent pas restées à bord du bateau, car à la nuit tombante elles avaient été renvoyées à terre. Ses deux propres filles avaient subi cet affront. Il n'en fallait pas plus pour exciter sa colère. Mais les assassins se virent refuser l'accès des autres tribus et on refusa même de les cacher. Le chef subit la même sanction. Il ne lui resta plus qu'à se constituer prisonnier. Un conseil de guerre le condamna à mort. II fut fusillé. Du reste il accepta l'exécution bravement en refusant de se laisser bander les yeux et en criant : Iorana (Grand bonjour). En reve­nant, je passe à proximité d'une boucherie et cela me donne l'occasion d'apprendre que la viande consommée dans l'île provient des bœufs sauvages qui habitent les plateaux. Les missionnaires britanniques amenèrent les premiers de ces bœufs qui sont la propriété du Territoire. Le boucher va toutes les semaines sur le plateau et il en ramène un bœuf qu'il paie à l'administration 150 francs.

Les Marquisiens paient la viande 9 francs le kilo. Il y a aussi des cochons, apportés par les Espagnols. Des chèvres sauvages pullulent. La redevance de la chèvre est moins chère, 15 francs par tête que le boucher donne à l'administration. Voilà comment est alimentée la boucherie de Taiohae. Cela n'empêcha pas l'épou­vantable famine de 1807 à 1812 ; 800 personnes partirent de Taiohae à la recherche d'une terre plus fortunée. Une seule femme fut retrouvée dans l'île Eiao. Sur le chemin du retour, je visite la prison, vieille bâtisse qui date de l'époque où aux Marquises les geôles étaient trop petites. Aujourd'hui elles sont trop grandes. Celle-ci renferme un seul prisonnier ; il est de corvée chez l'administrateur. Hier soir il est venu mettre à mon oreille une fleur de tiare ainsi qu'à chacun des invités.

5 octobre. — C'est le jour du départ. Réveil à 5 heures. A 6 heures, nous sommes à l'avion et de nouveau toute la population entoure « le Grand Oiseau des Marquises ». Le ciel est dégagé ; pas de vent. C'est parfait. Un à un je reçois contre sept baisers sept colliers de fleurs, l'un d'eux rouge et blanc pend jusqu'à

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mes genoux. Les adieux. On voit l'émotion sur le visage de cer­tains Marquisiens. Nous ne pouvons dissimuler la nôtre. Comme il est triste de quitter ces hôtes charmants, affectueux ! Il faut y ajouter une certaine appréhension du décollage... Nous recevons des cadeaux. On m'apporte une lance en bois de rose.

Puis nous montons prudemment sur l'échelle de bois dont les pieds reposent sur le sable. Elle contraste évidemment avec le luxe des escaliers des grandes Compagnies aériennes.

L'amphibie roule sur la plage. Il s'avance dans l'eau maintenant. Les roues sont relevées. Le grand poisson vogue dans l'eau, trois fois il fera le tour du Lotus pour faire chauffer ses moteurs. Paré, plein gaz, l'hydravion glisse, puis il commence à sauter. Il prend de la vitesse. Il y a tout de même de la houle. Il rebondit une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. Ouf! le pilote l'a arraché de l'eau. Nous nous regardons tous les trois dans la cabine ; tout cela s'est passé très rapidement et pourtant ce décollage nous a paru long. Un coup de tabac très sec nous impressionne un peu. Un tour d'honneur autour de la baie. Le wharf est noir de monde. Nous partons face au Sud et volons directement vers Hiva-Oa que nous apercevons à l'horizon. 7 heures : nous sommes à 200 mètres en suivant la côte. Je vais à l'avant, au poste de pilo­tage pour regarder attentivement le plateau au-dessus de Atuana, le chef-lieu où on nous a signalé un terrain d'atterrissage possible, mais je vois une succession de petits mamelons. Le sol est chao­tique. Nous passons une seule fois et cela suffit. Inutile d'insister, l'île est comme Nuka-Hiva peu propice à l'installation d'une piste. C'est une succession de roches pointues. Réellement il n'y a rien à faire pour l'aviation dans cet archipel des Marquises.

(A suivre.) L O U I S CASTEX,

Conseiller de V Union Française.