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Collection dirigée par Gilles A. Tiberghien Walter BENJAMIN Sur l'art et la photographie Conception graphique : Atalante Réalisation : Lawrence Bitterly Document de couverture : Eugène Atget, Hôtel, 50 rue de Turenne (détail), vers 1913 © 1972, 1974, 1977, 1978, 1985, 1989, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main - tous droits réservés © 1979, Les Cahiers du Musée national d'Art moderne pour la traduction de « Malerei und Photographie » (Peinture et photographie) © 1997, Editions Gallimard pour les droits français de « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit » (L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique) © 1997, Editions Carré, pour la présente traduction de Présentation de Christophe Arts&esthétique

Walter BENJAMIN L'oeuvre d'Art à L'époque de sa reproductibilité technique

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DESCRIPTION

Cet ouvrage reprend trois textes :« L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », tra­duit par Christophe Jouanlanne.Titre original : « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit », Gesammelte Schriften, t.I, 2, p.471-508. Nous remercions les Editions Gallimard qui détiennent les droits français de ce texte de nous avoir aimablement autorisé la publi­cation d'une nouvelle traduction.« Du nouveau sur les fleurs », traduit par Christophe Jouanlanne. Titre original : « Neues von Blumen », Gesammelte Schriften, t. III, p. 151-153.« Peinture et photographie », traduit par Marc B. de Launay, paru dans Les Cahiers du Musée national d'Art moderne, n° 1, 1979. Titre original : « Malerei und Photographie », Gesammelte Schriften, t. III, p. 495-507.

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Page 1: Walter BENJAMIN L'oeuvre d'Art à L'époque de sa reproductibilité technique

Collection dirigée par Gilles A. Tiberghienavec Olivia Barbet-Massin Walter

BENJAMINSur l'art et la photographie

Conception graphique : AtalanteRéalisation : Lawrence BitterlyDocument de couverture : Eugène Atget, Hôtel, 50 rue de Turenne (détail), vers 1913© 1972, 1974, 1977, 1978, 1985, 1989, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main - tous droits réservés© 1979, Les Cahiers du Musée national d'Art modernepour la traduction de « Malerei und Photographie »(Peinture et photographie)© 1997, Editions Gallimard pour les droits français de« Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit » (L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique) © 1997, Editions Carré, pour la présente traduction de« Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit » et de « Neues von Blumen » (Du nouveau sur les fleurs)

Imprimé en France par Aubin Imprimeur (Ligugé-Poitiers)P 53866ISBN : 2-908393-48-4F7 4502

Présentation deChristophe Jouanlanne

Arts&esthétique

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Cet ouvrage reprend trois textes :

« L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », tra-duit par Christophe Jouanlanne.Titre original : « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit », Gesammelte Schriften, t.I, 2, p.471-508. Nous remercions les Editions Gallimard qui détiennent les droits français de ce texte de nous avoir aimablement autorisé la publi -cation d'une nouvelle traduction.

« Du nouveau sur les fleurs », traduit par Christophe Jouanlanne. Titre original : « Neues von Blumen », Gesammelte Schriften, t. III, p. 151-153.

« Peinture et photographie », traduit par Marc B. de Launay, paru dans Les Cahiers du Musée national d'Art moderne, n° 1, 1979. Titre original : « Malerei und Photographie », Gesammelte Schriften, t. III, p. 495-507.

sommaire

Présentationpage 7

L'oeuvre d'art à l'époquede sa reproductibilité technique

page 17

Du nouveau sur les fleurspage 69

Peinture et photographiepage 75

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Présentation

Pour Benjamin, quatre opérations définissent la technique photographique : deux opérations princi-pales, le gros plan ou le grossissement et le ralenti, deux opérations secondaires, la réduction et l'accéléré. Le choix de ces quatre opérations semble extrêmement clair : l'oeil en est de lui-même incapable, sans le secours de certains instruments. Mais si des instruments exis-tent (loupe, microscope) qui permettent à l'oeil de voir les choses agrandies (ou réduites), il n'en existe aucun qui lui permette de ralentir ou d'accélérer un mouve-ment que nous voyons ; dans ce dernier cas, la média-tion de l 'image est nécessaire. Aucun appareil ne permet à l'oeil de voir un mouvement au ralenti ou en accéléré sinon le projecteur de cinéma, mais dont l'opération est inconcevable sans l'opération préalable de l'enregistrement qui est celle de la caméra. Lorsque, dans « L'oeuvre d'art », il associe le gros plan et le ralenti, ce rapprochement est d 'autant moins surprenant qu 'il y est question de cinéma autant que de photographie et que le terme allemand qui désigne le ralenti est Zeitlupe, « loupe temporelle ». « Le gros plan étire l'espace, le ralenti étire le temps. » Mais l'appareil photographique est capable, lui aussi, à condition que le temps de pose soit extrêmement bref, d'arrêter et de saisir dans un mouvement une figure que l'oeil est inca-pable de voir ; un terme désigne cette image aussi bien

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Présentation

que la brièveté du temps de pose qui la caractérise : c'est l'instantanés. Cela n'empêche nullement Benjamin, dans la « Petite histoire de la photographie », d'asso-cier, de façon infiniment plus problématique, l'agran-dissement au ralenti. Si Benjamin choisit néanmoins le terme de Zeitlupe, c'est qu'à ses yeux le caractère analogique n'est pas le caractère premier de l'image photographique.

L'objectif s'approche des choses pour les fixer en gros plan, avance la coupe de l'image sur l'axe du proche et du lointain qui nous sépare des choses et nous relie à elles. Ou bien encore, puisque l'objectif n'est pas seulement mobile, mais réglable, et que diverses lentilles peuvent y être adaptées, le grossisse-ment prolonge l'axe du proche et du lointain au-delà de ce que l'oeil peut voir. Les fleurs de Blossfeldt sont plus grandes que nature. Ce changement d'échelle fait qu'on ne sait plus très bien si on est devant, ou dans, ou derrière les choses, comme on dit derrière le miroir. Nous nous promenons sous ces fleurs et, dans ce royaume, « de nouveaux mondes d'images jaillis-sent, comme des geysers » (« Du nouveau sur les fleurs»). Le grossissement n'est pas du tout une technique qui permet de voir mieux, et plus distincte-ment, des aspects de la chose que nous ne distingue-rions sans lui que de manière confuse. Il permet de voir, comme le ralenti ou l'accéléré, ce que nous n'avons jamais vu, ce qu'il est inconcevable que nous voyions sans le secours de l'appareil capable de cette opéra-

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Sur l'art et la photographie

tion. « Aussi devient-il évident que la nature qui parle à la caméra est une autre nature que celle qui parle à l'oeil » (« L'oeuvre d'art » ).

Que sont ces « nouveaux mondes d'images » que ces photographies font surgir sous nos yeux ? Des Formes originaires de l'art ? Le titre de l'album nous rappelle la visée pédagogique que Blossfeldt se fixait ; il s'agissait pour lui de fournir des modèles aux étu-diants des écoles d'arts décoratifs en Allemagne. Il ne faut pas sous-estimer la complexité des débats qui trou-vent leur expression dans un tel projet, mais on ne peut aborder ici les arguments que Benjamin aurait pu formuler dans une telle discussion. En opposant au titre du livre que ces images montrent bien plutôt des « formes originaires de la nature », il évite d'aborder la question de l'imitation dans les termes que Blossfeldt suggère. Pourtant, lorsqu'il identifie la loi qui régit ces images à « l'une des formes les plus profondes et les plus insondables de la création, la variante » (« Du nouveau sur les fleurs »), il déplace de manière très significative le moment de l'imitation dans l'image. La photographie est indissolublement scientifique et artis-tique, mais si elle a davantage de parenté avec les tis -sus cellulaires qu'avec « un paysage évocateur ou un portrait inspiré », écrira-t-il à propos de Blossfeldt dans la « Petite histoire...2 », elle découvre, dans les tissus et les structures de la matière, des physionomies et des ressemblances. D'une part, donc, ces ressemblances que la photographie découvre obéissent à la loi natu-

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Présentation

relie de la « variante » (l«< autre nature » ne parle qu'à la caméra), mais d'autre part la ressemblance est un événement (les images « jaillissent ») ou une opération propre à ce que, dans la « Théorie de la ressemblance », Benjamin nommera notre « faculté mimétique ». Si la photographie est analogique, ce ne saurait être qu'au titre de cette ressemblance dont la « perception a tou-jours la fugacité de l'éclair. Elle passe en un clin d'oeil, reviendra peut-être, mais ne saurait être fixée comme le sont d'autres perceptions3 ».

Ce n'est pas le référent de l'image qui importe, pour le dire d'une autre manière, mais « quelque chose qu'on ne réduira pas au silence, qui réclame insolemment le nom » de la « marchande de poisson de New Haven4 ». Cette voix qui réclame le nom de celle qui a eu « une vie », une « vie minuscule » – pour évoquer en hom-mage les oeuvres de deux écrivains qui l'entendent aujourd'hui, François Bon et Pierre Michon–, ne s'élève qu'à la faveur d'une distorsion du temps par laquelle c 'est la photographie la plus contemporaine qui, au plus fort de la crise de 29, rappelle à la vie les photo-graphies anciennes. L'anonymat, entendu comme voix qui demande le nom, est exactement de même nature que « le besoin irrésistible de chercher dans l'image la plus petite étincelle de hasard, d'ici et de maintenant, grâce à quoi la réalité a brûlé le caractère d'image – le besoin de trouver l'endroit invisible où, dans l'appa-rence de cette minute depuis lontemps écoulée, niche encore l'avenir et si éloquemment que, regardant en

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Sur l'art et la photographie

arrière, nous pouvons le découvrira ». C'est à la faveur du même entrelacs du temps6 que « la réalité a brûlé le caractère d 'image ». L'image est cet arc électrique tendu entre nous et 1«< autre nature » et lorsque la réalité brûle le caractère d'image, c'est l'image même qui provoque l'incendie, ou mieux : l'image est cet incendie même. Elle ne s'efface nullement devant la dignité ontologique supérieure de la réalité.

L'aura des anciennes photographies, « si belles et inapprochables? », résulte de ce que, « pour la première et la dernière fois avant longtemps », le photographe de 1850 est à la hauteur de sa technique. Avec l'ex -tinction rapide des potentialités dont la photographie était riche à l'époque de ses commencements, l'aura réapparaît, dans la phase de l'industrialisation, avec la retouche, le décor des portraits, comme un mélange d'art et de commerce dont l'impureté manifeste le divorce de cette génération et de sa technique. C'est Atget qui « désinfectera » la maison de la photogra-phie et les rues de Paris au moyen de ses images qui « pompent l'aura du réel comme l'eau d'un navire ». L'aura, dira « L'oeuvre d'art », se réfugie pour la der-nière fois dans le visage humain. C'est dans ce contexte qu'apparaît dans la « Petite histoire », par opposition aux anciennes photographies, le terme d'instantané. « Le procédé lui-même requérait que le modèle vive, non en dehors, mais dans l'instant : pendant que durait la prise de vue, il pouvait s'établir au sein de l'image – dans le contraste le plus absolu avec les apparitions

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Présentation

qui se manifestent sur une photographie instantanée8. »

De fait Zeitlupe désigne infiniment mieux cette opé-ration qui nous fait voir, comme en gros plan, l'ins tant où, à la faveur du long temps de pose, le modèle vit. Mieux encore, l'instantané est l'opération exacte-ment inverse : il exile le modèle de l'instant, comme l'acteur de cinéma est exilé de lui-même par la caméra. Notons qu'en dépit du changement complet de ciel, lorsqu'il place la photographie dans la constellation de la reproductibilité technique, Benjamin emploie encore, dans « L'oeuvre d'art », le terme de Zeitlupe. Au moment même ainsi, où la technique détache l'oeuvre d'art de la tradition, en liquide l'aura et ne laisse rien subsister des catégories esthétiques où elle était prise : création, génie, éternité, mystère, 1«< autre nature » ne perd nullement ses droits : en dépit de l'op-position que tracent, entre image (Bild) et reproduction (Abbild et Reproduktion), tant « L'oeuvre d'art » que la « Petite histoire », tout se passe comme s'il fallait bien entendre néanmoins l'image dans la reproduction, comme si la thèse de Benjamin en 1936 était qu'avec la reproductibilité technique et le montage, l'image se substitue à l'oeuvre d'art ou la modifie de fond en comble.

André Bazin9 définit le langage du cinéma tel qu'en lui-même il se change au cours d'une sorte de révolu-tion dont il situe la date dans la décennie 40-50 : défen-dant l'avènement du parlant, il établit une distinction entre les cinéastes qui croient à l'image et ceux qui

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Sur l'art et la photographie

croient à la réalité. Il est frappant d'observer le chiasme que forme, par rapport à « L'oeuvre d 'art », cette éla-boration : les cinéastes qui croient à l'image en privi -légient l'expression, conçue comme ce qui s'ajoute à la représentation, au moment soit de la réalisation de l'image (décor, maquillage, angle de prise de vues —le gros plan), soit du montage, que Bazin décrit comme production de symboles, intercalation d'un « trans-formateur esthétique ». Au type « expressionniste » ou « symboliste » ainsi défini, dont « l'unité sémantique et syntaxique est le plan » et pour lequel le son ne pou-vait avoir qu'un rôle inessentiel, s'oppose le type « ana-lytique » ou dramatique, où le montage s'efface en épousant « la logique matérielle ou dramatique » de l'action, privilégiant le plan-séquence qui restitue —mais par un refus positif de « morceler l'événement, d'ana-lyser le temps dans l'aire dramatique » — « l'unité phy-sique » de l'événement dans le temps et dans l'espace et qui pouvait être en attente du son comme de la dimension manquante de la réalité.

Autrement dit, pour André Bazin le langage ciné-matographique tient essentiellement au découpage, il refuse au montage sa qualité d'être l'essence même du cinéma, et précise les cas où le montage est « interdit ». « L'oeuvre d'art » semble une défense et illustration précisément de ce type que Bazin désigne comme « expressionniste » (le terme lui-même ne conviendrait guère à Benjamin). S'ils semblent s'accorder sur un point, la compétence du spectateur, c'est pour diverger aussi-

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Présentation

tôt, car pour Bazin le langage « analytique », privilé -giant le plan-séquence, laisse au spectateur une plus grande liberté d'exercice de cette compétence que le montage où l'interprétation des images est prescrite. Le point nodal, la clé de voûte de leur opposition, qui commande toutes ses déclinaisons, est que, chez Benjamin, « le spectacle de la réalité immédiate est la fleur bleue au royaume de la technique ». La repro-ductibilité technique entraîne la liquidation de l'aura de l'oeuvre d'art, c'est-à-dire du culte laïc de la beauté qui s'appuie, dans l'oeuvre d'art, sur son authenticité; parallèlement, les conditions du tournage liquident au cinéma l'aura de la personne conçue comme vivante unité, en n'ayant aucune forme de respect pour la per-formance de l'acteur, conçue comme totalité et expres-sion de la vivante unité de la personne (à la fois la personne de l'acteur et le personnage) ; au moment du tournage, cette performance est découpée en moments tels qu'ils puissent faire l'objet d'un montage. C'est là, chez Benjamin, qu'intervient la compétence d'un public composé de demi-spécialistes, parallèle à celle de l'ap-pareil auquel le public s'identifie. Aucune analyse de film ne vient prolonger et détailler cette élaboration conceptuelle et la question de la fable ou du récit n'est pas abordée.

Si le cinéma est essentiellement montage, c'est que la technique est d'abord découpage ou dissection de la réalité. Le gros plan est pénétration dans le réel, le cameraman agit comme le chirurgien. On aurait tort

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Sur l'art et la photographie

pourtant d'interpréter que, de ce fait, la réalité est une totalité fonctionnelle, voire un organisme et que la fonc-tion essentielle du cinéma serait cognitive. L'image, telle qu'elle est découpée par la technique, renvoie bien à une totalité, mais elle ne permet pas de la connaître. L«< autre nature » est bien une double nature, elle forme avec la réalité une totalité historique, elle est la dou-blure du temps. La compétence des masses ne se laisse pas dissocier d'un travail politique d'auto-organisation et d'autocontrôle. Ce travail n'étend pas nos connais-sances, il exerce notre présence d'esprit, notre faculté à nous ajuster aux dangers qui nous menacent, notre sens de la ruse. La conclusion de l'article de 1929 sur le surréalisme donne la formule obscure où Benjamin dessine les relations du collectif, de 1«< autre nature » et de la technique : « Le collectif est lui aussi corporel. Et la physis de ce corps, qui s'organise dans la tech-nique, ne peut s'engendrer, dans toutes les dimensions de sa réalité politique et objective, que dans cet espace d'image que nous rend familier l'illumination pro-fanel0. » « Organiser le pessimisme », le beau slogan de Naville cité dans le même article, signifie qu'il ne faut pas seulement désenchanter le lointain, mais aussi l'enchantement beaucoup plus redoutable du proche, l'« esthétisation de la politique » par le fascisme des années 30.

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NOTES

1. André Gunthert le signale dans sa traduction de la « Petite histoire de la photographie », Etudes photographiques, n° 1, novembre 1996, S.F.P., Paris, p. 32-33, note 19.2. « Petite histoire... », p. 123. W. Benjamin, « Théorie de la ressemblance », traduit par Michel Vallois dans Revue d'esthétique, numéro spécial Walter Benjamin, Paris, Jean-Michel Place, 1990. Catherine Perret note que la photogra-phie « saisit la perceptibilité de l'objet (plus que l'objet) et la question muette qui nous assigne en lui» (Catherine Perret, Walter Benjamin sans destin, Paris, La Différence, 1990).4. W. Benjamin, « Petite histoire... », p. 9.5. Ibid., p. 11.6. F. Proust, L'Histoire à contretemps, Paris, Le Cerf, 1994, p. 15-39.7. W. Benjamin, « Petite histoire... », p. 39.8. Ibid., p. 15.9. A. Bazin, Qu'est-ce que le cinéma, deuxième édition, Paris, Le Cerf, 1994.10.W. Benjamin, «Le surréalisme, dernier instantané de l'intelligence européenne », Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1972-1991, édités sous la direction de Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhaüser, t. II, p. 309-310 et OEuvres 2, Poésie et révolution, traduit et préfacé par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 313-314. Voir également le beau commentaire de Jean-François Poirier, dans W. Benjamin, Sur le haschich, traduit de l'allemand par Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits », 1993, p. 107 et suivantes.

L'oeuvre d'art à l'époquede sa reproductibilité

technique

Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leur usagefixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont

le pouvoir d'action sur les choses était insignifiant auprès de celuique nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens,la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudesqu'ils introduisent nous assurent de changements prochains et trèsprofonds dans l'antique industrie du beau. Il y a dans tous les arts

une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée commenaguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connais-

sance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l'espace, ni letemps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Ilfaut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la

technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, aillentpeut-être jusqu'à modifier merveilleusement la notion même de l'art.

Paul Valéry, Pièces sur l'art,« La conquête de l'ubiquité »

Introduction

Lorsque Marx entreprit l'analyse du mode de pro-duction capitaliste, celui-ci en était à ses débuts. Marx orienta son entreprise de telle sorte qu'elle prenne la valeur d'un pronostic. Il remonta aux rapports fonda-mentaux de la production capitaliste pour les présenter

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de façon à montrer ce qu'on pouvait encore attendre à l'avenir du capitalisme. On pouvait en attendre non seu-lement l'aggravation croissante de l'exploitation du pro-létariat, mais aussi, en fin de compte, l'instauration des conditions qui rendaient possible l'abolition du capita-lisme lui-même.

Il a fallu plus d'un demi-siècle pour que le boule-versement de la superstructure, beaucoup plus lent que celui de l'infrastructure, fasse sentir dans tous les domaines de la culture la transformation qui affectait les conditions de production. Aujourd'hui seulement il est possible d'indiquer quelle forme prit ce boule-versement. On doit pouvoir attendre de ces indications qu'elles aient valeur de pronostic. Mais à cette attente répondent moins des thèses sur l'art du prolétariat après la prise du pouvoir, et moins encore sur l'art dans la société sans classes, que des thèses sur les tendances du développement de l'art dans les conditions actuelles de la production. La dialectique de ces dernières n'est pas moins manifeste dans la superstructure que dans l'économie. C'est pourquoi on aurait tort de sous-estimer la valeur combative de ces thèses. Elles écartent un certain nombre de concepts traditionnels — création et génialité, valeur d'éternité et mystère — dont l'usage incontrôlé (et, dans la situation présente, difficilement contrôlable) conduit à une élaboration du matériel des faits dans un sens fasciste. Les concepts nouvellement introduits dans la théorie de l'art par les pages qui suivent se distinguent des concepts usuels en

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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

ce qu'ils sont complètement inutilisables pour les visées du fascisme. Ils sont utilisables au contraire pour la formulation de revendications révolutionnaires dans la politique artistique.

I

L'oeuvre d'art a toujours été fondamentalement reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient le refaire. Le disciple pratiquait la copie comme exercice d'atelier, le maître pour la diffusion des oeuvres, des tiers enfin par amour du gain. Au contraire, la reproduction technique de l'oeuvre d'art est un phénomène nouveau qui s'impose dans l'histoire par intermittence, par des avancées entrecoupées de longs intervalles, mais avec une intensité croissante. Les Grecs ne connaissaient que deux procédés de reproduction technique des oeuvres d'art, la fonte et l'empreinte. Les bronzes, les terres cuites et les monnaies étaient les seules oeuvres d'art qu'ils pouvaient produire en masse. Toutes les autres étaient uniques et techniquement non reproductibles. Le des-sin devint pour la première fois techniquement reproductible avec la gravure sur bois, bien avant que l'écriture ne le devienne grâce à l'imprimerie. Les transformations considérables que l'imprimerie, la reproductibilité technique de l'écriture, a provoquées dans la littérature sont bien connues. Mais elles ne sont qu'un cas particulier, particulièrement important certes, du phénomène qui est considéré ici à l'échelle de l'histoire mondiale.

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Walter Benjamin

A la gravure sur bois s'ajoutent, au cours du Moyen Age, la gravure sur cuivre et l'eau-forte et, au début du xlxe

siècle, la lithographie.La technique de la reproduction atteint, avec la litho-

graphie, un stade fondamentalement nouveau. Ce pro-cédé, beaucoup plus précis, où le dessin est appliqué sur la pierre lithographique et non creusé sur la planche de bois ou gravé à l'acide sur une plaque de cuivre, offrait pour la première fois à l'art du dessin la possibilité de mettre ses productions sur le marché, non seulement de manière massive (comme auparavant), mais sous des formes chaque jour nouvelles. L'art du dessin devint, grâce à la lithographie, capable d'illustrer la vie quoti-dienne. Il commença à marcher du même pas que l'im-primerie. Mais à l'époque de ce commencement, quelques décennies à peine après l'invention de la pierre litho-graphique, le dessin fut dépassé par la photographie. Avec la photographie, pour la première fois, la main fut déchargée, dans le processus de la reproduction des images, des plus importantes responsabilités artistiques, lesquelles n'incombaient plus qu'à l'oeil qui regarde dans l'objectif. Or, étant donné que l'oeil perçoit plus vite que la main ne dessine, le processus de la reproduction des images connut une accélération si prodigieuse qu'il put rivaliser de vitesse avec la parole. Dans le studio, le came-raman, en tournant la manivelle, fixe les images aussi vite que l'acteur parle. De même que le journal illustré était virtuellement contenu dans la lithographie, le film parlant l'était dans la photographie. A la fin du siècle

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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

précédent, on avait entrepris de reproduire technique-ment le son. Ces efforts convergents ont permis de rendre visible une situation que Paul Valéry caractérisait ainsi : « Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant élec-trique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et s'évanouissant au moindre geste, presque à un signer. » Vers 1900, la reproduction technique avait atteint un standard tel que non seulement elle commença à prendre pour objet la totalité des oeuvres d'art traditionnelles et à transformer profondément l'effet qui était le leur, mais elle conquit sa place propre parmi les procédés artis-tiques. Rien n'est plus significatif pour l'étude de ce stan-dard que la manière dont ses deux manifestations différentes — reproduction de l'oeuvre d'art et art ciné-matographique — réagissent sur l'art dans sa forme tra-ditionnelle.

II

Une chose échappe même à la reproduction la plus parfaite : l'ici et le maintenant de l'oeuvre d'art — son existence unique au lieu où elle se trouve. Or l'histoire à laquelle l'oeuvre a été sujette au cours de sa durée n'a eu d'effet que sur l'oeuvre elle-même, en son unicité. Les

1. Paul Valéry, Pièces sur l'art, « La conquête de l'ubiquité », Œuvres II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard, la Pléiade , 1960, p. 1284.

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transformations que sa structure physique a subies au cours du temps, aussi bien que les rapports variables de propriété auxquels elle peut avoir été soumise 2, appar-tiennent à cette histoire. Seules des analyses chimiques ou physiques dont la reproduction n'est pas susceptible peuvent révéler la trace des premières. Les seconds font l'objet d'une tradition que l'on ne peut suivre qu'en pre-nant pour point de départ l'emplacement de l'original.

L'ici et le maintenant de l'original constituent le concept de son authenticité. L'analyse chimique de la patine d'un bronze peut être nécessaire à l'établissement de son authenticité ; on peut de même établir l'authen-ticité d'un manuscrit du Moyen Age en fournissant la preuve qu'il provient de telles ou telles archives du xve

siècle. Tout le domaine de l'authenticité échappe à la reproductibilité technique — et naturellement à la reproductibilité en général3. Mais tandis que, face à la reproduction manuelle, marquée en règle générale du sceau de la falsification, l'oeuvre authentique conserve sa pleine autorité, il en va autrement vis-à-vis de la repro-duction technique. Il y a à cela une double raison. Premièrement la reproduction technique se montre plus indépendante de l'original que la reproduction manuelle.

2. L'histoire de l'oeuvre d'art englobe naturellement plus encore: l'his-toire de la Joconde, par exemple, comprend le genre et le nombre des copies qui en ont été faites aux xvtte, xvnie et xixe siècles.3. C'est précisément parce que l'authenticité n'est pas reproductible que certains procédés –techniques– de reproduction, en raison même de leur diffusion rapide, ont fourni le moyen de différencier et de hiérarchiser l'authenticité. Etablir ces distinctions, c'était une impor-

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Dans le cas de la photographie, par exemple, elle peut faire ressortir des aspects de l'original accessibles à l'ob-jectif réglable et choisissant librement son angle de vue, mais non à l'oeil humain, elle peut encore, par des pro-cédés comme le grossissement ou le ralenti, fixer des images qui échappent purement et simplement à l'op-tique naturelle. C'est la première raison. La seconde est que la reproduction technique peut placer la copie dans des situations où l'original en tant que tel ne saurait se trouver. Elle permet à l'original d'aller au-devant de celui qui le reçoit, sous la forme de la photographie ou sous la forme du disque. La cathédrale quitte le lieu où elle a été construite pour trouver accueil dans le studio d'un amateur d'art ; l'oeuvre avec choeur, interprétée dans une salle de concerts ou en plein air, est écoutée dans un salon.

Les conditions de production qui caractérisent la reproduction technique de l'oeuvre d'art peuvent d'ailleurs laisser intacte la consistance de l'oeuvre d'art — elles dévalorisent dans tous les cas son ici et maintenant. Même si cela n'est vrai d'aucune manière seulement pour l'oeuvre d'art, mais vaut pour un paysage qui défile sous les yeux d'un spectateur au cinéma, ce processus touche

tante fonction du commerce de l'art. Ce dernier avait un intérêt à créer une hiérarchie entre les différentes épreuves d'une gravure sur bois, avant et après la lettre, ou d'un cuivre, etc. On peut dire qu'avec la découverte de la gravure sur bois, l'authenticité, comme qualité de l'oeuvre, était rongée jusqu'à la racine avant même qu'elle eût encore produit ses fleurs les plus tardives. Une madone du Moyen Age n'était pas encore « authentique ' à l'époque où elle fut achevée; elle le devint au cours des siècles qui suivirent et jamais plus glorieusement que dans le siècle précédent.

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un noyau extrêmement sensible dans l'objet d'art, qui n'a pas d'équivalent si vulnérable dans un objet naturel. C'est son authenticité. L'authenticité d'une oeuvre est l'ensemble de tout ce qui peut se transmettre d'elle depuis l'origine, de sa matérialité durable jusqu'à sa qualité de témoignage historique. Or, puisque cette qua-lité s'appuie sur la matérialité durable de la chose, dans la reproduction, où celle-ci s'est dérobée, celle-là dis-paraît également : la qualité de témoignage historique de la chose est ébranlée. Elle seule, certes, mais ce qui est ébranlé de la sorte, c'est l'autorité de la chose4.

On peut désigner tout ce qui échappe à la repro-duction technique par le concept d'aura et avancer que ce qui dépérit à l'époque de la reproductibilité technique de l'oeuvre d'art, c'est l'aura de celle-ci. Ce processus est un symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l'art. On peut en donner une formule générale : la tech-nique de la reproduction détache ce qui est reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les repro-ductions, elle remplace la présence unique par la pré-sence massive. Et en ce qu'elle autorise la reproduction à aller au-devant de celui qui la reçoit dans la situation où celui-ci se trouve, elle actualise ce qui est reproduit.

4. La plus affligeante et la plus provinciale des représentations de Faust est supérieure à un film tiré de la pièce de Goethe sur un point en tout cas, c'est qu'elle est dans un rapport de concurrence idéal avec la création de la pièce à Weimar. Et toutes les teneurs de la tradition qu'il est possible, au théâtre, d'évoquer dans son souvenir, le fait que Goethe a donné à son Méphisto les traits de son ami de jeunesse Johann Heinrich Merck par exemple, devant l'écran de cinéma ont perdu toute valeur.

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Ces deux processus conduisent à un ébranlement vio-lent de ce qui est transmis — un ébranlement de la tra-dition, qui est l'envers de la crise et du renouveau actuels de l'humanité. L'une et l'autre sont très étroitement en rapport avec les mouvements de masse d'aujourd'hui. Le cinéma est l'agent le plus puissant de cette crise et de ce renouveau. On ne peut penser la signification sociale du cinéma, même et précisément sous sa forme la plus positive, sans prendre en compte son envers destructeur et cathartique : la liquidation de la valeur de la tradi -tion dans l'héritage culturel. Les grands films historiques permettent de saisir le plus clairement ce phénomène. Il étend son domaine en occupant des positions toujours plus avancées. Et lorsque, en 1927, Abel Gance pro-clamait avec enthousiasme : « Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma. [...] Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fonda-teurs de religion et toutes les religions elles-mêmes [...] attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent à nos portes pour entrer5 », il appelait, sans bien s'en rendre compte, à une liquidation générale.

III

Au cours des grandes périodes historiques, en même temps que les modes d'existence tout entiers des col-lectivités humaines, se transforme également leur mode

5. Abel Gance, « Le temps de l'image est venu », dans L'Art cinémato-graphique, t. I, Paris [Alcan], 1927, p. 94-96.

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de perception sensorielle. Ce mode selon lequel la per-ception sensorielle des hommes s'organise — le médium dans lequel elle se produit — est conditionné histori-quement aussi bien que naturellement. L'époque des grandes invasions, qui vit naître l'industrie artistique de la Rome tardive et La Genèse de Vienne, avait non seu-lement un art différent de celui de l'Antiquité, mais une perception différente. Les érudits de l'Ecole de Vienne, Riegl et Wickoff, qui se sont dressés contre le poids de la tradition classique sous laquelle cet art était enseveli, ont eu les premiers l'idée de tirer, de l'existence de cet art, des conclusions sur l'organisation de la perception à l'époque où il était florissant. Malgré l'étendue de leurs connaissances, ces deux chercheurs en ont montré les limites en se contentant d'exhiber la signature formelle qui, sous la Rome tardive, était propre à la perception. Ils n'ont pas essayé — et ils ne pouvaient peut-être même pas espérer le faire — de montrer quels bouleversements sociaux trouvaient leur expression dans ces transfor-mations de la perception. Aujourd'hui, les conditions sont plus favorables à une telle enquête. Et si les trans-formations dans le médium de la perception dont nous sommes les contemporains peuvent être comprises comme déclin de l'aura, on peut montrer quelles sont les conditions sociales de ce déclin.

Il est tout indiqué d'illustrer le concept d'aura que nous avons proposé pour les objets historiques par le concept d'une aura des objets naturels. Nous définis-sons cette dernière comme unique apparition d'un loin-

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tain, si proche qu'elle puisse être. Par un après-midi d'été, au repos, suivre la ligne des montagnes à l'ho-rizon, ou d'une branche qui projette son ombre sur celui qui se repose —c'est respirer l'aura de ces mon-tagnes, de cette branche. Cette description permet de discerner aisément les conditions sociales du déclin de l'aura aujourd'hui. Il repose sur deux circonstances, toutes deux liées à l'importance croissante des masses dans la vie actuelle. A savoir : « rendre » spatialement et humainement les choses « plus proches » de soi, est, pour les masses contemporaines6, un désir exactement aussi passionné que leur tendance à surmonter l'uni-cité de tout donné par la réception de sa reproduction. Le besoin devient de jour en jour plus irrépressible d'avoir l'objet à portée de main, d'être dans la plus grande proximité à l'objet grâce à l'image, ou plutôt grâce à la copie, à la reproduction. Il est impossible de méconnaître la différence qui oppose l'image et la repro-duction, telle que le journal illustré et les actualités cinématographiques la proposent. L'unicité et la durée sont aussi étroitement emboîtées dans la première que la fugacité et la répétabilité dans la seconde. Dépouiller l'objet de son voile, en en détruisant l'aura, c'est la

6. Se rapprocher humainement des masses peut signifier qu'on écarte du champ de vision sa propre fonction sociale. Rien ne garantit qu'un portraitiste contemporain, lorsqu'il peint un chirurgien célèbre attablé avec les siens pour le petit déjeuner, en saisisse plus précisément la fonction sociale qu'un peintre du xvi' qui, quant à lui, présente au public ses médecins comme des types représentatifs, comme le fait Rembrandt dans sa Leçon d'anatomie.

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signature d'une perception dont le « sens de ce qui est semblable dans le monde » est si développé qu'elle réussit au moyen de la reproduction à faire percevoir le semblable dans ce qui a lieu une fois. Se manifeste ainsi dans le domaine de l'intuition ce qui se signale dans celui de la théorie avec l'importance croissante de la statistique. L'alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d'une portée illimitée aussi bien pour la pensée que pour l'intuition.

IV

L'unicité de l'oeuvre d'art est identique à son inscrip-tion dans le système de la tradition. Naturellement cette tradition elle-même est foncièrement vivante, extraordi-nairement sujette à variation. Une statue antique est dans un rapport à la tradition différent chez les Grecs pour qui elle était objet de culte et chez les clercs du Moyen Age qui voyaient en elle une idole malfaisante. Mais les uns et les autres y étaient confrontés de la même manière à son unicité ou, d'un autre mot, son aura. A l'origine, l'ins-cription de l'oeuvre d'art dans le système de la tradition trouvait son expression dans le culte. Les plus anciennes naquirent, nous le savons, au service d'un rituel, d'abord magique, puis religieux. Or il est d'une signification déci-sive que ce mode d'existence auratique de l'oeuvre d'art ne se détache jamais foncièrement de sa fonction rituelle7.

7. La définition de l'aura comme « unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être » n'est rien d'autre que la formulation de la

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En d'autres termes : la valeur unique en son genre de l'oeuvre d'art « authentique » trouve son fondement dans le rituel où elle eut sa valeur d'usage première et originaire. Aussi nombreuses que soient les médiations qu'elle connut, cette valeur d'usage est reconnaissable même dans les formes les plus profanes du culte de la beauté comme rituel sécularisé8. Que tel est bien le fondement du culte profane de la beauté, qui s'est déve-loppé avec la Renaissance pour rester en vigueur pen-dant trois siècles, on le voit aujourd'hui, où cette période touche à sa fin et alors que ce culte est pour la première fois sérieusement ébranlé. De fait, avec l'apparition du premier moyen de reproduction effectivement révolutionnaire, la photographie (contemporaine des

valeur cultuelle de l'oeuvre d'art dans les catégories de la perception spatio-temporelle. Lointain est le contraire de proche. Le lointain par essence est l'inapprochable. De fait l'image qui sert au culte a pour principale qualité d'être inapprochable. Conformément à sa nature elle reste un « lointain, si proche qu'elle puisse être ». S'il est possible d'ap-procher sa matérialité, c'est sans rompre ce lointain où elle reste après être apparue.8. Dans la mesure où la valeur cultuelle de l'image se sécularise, les représentations du substrat de l'unicité de l'image deviennent moins déterminées. Dans la représentation de celui qui la reçoit, l'unicité qui, dans l'image cultuelle, est le caractère unique de l'apparition qui la gouverne, est progressivement remplacée par l'unicité empirique de l'artiste ou de sa performance. Elle n'est bien sûr jamais refoulée sans reste; le concept de l'authenticité ne cesse jamais de tendre au-delà de celui de l'attribution authentique. (C'est particulièrement évident dans le cas du collectionneur où l'on retrouve encore quelque chose d'un serviteur de fétiche et qui participe, en la possédant, à la puissance cultuelle de l'oeuvre d'art.) Indépendamment de ce point, la fonction du concept d'authenticité reste univoque dans la contemplation esthétique: avec la sécularisation de l'art, l'authenticité prend la place de la valeur cultuelle.

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commencements du socialisme), lorsque l'art devina l'approche de la crise qui, un siècle plus tard, ne peut plus être méconnue, il réagit par la doctrine de l'art pour l'art*, qui est une théologie de l'art. De cette doc-trine a ensuite directement procédé une théologie négative sous la forme de l'idée d'un art « pur » qui rejette non seulement toute fonction sociale, mais même toute détermination par un sujet objectif. (Mallarmé fut, pour la poésie, le premier à atteindre cette posi-tion.)

Dans le cadre d'une considération qui s'intéresse à l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, il est indispensable de rendre compte de ces rapports. Car ils préparent le terrain pour une connaissance qui est ici décisive : pour la première fois dans l'histoire du monde, la reproductibilité technique de l'oeuvre d'art émancipe celle-ci de son existence parasitaire au service du rituel. L'oeuvre d'art reproduite devient de manière sans cesse croissante la reproduction d'une oeuvre d'art conçue pour la reproductibilité9. Une plaque photo-9. Dans le cas du cinéma, la reproductibilité technique n'est pas, comme pour la littérature ou la peinture, une condition de la diffusion massive des oeuvres, extérieure à elles, mais à laquelle elles peuvent se plier. La reproductibilité technique des oeuvres cinématographiques se fonde immédiatement sur la technique de leur production. La diffusion massive est moins une possibilité qu'elle offre au film qu'une nécessité qu'elle lui impose de manière immédiate. La diffusion massive est nécessaire, parce que la production d'un film est si coûteuse qu'un particulier, qui pourrait par exemple s'offrir une peinture, ne peut plus s'offrir un film. On a calculé en 1927 qu'une grosse production devait pour être rentable toucher un public de neuf millions de personnes. Le

*Les mots en italique suivis d'un astérisque sont en français dans le texte.

(N.d.T.)

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graphique permet par exemple une infinité de tirages. S'interroger sur l'authenticité d'un tirage n'a aucun sens. Mais dès l'instant où le critère de l'authenticité cesse de s'appliquer à la production artistique, c'est toute la fonc-tion sociale de l'art qui est bouleversée. Elle cesse d'être fondée sur le rituel pour trouver son nouveau fonde-ment dans une autre praxis : la politique.

V

La réception des oeuvres d'art peut revêtir diffé-rents aspects ; deux d'entre eux en forment les pôles : dans l'un, l'accent porte sur la valeur de culte, dans l'autre sur la valeur d'exposition de l'oeuvre d'art lo.

film parlant a d'abord provoqué un mouvement de reflux; son public était morcelé par les frontières linguistiques, au moment même où le fascisme mettait l'accent sur les intérêts nationaux. Mais il importe moins de mesurer ce reflux, qui fut d'ailleurs atténué par la postsyn-chronisation, que de saisir le rapport qu'il entretient avec le fascisme. L'apparition simultanée des deux phénomènes trouve sa raison dans la crise économique. Les mêmes perturbations qui, à grande échelle, ont conduit à une tentative de consolidation par la violence des rapports de propriété existants ont amené le capital cinématographique menacé par la crise à accélérer l'avènement du film parlant. Son introduction produisit un soulagement temporaire. Non seulement le public retrouvait le chemin des salles, mais le parlant créait une solidarité nouvelle entre le capital des industries électriques et le capital cinématographique. Extérieurement, ainsi, il favorisait les intérêts nationaux, mais vu de l'intérieur, il a contribué à internationaliser davantage encore la production cinématographique.10. L'esthétique idéaliste ne peut faire droit à cette polarité, car son concept de la beauté l'inclut fondamentalement comme non divisée (et exclut par conséquent la beauté divisée). Aussi bien, on voit très clai-rement chez Hegel comment on peut penser cela dans les limites de l'idéalisme. « Il y a longtemps, peut-on lire dans les Leçons sur la phi-

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La production artistique débute avec des oeuvres pla-cées au service d 'un culte. On peut supposer que leur présence est plus importante que leur visibilité. L'élan dont l'homme de l'âge de pierre reproduit l'image sur les parois des cavernes est un instrument magique. Certes il l'expose à la vue de ses congénères : mais c'est aux esprits qu'avant tout il est destiné. En tant que telle, il nous semble aujourd'hui que la valeur de culte pousse précisément à tenir l'oeuvre d'art cachée : cer-taines statues des dieux ne sont accessibles qu'au prêtre dans la cella, des madones peintes sont voilées pen-dant presque toute l'année, certaines sculptures, dans

losophie de l'histoire, qu'on avait des images : la piété en avait besoin pour ses dévotions, mais elle n'avait pas besoin de belles images, celles-ci étaient même importunes. Dans la belle image aussi, quelque chose d'extérieur à elle est présent, mais dans la mesure où cette image est belle l'esprit de celle-ci parle à l'homme; mais dans cette dévotion, le rapport à une chose est essentiel, car cette dévotion n'est elle-même qu'un engourdissement de l'âme dénué d'esprit. [...] Le bel art [...] est né dans l'Eglise même [...] bien que [...] l'art ait déjà pris naissance dans le principe de l'Eglise» (Georg Wilhelm Friedrich Hegel: Werke. Vollstiindige Ausgabe durch einen Verein von Freunden des Verewigten, Berlin, Hrsg. von Eduard Gans, 1837, t. IX : Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, p.414). Un passage de l'Esthétique montre également que Hegel sentait qu'il y avait là un problème : « Nous avons dépassé le stade de l'adoration et de la vénération des oeuvres d'art comme divines. L'impression qu'elles nous procurent est plus pondérée, et ce qu'elles suscitent en nous demande une plus haute pierre de touche encore » (Hegel, Esthétique, traduction de Charles Bénard, revue et complétée par Benoît Timmermans et Paolo Zaccario, Paris, Le Livre de poche, 1997, t.I, p. 60).Le passage du premier mode de réception artistique au second détermine le processus historique de la réception artistique en général. Indépendamment de ce fait, on peut montrer qu'il y a par principe une oscillation entre ces deux modes polaires de la réception dans toute oeuvre d'art. Ainsi par exemple pour la Madone Sixtine. Depuis les

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les cathédrales médiévales, sont invisibles à un obser-vateur situé au niveau du sol. Lorsque l'exercice des arts s'émancipe du rituel, leurs produits voient se mul-tiplier les occasions d'être exposés. Un portrait en buste, qui peut être transporté ici ou là, a un potentiel d'ex-position plus grand que celui d'une statue de dieu dont la place est fixée à l'intérieur du temple. Et si, à l'ori -gine, le potentiel d'exposition d'une messe n'était peut-être pas plus faible que celui d'une symphonie, la symphonie n 'en est pas moins apparue à une époque où son potentiel d'exposition promettait de devenir plus important que celui de la messe.

recherches de Hubert Grimme, on sait que la Madone Sixtine a été peinte à l'origine pour être exposée. Grimme est parti d'une interroga-tion: pourquoi, au premier plan du tableau, y a-t-il ce linteau de bois auquel s'appuient les deux putti ? Qu'est-ce qui a poussé Raphaël, poursuit-il, à peindre deux rideaux devant le ciel ? Son enquête montra que la Madone Sixtine fut commandée pour la cérémonie de mise en bière du pape Sixte [du pape Jules II, en réalité, dans l'étude de Grimme (N.d.T.)]. Elle eut lieu dans une chapelle latérale de l'église Saint-Pierre. Le tableau de Raphaël, reposant sur le cercueil, fut placé dans le fond, en forme de niche, de cette chapelle, au cours de la cérémonie. Ce que Raphaël présente sur le tableau est la Madone s'avançant, comme du fond de la niche délimitée par les deux rideaux verts, au milieu des nuages vers le cercueil papal. Le tableau de Raphaël avait une valeur d'exposition exceptionnelle qui trouva usage dans le cadre des funérailles de Sixte. Peu après, il fut placé au-dessus du maître-autel de l'église du cloître des moines noirs à Piacenza. La raison de cet exil se trouve dans le rituel romain. Celui-ci interdit qu'on place sur le maître-autel, pour servir au culte, des tableaux qui ont été exposés pour des obsèques. Cette prescription, dans une certaine mesure, dépréciait l'oeuvre de Raphaël. Pour en obtenir malgré tout un prix à la mesure de l'oeuvre, la Curie décida de la mettre en vente en tolérant discrètement qu'elle fût placée sur un maître-autel. Pour que ce fût moins voyant, l'oeuvre fut envoyée dans la confrérie de la ville de province éloignée.

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Les différentes méthodes de reproduction tech-nique de l'oeuvre d'art en ont si prodigieusement aug-menté le potentiel d'exposition que le déplacement quantitatif entre ses deux pôles se retourne en une transformation qualitative de sa nature, comme dans la préhistoire. De même en effet que dans la préhis-toire, parce que le centre de gravité absolu de l'oeuvre d'art portait sur sa valeur cultuelle, elle devint d'abord un instrument magique dont on ne reconnut que plus tard qu'il était une oeuvre d'art, aujourd'hui, parce que son centre de gravité absolu porte sur sa valeur d'exposition, l'oeuvre d'art devient une formation dotée de toutes nouvelles fonctions parmi lesquelles celle que nous connaissons, la fonction artistique, se distingue comme celle qu'on reconnaîtra peut-être plus tard comme accessoire". En tout état de cause, la photographie et au-delà le cinéma offrent à coup sûr aujourd'hui la meilleure prise à cette reconnaissance.

VI

Avec la photographie, la valeur d'exposition commence à refouler sur toute la ligne la valeur de culte. Mais celle-ci ne cède pas sans résistance. Elle s'installe dans un der-

11. On trouve des réflexions semblables chez Brecht, à un autre niveau: « Si on ne peut plus tenir le concept d'oeuvre d'art pour la chose qui naît lorsque l'oeuvre d'art est transformée en marchandise, il nous faut alors avec prudence et précaution, mais sans crainte, abandonner ce concept, si nous ne voulons pas sacrifier en même temps la fonction de cette chose » (Brecht, Versuche 8-10, [Heft] 3, Der Dreigroschenprozess [Le procès de l'Opéra de quat'sous]).

L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

nier retranchement : le visage humain. Le portrait n'occupe pas par hasard une place centrale dans les débuts de la photographie. Dans le culte voué au souvenir d'un amour lointain ou mort, la valeur de culte des images trouve son dernier refuge. Dans l'expression fugitive d'un visage humain, l'aura fait signe, pour la dernière fois, dans les premières photographies. C'est ce qui fait leur beauté mélancolique et incomparable. Mais lorsque l'homme se retire de la photographie, la valeur d'exposition, pour la première fois, l'emporte sur la valeur de culte dans l'affrontement qui les oppose. Ce qui fait l'importance exceptionnelle d'Atget, qui a fixé les rues de Paris vers 1900 dans es images où l'homme n'apparaît pas, c'est qu'elles ont conservé une trace de ce processus. On a dit très justement qu'il les photographiait comme le théâtre d'un crime. Sur le théâtre du crime non plus l'homme n'apparaît pas. On le photographie pour relever les indices. Avec Atget, les prises de vue photographiques commencent à devenir des pièces à conviction dans le processus historique. C'est ce qui fait leur signification politique cachée. Elles imposent des règles très précises à leur réception. La contemplation librement flottante ne leur convient plus. Elles inquiè-tent celui qui les regarde ; il sent qu'un chemin déter -miné conduit à elles et qu'il lui faut le trouver. Au même moment, les journaux illustrés commencent à disposer des panneaux indicateurs à son intention. Que leurs indications soient fausses ou exactes, peu importe. Pour la première fois, dans ces journaux, la légende est deve-

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nue obligatoire. Et il est clair qu'elle n'a rien à voir avec le titre d'un tableau. Les directives que, dans le journal illustré, la légende donne au lecteur qui en regarde les images deviendront plus précises et plus coercitives encore dans le film où on ne peut saisir une image qu'en obéissant aux prescriptions de toutes celles qui l'ont précédé.

VII

Le conflit qui, au cours du xixe siècle, vit s'affron-ter peinture et photographie autour de la valeur esthé-tique de leurs productions respectives donne aujourd'hui le sentiment d'une impasse et d'une grande confusion. Cela ne minimise en rien son importance, et pourrait même en souligner la portée. Ce conflit était en réalité l'expression d'un bouleversement de l'histoire mondiale dont aucun des deux partenaires n'avait conscience. Tandis que l'époque de sa reproductibilité technique détachait l'art de son fondement cultuel, le faux-semblant de son autonomie se dissipait pour toujours. Mais la transformation de la fonction de l'art que cela entraînait est restée hors du champ de vision du xIxe

siècle. Elle devait échapper longtemps encore au xxe

siècle, qui connut le développement du cinéma.Si l'on avait en vain consacré des trésors de finesse à

la question de savoir si la photographie était un art — sans s'être posé la question préliminaire, savoir si l'in-vention de la photographie n'avait pas transformé le

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caractère d'ensemble de l'art— les théoriciens du cinéma eurent tôt fait de reprendre, mutatis mutandis, la même problématique. Mais les difficultés que la photographie avait réservées à l'esthétique traditionnelle étaient un jeu d'enfant comparées à celles qui l'attendaient avec le cinéma. D'où la violence aveugle qui caractérise la théorie du cinéma à ses débuts. Ainsi Abel Gance, par exemple, compare-t-il le cinéma aux hiéroglyphes : « Nous voilà, par un prodigieux retour en arrière, revenus sur le plan d'expression des Egyptiens. [...] Le langage des images n 'est pas encore au point parce que nos yeux ne sont pas encore faits pour elles. Il n'y a pas encore assez de respect, de culte, pour ce qu'elles expriment12. » Ou Séverin-Mars : « Quel art eut un rêve [...], plus poétique à la fois et plus réel ? Considéré ainsi, le cinématographe deviendrait un moyen d'expression tout à fait exceptionnel, et dans son atmosphère ne devraient se mouvoir que des per-sonnages de la pensée la plus supérieure aux moments les plus parfaits et les plus mystérieux de leur coursel3. »

De son côté, Alexandre Arnoux conclut précisément une fantaisie sur le cinéma muet par cette question : « En somme, tous les termes hasardeux que nous venons d'employer ne définissent-ils pas la prière14 ? » II est très instructif de voir comment, dans leur effort

12. Abel Gance, « Le temps de l'image est venu », dans L'Art cinématographique, t. II, p. 100-101.13. Cité par Abel Gance, « Le temps de l'image est venu », dans L'Art cinématographique, t. II, p. 100.14. Alexandre Arnoux, Cinéma, Paris, 1929, p. 28.

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pour annexer le cinéma à 1«< art », ces théoriciens sont conduits, avec un inégalable aveuglement quant à leur objet, à y dénicher des éléments qu'ils puissent interpréter comme des éléments cultuels. Lorsque ces spéculations furent publiées, on avait pourtant pu voir des oeuvres comme L'Opinion publique et La Ruée vers l'or. Cela n'empêche pas Abel Gance d'al-ler chercher une comparaison avec les hiéroglyphes, ni Séverin-Mars de parler du cinéma comme on pour-rait parler des fresques de Fra Angelico. Il est carac-téristique qu'aujourd'hui encore des auteurs particulièrement réactionnaires engagent eux aussi dans ce sens leur réflexion sur la signification du cinéma, et lorsque ce n'est pas dans le sacré, c'est du moins dans le surnaturel. Werfel constate, à propos du film de Reinhardt sur Le Songe d'une nuit d'été, que c'est indubitablement la copie stérile du monde extérieur, avec ses rues, ses intérieurs, ses gares, ses restaurants, ses autos et ses plages qui a jusqu 'à pré-sent empêché que le cinéma ne prenne son envol dans le royaume de l'art. « Le cinéma n'a pas encore saisi son véritable sens, les véritables possibilités qui sont les siennes [...] celles-ci sont dans le pouvoir unique en son genre qu'il possède d'exprimer par des moyens naturels et avec une incomparable persuasion le fée-rique, le merveilleux, le surnaturel15. »

15. Franz Werfel, « Ein Sommernachttraum. Ein Film von Shakespeare und Reinhardt », Neues Wiener Journal, cité dans Lu, 15 novembre 1935.

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L'ceuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

VIII

La performance artistique du comédien de théâtre est définitivement présentée au public par la per-sonne même du comédien, tandis que celle de l'ac -teur de cinéma est présentée au public au moyen d'un appareil. Cela entraîne deux conséquences. L'appareil qui transmet au public la performance de l'acteur n'est pas tenu de la respecter comme une totalité. Sous la direction du cameraman, il prend constamment position vis-à-vis d'elle. La suite de ces prises de position, composée par le monteur à partir du matériel qui lui est livré, constitue le film une fois le montage fini. Il faut donc comprendre que les mouvements dont le film se compose sont ceux de la caméra, pour ne rien dire des plans spé-ciaux comme le gros plan. La performance de l'ac -teur est ainsi soumise à une série de tests optiques. C'est la première conséquence du fait que la per -formance de l'acteur de cinéma est montrée par le moyen de l'appareil. La seconde tient au fait que, ne présentant pas en personne sa performance au public, l'acteur de cinéma perd la possibilité, réser-vée au comédien de théâtre, de l'adapter en fonc-tion du public pendant la représentation. Le public est ainsi amené à adopter l'attitude d'un expert que ne trouble aucune espèce de contact personnel avec l'acteur. Le public ne s'identifie à l'acteur que dans la mesure où il s'identifie à l'appareil. Il en adopte

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ainsi l'attitude : il teste16. Les valeurs de culte ne peuvent être exposées à un test.

IX

Au cinéma, le fait que l'acteur joue pour le public le rôle d'un autre importe beaucoup moins que le fait qu'il joue en personne devant l'appareil. Pirandello a été l'un des premiers à pressentir la transformation qu'entraînait, pour l'acteur, le fait que sa performance soit un test. Qu'il en souligne le seul côté négatif ne retire pas grand-chose à la valeur des remarques qu'il livre à ce sujet dans son roman On tourne, et moins encore qu'elles ne s'attachent qu'au cinéma muet. Car l'avènement du parlant n'a rien changé de fondamental en la matière. Le fait décisif demeure qu'on joue devant l'appareil – ou, dans le cas du parlant, devant deux. « Les acteurs de cinéma, écrit Pirandello, se sentent comme en exil. En exil non seule-

16. «Le cinéma [...] donne (ou pourrait donner) ceci: des informations utiles sur des actions humaines prises dans le détail [...] Il devient impos-sible de dériver une motivation d'un caractère, la vie intérieure des per-sonnages ne fournit jamais la cause principale et elle est rarement le résultat principal de l'action. » (Brecht, Versuche 8-10, [Heft] 3, Der Dreigroschenprozess [Le procès de l'Opéra de quat'sous], p.268). L'extension, provoquée par l'appareil, du champ de ce qui peut être testé chez un acteur de cinéma correspond à l'extraordinaire extension, pro-duite par les conditions économiques, de ce qui peut être testé chez l'in-dividu. Ainsi les examens d'aptitude professionnelle prennent une importance sans cesse croissante. Le tournage d'un film et les épreuves d'aptitude professionnelle se déroulent devant un jury de spécialistes. Le cameraman occupe, dans le studio, exactement la même place qu'occupe l'examinateur au cours des épreuves d'aptitude professionnelle.

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ment de la scène, mais encore d'eux-mêmes. Ils remar-quent confusément, avec une sensation de dépit, d'indé-finissable vide et même de faillite, que leur corps est presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie, de sa voix, du bruit qu'il produit en se remuant, pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l'écran et disparaît en silence. [...] La petite machine jouera devant le public avec leurs ombres; eux, ils doivent se contenter de jouer devant elle17. » On peut aussi carac-tériser cet état de fait de la manière suivante : pour la pre-mière fois – et c'est là l'oeuvre du cinéma – l'homme est placé dans la situation de devoir agir, certes en mobilisant toute sa personne vivante, mais en renonçant à l'aura propre de celle-ci. Car l'aura est liée à l'ici et maintenant de l'homme. Il n'en existe pas de reproduction. L'aura qui entoure Macbeth sur la scène ne peut être déliée de celle qui, pour le public vivant, entoure le comédien qui joue Macbeth. Mais la prise de vues en studio a la particularité de mettre l'appareil à la place du public. De ce fait l'aura qui entoure l'acteur disparait nécessairement — et en même temps celle qui entoure le personnage.

On ne s'étonnera pas qu'il revienne précisément à un écrivain de théâtre comme Pirandello, alors qu'il cherche à caractériser le cinéma, de mettre involontairement le doigt sur le fondement de la crise où nous voyons le théâtre plongé. Car aucune oeuvre d'art n'offre une anti-thèse plus affirmée que l'oeuvre d'art théâtrale à l'oeuvre

17. Luigi Pirandello, On tourne, cité par Léon-Pierre Quint, « Signi-fication du cinéma », dans L'Art cinématographique, t.11, p. 14-15.

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d'art saisie sans reste par la reproduction technique et qui, mieux encore, — comme le film — en procède. C 'est ce que confirme toute considération qui va dans le détail. Les spécialistes ont depuis lontemps reconnu que dans la représentation cinématographique « les plus grands effets sont obtenus quand on " joue " aussi peu que pos-sible ». En 1932, Arnheim en voit « l'ultime aboutisse-ment » dans le fait « qu'on utilise l'acteur comme on le ferait d'un accessoire que l'on choisit pour ses caracté-ristiques et que l'on met à la bonne place18 ». Cela a une

18. Rudolf Arnheim, Film als Kunst, Berlin, 1932, p. 176-177; [voir le texte légèrement différent du Cinéma est un art, traduit de l'anglais par Françoise Pinel, Paris, l'Arche, 1989, p. 144 et suivantes]. Certaines pratiques, en appa-rence secondaires, par lesquelles le metteur en scène de cinéma se détourne des pratiques du théâtre prennent un grand relief dans cette perspective. Ainsi quand Dreyer, entre autres, a essayé dans La Passion de Jeanne d'Arc de faire jouer les acteurs sans maquillage. Il passa des mois à dénicher les quelque quarante acteurs qui composent le tribunal de l'inquisition. Une telle recherche ressemblait à celle d'un accessoire qu'on a du mal à trouver. Dreyer se donna beaucoup de mal pour éviter les similitudes d'âges, de statures ou de physionomies (cf. Maurice Schultz, « Le maquillage », dans L'Art cinématographique, t. VI, Paris, 1929, p.65-66). Lorsque le comédien devient un accessoire, il n'est pas rare qu'à l'inverse l'accessoire fasse fonction de comédien. Il n'est pas inhabituel en tout cas que le cinéma en vienne à lui confier un rôle. Au lieu de multiplier les exemples, comme nous pourrions le faire à volonté, car il y a pléthore, nous en retiendrons un qui possède une singulière force de preuve. Sur la scène d'un théâtre, la marche d'une horloge ne peut avoir qu'un effet perturbateur. Sur scène, on ne peut la laisser jouer son rôle, qui est de mesurer le temps. Même dans une pièce naturaliste, le temps astronomique entre en collision avec le temps scénique. Dans ces circonstances, il est très caractéristique que le cinéma n'ait, à l'occasion, aucune difficulté à mesurer le temps par ce moyen. Ce trait caractéristique, plus que bien d'autres, montre évidemment que, dans certaines circonstances, un accessoire isolé peut assumer des fonctions décisives. De là, il n'y qu'un pas à faire pour constater avec Poudovkine que « le jeu de l'acteur, associé à un objet et construit à partir de ce dernier [est] une des plus puissantes méthodes de la mise en scène cinématographique » (W. Poudovkine,

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autre conséquence. Le comédien qui joue sur la scène se coule dans son rôle. Cela est la plupart du temps interdit à l'acteur de cinéma. Sa performance n'a fon-damentalement aucune unité, elle est une composition de performances isolées. Au-delà de contingences dont il faut tenir compte, comme le prix de la location du studio, la disponibilité du partenaire, le décor, etc., ce sont les nécessités élémentaires de la machinerie qui découpent le jeu de l'acteur en une série d'épisodes mon-tables. Il s'agit avant tout de l'éclairage : les nécessités de son installation obligent à représenter une action qui sur l'écran semble se dérouler en un seul mouvement rapide au moyen d'une série de prises de vues dont la réalisation en studio peut être séparée, dans certaines circonstances, par un intervalle de plusieurs heures, pour ne rien dire de montages plus flagrants encore. Ainsi un acteur sautant par une fenêtre peut être filmé en studio sautant d'un praticable, mais la fuite qui lui succède peut être parfois tournée des semaines plus tard lors d'une prise de vues en extérieur. On peut d'ailleurs très aisément imaginer des cas de figures plus para-doxaux encore. On peut par exemple demander à l'ac-teur qu'il soit effrayé par un coup frappé à une porte. Peut-être n'aura-t-il pas tressailli comme on le souhai-tait. Le metteur en scène peut alors parvenir à ses fins,

« Filmregie und Filmmanuskript » [Mise en scène et scénario cinématogra-phiques], dans Bücher der Praxis [Livres de la praxis], Berlin, 1928, t. V, p. 126). Le cinéma est aussi le premier des médiums artistiques qui soit en situa-tion de montrer l'importance du jeu comme de la matière et de l'homme. Il peut être de ce fait un instrument exceptionnel de présentation matérialiste.

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lorsque des circonstances ramènent l'acteur dans le studio, en faisant tirer un coup de feu derrière son dos, sans l'avoir mis préalablement au courant. L'effroi de l'acteur est filmé à cet instant et monté dans le film. Rien ne montre plus rigoureusement que l'art a échappé au royaume de la « belle apparence », longtemps tenu pour le seul dans lequel il pouvait prospérer.

X

A l'origine, le sentiment d'étrangeté de l'acteur devant la caméra, tel que Pirandello le décrit, est de même nature que le sentiment d'étrangeté que l'homme éprouve devant sa propre apparence dans le miroir. Mais l'image dans le miroir désormais peut être détachée de lui, elle est devenue transportable. Et où est-elle transportée ? Devant le public19. Pas une minute, l'acteur de cinéma ne cesse d'en avoir conscience. L'acteur de cinéma sait que, quand il est devant l'appareil, c'est au public qu'en dernière instance il a affaire, au public des acheteurs qui consti-tuent le marché. Ce marché, où il va proposer non seu-19. La transformation, que l'on peut constater ici, du mode d'exposition

entraînée par les techniques de reproduction affecte également la poli-tique. La crise actuelle des démocraties bourgeoises englobe la crise des conditions qui gouvernent l'exposition des dirigeants. Les démocraties exposent la personne de leurs gouvenants, sans médiation, mais à vrai dire devant des représentants. Le parlement est son public ! Avec la nouveauté apportée par les appareils d'enregistrement, qui permettent à un nombre illimité d'auditeurs d'entendre l'orateur au moment même où il prononce son discours et puis à un nombre illimité de spectateurs de le voir, c'est d'abord devant ces appareils que l'homme politique devra s'ex-

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lement sa force de travail, mais sa chair et ses os, son coeur et ses reins, il lui est impossible, comme à n'im-porte quel autre article fabriqué en usine, d'en avoir une idée précise au moment où il accomplit sa performance à destination du marché. Ne faudrait-il pas considérer que cette circonstance contribue au sentiment d'op-pression et d'angoisse qui, selon Pirandello, envahit l'acteur devant l'appareil ? La réponse du cinéma au dépérissement de l'aura est la personality, construite artificiellement en dehors des studios. Le culte des stars, encouragé par le capital cinématographique, entretient cet enchantement magique de la personnalité, qui n'est plus depuis longtemps que le charme frelaté de son caractère de marchandise. Aussi longtemps qu'au cinéma c'est le capital qui donne le ton, le cinéma actuel en général ne peut se voir prescrire d'autre tâche révolutionnaire que celle d'encourager une critique révolutionnaire des conceptions traditionnelles de l'art. Nous ne contestons pas que le cinéma actuel peut, au-delà, encourager une critique révolutionnaire des conditions sociales, voire de l'organisation de la propriété. Mais là n'est le centre de gravité ni de la recherche contemporaine, ni de la

poser. Les parlements se vident en même temps que les théâtres. La radio et le cinéma transforment la fonction non seulement de l'acteur profes-sionnel, mais de tous ceux qui, comme les gouvernants, se présentent en personne devant ces moyens techniques. La transformation, indépen-damment des obligations spécifiques de l'un et de l'autre, est la même pour l'acteur de cinéma et pour le gouvernant. Elle vise à obtenir la présentation de performances qui puissent être testées, et même adoptées dans certaines conditions sociales. Il en résulte une sélection nouvelle, une sélection devant l'appareil, dont sortent vainqueurs la star et le dictateur.

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production cinématographique en Europe de l'Ouest. La technique cinématographique, exactement comme celle du sport, a pour conséquence que les performances qu'elle expose sont suivies par un public de demi-spécialistes. Il suffit d'avoir entendu les coursiers d'un journal, appuyés sur leur vélo, discuter des résultats d'une course cycliste pour le comprendre. Ce n'est pas pour rien que les éditeurs de presse organisent des courses cyclistes pour leurs coursiers. Elles suscitent un grand intérêt auprès des participants. Car elles offrent au vain-queur une chance de ne plus être coursier et de devenir coureur cycliste. Les actualités cinématographiques repré-sentent de même une chance pour tout un chacun de passer du statut de passant à celui de figurant de cinéma. Dans certaines circonstances, cette promotion peut même nous venir d'une oeuvre d'art — qu'on songe aux Trois chants sur Lénine de Vertov ou au Borinage de Henri Storck. Tout homme peut prétendre aujourd'hui à être filmé. Un coup d'oeil sur la situation historique de la lit-térature aujourd'hui permettra de comprendre au mieux le sens de cette revendication.

Dans le domaine de l'écrit, pendant des siècles, la situation fut la suivante : un petit nombre d'écrivains face à plusieurs milliers de lecteurs. Vers la fin du siècle dernier, un changement se produisit. Avec l'extension croissante de la presse, qui proposait sans cesse aux lec-teurs de nouveaux organes politiques, religieux, scien-tifiques, professionnels, locaux, un nombre sans cesse grandissant de lecteurs passa — d'abord occasionnelle-

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ment — au nombre de ceux qui écrivaient. Pour com-mencer, les quotidiens leur ouvrirent les colonnes du « Courrier des lecteurs » et on en est aujourd'hui au point où il n'y a pas un Européen pris dans le processus de travail auquel il serait fondamentalement impossible de publier une expérience de travail, une doléance, un reportage ou autre. La distinction entre auteur et public est ainsi en voie de perdre son caractère fonda-mental. Elle devient une distinction fonctionnelle, s'appliquant au cas par cas d'une manière ou de l'autre. Le lecteur peut à chaque instant devenir quelqu'un qui écrit. En tant que spécialiste, ce qu'il est devenu, bon gré mal gré, en raison de l'extrême spécialisation du processus de travail — même s'il n'est le spécialiste que d'une opé-ration réduite —, il a un accès au statut d'auteur. En Union soviétique, le travail lui-même prend la parole. Et c'est une des aptitudes requises pour exercer un tra-vail que de savoir en parler. La compétence littéraire se fonde sur une formation, non plus spécialisée, mais poly-technique et de ce fait elle devient un bien commun20.

20. Ces techniques perdent leur caractère de privilège. Aldous Huxley écrit: « Les progrès en technologie ont conduit [...] à la vulgarité [...] la reproduction par procédés mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplication indéfinie des écrits et des images. L'instruction universelle et les salaires relativement élevés ont créé un public énorme sachant lire et pouvant s'offrir de la lecture et de la matière picturale. Une industrie importante est née de là, afin de four-nir ces données. Or le talent artistique est un phénomène très rare ; il s'ensuit [...] qu'à toute époque et dans tous les pays la majeure partie de l'art a été mauvais. Mais la proportion de fatras dans la production artistique totale est plus grande maintenant qu'à aucune autre époque. [...] C'est là une simple question d'arithmétique. La popula-

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Tout cela vaut sans réserve pour le cinéma où les déplacements qui, dans le domaine de l'écrit, ont demandé un siècle, se sont accomplis en une décennie. Ce déplacement, en effet, s'est déjà effectué dans la praxis du cinéma — et avant tout du cinéma russe. Dans le cinéma russe, une part des acteurs ne sont pas des acteurs au sens où nous l'entendons, ce sont des gens qui jouent leur propre rôle — et au premier chef le rôle qu'ils jouent

tion de l'Europe occidentale a un peu plus que doublé au cours du siècle dernier. Mais la quantité de " matière à lire et à voir " s'est accrue, j'imagine, dans le rapport de un à vingt, au moins, et peut-être cin -quante, ou même à cent. S'il y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2n hommes de talent pour une population de 2x millions. Or, voici comment on peut résumer la situation. Contre une page imprimée, de lecture ou d'images, publiée il y a un siècle, il s'en publie aujourd'hui vingt, sinon cent pages. Mais, contre chaque homme vivant jadis, il n'y a maintenant que deux hommes de talent. Il se peut, bien entendu, que, grâce à l'ins-truction universelle, un grand nombre de talents en puissance qui, jadis, eussent été mort-nés, soient actuellement à même de se réaliser. Admettons [...] qu'il y ait à présent trois ou même quatre hommes de talent pour chacun de ceux qui existaient autrefois. Il demeure encore vrai que la consommation de " matière à lire et à voir " a considéra-blement dépassé la production naturelle d'écrivains et de dessinateurs doués. Il en est de même de la " matière à entendre ". La prospérité, le gramophone et la radiophonie ont créé un public d'auditeurs qui consomment une quantité de " matière à entendre " accrue hors de toute proportion avec l'accroissement de la population et, partout, avec l'accroissement normal du nombre des musiciens doués de talent. Il résulte de là que, dans tous les arts, la production de fatras est plus grande, en valeur absolue et en valeur relative, qu'elle ne l'a été autre-fois ; et qu'il faudra qu'elle demeure plus grande, aussi longtemps que le monde continuera à consommer les qualités actuelles et démesurées de " matière à lire, à voir et à entendre" » (Aldous Huxley, Croisière d'hiver, voyage en Amérique centrale, 1933 ; traduction française de Jules Castier, Paris, 1935, p. 273-275). Cette façon de voir n'est manifestement pas progressiste.

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L'ceuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

dans le processus de travail. En Europe de l'Ouest, l'ex-ploitation capitaliste du cinéma interdit de prendre en considération la revendication légitime de l'homme d'au-jourd'hui à être reproduit. Dans ces conditions, il est très important pour l'industrie cinématographique de détourner l'intérêt des masses au moyen de représenta-tions illusionnistes et de spéculations ambiguës.

XI

Ce que donne à voir une prise de vues cinémato-graphique, en particulier dans le cas du cinéma parlant, était inconcevable auparavant. Elle présente une scène vis-à-vis de laquelle il n'existe pas de point de vue tel que ce qui n'appartient pas au déroulement de la scène proprement dite, c'est-à-dire la caméra, les appareils d'éclairage, l'équipe des assistants, etc., échappe au champ de vision du spectateur (à moins que celui-ci ne place sa pupille devant l'oeilleton de la caméra). Ce fait, plus que tout autre, montre que les ressemblances qu'on peut toujours trouver entre scène filmée en studio et scène jouée au théâtre sont superficielles et sans intérêt. Par principe, la place du spectateur au théâtre est telle que ce qui se passe sur la scène ne peut spontanément se dénoncer comme illusion. Par contre, la scène filmée au cinéma ne connaît pas la place du spectateur. La nature illusionniste du cinéma est une nature au second degré : elle est le résultat du montage. Ça veut dire : dans le studio de cinéma, l'appareil a

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pénétré si profondément dans la réalité que l'aspect de la réalité, pur et débarrassé du corps étranger de l'ap-pareil, est le résultat d'un procédé particulier, à savoir la prise de vues réalisée au moyen de l'appareil photo-graphique orienté dans un certain angle et le montage de cette prise de vues avec d'autres du même genre. L'aspect de la réalité, débarrassé de l'appareil, est ici le comble de l'artifice et le spectacle de la réalité immé-diate est devenu la fleur bleue dans le pays de la tech-nique.

Cette même teneur chosale qui ressort très claire-ment du contraste avec celle du théâtre, on la confron-tera plus utilement encore avec celle qui est le substrat de la peinture. Nous avons dans ce cas à nous poser la question des rapports où sont pris l'opérateur et le peintre. Qu'on nous autorise pour y répondre à recourir à une construction auxiliaire prenant appui sur le concept d'opérateur qui est un concept courant issu de la chirurgie. Le chirurgien présente l'un des pôles d'un ordre dont l'autre est occupé par le mage. L'attitude du mage qui soigne un malade par imposition des mains diffère de celle du chirurgien, qui intervient à l'intérieur du malade. Le mage maintient la distance naturelle entre lui et celui qu'il traite ; ou plus exactement il ne la réduit que peu —par l'imposition des mains— et il l'augmente beaucoup —par son autorité. Le chirurgien procède à l'inverse : il réduit beaucoup la distance qui le sépare de celui qu'il traite —en pénétrant à l'intérieur de celui-ci—et il ne l'augmente que peu —par la précaution avec

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laquelle ses mains se meuvent parmi les organes. En un mot, à la différence du mage (et dans la pratique, il y a un mage dans tout médecin), le chirurgien, au moment décisif, renonce à se placer vis-à-vis de son malade dans un rapport d'homme à homme; il pénètre en lui en opé-rateur. Le peintre et le cameraman sont dans le même rapport que le mage et le chirurgien. Le peintre garde dans son travail une distance naturelle au donné, tandis que le cameraman pénètre profondément dans le tissu de ce donné21. Les images qu'ils en retirent diffèrent énormément. Celle du peintre est une image totale, celle du cameraman est découpée en multiples parties ras-semblées selon une loi nouvelle. La présentation ciné-matographique de la réalité est pour cette raison celle qui, aux yeux de l'homme d'aujourd'hui, est incompa-rablement la plus significative, précisément parce qu'en pénétrant dans la réalité de la manière la plus intensive au moyen de l'appareil, elle lui procure l'aspect de la réalité, débarrassé de l'appareil, qu'il requiert à bon droit de l'oeuvre d'art.

XII

La reproductibilité technique de l'oeuvre d'art trans-forme le rapport des masses à l'art. Très retardataires

21. Les audaces du cameraman sont de fait comparables à celles du chi-rurgien. Enumérant les tours d'adresse techniques spécifiquement ges-tuels, Luc Durtain recense ceux « qui, dans le domaine chirurgical, sont requis par des interventions particulièrement difficiles. Je prends un exemple choisi dans le domaine de l'oto-rhino-laryngologie...; je pense

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devant un Picasso par exemple, elles deviennent plus progressistes par exemple devant un film de Chaplin. Cela fournit d'ailleurs une caractéristique du compor-tement progressiste : le plaisir de voir et d'apprendre par l'expérience s'y conjugue étroitement et immédiatement à l'attitude du spécialiste qui porte un jugement. Cette conjonction est un important indice social. Plus l'im-portance sociale d'un art se réduit, plus en effet la cri -tique et la jouissance sont au sein du public des attitudes distinctes — comme on le voit très clairement vis-à-vis de la peinture. On jouira de ce qui est conventionnel sans aucun esprit critique, on critiquera ce qui est effec-tivement nouveau avec dégoût. Critique et jouissance coïncident pour le public de cinéma. Et la circonstance décisive en la matière est que les réactions des indivi-dus, dont la somme constitue la réaction de masse du public, ne se montrent nulle part davantage qu'au cinéma conditionnées d'emblée par l'imminence de leur trans-formation en une réaction de masse. Et en se manifes-tant, ces réactions se contrôlent. La comparaison avec la peinture reste utile encore d'un autre point de vue. Il

à ce qu'on nomme le procédé perspectif endonasal ou encore aux tours d'adresse, aux véritables acrobaties auxquelles le chirurgien du larynx doit se livrer en se guidant sur l'image inversée du laryngoscope; je pour-rais également parler du travail de précision, qui n'est pas sans rappeler celui des horlogers, requis par la chirurgie de l'oreille. Toute la gamme des acrobaties musculaires les plus subtiles est exigée de l'homme qui veut réparer ou sauver le corps humain, qu'on songe seulement à l'opé-ration de la cataracte, cette sorte de confrontation entre l'acier et des tissus presque liquides, ou aux interventions si dangereuses dans les par-ties molles (laparotomie) (Luc Durtain, « La technique et l'homme », Vendredi, 13 mai 1936, n° 19).

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est remarquable que la peinture a constamment requis d'être regardée par un individu ou un petit groupe. Le phénomène par lequel, au xixe siècle, la peinture devint l'objet d'une contemplation collective par un public plus large est un symptôme précoce de la crise de la peinture qui n'est en aucun cas le fait de la seule photographie mais qui, relativement indépendamment de celle-ci, fut provoquée par la prétention de l'oeuvre d'art à avoir un public de masse.

Or, de fait, la peinture ne se prête pas à une récep-tion collective simultanée, comme l'architecture s'y prête depuis toujours, comme l'épopée s'y prêtait autrefois, comme le cinéma s'y prête aujourd'hui. Et bien qu'on ne puisse pas en tirer de grandes conclusions sur le rôle social de la peinture, ce pré-judice pèse lourd dans la balance, dès lors que, dans certaines circonstances, et contre sa propre nature, la peinture est immédiatement confrontée aux masses. Dans les églises et les cloîtres au Moyen Age, dans les cours princières jusqu'à la fin du xvine siècle, la réception collective des peintures n'était pas simultanée, elle procédait par des degrés multiples et des intermédiaires hiérarchisés. Quand cela a changé, le conflit particulier dans lequel la peinture s'est trouvée impliquée par la reproductibilité technique de l'image trouve alors son expression. Mais si l'on a bien entrepris d'exposer la peinture devant les masses dans les musées et les salons, les masses n'avaient aucun moyen de s'organiser et de

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se contrôler elles-mêmes dans le cadre de cette récep-tion22. C'est précisément pourquoi le même public qui réagit de manière progressiste à un film de Chaplin est nécessairement retardataire en face du surréalisme.

XIII

Ce qui caractérise le cinéma, c'est non seulement la manière dont l'homme se présente devant l'appareil de prise de vues, mais encore celle dont, grâce à lui, il se présente le monde qui l'entoure. La psychologie expérimentale permet d'illustrer la capacité de l'ap-pareil à être l'outil d'un test. La psychanalyse permet de l'illustrer d'une autre manière. Le cinéma a de fait enrichi notre monde de repères par des méthodes que peuvent illustrer celles de la théorie freudienne. Il y a cinquante ans, un acte manqué, dans une conversa-tion, passait plus ou moins inaperçu. Il devait être exceptionnel qu 'il ouvre d'un seul coup une perspec-

22. Cette manière de concevoir les choses peut paraître grossière; mais comme le grand théoricien que fut Léonard de Vinci le montre, des conceptions grossières peuvent être enrôlées au service de leur époque. Léonard compare la peinture et la musique en ces termes : « La peinture domine la musique, parce qu'elle n'est pas forcée de mourir chaque fois, après sa création, comme l'infortunée musique. [...] La musique, qui s'évapore à mesure qu'elle naît, est inférieure à la peinture, que l'emploi du vernis a rendu éternelle» ([Leonardo da Vinci, Frammenti letterarii et filosofici], cité par Fernand Baldenspenger, « Le raffermissement des techniques dans la littérature occidentale de 1840 », Revue de littérature comparée, XV/I, Paris, 1935, p. 79 [note 1].)

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tive vers les profondeurs d'une conversation qui jus-qu'alors ne semblait se dérouler qu'en surface. Les choses ont changé depuis la Psychopathologie de la vie quotidienne. Elle a isolé, et rendu du même coup analysables, des choses qui, charriées dans le large fleuve de la perception, passaient inaperçues. Dans toute l'étendue du monde de nos repères optiques, et désormais aussi acoustiques, le cinéma a eu pour consé-quence un approfondissement semblable de l'aper-ception. Ce n'est rien d'autre que l'envers de cette teneur chosale si les actions que présente le cinéma sont beaucoup plus exactes et analysables d'un beau-coup plus grand nombre de points de vue que celles qui se présentent dans une peinture ou sur la scène d'un théâtre. Par rapport à la peinture, c'est l'indica-tion incomparablement plus précise de la situation qui rend la présentation cinématographique d'une action beaucoup plus analysable. Par rapport à la scène, c'est qu'il est davantage possible d'isoler la performance. Ce fait, et c'est là sa signification capitale, a tendance à encourager l'interpénétration mutuelle de l'art et de la science. Il est de fait à peine possible d'indiquer ce qui, dans une conduite proprement isolée de la situa-tion déterminée dans laquelle elle s'inscrit — isolée par dissection, comme un muscle d'un corps —, provoque plus fortement notre adhésion, sa valeur artistique ou la valeur scientifique que son usage peut avoir pour nous. Ce sera l'une des fonctions révolutionnaires du cinéma que de montrer que la valeur de la photogra-

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phie est indissolublement artistique et scientifique alors que ces deux aspects étaient jusqu'alors, la plupart du temps, distincts23.

Par les gros plans tirés de l'inventaire photogra-phique, par la nouvelle évidence qu'il donne à des détails qui restaient dissimulés dans les accessoires cou-rants de notre vie, par l'exploration de milieux banals sous la conduite géniale de l'objectif, le cinéma nous fait mieux discerner les contraintes qui régissent notre existence, mais il nous ouvre en même temps un espace de jeu, énorme et insoupçonné ! Les bars et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos meublés, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir. Le cinéma vint, qui fit sauter ce monde carcé-ral à la dynamite de ses dixièmes de seconde, de telle sorte qu'impassibles, parmi les ruines dispersées sur une vaste étendue, nous entreprenons d'aventureux voyages. Le gros plan étire l'espace, le ralenti étire le mouvement. Et de même qu 'il ne s'agit pas du tout, avec le grossissement, de faire voir clairement ce que

23. La peinture de la Renaissance, si nous cherchons une situation ana-logue à celle-ci, ouvre une instructive analogie. Nous trouvons là un art qui intègre nombre de sciences ou du moins de données scientifiques nouvelles et ce n'est pas là la moindre des raisons de son incomparable essor et de son importance. Il sollicite l'anatomie et la perspective, la mathématique, la météorologie et la théorie des couleurs. « Quoi de plus loin de nous, écrit Valéry, que l'ambition déconcertante d'un Léonard, qui considérant la Peinture comme un suprême but ou une suprême démonstration de la connaissance, pensait qu'elle exigeât l'acquisition de l'omniscience et ne reculait pas devant une analyse générale dont la profondeur et la précision nous confondent ? » (Paul Valéry, Pièces sur l'art, p. 191, « Autour de Corot »).

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nous verrions « sans cela » confusément, mais bien de faire apparaître des formations structurelles totale-ment neuves de la matière, le ralenti fait non seule-ment apparaître des figures bien connues de mouvement, mais découvre encore dans ces figures des figures inconnues « qui apparaissent, non comme des mouvements naturels ralentis, mais qui acquièrent une allure de vol plané, d'apesanteur24 ». Aussi devient-il évident que la nature qui parle à la caméra est une autre nature que celle qui parle à l'oeil. Autre surtout en ce qu'à l'espace tissé consciemment par l'homme s'en substitue un autre dont le tissu est inconscient. Si on peut couramment rendre raison, même en gros, des mouvements des gens quand ils marchent, nous ne savons rien de précis de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. Si le geste que nous faisons pour saisir un briquet ou une cuiller nous est, en gros, familier, nous ne savons pourtant rien de celui qui se joue entre la main et le métal et moins encore comment cela est affecté par les diverses dispositions qui peuvent être les nôtres pendant ce temps. Voilà ce que la caméra vient saisir avec ses auxiliaires, plongée et contre-plongée, coupe et plan de détail, ralenti et accéléré, agrandissement et réduction. Elle nous per-met pour la première fois de connaître par expérience l'inconscient optique, comme la psychanalyse l'in-conscient pulsionnel.

24. Rudolf Arnheim, Le cinéma est un art, p. 122.

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XIV

Une des plus importantes tâches de l'art, depuis tou-jours, est d'engendrer une demande dont l'heure de la pleine satisfaction n'est pas venue25. L'histoire de toute forme d'art connaît des périodes critiques, dans lesquelles cette forme tend à des effets que seule la transformation de l'état de la technique, c'est-à-dire une forme artistique nouvelle, permettra d'obtenir sans contrainte. Les extra-vagances et les grossièretés de l'art, du moins dans ce qu'on appelle les périodes de déclin, procèdent en réalité du centre où son énergie historique est la plus abondante. Le dadaïsme a été le dernier en date de ces débordements barbares. Aujourd'hui seulement, il est possible de savoir quelle impulsion lui a donné naissance : le dadaïsme ten-tait, avec les moyens de la peinture (ou de la littérature), de produire les effets que le public recherche aujourd'hui dans le cinéma.

25. «I:ceuvre d'art, dit André Breton, n'a de valeur que traversée par des reflets de l'avenir. ' De fait, toute forme d'art élaborée est au croisement de trois lignes de développement. Il y a premièrement que la technique travaille à produire une forme d'art déterminée. Avant l'apparition du cinéma, il existait de petits livres de photographies, dont les images, feuilletées rapidement grâce à la pression du pouce, faisaient se dérouler sous nos yeux un combat de boxe ou un match de tennis; il y avait ces automates, dans les bazars, dont les images s'animaient grâce à l'action d'une manivelle. –Il y a ensuite le travail des formes d'art traditionnelles qui, à certains stades de leur développement, s'exténuent à produire des effets que la forme d'art nouvelle déploiera ensuite sans contrainte. Avant que le cinéma ne s'impose, les manifestations dadaïstes cherchaient à provoquer dans le public un mouvement que, par la suite, les films de Chaplin suscitèrent naturellement. –En troisième lieu, d'imperceptibles transformations sociales travaillent à

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Tout engendrement d'une demande, quand il est fon-damentalement nouveau, pionnieç va au-delà de son but. Le dadaïsme va au-delà de son objectif dans la mesure où il sacrifie les valeurs mercantiles qui caractérisent si profondément le cinéma au profit d'intentions plus impor-tantes —et dont il n'a évidemment pas conscience dans la forme que nous décrivons ici. La possibilité d'une uti-lisation de leurs oeuvres à des fins mercantiles importait peu aux dadaïstes, mais il leur importait beaucoup de les rendre impropres à tout recueillement contemplatif. La dévalorisation radicale de leur matériau n'est pas le moindre des moyens par lesquels ils ont cherché à les rendre impropres à cette fin. Leurs poèmes sont des « salades de mots », ils contiennent des tournures obs-cènes et toutes les formes imaginables de détritus de lan-gage. Il n'en va pas autrement de leurs peintures, où ils

transformer la réception pour le seul bénéfice de la nouvelle forme d'art. Avant que le cinéma ait commencé à constituer son public, le Kaiserpanorama présentait des images (qui avaient déjà cessé d'être immobiles) dont la réception avait pour agent un public rassemblé. Ce public était placé devant un paravent dans lequel étaient installés des stéréoscopes, un pour chaque spectateur. Des images isolées apparais-saient de manière automatique devant ces stéréoscopes, demeuraient un court instant avant de céder la place à d'autres. Edison devait encore travailler avec de semblables moyens, quand (avant que l'on connût l'écran et le procédé de la projection) il montra la première pellicule devant un public restreint qui regardait dans l'appareil où les images se succédaient. –Par ailleurs, une dialectique du développement trouve une expression particulièrement claire dans l'agencement du Kaiser-panorama. Peu avant que le cinéma ne rendisse collective la contem-plation des images, devant les stéréoscopes de cet établissement vite passé de mode, la contemplation individuelle des images brille une der-nière fois du même feu dont brillait autrefois la contemplation, par le prêtre, de l'image des dieux dans la cella.

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collaient boutons et titres de transport. Ils parviennent ainsi à détruire radicalement l'aura de leurs productions sur lesquelles, avec les moyens de la production, ils impri-ment au fer rouge la marque de la reproduction. Devant une oeuvre d'Arp ou un poème de Stramm, il est impos-sible de se recueillir ou de prendre position comme devant un tableau de Derain ou un poème de Rilke. Au recueille-ment contemplatif qui, dans la dégénérescence de la bour-geoisie, fut une école de comportements asociaux, vint s'opposer une nouvelle variété de comportement social, la distraction26. Distraction véhémente certes, que pro-mettaient les manifestations dadaïstes puisqu'elles fai-saient de l'oeuvre d'art l'objet d'un scandale. Elle devait remplir avant tout une exigence : provoquer une colère publique.

Avec les dadaïstes, l'oeuvre d'art, séduisante appa-rence visuelle ou forme sonore éloquente, devint un coup de revolver. Elle faisait feu sur le spectateur. Elle acquit une qualité tactile. Elle a ainsi créé un terrain favorable à la demande de cinéma, qui n'est distrayant que parce qu'il s'appuie sur un élément essentiellement tactile : une succession des lieux de l'action et des plans qui agit sur le spectateur comme une succession de coups. Que l'on compare l'écran sur lequel le film se déroule et la toile

26. Le modèle théologique de ce recueillement contemplatif est la conscience d'être seul avec Dieu. A la grande époque de la bourgeoisie, cette conscience a renforcé la liberté qui lui permit de s'affranchir de la tutelle de l'Eglise. A l'époque de son déclin, cette même conscience com-porte une tendance cachée à priver les affaires de la communauté des forces mêmes que l'individu met en oeuvre dans son commerce avec Dieu.

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qui est le support de la peinture. Celle-ci invite celui qui la regarde à la contemplation; il peut s'abandonner devant elle à un enchaînement d'associations. C'est ce qu'il ne peut faire devant l'image cinématographique. A peine son oeil l'a-t-il saisie qu'elle s'est déjà transformée. Elle ne peut être fixée. Duhamel, qui déteste le cinéma, dont la signification lui échappe complètement, mais qui a compris certaines choses de sa structure, remarque à ce propos : « Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pen-sées27. » De fait le cours des associations à quoi s'aban-donne celui qui regarde ces images est immédiatement interrompu par leur transformation. C'est ce qui fait l'ef-fet de choc du cinéma dont on trouvera la parade dans une présence d'esprit plus grande28. En raison de sa struc-ture technique, le cinéma a libéré l'effet de choc physique de l'emballage où les dadaïstes le maintenaient encore enfermé dans l'effet de choc moral29.

27. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, 3e éd., Paris, 1930, p.52.28. Le cinéma est la forme d'art qui correspond à l'intensification du dan-ger mortel que les contemporains doivent regarder en face. En s'exposant à des effets de choc, les hommes s'ajustent aux dangers qui les menacent. Le cinéma correspond à des transformations en profondeur de l'appareil perceptif — transformations dont, à l'échelle de la vie privée, n'importe quel passant fait l'expérience dans le trafic d'une grande ville et, à l'échelle de l'histoire, n'importe quel ressortissant d'un Etat.29. De même que sur le dadaïsme, le cinéma ouvre d'importantes pers-pectives sur le cubisme et le futurisme. Ils apparaissent l'un et l'autre comme des tentatives insatisfaisantes par lesquelles l'art cherche, pour son propre compte, à pénétrer la réalité comme le fait l'appareil. A la différence du cinéma, qui utilise le dispositif technique pour une présentation artistique de la réalité, ces écoles ont fondé leur tentative sur une sorte de présenta-tion où se mêlent la réalité et le dispositif. Dans le cubisme, c'est le

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La masse est une matrice où le comportement habi-tuel vis-à-vis des oeuvres d'art connaît aujourd'hui une seconde naissance. La quantité se renverse en qualité. Les masses considérablement accrues des participants ont produit une nouvelle forme de participation. L'observateur ne doit pas être trompé par la forme décriée sous laquelle cette participation apparaît. Mais il n'a pas manqué de gens enflammés qui, précisément, n'en ont retenu que cet aspect superficiel. Parmi eux, Duhamel a les expressions les plus radicales. Il tient surtout rigueur au cinéma du mode de participation qu'il a produit dans les masses. Il dit du cinéma qu'il est « un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misé-rables, ahuries par leur besogne et leurs soucis [...], un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées [...], n'éveille au fond des coeurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour " star " à Los Angeles 3o ». On le voit, c'est au fond la vieille plainte, les masses cher-chent la distraction, tandis que l'art exige le recueille-ment. C'est un lieu commun. Reste à savoir s'il peut fournir la base d'une réflexion sur le cinéma. —Il s'agit d'y voir de plus près. Distraction et recueillement for-ment une antithèse que l'on peut formuler ainsi : qui estpressentiment de la construction – qui s'appuie sur l'optique – de ce dis-positif qui joue le premier rôle, dans le futurisme, c'est le pressentiment des effets produits par le défilement rapide de la pellicule.30. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, p. 58

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recueilli devant une oeuvre d'art s'absorbe en elle; il entre dans l'oeuvre, comme le rapporte le conte d'un peintre chinois regardant son tableau achevé. A l'opposé les masses qui se distraient absorbent l'oeuvre d'art. Les architectures en sont le cas le plus évident. Depuis tou-jours l'architecture a offert le prototype d'une oeuvre d'art dont la réception s'opère distraitement et collecti-vement. Les lois de leur réception sont très instructives.

L'architecture accompagne l'humanité depuis la pré-histoire. Beaucoup de formes d'art sont nées et ont passé. La tragédie naît avec les Grecs et s'éteint avec eux pour ne revivre, des siècles plus tard, que sous l'espèce de ses propres « règles ». L 'épopée, dont l'origine remonte à l'aube des peuples, s'éteint en Europe à l'issue de la Renaissance. La peinture de chevalet est une création du Moyen Age et rien ne garantit qu'elle durera indéfini-ment. Mais le besoin des hommes de trouver un abri est constant. L'architecture n'est jamais restée en jachère. Son histoire est plus longue que celle de tous les autres arts et il est important d'avoir son action présente à l'es-prit toutes les fois que l'on tente de rendre compte du rapport des masses à l'oeuvre d'art. Il y a deux sortes de réception des architectures : par l 'usage et par la per-ception. Ou pour mieux dire : une réception tactile et une réception optique. On ne peut pas se faire une idée de cette réception si on se la représente selon le modèle du recueillement, attitude qu'adoptent couramment, par exemple, les voyageurs devant des architectures célèbres. Sur le versant tactile, il n'existe pas en effet de pendant

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à ce qu'est la contemplation sur le plan optique. La récep-tion tactile s'opère moins par les voies de l'attention que par celles de l'habitude. Dans le cas de l'architecture à l'inverse, l'habitude détermine largement même la récep-tion optique. Cette dernière passe elle aussi beaucoup moins par un effort d'attention que par ce que l'on remarque en passant. Mais cette réception, qui s'est for-mée au contact des architectures, peut, dans certaines circonstances, revêtir une valeur canonique : dans les périodes de mutation historique, les tâches imparties à l'appareil perceptif de l'homme ne peuvent être accom-plies par les seules voies de l'optique, c'est-à-dire de la contemplation. Elles sont peu à peu maîtrisées par le canal de la réception tactile, c'est-à-dire de l'habitude.

L'homme distrait lui aussi peut s'habituez Plus encore : il apparaît qu'on a pris l'habitude d'accomplir certaines tâches seulement lorsqu'on peut les accomplir distrai-tement. La distraction, telle que l'art a pour tâche de la proposer, permet de contrôler en sous-main combien la possibilité s'est élargie d'accomplir de nouvelles tâches imparties à la perception. Puisque l'individu est constam-ment tenté de se dérober à ses tâches, l'art s'attaquera à la plus difficile et à la plus importante des siennes en tentant de mobiliser des masses. C'est ce qu'il fait aujour-d'hui dans le cinéma. La réception distraite, qui carac-térise de plus en plus profondément tous les domaines de l'art et qui est le symptôme des transformations qui affectent profondément notre perception, trouve dans le cinéma l'instrument propre de son exercice. Par l'ef-

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fet de choc qui est le sien, le cinéma va au-devant de cette forme de réception. Le cinéma refoule la valeur cultuelle non seulement parce qu'au cinéma le public se comporte en expert, mais aussi parce que s'y comporter en expert n'implique pas qu'on soit attentif. Le public est un examinateur, mais un examineur distrait.

Conclusion

La prolétarisation sans cesse croissante des hommes aujourd'hui et la formation sans cesse croissante de masses nouvelles sont deux aspects d'un même et unique évé-nement. Ces nouvelles masses prolétarisées, le fascisme tente de les organiser sans porter atteinte aux rapports de propriété qu'elles tentent d'abolir. Donner aux masses une expression (mais non les établir dans leur droit), c'est pour lui le salut31. Les masses ont un droit à transformer les rapports de propriété. Le fascisme cherche à donner aux masses une expression, tout en conservant ces rap-ports. Le fascisme tend par conséquent à une esthétisa-tion de la vie politique. Il recourt à la même violence, contre les masses en les humiliant dans le culte d'un chef, contre l'appareil en l'employant à instaurer des valeurs cultuelles.

31. Un fait technique revêt une grande importance de ce point de vue, par-ticulièrement si l'on est attentif aux actualités cinématographiques, dont la valeur pour la propagande est inestimable. La reproduction de masse amène la reproduction des masses. Dans les grands défilés solennels, dans les manifestations monstres, dans les rencontres sportives de masse qui ne

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Toutes les tentatives d'esthétisation de la politique ont le même point culminant. Ce point culminant est la guerre. La guerre, et elle seule, permet de donner un but à des mouvements de masse de grande échelle tout en garantissant les rapports de propriété traditionnels. Telle est la formule de la guerre du point de vue de la politique. Du point de vue de la technique, la formule en est la sui-vante : la guerre seule permet de mobiliser l'ensemble des moyens techniques de l'époque présente tout en garan-tissant les rapports de propriété. Il va de soi que le fas-cisme n'a pas recours à ces arguments dans son apothéose de la guerre. Malgré tout, il est instructif de considérer ses arguments. Marinetti écrit dans son manifeste pour la guerre coloniale d'Ethiopie : « Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous nous élevons contre l'affir-mation que la guerre n'est pas esthétique. [...] Aussi sommes-nous amenés à constater : [...] la guerre est belle, parce que grâce aux masques à gaz, aux terrifiants méga-phones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l'homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu'elle inaugure la métallisation

sauraient aujourd'hui avoir lieu sans les caméras, la masse se voit elle-même en face. Ce processus, dont la portée n'a pas besoin d'être soulignée, est en rapport étroit avec le développement des techniques de reproduction et d'enregistrement. Les mouvements de masse se présentent plus distinctement à l'appareil qu'au regard. La perspective cavalière est le meilleur angle pour saisir des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de personnes. Et même si l'oeil a tout autant accès à cette pers-pective que l'appareil, l'image qu'il en rapporte n'est pas susceptible du grossissement à quoi la prise de vues peut être soumise. Cela veut dire que les mouvements de masse, tout comme la guerre, présentent une forme de comportement humain particulièrement adaptée à l'appareil.

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rêvée du corps humain. La guerre est belle, parce qu'elle enrichit un pré fleuri des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu'elle unit les coups de fusil, les canonnades, les pauses du feu, les par-fums et les odeurs de la décomposition dans une sym-phonie. La guerre est belle, parce qu'elle crée de nouvelles architectures telle celle des grands tanks, des escadres géométriques d'avions, des spirales de fumée s'élevant des villages, et beaucoup d'autres choses encore. Poètes et artistes du futurisme [...] souvenez-vous de ces principes d'une esthétique de la guerre, afin que votre lutte pour une poésie et une plastique nouvelle [...] en soit éclairée32 ! »

Ce manifeste a le mérite de la clarté. Pour le dialec-ticien, il vaut la peine de prendre en compte cette pro-blématique. L'esthétique de la guerre actuelle se présente à lui de la façon suivante : si l'ordre de la propriété main-tient un usage naturel des forces productives, l'augmen-tation des auxiliaires techniques, des tempos, des sources d'énergie le pousse à les employer d'une manière non naturelle. Le moyen lui en est fourni par la guerre, et les destructions qu'elle entraîne apportent la preuve de ce que la société n'était pas assez mûre pour faire _de la tech-nique son organe et que la technique n'était pas assez élaborée pour maîtriser les forces sociales élémentaires. Dans ses traits les plus cruels, la guerre impérialiste est déterminée par le hiatus qui sépare la puissance des

32. La Stampa, Turin.

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moyens de production et l'insuffisance de leur emploi dans le processus de production (elle est déterminée en d'autres termes par le chômage et le manque de débou-chés). La guerre impérialiste est une révolte de la tech-nique qui veut faire valoir sur le « matériel humain » les prétentions auxquelles la société a soustrait son matériel naturel. Au lieu de canaliser les rivières, elle creuse pour le flot des humains le lit de ses tranchées, au lieu que ses aéroplanes servent à ensemencer, ils jettent des bombes incendiaires sur les villes et, avec la guerre des gaz, elle a trouvé un moyen nouveau de liquider l'aura.

« Fiat ars - pereat mundus » dit le fascisme et, comme le reconnaît Marinetti, c'est de la guerre qu'il attend la satisfaction artistique de la perception sensorielle, telle que la technique l'a transformée. C'est manifestement l'ac-complissement de l'art pour l'art". L'humanité qui, chez Homère autrefois, était un objet de spectacle pour les dieux de l'Olympe est aujourd'hui devenue un spectacle pour elle-même. Elle est à ce point devenue étrangère à elle-même qu'elle peut vivre l'expérience de son propre anéantissement comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voilà ce qu'il en est de l'esthétisation de la politique que le fascisme encourage. Le communisme lui répond par la politisation de l'art.

Texte traduit par Christophe Jouanlanne.

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Du nouveausur les fleurs*

La critique est un art de société. Un lecteur sain ne se souciera pas du jugement porté par l'auteur d'une recension. Mais lire par-dessus son épaule sans y être invité, voilà une incorrection qu'il goûtera fort. La cri-tique consiste à feuilleter le livre de telle sorte qu'il nous invite à nous asseoir, comme autour d'une table mise, avec toutes nos intuitions, questions, convictions, lubies, préjugés et idées, de telle sorte que les quelques centaines de lecteurs (mais sont-ils si nombreux?) se fondent dans cette société pour y passer un bon moment. C'est ça, la critique, la seule du moins qui aiguise l'appétit du lecteur devant un livre.

Si nous sommes d'accord sur ce point, il va falloir, sur les cent vingt planches de ce livre, dresser la table pour une foule de regards et de spectateurs. Car nous ne souhaitons pas moins d'amis à cette oeuvre riche, qui n'est pauvre que de paroles. Mais il faut honorer le silence du chercheur qui propose ici ces images. Peut-être son savoir est-il de ceux qui rendent muet celui qui le possède. Et le savoir-faire importe ici davantage que

" Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst. Photographische Pflanzenbilder (Formes originaires de l 'art — Images photographiques de plantes). Edité par et avec une introduction de Karl Nierendorf, Berlin, Ernst Wasmuth, [1928], XVII et 120 pages. La recension de Benjamin parut dans Die Literarische Welt le 23 novembre 1928.

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le savoir. Celui qui a réuni cette collection de photos de plantes a agi de main de maître. Il a fait sa part en réco-lant l'inventaire de nos perceptions : cela va changer notre image du monde dans une mesure encore impré-visible. Car il a démontré combien Moholy-Nagy, le pionnier de la nouvelle photographie, a raison de dire : « Nous ne pouvons pas fixer de frontières à la photo-graphie. Tout est si neuf que la recherche même est créatrice. La technique est naturellement pionnière. L'analphabète de demain sera incapable de lire, non les textes mais les photographiesl. » Que nous filmions la croissance d'une plante en accéléré ou que nous en montrions la forme quarante fois agrandie, de nouveaux mondes d'images jaillissent, comme des geysers, dans des lieux de l'existence où nous étions loin de nous y attendre.

Ces photographies découvrent dans l'existence des plantes tout un trésor insoupçonné d'analogies et de formes. La photographie seule en est capable. Car il faut le fort grossissement qu'elle leur donne pour que ces formes se défassent du voile que notre paresse a jeté sur elles. Que dire d'un observateur à qui, encore sous le voile, elles adressent leurs signaux ? Rien ne peut mieux montrer l'objectivité véritablement nouvelle2 de

1. Voir LSzlô Moholy-Nagy, « Photographie, mise en forme de la lumière », traduction française de C. Wermester dans Ldzld Moholy-Nagy. Compositions lumineuses, 1922-1943, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1995, p.193-197. (N.d.T.)

2. L'objectivité qui n'est pas véritablement nouvelle, l'ennemie désignée ici par Benjamin, c'est la Nouvelle Objectivité dont l'emblème dans le domaine

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Du nouveau sur les fleurs

ce précurseur que de la comparer à l'inobjectivité, mais géniale, d'un Grandville, apprécié autant qu'incompris, qui, dans ses Fleurs animées, fit jadis surgir du règne végétal le cosmos tout entier3. Grandville s'y attaque en suivant une démarche inverse et — Dieu sait — sans dou-ceur. Il marque au fer rouge, comme des forçats, ces enfants de la nature, en imprimant au milieu de la fleur le sceau de la créature, le visage humain. Grandville est un maître incontesté du sadisme graphique, qui est l'un des principes fondamentaux de la publicité dont il fut un grand précurseur. N'est-il pas remarquable de voir chez Blossfeldt un autre des grands principes de la publicité, l'agrandissement en des proportions gigantesques, soigner tendrement les blessures infligées au monde végétal par la caricature ?

« Formes originaires de l'art » — certainement. Mais cela peut-il vouloir dire autre chose que formes origi-naires de la nature, c'est-à-dire des formes qui jamais n'ont été de simples modèles de l'art mais qui, dès le début, comme formes originaires, ont été à l'oeuvre dans toute création ? Le lecteur le moins imaginatif remarquera d'ailleurs que le grossissement de la plante, du bouton ou de la feuille — c'est-à-dire de ce qui est

de la photographie est à ses yeux Renger-Patzsch. C'est à la Nouvelle Objectivité encore que Benjamin réserve les flèches que vise, dans le « Petite histoire de la photographie », la critique de la photographie de création opposée à la photographie qui dévoile et qui construit. Voir également, infra, «Peinture et photographie ». (N.d.T.)

3. Sur Grandville, dont les Fleurs animées parurent en 1847, voir Paris, Capitale du xixe siècle, traduit de l'allemand par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, en particulier p. 190 et suivantes. (N.d.T.)

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grand — l'introduit dans un royaume formel très diffé-rent de celui que lui ouvre le microscope, en grossissant ce qui est petit, par exemple la cellule végétale. Et s'il nous faut dire que de nouveaux peintres, comme Klee, et surtout Kandinsky, sont depuis longtemps occupés à nous acclimater aux royaumes où le microscope nous entraîne avec une brusque violence, ces plantes agran-dies nous découvrent plutôt des « formes stylistiques » végétales. Dans la forme de crosse d'évêque de la fou-gère en aile d'autruche, dans la dauphinelle et la fleur de la saxifrage, qui fait une deuxième fois honneur à son nom en rappelant les rosaces des cathédrales, on devine un parti pris * gothique. Les prêles voisines montrent de très antiques formes de colonnes, les pousses dix fois agrandies des châtaigniers et des érables des formes de totems et celle de l'aconit se déploie comme le corps d'une danseuse touchée par la grâce. De ces calices et de ces feuilles, la nécessité intérieure de ces images jaillit vers nous et garde le dernier mot dans toutes les phases et tous les stades — les métamorphoses — de la croissance. Nous touchons là à l'une des formes les plus profondes et insondables de la création, la variante, qui a toujours été, avant toute autre, la forme du génie, des créations collectives et des créations de la nature. Elle est la contradiction fertile, dialectique de l'invention : le « natura non facit saltus4 »4..< La nature ne fait pas de saut ». La formule est, entre autres, reprise par Leibniz, Nouveaux Essais sur l 'entendement humain, dans Die Philosophischen Schriften von G.W. Leibniz, édition en fac-similé de l'édi-tion Gerhard (1882), t. V, p.49, Georg Olms Verlag, 1978.

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Du nouveau sur les fleurs

des Anciens. On voudrait pouvoir la nommer, d'une hypothèse hardie, le principe féminin et végétal de la vie. La variante est souplesse et consentement, malléa-bilité infinie, ruse et omniprésence.

Mais c'est en lilliputiens que nous nous promenons sous ces fleurs géantes que nous regardons. A l'esprit des fraternels géants qu'étaient Herder et Goethe, à leurs yeux semblables au soleil, il est encore réservé de boire tout le sucre de ces calices.

Texte traduit par Christophe Jouanlanne.

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* Benjamin a écrit deux « Lettres de Paris », à la demande de la revue moscovite de langue allemande Das Wort. C'est par l'intermédiaire de Brecht qui, avec Willi Bredel et Lion Feuchtwanger, en était rédacteur que Benjamin était entré en contact avec ce mensuel. Néanmoins les efforts que fit Benjamin pour collaborer à cette revue n'ont pas été cou-ronnés de succès. Il n'a pas cessé de proposer des contributions, ce dont témoignent sa correspondance avec Brecht et celle, plus abondante, avec la collaboratrice de ce dernier, Grete Steffin; seule la première Lettre de Paris fut publiée par Das Wort, et Benjamin dut, de surcroît, mendier ses honoraires restés en souffrance, ce qui ressort d'une lettre adressée à l'un des rédacteurs, W. Bredel, le 26 avril 1937. La première Lettre de Paris, un « Essai sur la théorie fasciste de l'art » (intitulé désormais « André Gide et son nouvel adversaire »), fut publiée en novembre 1936 par Das Wort. A la même époque, Benjamin écrit à Grete Steffin pour lui parler de la seconde Lettre de Paris : « Je suis en train de préparer pour Bredel ma deuxième Lettre de Paris qui s'appuie sur deux ouvrages collectifs dont l'un a été publié par les Editions socialistes internationales (ESI) et l'autre par l'Institut international de coopération intellectuelle – tous deux concernent la situation actuelle de la peinture au sein de la société » (à G. Steffin, le 4 novembre 1936). Le 20 décembre 1936, Benjamin envoya son manuscrit à Brecht en l'accompagnant de ces mots : « Je crois qu'il y a là certaines choses intéressantes qui ne recoupent en rien ce qui se dit actuellement. J'espère que cette Lettre paraîtra bientôt ». Benjamin croyait devoir à Brecht et Steffin le fait que Bredel ait accepté cette seconde Lettre de Paris; c'est Bredel, en effet, qui semble avoir dirigé Das Wort et qui devait peu après refuser l'essai de Benjamin : « L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique ». Le 29 mars 1937, Benjamin écrit à G. Steffin : « Bredel m'a annoncé qu'il avait accepté ma deuxième Lettre de Paris. Je crois que je ne fais pas erreur sur la personne si je vous en remercie, vous et Brecht. Dans ce qu'il m'écrit, Bredel ne laisse malheureusement rien entendre quant à la date de parution et au paiement des honoraires ; je crois que si vous perdiez l'affaire de vue, je n'y verrais plus clair ». Or, pas plus que l'essai sur « L'O uvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », la revue Das Wort n'a pas publié la deuxième Lettre de Paris. Il semblerait que pour ce dernier texte la raison de sa non-publication soit l'arrêt de la parution de Das Wort, bien qu'il ne soit intervenu qu'en 1939. L'appareil critique des CEuvres complètes (tome III, p. 678 et suivantes) donne pour ce texte les sources suivantes répertoriées dans les Benjamin-Archiv :

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Peinture etphotographie

Deuxième lettre de Paris*,1936

Si l'on se promène à Paris le dimanche et les jours fériés, lorsque le temps est clément, du côté des grandes artères de Montparnasse ou à Montmartre, on rencontre çà et là des sortes de paravents, alignés les uns à côté des autres ou bien disposés en petits labyrinthes, où sont accrochés, pour être vendus, des tableaux. On trouve là les thèmes qu'af-fectionne le bon ton : natures mortes, marines, nus, scènes de genre et intérieurs. Le peintre, affublé souvent dans un style romantique d'un chapeau à larges bords et d'une veste de velours, s'est installé sur un petit pliant à côté de ses toiles. Son art s'adresse aux familles bourgeoises en pro-menade, plus attirées sans doute par sa présence ou sa mise que par les tableaux exposés. Mais ce serait vraisembla-blement trop prêter au sens commercial de ces peintres si l'on supposait leur présence mise au service d'un battage attirant les chalands.

Ce ne sont, bien entendu, pas ces peintres qui ont fait la vedette des grands débats récents sur la situation de la

- manuscrit tapé à la machine T-1 (Benjamin-Archiv : Ts 1548-1563) ; - manuscrit tapé à la machine T-2 (Benjamin-Archiv : Ts 1564-1579); - le manuscrit M (Benjamin-Archiv : Ms 64-72) constitue une version antérieure à la dactylographie. On y trouvera certaines variantes par rap-port à T-1 et T-2 ; en revanche, certains passages de T- 1 et T-2 ne figurent pas dans M. Le dernier alinéa de M ne correspond en rien aux versions dactylographiées : nous donnerons donc ces variantes en note. (N.d.T.)

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peinturer. Ils n'ont, en effet, de rapport avec la peinture en tant qu'art que dans la seule mesure où leur production est de plus en plus destinée à un marché au sens le plus géné-ral. Les peintres arrivés n'ont, certes, pas besoin d'être pré-sents en personne sur le marché ; ils ont leurs marchands et sont exposés lors des Salons. Toujours est-il que leurs collègues camelots proposent encore autre chose que ce qu'offre la peinture à son niveau le plus bas ; ils révèlent à quel point une activité qui ne réclame qu'un talent médiocre, se promener avec des pinceaux et une palette, est devenue courante. Et c'est dans cette mesure-là qu'ils ont malgré tout pu figurer lors des débats que nous avons évoqués. C'est à eux qu'André Lhote faisait allusion en disant : « De nos jours, toute personne qui s'intéresse à la peinture se met, tôt ou tard, à en faire. [...] Du jour où un amateur fait de la peinture, celle-ci cesse d'exercer sur lui cette espèce de fascination quasi religieuse qu'elle exerce sur le pro-fanes. » Si l'on cherche une autre conception, celle d'une époque où l'on pouvait s'intéresser à la peinture sans en venir à cette seule idée : se mettre soi-même à peindre, on se retrouvera à l'époque des corporations. Et, comme c'est souvent le destin d'un libéral – Lhote est, au meilleur sens du terme, un esprit libéral – que de voir un fasciste tirer les ultimes conséquences de sa pensée, on ne s'étonnera pas d'entendre Alexandre Cingria déclarer que la décadence a

1. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1935. La Querelle du réalisme. Deux débats par l'Association des peintres et sculpteurs de la Maison de la Culture, Paris, Editions socialistes internationales, 1936.2. Ibid., p. 39.

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commencé avec la suppression du corporatisme, c'est-à-dire avec la Révolution française. Après la suppression des corporations, les artistes se seraient conduits, méprisant toute discipline, « comme de véritables fauves3 ». Quant à leur public, les bourgeois, « libérés en 1789 d'un ordre bâti politiquement sur les hiérarchies et spirituellement sur la primauté des valeurs intellectuelles [...], ils furent assez vite incapables de comprendre le pourquoi de la valeur de cet ordre de création à la fois si désintéressé, mensonger, amoral et inutile qui commande aux lois de l'art4 ».

On pourra ainsi constater que le fascisme était bien pré-sent dans les débats du Congrès de Venise. On ne pouvait manquer de s'apercevoir que ces débats se déroulaient en Italie, de même qu'il était sensible, lors du Congrès de Paris, que celui-ci avait eu lieu à l'instigation de la Maison de la Culture – voilà pour le profil officiel de ces manifestations. A examiner de plus près les différentes communications, on conviendra qu'à Venise (où certes la rencontre était inter-nationale) les réflexions sur la situation de l'art étaient mûries et pertinentes, tandis qu'à Paris tous les congressistes ne sont pas parvenus à maintenir le débat hors des sentiers battus. Il est toutefois significatif que deux des vedettes du Congrès de Venise, Lhote et Le Corbusier, prirent part à celui de Paris et furent capables de se sentir très à l'aise dans cette nouvelle ambiance. Le premier saisit l'occasion de rappeler le Congrès de Venise : « Nous fûmes soixante, réunis [...] pour tâcher de voir clair en ces ques-

3. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 96.4. Ibid., p. 97.

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rions, et il serait bien aventureux de prétendre que l'un de nous y ait réussis. »

Mais il est regrettable qu'à Venise l'Union soviétique n'ait pas été représentée et que l'Allemagne n'ait eu qu'un représentant, même si ce fut en la personne de Thomas Mann. On aurait pourtant tort de supposer que pour cette raison les positions plus avancées n'aient trouvé aucun défenseur. Des Scandinaves comme Johnny Roosval, des Autrichiens comme Hans Tietze, sans parler des deux Français dont nous avons parlé, s'en sont fait, du moins pour une part, les porte-parole6. A Paris, c'est de toute façon l'avant-garde qui était au premier plan : composée à parts égales de peintres et d'écrivains. On voulait ainsi insister sur la nécessité pour la peinture de retrouver un réel contact avec le langage écrit et parlé.

La théorie de la peinture s'est coupée de la peinture pour devenir une discipline spécialisée qui est désormais l'objet de la critique d'art. La raison de cette division du travail est à chercher dans l'effacement d'une solidarité qui jadis assurait le lien entre la peinture et les aspirations du public. Courbet fut sans doute le dernier peintre chez qui cette solidarité a pu s'exprimer ; sa théorie de la peinture ne répond pas seulement à des problèmes picturaux. Chez

5. La Querelle du réalisme, p. 93.6. On s'est par ailleurs heurté, à Venise, à des positions rétrogrades dont le caractère et la forme obsolètes ressortissent à des époques révolues ; à titre d'exemple, Salvador de Madariaga définit l'art « véritable » comme étant « le résultat d'une combinaison d'étendue et de pensée en pro-portions variables, et le mauvais art résulte d'un mélange de pensée et d'étendue où la pensée gêne l'oeuvre d'art». Cf. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 160.

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les impressionnistes, le jargon d'atelier fit déjà reculer la théorie proprement dite et, dès lors, s'amorce une constante évolution jusqu'au point où un observateur bien informé et intelligent pouvait être conduit à la thèse selon laquelle la peinture « est devenue une affaire totalement ésotérique et qui ne relève plus que du monde des musées, l'intérêt pour elle et pour ses problèmes n'existe plus, elle est presque un reliquat d'une période passée. Etre devenu son esclave, c'est un échec personnel7 ». Pareille conception obère moins la peinture que la critique d'art qui n'est qu'en apparence au service du public, car en fait elle sert le commerce. Elle n'utilise aucun concept et n'obéit qu'à un jargon qui change d'une saison à l'autre. Ce n'est pas un hasard si le critique d'art parisien dont l'autorité est la plus déterminante, Waldemar George, est intervenu à Venise comme un tenant du fascisme. Son jargon de snob ne vaut que ce que dure-ront les formes actuelles du marché de l'art. On comprend qu'il en arrive à attendre de la venue prétendue inévitable d'un « Führer » le salut de la peinture française8. L'intérêt du Congrès de Venise réside dans l'effort de ceux qui ont su montre; sans chercher à la dissimuler, quelle crise la peinture traversait. C'est le cas, en particulier, de Lhote, et son constat : « La question du tableau utile est posée9 »

nous indique où se situe le point crucial des débats. Lhote est à la fois peintre et théoricien. En tant que peintre, il est dans la lignée de Cézanne, et son travail théorique s'effec-

7. Voir H. Broch, Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des Idées », 1966, p. 205.8. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 71.9. Ibid, p. 47.

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tue dans le cadre de la Nouvelle Revue française. Il ne se situe nullement à l'extrême gauche, et ce n'est pas seule-ment là qu'on a senti la nécessité de réfléchir sur 1«< uti-lité » d'un tableau. Sauf à en pervertir le sens, cette notion ne peut s'appliquer à l'utilité que revêt un tableau pour la peinture ou le plaisir esthétique (au contraire, c'est préci-sément grâce à cette notion qu'on pourra décider de l'uti-lité de la peinture et du plaisir esthétique). Il est possible d'ailleurs que l'extension du concept d'utilité soit trop res-treinte. On se fermerait toute voie de recherche à ne tenir compte que de l'utilité immédiate, celle que présente le sujet d'une oeuvre. L'histoire montre que la peinture a pu assu-mer certaines fonctions sociales d'ordre général souvent en exerçant des effets indirects. C'est ce à quoi fait allusion l'historien de l'art Tietze (de Vienne) lorsqu'il définit ainsi l'utilité d'un tableau : « L'art fait comprendre la réalité. [...] Les premiers artistes qui imposèrent les premières conven-tions à la perception visuelle rendirent à l'humanité un ser-vice semblable à celui qu'elle doit aux génies préhistoriques qui formèrent les premières paroles10. » Lhote poursuit la même idée, mais à travers les temps historiques ; il remarque que l'apparition de chaque technique nouvelle s'accom-pagne d'une nouvelle conception de l'optique qui en consti-tue l'arrière-plan : « Vous connaissez les délires qui présidèrent à l'invention de la perspective, qui est la décou-verte capitale de la Renaissance. Paolo Uccello, qui en découvrait déjà les lois, réveillait sa femme la nuit, n'y tenant plus d'enthousiasme, pour l'entretenir de la merveilleuse10. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p.

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nouveauté. Je pourrais symboliser les différents stades de l'évolution de la vision, des primitifs à nos jours, par l'exemple caricatural d'une simple assiette. Le primitif l'eût représentée, comme l'enfant, par un cercle, le Renaissant par un ovale, le moderne, incarné par Cézanne [...], par une figure extrêmement compliquée que vous pourrez ima-giner à peu près en aplatissant la partie inférieure de l'ovale, et en gonflant l'un de ses côtés11. » Si l'utilité de telles découvertes picturales — et l'on pourrait peut-être en faire l'objection — n'est pas à porter au crédit de la perception, mais seulement à celui de sa reproduction plus ou moins fidèle, c'est alors dans des domaines extérieurs à l'art que cette utilité se confirmera d'elle-même. Ce type de reproduction, en effet, influence le niveau de production et de culture d'une société par le biais de nombreux canaux : le dessin publicitaire, les réclames, l'imagerie populaire, l'illustration scientifique.

La notion d'utilité d'un tableau, dont on peut ainsi éta-blir une conception élémentaire, s'est trouvée considéra-blement élargie par la photographie, et cette extension correspond au statut actuel de cette notion. Aujourd'hui, le point nodal de la controverse réside dans l'effort qu'elle fait pour expliquer quel rapport la photographie — que la discussion intègre à son analyse — entretient avec la pein-ture. Si cet effort n'a pas eu lieu à Venise, Aragon a tâché, au Congrès de Paris, de rattraper ce qui avait été négligé ; et cela demandait, comme il le dit plus tard, une certaine audace. Une partie des peintres présents à Paris ont, en11. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 38.

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effet, ressenti comme une offense l'idée d'étayer certaines réflexions touchant l'histoire de la peinture grâce à l'his-toire de la photographie. « Imagine-t-on, conclut Aragon, un physicien qui se fâcherait qu'on lui parlât de chimie 12 ? »

Les recherches sur l'histoire de la photographie ont commencé il y a huit ou dix ans. Nous disposons d'un cer-tain nombre de travaux, illustrés pour la plupart, qui trai-tent des débuts de la photographie ou qui sont consacrés à ses premiers maîtres13. C'est pourtant le fait d'un tout récent ouvrage que d'avoir le premier traité son sujet en rapport avec l'histoire de la peinture. Cette recherche s'est inspirée du matérialisme dialectique et confirme à nouveau la grande originalité des perspectives ouvertes par cette méthode. L'étude de Gisèle Freund, La Photographie en France au xlxe siècle14, explique l'apparition de la photo-graphie en rapport avec la montée de la bourgeoisie et illustre ce rapport d'une façon particulièrement bien justi-fiée en prenant pour exemple l'histoire du portrait. Partant de la technique du portrait la plus répandue sous l'Ancien Régime, les coûteuses miniatures sur ivoire, l'auteur passe en revue les différents procédés qui, vers 1780, c'est-à-dire soixante ans avant l'invention de la photographie, per-

12. L. Aragon, « Le Réalisme à l'ordre du jour », Commune, septembre 1936, n° 4, série 37, p. 23.13. Voir entre autres travaux : H. T. Bossert et H. Guttmann, Aus der Frühzeit der Photographie 1840-1870, Francfort-sur-le-Main, 1930 ; C. Recht, Die alte Photographie, Paris, 1931 ; H. Schwarz et D. O. Hill, Der Meister der Photographie, Leipzig, 1931 ; voir ensuite deux oeuvres de référence : Disdéri, Manuel opératoire de photographie, Paris, 1853 ; et Nadar, Quand j'étais photographe, Paris, 1900.14. G. Freund, La Photographie en France au xix, siècle. Essai de sociologie et d'esthétique, Paris, La Maison des Amis du livre, 1936.

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mettaient d'accélérer et de rendre meilleur marché la pro-duction des portraits, et ainsi d'en étendre la consommation. La description que G. Freund donne du physionotrace ls,

Benjamin fit un compte rendu de cet ouvrage dans Zeitschrift für Sozialforschung, n° 7, 1938, p. 296, publié dans W. Benjamin, Gesammelte Schriften, t. III, p. 542-544. Benjamin, qui était un ami de G. Freund, avait pu prendre connaissance de l'ouvrage alors qu'il n'avait pas encore été publié ; voir lettre à B. Brecht du 8 janvier 1935. (N.d.T.)Cet ouvrage est la thèse que l'auteur, émigrante allemande, a soutenue à la Sorbonne. Ceux qui assistèrent à la discussion finale ne peuvent qu'avoir été fortement impressionnés par l'ampleur de vues et la tolé-rance des membres du jury. Evoquons un reproche d'ordre méthodolo-gique qu'on pourrait faire à ce livre plein de mérites : « Plus le génie de l'artiste est grand, écrit l'auteur, et mieux son oeuvre reflète, à travers l'originalité même de la forme, les courants actuels de la société ». (G. Freund, La Photographie en France au xrx' siècle, p. 4). Ce qui dans une telle phrase semble problématique, ce n'est pas la tentative de défi -nir la portée artistique d'une oeuvre en relation avec la structure sociale propre à l'époque où elle apparaît, c'est plutôt la présupposition que cette structure apparaîtrait une fois pour toutes et sous le même aspect. En fait, la manière dont elle apparaît se transforme en fonction des dif-férentes époques qui se tournent vers elle pour la comprendre. Définir la signification d'une oeuvre d'art, en tenant compte de la structure sociale de l'époque où elle apparaît, consiste donc bien plutôt à évaluer la capa-cité de cette oeuvre – à partir de l'histoire des influences qu'elle a exercées –, à ouvrir, pour l'époque où elle voit le jour, un accès aux époques qui lui sont les plus lointaines et les plus étrangères. On trouvera des exemples d'une telle puissance dans le poème de Dante pour le xii' siècle, dans l'oeuvre de Shakespeare pour l'époque élisabéthaine. Il est d'autant plus important de poser clairement ce problème méthodologique que la phrase de G. Freund renvoie directement à une position dont Plekhanov s'est fait l'interprète à travers une formule à la fois percutante et pro-blématique : « Plus l'écrivain est grand, plus le caractère de son oeuvre dépend fortement et clairement du caractère de son époque ; autrement dit, moins on trouve dans ses oeuvres cet " apport " qu'on pourrait appeler personnel » (Georges Plekhanov, « Les Jugements de Lanson sur Balzac et Corneille », Commune, décembre 1934, série 16, p. 306).15. Voir G. Freund, La Photographie en France au xix' siècle, p. 17 et suivantes : « L'invention de la silhouette qui, en soi, n'avait pas ce qu'il fallait pour devenir une industrie de grande envergure, provoqua la naissance d'une technique, populaire en France entre 1786 et 1830, connue sous le nom de physionotrace. L'inventeur en était Gilles Louis

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technique intermédiaire entre la miniature et la photogra-phie, a valeur de découverte. L'auteur montre ensuite com-ment c'est avec la photographie que cette évolution technique atteint un niveau congruent à l'évolution de la société, puis-qu'elle met le portrait à la portée des couches plus larges de la bourgeoisie16. Elle montre bien comment, parmi les peintres, ce sont les miniaturistes qui ont été les premières victimes de la photographie. Elle rend compte pour finir de la discussion théorique opposant peinture et photographie, et qui débuta vers le milieu du >axe sièclel7.

Chrétien, né en 1754 à Versailles. [...j En 1786, il réussit à inventer un appareil qui mécanisait la technique de la gravure et permettait de gagner beaucoup de temps. L'invention combinait deux modes différents du portrait : celui de la silhouette et celui de la gravure, créant ainsi un art nouveau. Il nomma son appareil physionotrace. Le physionotrace était basé sur le principe bien connu du pantographe. Il s'agit d'un système de parallélogrammes articulés susceptibles de se déplacer dans un plan horizontal. A l'aide d'un stylet sec, l'opérateur suit les contours d'un dessin. Un stylet encré suit les déplacements du premier stylet, et repro-duit le dessin à une échelle qui est déterminée par la position relative des stylets. Deux points principaux distinguaient le physionotrace. Outre sa grandeur peu commune, il se déplaçait dans un plan vertical et il était muni d'un visier (nous dirions un viseur) qui, remplaçant la pointe sèche, permettait de reproduire les lignes d'un objet non plus à partir d'un plan, mais de l'espace. Après avoir placé son modèle, l'opérateur, monté sur un escabeau derrière l'appareil, manoeuvrait en visant, d'où le nom du visier, les traits à reproduire. La distance du modèle à l'appareil ainsi que la position du stylet traceur permettaient d'obtenir une image aussi bien en grandeur naturelle qu'à une échelle quelconque (Voir Cromer, « Le Secret du Physionotrace », Bulletin de la Société archéologique, his-torique et artistique, Le Vieux Papier, 26e année, octobre 1925). »16. Correction manuscrite dans T-2 : « L'auteur montre de manière par-ticulièrement bien venue comment certaines découvertes techniques peu-vent être rendues accessibles aux larges couches sociales. »17. Ajout manuscrit postérieur dans T-2 : « La méthode de cet essai est celle du matérialisme dialectique. Néanmoins, quelques passages pour-ront éveiller certains doutes chez un lecteur critique. »

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Sur le terrain de la théorie, cette controverse s'est essen-tiellement attachée à la question de savoir si la photogra-phie était un art. L'auteur souligne la particularité du contexte que met en lumière la réponse à ce problème : elle démontre que le niveau artistique d'un bon nombre des premiers pho-tographes était très élevé et qu'ils travaillaient sans pré-tention proprement artistique, ne destinant leurs oeuvres qu'à un cercle restreint d'amis. « Cette prétention à l'art, c'étaient les commerçants de la photographie qui la mani-festaient". » En d'autres termes : la prétention de la pho-tographie à être un art est contemporaine de son apparition sur le marché en tant que marchandise.

Cette problématique obéit à une ironie proprement dia-lectique : le procédé, qui était par la suite destiné à remettre en question la notion d'oeuvre d'art, puisqu'en la repro-duisant il en accélérait la transformation en marchandise, se définit d'abord comme technique artistique19. L'étape suivante de cette évolution commence avec Disdéri qui avait compris que la photographie était une marchandise comme tous les autres produits de notre société (le tableau lui aussi est une marchandise). D'autre part, Disdéri a su deviner quels services la photographie était en mesure de rendre à l'économie marchande : il fut le premier à utiliser

18. G. Freund, La Photographie en France au xtx= siècle, p. 49.19. Dans le même domaine, on trouvera une autre situation parcourue d'une ironie semblable : en tant qu'instrument hautement standardisé l'appareil photo nivelle, à travers ses produits, toute expression des par-ticularités nationales. Jamais les photographies, en tant qu'images, n'ont été aussi indépendantes des conventions et des styles nationaux. L'appareil photo crée donc un malaise chez ceux des théoriciens qui restent atta-chés à ce type de style et de convention, et leur réaction ne s'est pas fait

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cette technique pour lancer sur le marché des produits qui avaient été plus ou moins soustraits aux échanges — et, en premier lieu, les oeuvres d'art. Disdéri eut l'astuce de se faire accorder par l'Etat le monopole de la reproduction des oeuvres rassemblées au Louvre. Et depuis, la photographie a commercialisé en quantité croissante ses emprunts au domaine de la perception visuelle ; elle s'est emparée d'objets qu'elle a fait entrer dans le circuit des échanges et qui, autrefois, n'auraient jamais pu y trouver place.

Mais cette évolution sort déjà du cadre que Gisèle Freund s'est imparti. Elle s'est essentiellement cantonnée à l'époque où la photographie entame sa marche triom-phale : l'époque du juste milieu*. L'auteur s'attache à en définir les positions esthétiques, et son exposé dépasse la simple anecdote lorsqu'elle nous explique que l'un des maîtres respectés de cette période considérait l'exactitude dans la reproduction des écailles de poisson comme l'un des sommets de la peinture. Cette école a vu son idéal réa-lisé du jour au lendemain par la photographie ; ce dont témoigne, non sans naïveté, un peintre de cette époque, Auguste Galimard, dans un compte rendu sur les tableaux

attendre. En 1859 déjà, on trouvera les lignes suivantes dans le compte rendu d'une exposition de photographies : « Le caractère propre à l'es-prit [...] de chaque nation se décèle avec une singulière et frappante évi-dence dans les oeuvres sorties des différents pays. [...] Jamais un photographiste [sic] français ne pourra être confondu, sous ce rapport, avec un de ses confrères d'outre-Manche » (L. Figuier, La Photographie au Salon de 1859, Paris, Hachette, 1860, p. 5). Plus de soixante-dix ans après, Margherita Sarfatti expliquait au Congrès de Venise : « Une bonne photographie vous dira tout de suite la nationalité, non pas du personnage photographié, mais du photographe » (Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 87).

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de Meissonier : « Nous serons de l'avis du public en admi-rant encore [...] l'artiste délicat qui a produit tant de chefs-d'oeuvre microscopiques, et qui [...] s'est manifesté cette année par une peinture pouvant lutter de finesse avec les épreuves daguerriennes20. » La peinture du juste milieu* semblait n'attendre que d'être prise en remorque par la photographie ; il n'est donc pas étonnant qu'elle n'ait rien présagé, en tout cas rien de bon, du développement de l'artisanat photographique. Et lorsque celui-ci s'est trouvé sous son empire, certains photographes ont tenté d'imiter, en rassemblant des décors dans leur atelier et en y convoquant des figurants, les peintres de scènes historiques qui, à l'époque, avaient à la demande de Louis-Philippe couvert de leurs fresques Versailles. C'est sans la moindre hésitation qu'on photographiait le sculpteur Callimaque inventant le chapiteau corinthien à la vue d'une feuille d'acanthe ; on mettait en scène « Léonard de Vinci » pei-gnant « Mona Lisa », et on photographiait la scène.

La peinture du juste milieu* trouva un adversaire en la personne et l'oeuvre de Courbet avec qui, pour un temps, le rapport entre photographie et peinture s'est inversé. Son célèbre tableau, La Vague, équivaut à la découverte d'un thème photogénique par la peinture. On ne connaissait pas encore à cette époque le gros plan ni l'instantané ; et la peinture de Courbet ouvre la voie à ces procédés en explorant un nouveau monde de formes et de proportions qu'on ne sera capable de fixer sur les plaques que plus tard.

20. A. Galimard, Examen du Salon de 1849, Paris, Guérin et Lamotte, s. d., p. 95.

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Si Courbet occupe une place toute particulière, c'est qu'il fut le dernier à tenter de dépasser la photographie. Après lui, les peintres cherchèrent à y échapper, et tout d'abord les impressionnistes. Une fois peint, le tableau échappe au bâti de l'esquisse dessinée et ainsi se dérobe, dans une certaine mesure, à la concurrence de l'appareil photographique. La preuve par l'exemple en est qu'au tournant du siècle la photographie a cherché de son côté à imiter les impressionnistes : elle s'est mise à employer l'impression à l'aniline, et l'on sait à quel point ce pro-cédé a pu la perdre. Aragon a sévèrement analysé cette situation : « Les peintres [...] ont vu dans l'appareil pho-tographique un concurrent. [...] Ils ont cherché à ne pas faire comme lui. C'était leur grande idée. Cette mécon-naissance d'une acquisition humaine [...] devait tout natu-rellement les conduire [...] à une façon réactionnaire de se comporter. Les peintres sont devenus, à proportion même de leurs talents, [...] de véritables ignorantins2l. »

Les questions laissées de côté par la récente histoire de la peinture, Aragon les a traitées en 1930 dans un essai intitulé La Peinture au défi22 — le défi, c'est la photographie. Cet essai concerne le changement d'attitude qui a conduit la peinture à ne plus tourner le dos à la photo-graphie, alors qu'elle évitait jusque-là de s'y mesures Aragon explique comment la peinture a opéré ce revirement en se

21. La Querelle du réalisme, p. 64. Voir la thèse très dure de Derain : « Le grand danger pour l'art, c'est l'excès de culture. Le véritable artiste est un homme inculte (La Querelle du réalisme, p. 163).22. L. Aragon, La Peinture au défi, Paris, Corti, 1930 ; repris dans Les Collages, Paris, Hermann, 1965, p. 35-72.

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référant aux travaux de ses anciens amis surréalistes qui avaient expérimenté différents procédés : « L'élément pho-tographique était collé dans un dessin ou une peinture ; l'élément dessiné ou peint était surajouté à une photo-graphie23. » Aragon énumère d'autres techniques, celle, par exemple, qui consiste à utiliser des reproductions aux-quelles, par découpage, on donne une forme qui n'a rien à voir avec ce qu'elles représentent (on peut ainsi découper une locomotive dans une photo qui représente une rose). Aragon a cru que ce procédé, où l'on reconnaît l'influence du dadaïsme, serait la caution suffisante de l'énergie révolutionnaire propre au nouvel art qu'il oppose à l'art traditionnel : « La peinture tourne au confortable, flatte l'homme de goût qui l'a payée. Elle est luxueuse. Or voici qu'il est possible aux peintres de s'affranchir de cette domestication par l'argent. Le collage est pauvre. Longtemps encore on en niera la valeur24. »

Mais c'était en 1930 et, aujourd'hui, Aragon n'écrirait plus ces phrases. En cherchant à maîtriser « de manière artistique » la photographie, les surréalistes sont tombés à faux. Ils ont commis la même erreur que ceux des photo-graphes qui font de la photographie appliquée, et dont le credo conformiste s'exprime dans le titre que Renger-Patzsch a donné à son célèbre recueil de photos, Die Welt ist schôn25. Ils n'ont pas su reconnaître la force d'impact social de la

23. L. Aragon, Les Collages, p. 60 et suivantes.

24. Ibid., p. 57.25. A. Renger-Patzsch, Die Welt ist schiin [Le monde est beau], 100 photographische Aufnahmen, Munich, C. G. Heise,1928.

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photographie, et n'ont pas compris l'importance du titre ou du texte qui accompagne les photos et provoque l'étincelle critique propre à un montage photographique ou à une série d'images (ce dont Heartfield nous donne le meilleur exemple). Aragon s'est pour finir intéressé à John Heartfield26 ; par ailleurs, il a, lui aussi, cherché à souligner dans la photographie son aspect proprement critique. Aujourd'hui, Aragon reconnaît cet élément jusque dans l'oeuvre de caractère apparemment formaliste d'un virtuose de l'objectif comme Man Ray. Lors du Congrès de Paris, Aragon déclara qu'avec Man Ray la photographie avait réussi à reproduire le style pictural des peintres les plus modernes : « Qui ne connaîtrait pas les peintres auxquels il [Man Ray] fait allusion n'apprécierait pas pleinement ses réussites27. »

Quitterons-nous cette histoire, riche de ses tensions, de la rencontre entre peinture et photographie sur cette aimable formule que Lhote nous tient prête s'il nous était possible de prendre ainsi congé ? Il lui semble indiscutable « que la fameuse substitution de la photographie à la peinture, dont on a tant parlé, puisse s'opérer pour expédier, si j'ose dire, les affaires courantes [...] afin qu'il reste à la peinture le mystérieux domaine de l'homme pur, éternellement inac-cessible28 ». Malheureusement, cette conception n'est qu'un

26. L. Aragon : « John Heartfield et la beauté révolutionnaire », Commune, mai 1935, n° 2, série 21; repris dans Les Collages, p. 73-83; voir W. Herzfeld, John Heartfield, Dresde, Veb Verlag, 1970. (N.d.T.)27. L. Aragon, La Querelle du réalisme, p. 60.28. A. Lhote, La Querelle du réalisme, p. 102. Autre conclusion dans le manuscrit M : « C'est la vieille motion de conciliation qui date déjà du

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piège qui se referme dans le dos du penseur libéral et le livre pieds et poings liés au fascisme. Combien plus perçant le regard d'Antoine Wiertz, fruste peintre engagé, qui, il y a

siècle dernier. L'histoire ne lui a pas donné raison. Ce qui ne simplifie pas l'éclaircissement du problème, c'est la représentation selon laquelle les peintres auraient ouvertement accentué les difficultés auxquelles ils sont confrontés en ne tenant aucun compte de la réceptivité du " public ". Le malheur aurait commencé avec le futurisme et n'aurait fait qu'empirer avec la peinture abstraite, le dadaïsme et le surréalisme. De là à en rendre responsable un " bolchevisme culturel ", il n'y a qu'un pas. Peu importe que le recteur de l'Académie des beaux-arts le fasse ou pas – il reproduit une argumentation qui y correspond, en déclarant dans un discours officiel : " Des esprits subtils pensent avoir découvert jusque dans la politique des traces du futurisme et veulent reconnaître, dans la confusion des lignes à ce point brisées qu'elles forment en quelque sorte un unique et grand rébus : l'oeil de Moscou, le triangle maçonnique et la pression des masses. " Il est bien évident que certaines vues superficielles sur l'histoire récente de la peinture se sont répandues chez les gens de droite. Le contexte de cette histoire ne peut être analysé sans faire référence à certains événements techniques et sociaux qui sont autant de vérités désagréables pour le fas-cisme. Mais il est préoccupant que les mêmes idées deviennent parfois – comme on a pu le constater à Paris – celles de la gauche. Il faut en cher-cher la raison dans une représentation par trop naïve de la manière dont les masses reçoivent la peinture. Le Corbusier s'est attaqué à cette repré-sentation. Jamais la peinture – pas même à l'époque de son épanouisse-ment – n'a été reçue de façon immédiate par les masses. Sa réception passe toujours par certains intermédiaires sociaux qui la déforment considéra-blement : " Mais jetons, dit Le Corbusier, un regard sur l'histoire. L'homme simple – je parle avant tout du paysan dont les obligations impliquaient qu'il aille de temps en temps en ville ou qu'il se rende au château – n'avait ni les présupposés culturels, ni la liberté, ni l'esprit nécessaire pour com-prendre les divines proportions de l'oeuvre d'art. En revanche, il y trouvait une harmonie à sa convenance, et il lui suffisait d'y saisir au passage un certain nombre d'éléments superficiels ; il utilisait ensuite ces éléments selon des critères tout à fait personnels, les organisait en fonction de son propre arbitraire, ne respectait pas leurs proportions, les déformait sans tenir compte de leurs propriétés les plus essentielles, puis, ainsi chargé d'un miel tout différent, il rentrait chez lui. Après un tel massacre, il se mettait à créer son oeuvre en obéissant à des harmonies toutes personnelles, c'est ainsi qu'apparurent les merveilleuses oeuvres d'art du folklore. " »

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bientôt un siècle, écrivait à l'occasion de la première expo-sition mondiale de la photographie : « Il nous est né, depuis peu d'années, une machine, l'honneur de notre époque, qui, chaque jour, étonne notre pensée et effraie nos yeux. Cette machine, avant un siècle, sera le pinceau, la palette, les couleurs, l'adresse, l'habitude, la patience, le coup d'oeil, la touche, la pâte, le glacis, la ficelle, le modelé, le fini, le rendu. [...] Qu'on ne pense pas que le daguerréotype tue l'art. [...] Quand le daguerréotype, cet enfant géant, aura atteint l'âge de maturité, quand toute sa force, toute sa puissance se seront développées, alors le génie de l'art lui mettra la main sur au collet et s'écriera : " A moi ! Tu es à moi maintenant ! Nous allons travailler ensemble. "29. » Si l'on a devant soi les grands tableaux de Wiertz, on com-prendra que le génie dont il parle est un génie politique. Selon lui, c'est l'éclair d'une grande inspiration sociale qui opérera nécessairement la fusion de la peinture et de la pho-tographie. Cette prophétie n'est pas sans receler une vérité, à ceci près qu'une telle fusion ne s'est pas réalisée dans des oeuvres, mais chez de grands maîtres. Ils sont de la même génération qu'un Heartfield, et c'est par l'entremise de la politique que, de peintres, ils sont devenus photographes.

Cette génération a produit des peintres comme George Grosz ou Otto Dix, qui ont travaillé pour parvenir au même but. La peinture n'a pas perdu sa fonction ; il suffit de ne pas s'autoriser à la perdre de vue, comme le fait pourtant un Christian Gaillard, par exemple : « Pour que les drames sociaux aient une place dans le sujet de mes

29. A. Wiertz, Œuvres littéraires, Paris, 1870, p. 309.

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toiles, il faudrait que je puisse en être visuellement impres-sionné30. » Voilà une formulation qui résonne de manière fort équivoque lorsqu'il s'agit des Etats fascistes actuels dans les villes et les villages desquels règnent « l'ordre et le calme ». Christian Gaillard ne devrait-il pas faire l'ex-périence du processus inverse ? N'est-ce pas la manière dont il est socialement influencé qui se transposera dans son inspiration visuelle ? C'est ce qui a fait les grands cari-caturistes dont le sens politique était tout aussi profondé-ment inscrit dans leurs perceptions des physionomies que le sont les expériences du toucher dans la manière de per-cevoir l'espace. Des maîtres tels que Bosch, Hogarth, Goya et Daumier ont su ouvrir cette dimension nouvelle. « Parmi les oeuvres les plus importantes en peinture, écrit René Crevel, mort récemment, il faut compter, il a toujours fallu compter celles qui, du fait même qu'elles constataient une décomposition, requéraient contre ses responsables, non sans d'ailleurs répandre sur la présente décomposition les phosphorescentes promesses d'une germination future. De Grünewald à Dali, du Christ pourri à l'âne pourri3l [...] la peinture a su trouver [...] des vérités nouvelles qui n'étaient pas seulement d'ordre pictura132. »

Par nature, la situation de la culture dans les pays ouest-européens implique que la peinture exerce une activité des-tructrice, purificatrice, précisément là où, souverainement détachée du reste, elle s'attache à résoudre des problèmes

30. La Querelle du réalisme, p. 190.31. Il s'agit d'un tableau de Dali.32. La Querelle du réalisme, p. 154.

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purement picturaux. Dans un pays où règnent encore cer-taines libertés démocratiques33, cela n'apparaît sans doute pas aussi nettement que dans un Etat où le fascisme tient la barre. Car là-bas, il y a des peintres à qui l'on interdit de peindre ; c'est la plupart du temps leur style, et rarement leurs sujets, qui leur a valu cette interdiction, tant le fas-cisme est ébranlé par leur manière de voir la réalité. La police descend chez ces peintres pour contrôler qu'ils n'aient rien peint depuis la dernière razzia. Ces artistes se mettent au travail la nuit après avoir condamné leurs fenêtres ; pour eux, la tentation de peindre « d'après nature » est bien mince. Aussi les contrées blafardes que montrent leurs tableaux, peuplées d'ombres et de monstres, n'imitent-elles pas la nature, mais sont inspirées par l'Etat de classe. A Venise, il ne fut pas question de ces peintres ; à Paris non plus, malheureusement. Ils savent pourtant ce qui aujour-d'hui est utile dans un tableau : chaque signe visible ou secret qui montre que le fascisme s'est heurté dans l'homme à des barrières tout aussi infranchissables que celles qu'il rencontrées sur la planète.

Texte traduit par Marc B. de Launay.

33. « Encore car à l'occasion de la grande exposition Cézanne, la feuille parisienne Choc a entrepris de mettre un terme à ce qu'elle appelle le « bluff » Cézanne. L'exposition aurait été organisée à l'instigation de l'actuel gouvernement de gauche français, afin « de traîner dans la boue l'esprit artistique de tous les autres peuples, au profit de l'art français » – voilà pour la critique de cette feuille. Par ailleurs, il est des peintres qui semblent avoir prévu toutes les éventualités. Ils ont la même attitude que Raoul Dufy qui écrit : « Si j'étais allemand et que je dusse peindre le triomphe de l'hitlérisme, je le ferais, comme d'autres, jadis, ont traité, sans la foi, des sujets religieux » (La Querelle du réalisme, p. 187).

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Bibliographie

Walter Benjamin- Gesammelte Schriften (OEuvres complètes), 7 tomes en 14 volumes, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1972-1991, édités sous la direction de Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhaüser.- OEuvres, t. I, Mythe et violence, t. II, Poésie et Révolution, traduit et préfacé par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971.- Sens unique, précédé d'Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, traduit par Jean Lacoste, édition revue et corrigée, Paris, Les Lettres nouvelles/Maurice Nadeau, 1988.- Correspondance, 2 volumes, traduit par Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979.- Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, tra-duit et préfacé par Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982.- Origine du drame baroque allemand, traduit par Sibylle Muller avec le concours d'André Hirt, Flammarion, collection « La Philosophie en effet », Paris 1985.- Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, tra-duit par Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Paris, Flammarion, collection « La Philosophie en effet », 1986.- Rastelli raconte... et autres récits, traduit par Philippe Jacottet, préface de Philippe Ivernel, Paris, Le Seuil, collection « Fiction & Cie »,1987.- Paris, capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989.- Ecrits français, présentés et traduits par Jean-Maurice Monnoyer, Paris, Gallimard, 1991. [On y trouve, outre la traduction française par Pierre Klossowski de la première version de « L'auvre d'art », la traduc-tion de l'apparat critique, tel qu'il figure dans le tome I des Gesammelte Schriften, c'est-à-dire l'histoire de l'élaboration de ce texte ainsi que les paralipomènes et les variantes.]- Ecrits autobiographiques, traduit de l'allemand par Christophe Jouanlanne et jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits », 1990.- Sur le haschich, traduit de l'allemand par Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits », 1993.- Denkbilder, traduit de l'allemand par Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits », 1997.- Sonnets, traduit de l'allemand par Philippe Lacoue-Labarthe, Alexander Garcia Düttmann et Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits », 1997.

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