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Wikipédia, une encyclopédie en quête de légitimité

Théo Henri

Département de sociologieUniversité de Poitiers

[email protected]

Janvier 2014

Résumé

Cet article propose une analyse du projet encyclopédique libre enligne Wikipédia sous l’angle de la théorie des champs issue de la pen-sée de Pierre Bourdieu. En revenant sur la position occupée par cetteplateforme dans l’espace encyclopédique il est possible de déceler lesrelations et les dynamiques qui peuvent être présentes dans la volontéde légitimation du projet. Une approche de ce type permet égalementde sortir de la vision médiatique du projet pour entrer dans une ana-lyse sociologique d’un objet a priori éloigné.

1 Introduction

« [Wikipédia,] on s’en sert commed’une encyclopédie ». C’est ainsiqu’un de mes enquêtés m’a expli-

qué sa vision du site collaboratif en ligne.Cette phrase est symptomatique de l’am-biguité contenue dans ce projet, dans lesens où il est difficile, lorsqu’on se penchedessus et que l’on souhaite sortir de lavision communément diffusée, de perce-voir clairement la qualification adéquateà lui appliquer. Derrière l’encyclopédie,6e site mondial en termes de fréquen-tation (5e site le plus visité en France),arrivant après les moteurs de rechercheGoogle (1er) et Yahoo (4e), les sites de ré-seaux sociaux Facebook et Baidu (respec-tivement 2e et 5e) ou encore l’espace de

diffusion de vidéos Youtube (3e) 1, on re-trouve une plateforme d’édition collabo-rative souvent qualifiée de « révolution »dans le discours médiatique, littéraire,voire scientifique 2. Or ce site Internet afait l’objet de peu d’études dans le milieuscientifique (notamment en sociologie). Ilse trouve pourtant précisément au cœurd’une dynamique, initiée par la démocra-

1. http://www.alexa.com/topsites (consulté le28 novembre 2013).2. En 2007 paraît un ouvrage sous le titre La ré-

volution Wikipédia : les encyclopédies vont-elles mou-rir ?, Patrice Flichy, en 2010 dans son livre Le sacrede l’amateur[7] (paru au Seuil), parle de « révo-lution » à propos de Wikipédia comme de l’en-semble de la bulle Internet et Marc Foglia a inti-tulé le chapitre 2 de son ouvrage Wikipédia. Médiade la connaissance démocratique ?[8] (paru aux édi-tions FYP en 2008) « La révolution Wikipédia ».

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tisation de l’accès à Internet 3, qui étendses effets sur la socialisation des indivi-dus. C’est cette idée qui guide mon ques-tionnement à propos des implications surles pratiques de lecture, d’écriture ou derecherche individuelles que peut avoirl’utilisation d’une encyclopédie commeWikipédia.

Il va s’agir, ici, de porter un regard so-ciologique sur Wikipédia en tant que siteInternet à visée encyclopédique, en sor-tant de la vision médiatique, ou de senscommun, rencontrée habituellement. Wi-kipédia se trouve au centre d’un espaceoccupé par des acteurs légitimes, pré-sents de longue date et cet article va ten-ter de proposer un éclairage sur les luttesqui prennent place dans ce sous-champdu champ littéraire qu’est l’espace ency-clopédique. Ainsi, après avoir effectué unretour sur la notion même d’encyclopé-die, nous tenterons de déceler les sourcesd’illégitimité de cette forme originale deprésentation des savoirs pour enfin déga-ger les témoignages de reconnaissancesqu’elle peut rencontrer.

2 Les encyclopédies, une di-versité de réalités

2.1 Des sens confondus

Les encyclopédies se présentent au re-gard de leurs lecteurs comme uniformes.Participant au mouvement de pérennisa-tion des savoirs (en les fixant sous uneforme écrite) elles contribuent dans lemême temps à développer les connais-sances en ce que « le problème de la mé-morisation [cesse] de dominer la vie in-tellectuelle ; l’esprit humain [peut] s’ap-

3. Sur l’impact de l’Internet sur la socialisation,cf. [3].

pliquer à l’étude d’un “texte” statique, li-béré des entraves propre aux conditionsdynamiques de l’“énonciation”, ce qui[permet] à l’homme de prendre du reculpar rapport à sa création et de l’exami-ner de manière plus abstraite, plus gé-nérale, plus “rationnelle”. »[11, p. 87] Orcette notion d’encyclopédie est loin de re-couvrir une réalité uniforme. D’un pointde vue étymologique, c’est le terme grec(énkyklios paideía) qui donne sa racine aumot français encyclopédie, ce qui signifie« une éducation complète ». Nous trou-vons ainsi mêlées dès le début l’idée depédagogie à celle de transmission de sa-voirs particuliers, sélectionnés. Ce sensse retrouve (au moins en partie) dansla définition moderne de la notion d’en-cyclopédie lorsqu’on la présente comme« l’ensemble de toutes les connaissancesembrassées par l’esprit humain ». Or sinous considérons que le savoir contenudans une encyclopédie est celui que doitposséder un homme (plus généralementun citoyen), alors ce savoir sera celuireconnu et légitime ; d’autant plus légi-time que, comme le développe UmbertoEco[6], il était la plupart du temps trans-mis (notamment à l’époque de la RomeAntique et au Moyen-Âge) dans le but depermettre la compréhension des SaintesÉcritures (et notamment les allégories etautres métaphores contenues dans cestextes). Ce n’est que plus tard, à la Re-naissance, qu’il fut question de mettre ausein des encyclopédies la totalité des sa-voirs disponibles (ou d’un savoir dispo-nible dans une branche, un champ, unediscipline, etc.)

La notion d’encyclopédie s’est égale-ment construite en parallèle avec celle,proche, de dictionnaire. En effet pendantlongtemps (et aujourd’hui encore) ces

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deux notions ont endossé des significa-tions proches, à tel point qu’elles ontété souvent confondues, et il m’est ar-rivé de voir, lors d’observations, des in-dividus chercher sur Wikipédia des dé-finitions de mots, s’attendant à y trou-ver un contenu comparable à celui dis-ponible dans des dictionnaires commele Larousse ou le Robert. Ces deux ob-jets (puisqu’il s’agit bien ici d’objets, ma-tériels comme potentiellement sociolo-giques 4) sont néanmoins à distinguer,comme le propose Umberto Eco, selonleur « propriété analytique »[6, p. 19],dans la mesure où un dictionnaire vatendre à fournir une définition, c’est-à-dire des indications permettant dans unelangue donnée de qualifier et de recon-naître les choses au travers de propriétésfondamentales, nécessaires. Au contraire,les encyclopédies portent davantage surdes considérations de compréhension etde connaissance du monde. Cependant,si « une définition n’est pas une démons-tration, montrer l’essence d’une chosen’équivaut pas à prouver quelque pro-position au sujet de cette chose ; unedéfinition dit ce qu’est une chose, tan-dis qu’une démonstration prouve qu’unechose est »[6, p. 21], les dictionnairesont néanmoins tendance à intégrer dansleurs définitions un certain nombre d’élé-ments à caractère encyclopédique, parti-cipant de ce brouillage entre ces deux ob-jets.

De plus, si une encyclopédie est unobjet de connaissance prétendant ap-porter une démonstration de l’existenced’une chose, il nous faut alors nous ar-rêter sur le cas des précis disciplinaires.En effet il nous est possible de déceler

4. À propos de l’utilisation de dictionnairescf. [10].

dans certains travaux cette visée de pré-sentation, de démonstration, d’éléments,comme c’est le cas dans les travaux d’Aris-tote en astronomie, mais aussi dans leDe rerum natura de Lucrèce ou encoredans les travaux mathématiques d’Al-Khawarizmi. Cependant c’est à ce pointqu’il nous faut considérer une dimensionimportante des encyclopédies, en reve-nant sur la définition initiale telle quenous l’avons présentée, à savoir un objetéducatif et donc, par là, contenant un cer-tain effort de pédagogie. Or les exempleque nous venons de citer ne portent eneux aucun désir de pédagogie. Ce rôle pé-dagogique (voire moralisateurs dans cer-tains cas) nous le retrouvons à la Renais-sance et plus particulièrement avec l’Es-prit des Lumières, dans ce que proposentDenis Diderot et Jean le Rond d’Alembertavec leur Encyclopédie. C’est ce que sou-ligne Marc Foglia en écrivant que « dansl’esprit des encyclopédistes des Lumières,il ne sagissait pas seulement d’exposer lesavoir, mais de faire de l’encyclopédie uninstrument d’éducation et de culture »,replaçant aux côtés d’une transmissionde savoir, un projet pédagogique et unevision du monde. Cette dimension n’estnéanmoins pas toujours adoptée, commecela transparait dans ce que m’annonçaitMaxime (22 ans, doctorant en scienceséconomiques) qui considérait que « uneencyclopédie par nature c’est une réfé-rence, [. . . ] c’est un contenu qui est enpointe, qui [. . . ] se veut le plus exhaus-tif possible. Je sais pas si un contenu depointe, un état de l’art a vocation à êtrepédagogique. »

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2.2 Une utilisation loin d’être uni-forme

Cependant, il est également possibled’observer non-seulement une diversitéde représentations de ce qu’est une ency-clopédie, mais aussi une diversité d’utili-sations qui se sont développées avec l’ar-rivée de Wikipédia dans ce sous-champdu champ littéraire. En effet, outre l’uti-lisation comme d’un dictionnaire, il estpossible de déceler d’autres formes. Dansun premier temps, Wikipédia, avec sonsystème d’édition ouvert, permet de voirun usage intellectuel du site, celui del’utilisation comme carnet de recherche.En effet certains peuvent y voir la pos-sibilité d’une « archive en ligne » ence sens où il leur est possible de dé-poser simplement leurs résultats de re-cherche (p. ex. des reconstructions de bio-graphies) afin d’éviter à d’autres d’avoirà effectuer à nouveau le travail. Wikipé-dia offre ainsi aux curieux (mais égale-ment aux chercheurs) un espace rédac-tionnel où déposer leurs connaissancesacquises potentiellement au jour le jour,au gré de leurs recherches, donnant ainsila possibilité à l’usager lecteur de pas-ser à un statut de contributeur et doncde devenir actif dans sa consommation.D’autres ont vu dans Wikipédia la possi-bilité d’obtenir une visibilité à moindrecoût qu’ils n’avaient pas nécessairementdans d’autres formes encyclopédiques.En effet, la plupart des entreprises oudes personnages public possède un ar-ticle sur l’encyclopédie en ligne et cer-tains peuvent être tentés de tourner àleur avantage ces espaces d’existence surInternet. Si cette vitrine numérique quepeut constituer l’encyclopédie en lignepeut sembler en marge du projet, elle estau contraire réellement présente et si cer-

tains usent de malice pour contrôler lesinformations diffusées (notamment chezles hommes politiques qui peuvent êtretentés d’ôter certains éléments qu’ils ju-geraient nuisibles) d’autres s’en reven-diquent et respectent les normes d’édi-tions.

Nous pouvons ainsi voir à quel pointune encyclopédie peut revêtir des signi-fications et des usages variés en fonctionde l’époque, de son public ou de la formequ’elle peut prendre. Ce sont notammentces variations qui en font un objet parti-culier à analyser.

3 Wikipédia, un objet apriori illégitime

Parler de Wikipédia et de sa quête delégitimité, c’est considérer à la fois sonorigine et le champ dans lequel cetteencyclopédie tente de s’intégrer (ou aumoins de trouver où se placer). Objet deconnaissance et réalisation informatique,ce projet évolue avec l’histoire des es-paces au sein desquels il évolue et enfonction des courants auxquels il est as-socié.

3.1 Fille d’une frange illégitime del’informatique : les hackers

Bien que descendante de la traditionhumaniste, Wikipédia est également is-sue du monde informatique et plus par-ticulièrement d’une frange illégitime decet univers : celle des hackers.

Ce mouvement, qui prend ses sourcesaux États-Unis dans les années 1950 etplus spécifiquement au MassachussettsInstitute of Technology (MIT) dans lesannées 1960, prône un libre accès aux

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connaissances, ce qui prend la formechez eux d’un accès aux codes informa-tiques qui font fonctionner leurs ordi-nateurs et programmes : le code source.Cette véritable culture propose un mo-dèle basé sur la coopération entre tousles acteurs et postulant une mise encommun des connaissances afin d’amélio-rer leurs produits, accompagnée d’un re-fus d’une hiérarchie a priori. Cette pra-tique provient directement de ce qu’étaitl’informatique à l’époque, à savoir degigantesques machines livrées par desconstructeurs peu nombreux (principa-lement IBM) et accompagnées de pro-grammes dont le code source était dis-ponibles (le système économique étantalors centré sur la vente de matérielet non de logiciels). Plus tard, avec lacréation des micro-processeurs, la micro-informatique (qui deviendra l’informa-tique personnelle) va se développer. Lesconstructeurs perdront alors leur mono-pole sur le développement des logiciels et« du fait de la diffusion rapide du micro-ordinateur, les éditeurs de logiciels com-merciaux se multiplièrent »[4, p. 43]. Ledéveloppement contre rémunération deprogramme devint alors la norme dansle monde informatique. Dans les années1970 certains étudiants du MIT vont ré-agir à ces transformations du monde in-formatique. Parmi eux se trouvait Ri-chard Stallman qui va depuis lors ten-ter de préserver l’esprit hacker des années1950 en conservant sa ligne de conduite,refusant de « trahir » 5 ses collègues pro-grammeurs en intégrant ce système com-mercial et en leur vendant ses logiciels.

5. « Je fus à mon tour invité à trahir mes col-lègues de la même façon, et je me suis alors sou-venu de la colère que j’avais ressentie lorsquec’était nous qui étions trahis, le labo et moi », [18,p. 12].

Il fonda alors la fondation GNU afin dedistribuer ses logiciels gratuitement (ac-compagnés de leur code source) et de pro-mouvoir le développement de son mou-vement.

Ces hackers sont aujourd’hui minori-taires (en terme numérique) dans lasphère informatique bien qu’ils pro-duisent énormément de logiciels qui seretrouvent à la base de ceux utilisés quo-tidiennement. Les programmeurs appar-tenant à ce mouvement, à contre-courantdu modèle économiste et marchand dumonde propriétaire, se retrouvent domi-nés symboliquement et stigmatisés parleur caractère déviant[1], en marge desnormes de leur milieu.

3.2 La transmission du savoir : uneaffaire contrôlée

Les savoirs, qu’ils soient « proposition-nels » ou « procéduraux » pour reprendreles termes de Geneviève Delbos et Paul Jo-rion[5], ne se transmettent pas au hasardet sans respecter un certain nombre denormes et de canaux. Ils se diffusent prin-cipalement au travers de structures lé-gitimes. Ce sont deux structures princi-pales qui nous intéressent ici, les ency-clopédies et le milieu scolaire et univer-sitaire. Ce sont elles qui composent lechamp au sein duquel l’encyclopédie Wi-kipédia tente de trouver sa place.

Comme tout champ, cet espace se re-trouve traversé de luttes pour la domi-nation symbolique et pour la reconnais-sance d’une aptitude à remplir le rôleinstitué et légitime de transmission dessavoirs. Nous avons affaire, ici, à un« espace relativement autonome, ce mi-crocosme dote de ses lois propres. Si,comme lemacrocosme, il est soumis a deslois sociales, ce ne sont pas les memes.

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Sil nechappe jamais completement auxcontraintes du macrocosme, il disposea son egard dune autonomie partielle,plus ou moins marquee. »[2] Wikipédia,en intégrant ce champ, se retrouve faceaux autres participants[12]. C’est cetteconfrontation que nous proposons d’évo-quer ici.

3.2.1 Une bataille contre les encyclo-pédies classiques

Depuis les origines de l’écriture, lessupports de la connaissances se sontmultipliés et ne serait-ce que depuis lexvii

e siècle les encyclopédies ont été nom-breuses. À chaque arrivée d’un nouveauparticipant, ceux que l’on peut qualifierd’anciens tendent à occuper, comme lemontre la théorie des champs, des pos-tures conservatrices alors que les nou-veaux vont davantage se positionner surdes idées à tendance « révolutionnaires ».De la même manière que l’imprimerie deJohannes Gutemberg a déclenché une le-vée de bouclier de la part des moines co-pistes alors en charge de lamultiplicationdes textes, la technologie dans le milieuencyclopédique a participé de certainesréactions auprès des anciens.

Il est possible de repérer deux deuxvagues de changements au cours desvingt dernières années. La premièreprend place au début des années 1990.Microsoft, société étatsunienne connuepour son système d’exploitation Win-dows, lance en 1993 une encyclopé-die numérique, Encarta proposant, outredu contenu textuel et iconographique,des extraits audio et vidéos, proposantune nouvelle vision de l’encyclopédismedésormais extériorisé du support pa-pier pour être contenu sur CD et plus

tard DVD. Face à cela, l’EncyclopædiaBritannica, alors modèle d’encyclopédieéditée depuis les années 1770 (et sacadette l’Encyclopédie Universalis 6) quiavait pourtant été approchée par Micro-soft mais avait alors refusé la collabora-tion prétextant que le support papier neserait jamais supplanté par une forme nu-mérique, fut contrainte de développer àson tour une édition numérique en 1994(l’Encyclopédie Universalis sera commer-cialisée sous format numérique à partirde 1995). Ainsi, à la période papier suc-céda l’ère du disque optique.

La seconde vague, quand à elle, arriveau début des années 2000 alors qu’unnouveau participant arrive sur la scènedes encyclopédies : Wikipédia. Toutes lesencyclopédies alors en place proposentun contenu numérique (au moins sousforme de CD/DVD, parfois déjà sousune version Internet) mais nous pouvonsobserver une conservation du systèmeéconomique traditionnel. En effet, l’ac-cès aux notices reste soumis à une par-ticipation financière, qu’elle concerne lecoût du support ou l’achat d’un abonne-ment donnant accès aux articles. Wikipé-dia, quant à elle va proposer une visiondifférente de l’encyclopédisme. Créée en2001, elle propose un premier boulever-sement en proposant un accès gratuit àl’ensemble de son contenu et redoubleen ouvrant son édition à qui le souhaite.Si l’Enyclopædia Britannica a réussi à sur-vivre à cette nouvelle règle du jeu, allantmême jusqu’à ouvrir, en partie tout dumoins, la contribution à tout un chacunen 2008, d’autres comme Encarta ou, enFrance, le Quid ont renoncé respective-

6. Il est à noter que l’Encyclopédie Universalisappartient à l’Encyclopædia Britannica

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ment en 2009 et 2007, mettant fin à leurédition.

Nous pouvons ainsi voir que successi-vement les anciens se sont vus dérangéspar des nouveaux, accédant à leur toursen position de légitimité pour se voir eux-aussi confrontés à d’autres participantsvenus à nouveau proposer leur vision dumonde. Cependant Wikipédia est encoreloin d’avoir assis sa légitimité à tous lesniveaux. Si l’individu lambda semble re-lativement bien considérer cette encyclo-pédie en ligne, il n’en est rien du mi-lieu scolaire et universitaire, encore ga-rant de la transmission institutionnelledu savoir.

3.2.2 Un milieu scolaire et universi-taire réfractaire

De la petite enfance à l’entrée sur lemarché du travail, l’individu est passénécessairement par les bancs de l’école,et ce quasiment quelle que soit l’époque.Dans la Rome antique et au Moyen-Âge,les citoyens et les individus de classeshautes (typiquement les nobles) appre-naient auprès de précepteurs, garants dusavoir à transmettre, souvent hommesde sciences ou de lettre (au Moyen-Âge,c’étaient des membres du clergé qui occu-paient ces postes). Plus tard, avec le dé-veloppement des Université puis, à me-sure que l’éducation prenait en charge deplus en plus tôt les individus, les écolesprimaires, ce sont les professeurs et insti-tuteurs qui se retrouvaient en charge dedispenser le savoir, mais aussi la morale,une certaine vision du monde. Les ency-clopédies, à leurs yeux, ne représentaientpas de réel danger dans la mesure oùles conditions d’accès intellectuel et pécu-niaire n’étaient pas toujours rencontrées.Les individus n’avaient ainsi pas nécessai-

rement les moyens d’accéder à d’autresformes institués du savoir, comme l’ex-plique Christian Vandendorpe lorsqu’ilécrit que « pendant longtemps, l’Écoleavait été protégée de la concurrence desencyclopédies par le coût, la relative ra-reté etla difficulté d’accès de ces ou-vrages. »[19, p. 4] Cependant, avec lamontée de l’informatique personnelle etplus particulièrement de l’Internet (surles ordinateurs ou les téléphones por-tables), les enseignants se retrouvent deplus en plus face à des étudiants ayantaccès au savoir et, par conséquent, poten-tiellement capables de remettre en causeleurs savoirs en se retrouvant en capacitéde se construire un bagage intellectuel,un capital culturel propre. Christian Van-dendorme nous explique que « l’appari-tion d’encyclopédies en ligne a changé ladonne et met l’élève en mesure de com-parer presque en temps réel les informa-tions données par le maître »[19, p. 4].Bien que cela ait déjà été en place dansles années 2000 avec le développementde l’Internet, c’est véritablement avec lamontée de Wikipédia que cette tensions’est accrue, les étudiants n’étant désor-mais plus uniquement en position de ré-cepteurs mais également dans la capa-cité de coproduction des énoncés pro-duits et diffusés. De plus, certains en-seignants tendent à considérer Wikipé-dia comme une concurrence, comme unmoyen d’existence d’une autonomisationdans l’apprentissage de connaissances dela part des étudiants, au détriment deleurs enseignements, voyant cela commeune mise en danger de leur position et deleur existence.

Wikipédia, en investissant ce champ,se retrouve ainsi confronté à de nom-

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breux antagonismes dont l’existencemême pousse le sociologue à s’interrogersur la place de cette encyclopédie et lesstratégies qu’elle peut mettre en place.

3.3 Un savoir. Des savoirs. Quelssavoirs ?

Il est possible de déceler un autre fac-teur de délégitimation a priori au tra-vers de la mise en parallèle des diffé-rents types de savoirs, qu’ils soient tech-niques, savants ou encore populaires. Eneffet, dans toute production, qu’elle soitscientifique, littéraire, musicale ou en-core iconographique, nous pouvons trou-ver systématiquement des courants do-minants, légitimes. Par conséquent, encreux, il nous est possible de déceler desdimensions qualifiées d’illégitimes quise traduisent essentiellement, dans lesencyclopédies, par la double distinctionsavoir/savoir-faire et savant/populaire.Or la qualification de ces savoirs est,comme le montre Max Scheler, un pro-duit social et culturel dont les frontièresvont avoir tendance à varier. Selon lui,« des cultures ou des sociétés différentespeuvent développer des formes de vi-sions distinctes sans qu’il soit possiblede les hiérarchiser de façon absolue. Ausein de chaque société ou culture, ilpeut exister une hiérarchie entre les dif-férentes formes de connaissances maiscette hiérarchie n’a jamais une portéeuniverselle. »[15] Cependant, cette hié-rarchie possède une existence sociale quiinflue directement sur l’existence des ob-jets qualifiés (ou ici disqualifiés).

En effectuant un retour rapide sur lesformes de classification des savoirs, lespremières encyclopédies se contentaientde présenter les sept arts libéraux issusde la Rome antique et constitués du tri-

vium (avec les connaissances de l’écri-ture avec la grammaire, la rhétorique etla dialectique) et le quadrivium (avec lessciences mathématiques avec l’arithmé-tique, la musique, la géométrie et l’as-tronomie). Par la suite la focale des sa-voirs intégrés s’est élargie pour engloberde plus en plus de connaissances. Ce-pendant les savoirs dits techniques ontlongtemps été éloignés de ces institutionsde la connaissance que sont les encyclo-pédies. Nous pouvons néanmoins obser-ver dans le projet de l’Encyclopédie la vo-lonté de replacer l’homme dans toutesses dimensions au cœur de la visionencyclopédiste en replaçant les savoirsaussi bien intellectuels que techniquessur un pied d’égalité. C’est notammentpar un système de classification origi-nal, issu de l’arbre de la science de Ray-mond Lulle, que les deux responsabledu projet humaniste ont pu remettre aumême plan ces différents savoirs. Wiki-pédia, à son tour, en donnant un es-pace d’existence à des savoirs que cer-tains qualifient d’illégitimes ou de popu-laires, permet ainsi en un sens de renoueravec ce qui était constitutif du développe-ment des sciences, à savoir ce qu’énonceMax Sheler : « L’origine de la sciencen’est ni “purement intellectualiste”, ni“purement techniciste”. »[15, p. 16] Ce-pendant, cette volonté annoncée de pré-tendre à l’exhaustivité amène un contre-coup pour l’encyclopédie libre, donnantmatériaux à délégitimation de la part desautres participants et notamment concer-nant la possibilité d’y voir inscrit des élé-ments issus de cultures populaires. Or,comme l’annonce Umberto Eco, « l’Ency-clopédie Maximale ne s’occupe pas qued’enregistrer ce qui “est vrai” (quel quesoit le sens accordé a cette expression)

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mais tout ce qui a été dit socialement,c’est-à-dire non seulement ce qui a été ac-cepté comme vrai, mais aussi ce qui l’aété comme imaginaire. »[6, p. 81] Il estpar conséquent envisageable de chercher,et par conséquent de trouver, dans uneencyclopédie (qu’elle soit Wikipédia ouune autre— il est possible notamment deretrouver cette vision dans l’Encyclopédie)des vérités réelles comme des croyancespopulaires potentiellement légendairesen ce qu’elles permettent de comprendrele monde social.

4 Une organisation repensée

De nombreuses particularités de Wi-kipédia proviennent de son organisationsingulière, souvent à contre-courant dumodèle traditionnel. Si le savoir reste aucentre du projet, une autre dimensionsemble tenir à cœur aux fondateurs dusite : sa communauté. En portant un re-gard sur ce site, il nous est impossibled’occulter la dimension humaine néces-saire à l’existence même de cette encyclo-pédie.

4.1 Tout le monde peut contribuer

« Wikipedia, the free encyclopedia thatanyone can edit. » En arrivant sur la ver-sion anglophone de l’encyclopédie, voicila phrase qui nous accueille et qui nouspropose deux des caractéristiques ma-jeures du projet. Dans un premier tempsc’est l’adjectif « free » qui est porteur desens mais, nous intéressant peu dans cetarticle, c’est bien plus sur la seconde par-tie de la phrase que nous allons nous ar-rêter ici. «Anyone », ce terme fort symbo-liquement sous-entendrait que n’importequi peut participer au projet. En un sens

cela n’est pas réellement faux dans la me-sure où il n’y a aucune barrière struc-turelle à la contribution. Les invitationsà l’édition se retrouvent sur l’ensembledes pages du site sous la forme de liens« modifier » placés en haut des articleset répétés à chaque section, donnant lapossibilité à tout utilisateur 7 d’entrerdans le jeu de la contribution et ce sansqu’il soit même enregistré (inscrit) sur laplate-forme (le formulaire d’inscriptionne demandant par ailleurs rien de plusqu’un identifiant, un mot de passe et uneadresse de courriel).

Cependant, comme toute pratique,celle-ci se retrouve être socialement si-tuée et nous sommes loin d’être enface du « citoyen lambda » proposé parMarc Foglia qui voit en lui un « citoyenordinaire, de base, sans qualités parti-culières revendiquées ou visibles, maispour qui l’absence de qualification ap-parente n’est plus un handicap, bien aucontraire. »[8, p. 37] L’analyse des chiffresmis à disposition par la Wikimedia Foun-dation nous permet d’observer une majo-rité de contributeurs diplômés de l’Uni-versité avec une part de 60,2 % sur l’en-semble des contributeurs (ce chiffre mon-tant à 76,12 % pour la version franco-phone comme le montre le tableau 1,page 11) nous permettant ainsi d’infir-mer la proposition de Marc Foglia puis-qu’il ne s’agit plus d’individus sans « qua-lités particulières » mais bien d’individuspossédant un certain capital intellectuelet culturel. De plus, une étude plus pous-sée des statistiques nous permettent demontrer que le contributeur-type se re-

7. Nous privilégions, ici, le terme d’utilisa-tion plutôt que celui de lecteur puisque selonnous cette notion de lectorat implique un certainnombre de caractéristiques que tout utilisateur neprésente pas nécessairement.

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trouve être plutôt un homme de moinsde trente ans et étudiant dans le supé-rieur (avec une forte proension pour ledeuxième cycle, soit à un niveau master).

Nous voyons donc, ainsi, que Wikipé-dia a tenté de rompre l’imposition tra-ditionnelle du savoir légitime par lesclasses dominantes en se voulant ouverteà tous les individus, mais qu’elle n’a néan-moins pas réussi à aller au bout de sonobjectif puisque demeurent encore majo-ritaires les individus possédant un capi-tal culturel fort 8.

4.2 La méthode du « peer-review »

Le projet a fait le choix d’ouvrir la par-ticipation à tous en ne faisant aucune sé-lection structurelle. Cependant cette ou-verture peut donner l’impression d’uneabsence d’organisation et le site proposeune vision, lors des premières visites, de« bazar »[17]. Si le projet semble répondreà une structure acéphale dans le sens oùon ne retrouve pas de directoire ou en-core de comité de lecture institué 9, il nereste pas moins démocratique. En effet,nous pouvons déceler un postulat d’éga-lité a priori entre les contributeurs avecune pratique courante du vote dans lesprises de décisions.

Plus encore c’est dans la pratique du« peer-review » (littéralement le contrôlepar les pairs) que le principe participa-tif, situé au cœur du projet, prend toute

8. Une étude plus poussée auprès des contribu-teurs pourrait permettre d’amener davantage d’ex-plications à ce propos.9. Sur la présence d’un comité de lecture, il

en existait un aux prémices de Wikipédia maisc’est en raison de la lenteur de ce mode de fonc-tionnement que Jimmy Wales et Larry Sanger, àl’initiative du projet, ont décidé d’adopter le prin-cipe du wiki et d’ouvrir totalement la contribution(cf. [13]).

sa réalité. Une des volontés du projet,un des piliers du principe de contribu-tion, c’est la nécessité de vérificabilitédes informations. Wikipédia ne se veutrien d’autre que le moyen de transmis-sions d’informations publiés, reconnueset par là même diffuse une injonction àprouver l’information contenue dans sespages. Ainsi, toute contribution effectuéepar un individus, en ce qu’elle se pro-pose à la lecture des autres, s’offre à la vé-rification. Nous pouvons trouver là unesorte de méfiance bienveillante des uti-lisateurs (le fait d’indiquer une poten-tielle erreur étant, là encore, a priori pos-sible à tous) transformant Wikipédia en« instrument d’une intelligence collectivedes profanes » pour reprendre l’expres-sion de Patrice Flichy[7, p. 14].

Une telle pratique s’oppose fondamen-talement au principe des comités de lec-ture, formés de personnalités reconnuespar l’institution, par leurs pairs puisqueces derniers viennent sanctionner la pu-blication a priori tandis que le contrôlepar les pairs chez Wikipédia vient da-vantage vérifier a posteriori. Cela n’enfait néanmoins pas tant un fonctionne-ment égalitaire dans la mesure où lescontributeurs vont se voir écoutés d’au-tant plus qu’ils ont de l’expérience, cesont ainsi les plus anciens ou les plus ac-tifs 10. Nous nous situerions donc ainsidavantage dans un «master-peer-review »,un contrôle par les pairs dominants.

10. La Wikimedia Foundation place symbolique-ment la barre d’une activité importante à une cen-taine d’éditions par mois, ce qui correspond, sur laversion francophone, à environ 800 individus, soità peine 1% des contributeurs.

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Effectifs Proportions (en %)

Ensemble Francophones Ensemble FrancophonesEnseignement primaire 425 4 8,05 1,99Enseignement secondaire 1 526 41 28,90 20,40Premier cycle de l’enseignement supérieur 1 804 51 34,16 25,37Second cycle de l’enseignement supérieur 953 70 18,05 34,83Troisième cycle de l’enseignement supérieur 422 32 7,99 15,92Non-réponse 151 3 2,86 1,49

Total 5281 201 100,00 100,00

Table 1 – Répartition des contributeurs selon le niveau scolaire le plus haut (n=5 281,pourcentages en colonnes, Editor Survey 2011)

4.3 Là où la source remplace l’au-teur

La question de la signature des ar-ticles est un point central dans la visionque le projet donne de lui-même. L’ab-sence de signature défendue par Wiki-pédia se retrouve régulièrement dans lesremarques émises à l’encontre du projetlibre (notamment de la part des médiaset des autres acteurs du champ), transfor-mée parfois en véritable fer de lance desdétracteurs avançant une absence de ri-gueur voire de responsabilité légale 11. Sila plupart des encyclopédies fonctionnesur un principe d’autorité par l’auteur,dont la signature en est le représentantcomme l’indique Rémi Lenoir lorsqu’ilécrit que « la signature n’est pas un signequelconque, elle participe de ces signesqui indiquent les caractéristiques d’un in-dividu permettant de le différencier detout autre. »[14, p. 206] De plus, la si-gnature, dans notre société (et plus par-ticulièrement dans le monde intellectuel)possède une fonction de « validation et

11. David Pontille en revenant sur le principede signature le désigne comme « le signe juri-dique par lequel les personnes affirment l’exacti-tude dun écrit et en assument la responsabilite »([16, p. 137]).

de preuve »[14, p. 206] dans le sens oùelle permet de représenter son proprié-taire et donc d’appliquer sa légitimité.Dans ce questionnement sur la signature,c’est donc la place de l’auteur commeautorité qui est interrogée. Ce qui estimportant donc, dans la signature, c’estde reconnaître l’auteur, c.-à-d. de savoirqui il est et quelles compétences il dé-tient, or sur Wikipédia l’auteur est mul-tiple et, qui plus est, partiellement ano-nyme. Partant de cela, chaque contribu-tion se retrouve « diluée dans la commu-nauté des auteurs »[8, p. 91] contribuantà faire devenir de Wikipédia ce que pro-pose Jack Goody dans son analyse, à sa-voir une entité pensante autonome.

Il serait cependant trop cavalier quede s’arrêter là, sans chercher à recons-truire les raisons qui ont pu apparaîtredans le choix d’une telle organisation.En effet, il nous est possible de proposerune analyse à cela. Tout d’abord il nousfaut partir du fait que le contributeurà Wikipédia est potentiellement n’im-porte qui, mais plus souvent personne.En effet, gommant tout lien avec l’indi-vidu social qu’il représente, l’utilisateur-contributeur représenté par son pseudo-nyme n’apporte avec lui aucune légiti-mité, aucune autre autorité que sa capa-

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cité à écrire. Dès lors il n’est plus pos-sible pour l’encyclopédie de mettre enavant l’auteur (qu’il soit unique ou mul-tiple) qui se retrouve alors confondu ausein des multiples « contributeurs à Wi-kipédia » 12. C’est au travers de ce chan-gement de situation qu’il nous est pos-sible de proposer une mise en avant dessources comme garantes du crédit scien-tifique, de la véracité du contenu pro-posé. Cette importance de la source ten-drait, de plus, à asseoir Wikipédia à uneplace non pas de créatrice de savoirsmais bien de transmetteuse, ou vulgarisa-trice, d’un savoir déjà connu. Cela peut,de plus, s’expliquer par ce qu’expliqueJack Goody en annonçant que « la signa-ture personnelle est toujours progressive-ment effacée au long d’une transmissionqui ne cesse d’être créatrice »[11, p. 73],confirmé par Christian Vandendorpe se-lon qui « l’exigence de signature apparaîtde plus en plus comme le résidu fossiledu discours d’autorité »[19, p. 8]. Ainsi,en considérant le savoir comme un biencommun et en refusant tout travail ori-ginal, Wikipédia replace la source (et in-directement l’auteur initial) au centre dela transmission, plutôt que le rapporteur,auteur de la notice, reposant la questionformulée par Michel Foucault en 1969 :« qu’importe qui parle ? »[9]

5 Où en est la reconnais-sance ?

Au vu de tout ceci il convient à présentde porter notre regard sur la reconnais-sance dont fait néanmoins l’objet Wikipé-

12. Cette formule de « contributeurs à Wikipé-dia » se retrouve dans les indications de citationdes articles proposées par l’encyclopédie en ligne.

dia depuis quelques années et malgré cesluttes.

5.1 Une utilisation grandissantecouplée à des partenariats ins-titutionnels

Comme nous l’avons annoncé en ou-verture de cet article, Wikipédia est au-jourd’hui le 6e site mondial en termede visites et son utilisation va croissantedepuis son lancement. De plus, l’inté-rêt porté à ce site s’observe jusqu’à cer-taines acteurs de la sphère scolaire. Nousavons cité cette dimension parmi les ré-fractaires cependant il nous a été pos-sible d’observer (directement ou indirec-tement) certains acteurs pour l’utilisa-tion de Wikipédia par les étudiants etles enseignants. À ce propos, il noussemble intéressant de citer les exemplesde l’académie de Versaille qui, en 2012,a fait l’usage de l’encyclopédie en lignedans ses annales du baccalauréat commesource d’information, mais également del’académie de Montpellier dans les res-sources de laquelle il nous est possiblede retrouver un article proposant decréer « un manuel numérique à l’aide deWikipédia » 13. Les individus aussi sonttoujours plus nombreux à avoir recoursà cette plate-forme, notamment du faitque le moteur de recherche Google pro-pose quasi-systématiquement en réponseà toute recherche un résultat vers l’ency-clopédie en ligne 14.

13. http://webpeda.ac-montpellier.fr/economie-gestion/?Creer-un-manuel-numerique-a-l-aide14. À ce propos, Google intègre directement, de-

puis 2013, les résultats Wikipédia sous la formed’un encart lorsque la recherche porte sur un su-jet précis ou encore une personnalité.

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D’autres structures, sûrement moinsmises en danger parce que situées surd’autres créneaux, jouent, à leur tour,bien davantage le jeu de la reconnais-sance. C’est le cas, par exemple de l’Écolenationale vétérinaire de Toulouse qui, en2008, a signé un partenariat avec l’as-sociation Wikimedia France pour numé-riser d’anciennes thèses libres de droitsdont le versement sur la plate-forme seconcrétisa en avril 2009 sous la formed’un dépôt de 95 thèses. La bibliothèquenationale de France (au travers de saplate-forme Gallica) a effectué un travailsimilaire dans la mesure où elle a verséplus de 1 400 ouvrages numérisés. Desmusées ont également pris la décision defaciliter le travail des contributeurs à l’en-cyclopédie à tel point que le muséum dela ville de Toulouse a ouvert ses portesà des contributeurs afin qu’ils photogra-phies ses collections ; le château de Ver-sailles, en 2011, fit de même. Dans lemême esprit, c’est le British Museum qui aautorisé ses employés à participer à l’en-cyclopédie directement ou en apportantdes informations aux contributeurs quile demandaient afin d’améliorer les no-tices sur des sujets liés au musée. En Al-lemagne, nous pouvons observer un ef-fort similaire puisque la Bundesarchiv areversé plus de 80 000 clichés photogra-phiques. Ainsi, il nous est possible d’ob-server, depuis quelques années, un chan-gement de positions de la part de certainsacteurs du champ culturel vis-à-vis deWikipédia.

5.2 Des études à l’appui

De nombreuses critiques se sont cris-tallisées autours du manque d’homogé-néité dans la qualité des articles ainsi quesur le manque de pertinence des infor-

mations proposées. Or, certaines études,comme celle de Jim Gilles montrentau contraire que l’encyclopédie en lignese situe sur un même pied d’égalitéque d’autres. Christian Vandendorpe rap-porte qu’en « décembre 2005, Jim Gilesa ainsi publié dans la revue Nature uneétude comparée de Wikipédia et de lavénérable Encyclopædia Britannica, fon-dée sur quarante-deux articles de na-ture scientifique évalués par des experts,selon une procédure en aveugle. Loinsd’être aussi tranchés qu’on aurait pu lecroire, les résultats placent les deux ou-vrages à peu près sur le même plan, avecchacun quatre sérieuses erreurs et res-pectivement 162 omissions pour Wikipé-dia contre 123 pour la Britannica. »[19,p. 3] De plus, n’oublions pas que l’homo-généité des articles entre eux n’est pasnécessairement un gage de qualité del’ensemble du projet puisque, rappelons-le l’Encyclopédie de Denis Diderot etJean le Rond d’Alembert n’était pas nonplus un modèle d’homogénéité.

5.3 Un projet qui fait école

Pour finir, nous vous proposons desoulever une question qui nous a sem-blé importante, à savoir l’impact quepeut avoir un tel projet sur les indivi-dus ; question à laquelle nous tâchons derépondre rapidement. Il semblerait queWikipédia ait eu quelques impacts surles pratiques de recherches des indivi-dus et ce notamment au travers du dé-veloppement d’une posture à tendancecritique. Certains nous confiaient ainsiqu’ils développé des postures de lecturedifférentes depuis qu’ils lisaient active-ment l’encyclopédie et notamment de-puis qu’ils s’étaient intéressés au prin-cipe de contributions. Certains effectuent

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même un retour vers des formes tradi-tionnelles comme des dictionnaires pa-pier, c’est le cas d’un de nos enquêté quinous confiait : « je vais aller chercherdans le dictionnaire des choses que je n’al-lais pas aller chercher avant, genre je nevais pas juste aller prendre une défini-tion, mais je vais essayer de trouver... ducoup je me suis mis à m’équiper d’un dic-tionnaire un peu plus sophistiqué, je vaisaller voir aussi l’étymologie ».

Au delà de cela, nous pouvons voirque Wikipédia participe de la générali-sation d’un esprit communautaire et co-opératif sur Internet. En effet, pendantlongtemps, seuls les programmeurs etautres scientifiques utilisaient Internetcomme unmoyen d’échange, mais depuisune décennie, ce sont les citoyens lambdaqui ont investi la sphère virtuelle. On ad’abord vu l’explosion des blogs, au dé-but des années 2000, avec une pratiquerelativement individuelle, puis ce sontles projets communautaires qui se sontdéveloppés. Ainsi, par exemple, en 2004(un an avant la création de Google Maps)nous avons vu la création d’une cartecollaborative par un britannique, inspirépar Wikipédia. Son but était alors de des-siner une carte du monde, libre, de ma-nière communautaire. La même année,Wikinews, le projet frère de Wikipédiase voulant être une source d’actualitéslibre, voyait le jour, et ouvrait le champà d’autres projets d’analyse de l’actualitécollaborative (il est possible de citer Ago-raVox, Rue89 ou encore MediaPart).

6 Conclusion

Nous pouvons voir que l’espace ency-clopédique est traversé de luttes dontcertaines son liées directement au sens

même du mot « encyclopédie » puisqueplusieurs réalités le recouvrent. Cesluttes traversent cet espace particulier duchamp littéraire, plaçant Wikipédia, enraison de ses origines et de sa forme,dans une position peu légitimée par lesautres acteurs, l’obligeant à adopter despostures à risques (en ouvrant la contri-bution à une majorité de personnes parexemple) et à nouer des relations avecd’autres instances légitimes. Cependant,ces antagonismes reflètent bien davan-tage une posture traditionaliste et hostilede la part des anciens qu’une incompé-tence pour Wikipédia à intégrer cet es-pace particulier.

Tout cela nous amène à nous poser laquestion des implications individuellesdécoulantes de ce projet, et notammentà nous arrêter sur les incitations quipeuvent pousser les individus à utiliserce support de connaissances (utilisationsqui peuvent prendre la forme de lectures,d’écriture, etc.) Nous pouvons particuliè-rement nous demander quels effets unetelle mise à disposition de connaissances(visant à en faire un savoir de bien com-mun) peuvent avoir sur la formation in-dividuelle d’un capital culturel et intel-lectuel.

Références

[1] Howard Becker. Outsiders. Paris :Métailié, 1985.

[2] Pierre Bourdieu. Les usages sociauxde la science. Paris : Quæ, 1997.

[3] Ferri Briquet. Comment l’internetnous transforme. La socialisationdans l’univers numérique. Nancy :Presses Universitaires de Nancy,2012.

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[4] Sebastien Broca. Utopie du logi-ciel libre. Du bricolage informatiqueà la réinvention sociale. Neuvy-en-Champagne : Le passager clandes-tin, 2013.

[5] Geneviève Delbos et Paul Jorion.La transmission des savoirs. Paris :Maison des sciences de l’homme,1990.

[6] Umberto Eco. De l’arbre au laby-rinthe. Études historiques sur le signeet l’interprétation. « biblio essais ».Paris : Le Livre de Poche, 2010.

[7] Patrice Flichy. Le sacre de l’amateur.Sociologie des passions ordinaires àl’ère du numérique. « La Républiquedes idées ». Paris : Seuil, 2010.

[8] Marc Foglia. Wikipédia. Média dela connaissance démocratique ? « Pré-sence/Société ». Limoges : ÉditionsFYP, 2008.

[9] Michel Foucault. « Qu’est-cequ’un auteur ? » In : Bulletin dela Société Française de Philosophie(1969).

[10] Bertrand Geay. « L’amour du dic-tionnaire. À propos du rapport desclasses populaires à l’École et à sesproduits ». In : Cahiers de la re-cherche sur l’éducation et les savoirs1 (2002), p. 247–264.

[11] Jasck Goody. La raison graphique.La domestication de la pensée sau-vage. Trad. par Jean Bazin et AlbanBensa. Paris : Les Éditions de mi-nuit, 1979.

[12] Johan Heilbron et Gisèle Sapiro.« Production culturelle et ordresymbolique ». In : Regards sociolo-giques 37–38 (2009), p. 5–8.

[13] Théo Henri. Wikipédia : une uto-pie réalisée ? Poitiers : Université dePoitiers (non publié), 2013.

[14] Rémi Lenoir. « À propos de la si-gnature ». In : Sociétés & Représen-tations 1.25 (2008), p. 203–209.

[15] Olivier Martin. Sociologie dessciences. Paris : Nathan, 2000.

[16] David Pontille. « Écologies de lasignature en science ». In : Socié-tés & Représentations 1.25 (2008),p. 135–156.

[17] Eric Raymond. The Cathedral andthe Bazaar. Sebastopol : O’ReillyMedia, 1999.

[18] Richard Stallman, Sam Williams

et Christophe Masutti. RichardStallman et la révolution du logi-cie libre (2eédition). Paris : Eyrolles,2013.

[19] Christian Vandendorpe. « Le phé-noméne Wikipédia : une utopie enmarche ». In : Le Débat 148 (2008),p. 17–30.

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