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ENGAGEMENT, DÉCISION ET ACTE DANS LE TRAVAIL AVEC LES FAMILLES TEMPS D’ARRÊT LECTURES Yves Cartuyvels Françoise Collin Jean-Pierre Lebrun Jean De Munck Jean-Paul Mugnier Marie-Jean Sauret Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations (Administration générale de l’enseignement et de la recherche scientifique, Direction générale de l’aide à la jeunesse, Direction générale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt est éditée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance. Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance Secrétariat général Ministère de la Communauté française Bd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles [email protected] Temps d’Arrêt: Une collection de textes courts dans le domaine de la petite enfance. Une invitation à marquer une pause dans la course du quotidien, à parta- ger des lectures en équipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes… www.yapaka.be

Yves Cartuyvels LECTURES Jean-Pierre Lebrun Jean-Paul ... · Marie-Jean Sauret Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations (Administration générale de l’enseignement

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ENGAGEMENT,

DÉCISION ET ACTE

DANS LE TRAVAIL AVEC LES FAMILLES

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Françoise Collin

Jean-Pierre Lebrun

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Jean-Paul Mugnier

Marie-Jean Sauret

Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations (Administration générale

de l’enseignement et de la recherche scientifique, Direction générale de l’aide à

la jeunesse, Direction générale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt

est éditée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance.

Coordination de l’aide aux victimes de maltraitanceSecrétariat général

Ministère de la Communauté françaiseBd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles

[email protected]

Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de la petite enfance.

Une invitation à marquer une pause dans la course du quotidien, à parta-

ger des lectures en équipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

www.yapaka.be

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Engagement, décision et acte

dans le travail avec les familles

Yves CartuyvelsFrançoise Collin

Jean-Pierre LebrunJean De Munck

Jean-Paul MugnierMarie-Jean Sauret

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Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de lapetite enfance. Une invitation à marquer une pausedans la course du quotidien, à partager des lectures enéquipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations(Administration générale de l’enseignement et de la recherchescientifique, Direction générale de l’aide à la jeunesse, Directiongénérale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt est édi-tée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance.Chaque livret est édité à 10.000 exemplaires et diffusé gratuite-ment auprès des institutions de la Communauté française activesdans le domaine de l’enfance et de la jeunesse. Les textes sontégalement disponibles sur le site Internet www.yapaka.be.

Comité de pilotage :Jacqueline Bourdouxhe, Nathalie Ferrard, Gérard Hansen,Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Anne Thiebault, Cindy Russo,Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch, Cathy Vermeersch,Dominique Werbrouk.

Coordination : Vincent Magos assisté de Delphine Cordier, Diane Huppert etClaire-Anne Sevrin.

Avec le soutien de la Ministre de la Santé, del’Enfance et de l’Aide à la jeunesse de la Commu-nauté française.

Éditeur responsable: Henry Ingberg – Ministère de la Communauté fran-çaise – 44, boulevard Léopold II – 1080 Bruxelles. Mai 2005

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Sommaire

Engagement, décision et acteJean-Pierre Lebrun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Intervention en réseau et gestion des risques: les paradoxes de la (dé)responsabilisationYves Cartuyvels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Une décision est priseFrançoise Collin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Je sais que tu sais que je sais…Quand ce qui est su doit être ditJean-Paul Mugnier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

Le salut de l’homme est dans le choixMarie-Jean Sauret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

Des pathologies de l’engagement aux impasses dela modernitéJean De Munck . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

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Cette publication reprend les interventions qui ont été présentéeslors de la journée d’étude qui s’est tenue le 18 septembre 2004.Cette initiative émane d’un partenariat entre Humus, le laboratoired’anthropologie des savoirs des facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix et la Coordination de l’aide aux enfants victimesde maltraitance du Ministère de la Communauté française.

Cette journée a introduit le cycle de formation continuée Humus del’année 2004 -2005 consacré à « La décision ».

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Engagement, décision et acte

Jean-Pierre Lebrun1

Pourquoi devons-nous constater qu’aujourd’hui ladécision s’avère bien souvent plus difficile àprendre? Telle est la question que veut soutenir laCoordination maltraitance de la Communautéfrançaise en pensant particulièrement à la façondont la décision doit être prise lorsque nous avonsaffaire à des situations de famille en difficultés etoù il s’impose précisément de décider. Commenous le savons, c’est, de plus, la plupart du tempsen équipe que ces questions se posent et pourarriver à une décision collective – si tant est quecela soit possible –, il importe alors d’abord de seconcerter ou même de se confronter entre repré-sentants de disciplines ou de points de vue diffé-rents, ce qui ne rend pas d’emblée plus facile leprocessus qui permet d’aboutir à la décision.

Nous pourrions d’abord nous demander pour-quoi, de manière générale, la décision est aujour-d’hui plus difficile à prendre. On peut certesrépondre de plusieurs façons, la première étantde faire remarquer qu’il y a apparemment tou-jours deux manières différentes de décider : soità partir des connaissances, des savoirs, descompétences, soit à partir de son propre juge-ment, de sa propre perception. Mais si l’on yregarde de plus près, il faut bien constater que lapart de connaissances ou de savoirs s’étantconsidérablement amplifiée – à tel point qu’au-

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1 Jean-Pierre Lebrun est psychiatre et psychanalyste.

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pour la vie de l’enfant ne pourront de ce fait êtreimputées à personne.

Il faut donc constater que plus la décision est dif-ficile, plus la responsabilité devrait être engagéepour pouvoir faire objection à cette difficulté dedécider.

Il s’agit là d’un constat très simple où il convientsimplement de ne pas confondre impuissance etimpossibilité. À partir du moment où je considè-re que, si j’en savais plus, mon plus de compé-tence – ma puissance – pourrait venir régler laquestion et si j’évite de prendre en compte qu’ilne s’agit en l’occurrence pas d’une impuissance,mais qu’il s’agit de vivre avec l’impossibilité desupporter de la côtoyer, je ne peux qu’êtreemporté dans une course folle à la toute-puis-sance qui m’amènera tôt ou tard à la déprime,devant en effet constater qu’à l’espoir de latoute-puissance ne peut que succéder l’épreuvede l’impuissance radicale.

Qu’est-ce que cela suppose donc, de décider?Cela suppose d’accepter de trancher, de s’ex-cepter du savoir. Mais il y a là d’emblée un pro-blème lié à l’évolution de notre histoire. Dans lemonde d’hier, la transcendance était reconnuecomme allant de soi. Cette transcendance per-mettait d’identifier et d’occuper une place, dited’exception, et lorsque je dis que décider consis-te à s’excepter, cela ne veut rien dire d’autre qued’accepter de me mettre moi aussi à cette place,momentanément bien sûr, fort de la reconnais-sance par le collectif de cette place de transcen-dance et de la légitimité qu’il y a pour chacun àl’occuper à un certain moment en tout cas, pré-cisément lorsque j’ai à trancher ou à décider.

Ce qui nous arrive dans notre monde d’aujour-

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jourd’hui il est devenu impensable de dire quel’on a exhaustivement fait le tour d’une question– la décision est rendue aujourd’hui plus difficileparce que l’on peut toujours penser qu’ensachant davantage, qu’en ayant plus de connais-sances, l’on serait en mesure de mieux décider,ce qui n’est pourtant nullement garanti. En effet,il faut repérer que, malgré toutes les connais-sances que l’on peut avoir, le moment de la déci-sion ne relève souvent pas de ce seul champ-là ;au contraire, ce moment procède finalement tou-jours de consentir au trou dans le savoir, aumanque de connaissances: décider, qui vient dedecidere, trancher, consiste bien en effet à s’ex-cepter du savoir pour prendre sa décision.

Il arrive d’ailleurs que, faute d’assumer l’incom-plétude irréductible des connaissances, l’onaboutisse à une absence de décision et que cesoit alors cette absence qui entraîne des consé-quences bien plus graves qu’une quelconquedécision inadéquate. C’est ce qui arrive parfoisdans le cas de maltraitances graves qui, en prin-cipe, devraient ne pas autoriser un renvoi àdemain, une quelconque procrastination, maisqui pourtant vont s’y laisser glisser parcequ’existe en même temps, par exemple, l’espoird’une solution moins contraignante, – moins àrebours de l’idéologie ambiante qui privilégie, parexemple, le maintien en famille via le soutien auxcompétences parentales – grâce au renvoi à unautre service. En ce cas, la décision de sépara-tion d’avec le milieu familial est reportée, plutôtque d’être soutenue alors que le temps jouemanifestement en défaveur de l’enfant. Dans detels cas de figure, il faut ajouter que nul ne devraporter la responsabilité d’une telle démissionquant à la décision puisque les apparences per-mettront difficilement de mettre en évidence untel dysfonctionnement et que les conséquences

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Ceci n’apparaît peut être pas d’emblée, maisnous sommes aujourd’hui passés à un lien socialinédit. Ainsi Marcel Gauchet indiquait lors de savenue récente à Namur: nous vivons pour la pre-mière fois dans une société où les individus sontlibres de ne pas se penser en société. Ils sontliés, et ils ne doutent pas de l’être, sans avoir à sepréoccuper de ce qui les lie. Ils se reposent deleurs liens sur quelque chose qui est indépen-dant. Depuis toujours, c’était sur les acteurs quereposait la charge de constituer et de préserver,de reproduire le lien qui les tenait ensemble.C’était la plus fondamentale contrainte de la viesociale. Aujourd’hui, il n’y a apparemment pas –plus – de nécessité de s’identifier au collectif.Une telle identification n’étant plus exigéecomme allant de soi, ceci ne veut pas dire qu’onne donne pas une place au collectif, mais ceciveut dire qu’on ne donne pas de place au collec-tif qui ait d’emblée la légitimité d’influer, de déter-miner même, en tout cas d’entamer mon trajetindividuel. Comme chacun ne prend plus sur luila charge de son lien au collectif, la question sepose de savoir au nom de quoi ce collectif seraitautorisé à venir m’entamer, quelle serait la légiti-mité qui l’autoriserait encore à intervenir dansmon existence. Tout se passe plutôt comme si untel dispositif donnait à chacun le droit de récuserce qui viendrait au nom du collectif entamer satoute puissance privée.

Dans un tel cas de figure, l’absence apparente delégitimité à tout qui occuperait cette place detranscendance, puisque cette place est déjà elle-même gommée dans son existence même, nouslaisse dans une difficulté majeure: celle de déci-der – qui implique toujours en fin du compte dese légitimer de ce lieu d’exception – alors que lelieu de la décision est par ailleurs collectivementdésavoué. Il ne nous reste plus dès lors qu’à évi-

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d’hui, c’est qu’à cette transcendance nous necroyons plus. Ceci n’a – il faut l’ajouter – aucunrapport avec la foi mais simplement avec l’orga-nisation collective qui structure notre société. Latranscendance nous apparaît désormais plutôtcomme suspecte, suspecte d’être un endroit oùl’on peut impunément abuser du pouvoir que l’onpeut y exercer. Et ce changement nous emportejusqu’à remettre en question la légitimité mêmed’occuper cette place, fût-ce momentanément.

Peut-être bien que personne ne pense spontané-ment à remettre en question la légitimité del’autre mais pensons simplement à ceci : à partirdu moment où mon avis se trouve contredit parl’avis de l’autre, et que parallèlement je ne donnepas d’emblée à son avis le droit de prévaloir surle mien, ni d’ailleurs non plus l’inverse, nous noustrouvons dans une situation où nous nousdemandons où se trouve la légitimité qui permet-tra de décider. C’est quelque chose que nousconnaissons d’ailleurs bien dans les équipes soi-gnantes puisque d’une part, la confrontationentre les divers avis est aujourd’hui considéréecomme allant de soi, et que d’autre part, la ques-tion reste bien de savoir comment, après un teléchange sans aucun doute tout à fait profitable,s’organise néanmoins la possibilité de la décisionqu’on ne peut évidemment pas espérer, ni d’em-blée ni toujours, être consensuelle.

Or, si cette question de la légitimité n’est pasréglée, le risque est de se trouver contraint à l’unedes deux caricatures que nous ne connaissons quetrop bien: soit s’en remettre au caprice du prince –tout pouvoir à celui qui occupe la place d’exceptionpour décider – soit l’arbitraire de la bureaucratie –la valeur de confrontation est reconnue mais abou-tit à une absence de décision faute de consensus.Entre les deux, quelle troisième voie?

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devait – être prise. Nous sommes en revancheentrés dans un monde où la légitimité de la placed’exception qui soutient la possibilité de la déci-sion n’est plus de mise. Ou plutôt n’est appa-remment plus en vigueur. Comment dans un telcas de figure ne pas se trouver mis en difficulté,sinon même paralysé pour décider? Si nousajoutons « apparemment », c’est bien parce quenous pouvons d’ores et déjà penser qu’il existeune troisième voie et que c’est à cette dernièrequ’il nous faut travailler. Certains d’ailleurscroient que celle-ci est toute tracée. Ainsi, l’appelà la gouvernance, sa promotion en lieu et placed’un gouvernement paraît à d’aucuns le modèlede cette troisième voie. Il ne s’agit pas ici de dis-créditer cette alternative mais bien plutôt de pen-ser ce que le frayage de la troisième voie devraimpliquer, à savoir le deuil du nouveau.

En effet, cette troisième voie ne va pas d’embléeimpliquer l’émergence du radicalement neuf maisva bien plutôt consister en un réaménagement dela donne déjà présente dans l’ancien modèle, maisd’une manière qui ne nous satisfait plus aujour-d’hui, et cela à juste titre. Autrement dit, il faudrapenser cette troisième voie comme un agencementautre des constituants irréductibles de ce qui conti-nue toujours à être les ingrédients du lien social.

Si je soutiens cela, c’est pour faire entendre quela place d’exception, même si elle n’a plus la visi-bilité d’antan et surtout si elle ne permet plusl’adhésion de celui qui l’occupe à la place elle-même, est néanmoins toujours présente. Carc’est une place logique, qui n’est plus, contraire-ment à hier, la propriété du chef, mais le faitqu’elle n’est la propriété de personne n’empêchepas qu’elle soit toujours là. Pour le dire d’unemanière que j’emprunte à Dany-Robert Dufour, leproblème va être de prendre la mesure que nous

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ter les conflits pour essayer de ne pas se trouverdevant l’impossibilité d’une issue heureuse. Parissue heureuse, il faut entendre non pas l’issue lameilleure, mais plus simplement qu’une issuepeut toujours être trouvée à la confrontation desdivergences, du fait que des places différentessont reconnues et qu’engager sa singularité lorsqu’on occupe la place d’exception reste légi-time, pour autant que ce soit dans le respect desprocédures et dans les limites des compétences.Or, si on a le sentiment que cette place d’excep-tion n’est plus reconnue comme allant de soi,que toute transcendance est d’emblée discrédi-tée comme nous le constatons aujourd’hui, il vade soi que décider, c’est-à-dire engager sa sin-gularité pour choisir ce qu’il faut faire, et savoirque l’on dispose pour ce faire d’une légitimitéreconnue par tous, s’avère très fragilisé, sinonmême impossible puisque cela apparaît commeéminemment contradictoire avec les valeursambiantes. En revanche, ce qui est préconisépour contourner la difficulté, mais qui ne fait quela postposer sans aucunement la résoudre, c’estalors la stratégie de l’évitement des conflits.Simplement parce que nous ne savons pluscomment il est possible de leur apporter unesolution autrement qu’en utilisant la force illégiti-mement. Et n’est-ce pas ce que nous voyonssouvent à l’œuvre aujourd’hui? N’avons-nouspas affaire à des pratiques collectives qui visentsurtout à déminer sans arrêt les lieux d’où pour-raient surgir des conflits?

La question peut donc se résumer ainsi. D’abordun constat : nous avons quitté un monde où l’ex-ception était substantiellement reconnue, où latradition permettait de transmettre sa légitimité,où la place de l’extériorité, de la transcendanceallait de soi, était spontanément reconnue partous, et où donc la décision pouvait – et même

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Engagement, décision et acte dans le travail

avec les famillesIntervention en réseau et gestiondes risques: les paradoxes de la

(dé)responsabilisation

Yves Cartuyvels2

En relisant le petit argument que nous avons reçuet qui préside à cette journée, un certain nombrede termes m’ont frappé: « choisir», «décider » et« trancher », « savoir » et « expertise »; « incertitude »et «prendre position »; «raison administrative » et«organisation managériale », «renvoi vers d’autresstructures», « risque de se tromper» et « dilutiondes responsabilités ». Il y a là tout un ensemble determes qui synthétisent sans doute assez bien lesnœuds auxquels se confronte aujourd’hui l’actionpublique dans de multiples champs de la viesociale. C’est aussi autour de ces termes que jevoudrais articuler mon intervention.

N’étant pas spécialiste du travail avec les familles,je choisis d’aborder ces questions de biais en pri-vilégiant deux entrées «détournées » dont j’espèrequ’elles feront résonance dans votre champ etqu’elles aideront à réfléchir les enjeux discutés aucours de cette journée:

La première entrée consiste à mobiliser une

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avons effectivement abandonné la transcendan-ce mais que, par contre, nous ne sommes paspour autant en mesure de quitter le transcendan-tal. Nous débarrasser de la transcendance estacquis du fait de la modernité et résulte de sontravail. De ce fait, nous pouvons penser être libé-rés de cette intrusion du transcendantal, maisceci n’est qu’illusion car même si cette placed’extériorité n’est plus substantiellement occu-pée, il n’en reste pas moins qu’elle reste uneplace logique toujours nécessaire. Elle n’est dufait de cette mutation plus transmise commeallant de soi, sa visibilité n’est plus assurée, et ils’agit dès lors de penser une place d’exceptionqui n’autorise pas pour autant une place de hors-la loi.

Pour le dire encore autrement et d’une manièrequi peut servir de conclusion provisoire, hier le« hors-la-loi » cadrait le « dans la loi », aujourd’huic’est le « dans la loi » qui cadre le « hors-la-loi ».Hier, celui qui occupait la place de l’exceptionavait tous les droits, et de pouvoir se tenir ainsiau dehors l’amenait – tel Dieu – à dire et à faire laloi. D’abord, la modernité nous a fait finir aveccette extériorité et de plus, nous avons à nosdépens fait l’épreuve de l’impasse à laquellemenait cette position qui impliquait l’obéissanceaveugle à l’autorité autant que la jouissance abu-sive. Aujourd’hui, nous exigeons qu’occupercette place se fasse en acceptant de se sou-mettre aux lois, ce que nous appelons êtred’abord « dans la loi» ; mais il faut aussi que noustolérions que, pour accepter d’occuper cetteplace toujours nécessaire, le sujet puisse s’en-gager singulièrement, autrement dit soutenir un certain « hors-la-loi» mais cette fois référé, cadrépar le « dans la loi». Gageons que c’est seulementà bien mesurer ce renversement anthropologiquequ’il nous sera possible d’encore décider.

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2 Yves Cartuyvels est juriste et criminologue, chercheur aux Facultés uni-versitaires Saint Louis.

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certains aspects, en privilégiant certaines dimen-sions, alors que d’autres régimes d’interprétationapparaissent clairement possibles. Sur ce plan, lalégitimité de la décision n’est plus assurée commeauparavant. Par ailleurs, une décision de justice,les juges le savent, ne s’impose plus d’emblée.Elle peut faire l’objet de contestations, d’un refusd’exécution. Et on voit la justice recourir à de nou-velles stratégies qualifiées de « négociées» pourdonner force à la décision judiciaire : dans diverscas, le recours à la médiation, à la conciliation, à ladiscussion avec les parties semble préférablepour assurer le respect et l’exécution de la déci-sion prise. C’est ici l’effectivité de la décision judi-ciaire qui se pense autrement : de manière crois-sante, on fait appel à la participation des partiesconcernées pour élaborer la décision afin d’assu-rer qu’elle soit mieux exécutée.

Je propose d’éclairer cette évolution qui touchel’autorité de la décision judiciaire. Elle est proba-blement symptomatique d’un changement plusgénéral qui affecte le principe de la décision dansd’autres champs de régulation. Ce changement, jele résumerais en trois points:

- dans des sociétés complexes, où des systèmesde valeurs différents et parfois contradictoirescohabitent, la décision est moins facile qu’aupa-ravant;

- dans des sociétés « post-modernes» ou « post-métaphysiques», le fondement de la décision estmoins assuré qu’auparavant. Pour des raisonsqui tiennent aux mutations de notre manière depenser la construction des normes sociales, ladécision est objectivement plus fragile;

- dans des sociétés plus «horizontales», le lieu quidonne autorité à la décision et qui garantit sonexécution et son respect se déplace : cet espacedevient celui-de la discussion et de la procédure.

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réflexion sur la justice et les mutations qui affec-tent la légitimité et l’autorité de la décision judi-ciaire. « Décider », «trancher», c’est bien la fonc-tion de la justice. Cette dernière est d’ailleurs sym-bolisée par la balance qui permet de décider auterme d’une pesée d’intérêts ou de valeurs enconflit, par le glaive qui tranche. Or, dans le champjudiciaire, cette question de la « décision » se posedans des termes en partie inédits aujourd’hui : jus-qu’il y a quelques années, une décision de justices’imposait en principe sans discussion. Prenantappui sur la loi, les valeurs que celle-ci portait oules vérités scientifiques sur lesquelles le droit s’ap-puyait, le juge tranchait, séparant le bien du mal, levrai du faux, le juste de l’injuste. Associée à unesource indiscutable, sa décision faisait autorité etsa légitimité était acquise: elle était (en principe)appliquée et on ne pensait pas, sauf exception, àen remettre en cause le bien-fondé. On a pu par-ler, pour caractériser ce type de justice, d’un« modèle de justice imposée» ou d’une « logiquede jugement dernier »: l’image évoque une formede transcendance longtemps associée à la justice.

Or, aujourd’hui, émerge une rhétorique moinsautoritaire de la décision judiciaire comme si lajustice était moins sûre d’elle-même. La décisionjudiciaire doit toujours se prendre. Il faut toujourstrancher, mais c’est comme si le régime de la déci-sion se plaçait désormais sous le signe de l’incer-titude et que l’on cherchait de nouveaux repèrespour orienter la décision et fonder son autorité:dans un contexte où, d’une part, le jeu des normesse multiplie et se complexifie et où, d’autre part,on tend à mettre en cause le rapport entre la règle,générale et abstraite, et un cas toujours singulier,la décision devient un travail beaucoup plus diffi-cile. Décider, c’est épouser un point de vue surune affaire, adopter un regard sur une situation.C’est proposer une interprétation en sélectionnant

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Décider et trancher: les change-ments de légitimité de la décision

Les fondements de la décision dans laModernité: ordre dogmatique et rationalitétranscendentale ou «Raison abstraite»

Si le projet moderne signifie la sortie du religieuxcomme fondement de l’organisation sociale, iln’en conserve pas moins le principe fondamentald’une « théologie politique ». C’est un projet danslequel pouvoir et autorité prennent appui sur desgarants fondateurs à dimensions largement méta-physiques. A la fin du XVIIIe siècle, le siècle desLumières et celui de la Révolution Française, un«ordre dogmatique »3 est maintenu dans uneEurope où les Princes n’entendent pas sacrifierune technologie religieuse du pouvoir qui a large-ment fait ses preuves depuis le Moyen Âge. La dif-fusion d’un « ordre symbolique», soit un univers desens, de valeurs et de normes qui fasse référencecommune pour les membres d’une société, ne sepense plus en référence à la Religion, mais bien àla Raison et à la Nature qui continuent à jouer leurrôle de référents fondateurs indépassables.

Autrement dit – et c’est le point qui m’intéresseau-delà des discussions possibles sur le type deRaison à l’œuvre dans la modernité –, l’organisa-tion du monde social n’est pas encore penséecomme « auto-référencée », comme reposant surles seules forces de l’individu et du langage pourétablir et valider les règles qui donnent consistan-ce à la vie sociale. Malgré la laïcisation en marche,les modernes continuent à prendre appui sur des

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De manière croissante, une décision fait autoritési elle résulte d’un processus de négociation quisuppose la participation des parties, idéalementdans un cadre qui garantit une discussion équi-table.

La seconde entrée sera d’ordre criminologique ettouche au deuxième volet sémantique que j’airelevé: « raison administrative », « organisationmanagériale », « risque de se tromper », « dilutiondes responsabilités ». À partir du champ pénal, jevoudrais montrer comment émerge une nouvellerationalité managériale dans le champ des poli-tiques publiques. Cette logique est importantepour notre thématique à deux points de vue :d’une part, parce que cette rationalité gestionnai-re pourrait bien introduire un nouveau principe quiest celui de l’économie de la décision sur les fina-lités de l’action. De ce point de vue, dans uncontexte «désenchanté» marqué par la perte decroyance dans les grandes mythologies fonda-trices qui orientaient l’action, les «boussoles » per-mettant d’orienter la décision sont quelque peu«déboussolées »… Et si sur le vide émergeants’ouvre un espace pour une rationalité procédura-le ou raison pratique plus modeste qui maintienten l’adaptant le principe d’un espace de discus-sion sur les objectifs et les finalités, on voit surtoutse déployer aujourd’hui les fastes d’une rationalitégestionnaire, préoccupée plus par le comment del’action que par son pourquoi ; d’autre part, parceque, très concrètement, la logique managérialeinduit un certain nombre de changements dans lamanière de concevoir la question de la responsa-bilité et du risque d’erreur dans le processus dedécision.

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3 Je reprends l’expression à Pierre Legendre et à son livre L’amour du cen-seur. Essai sur l’ordre dogmatique.

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me bien cette idée en évoquant l’existence d’une«conscience collective » qui constitue le cimentde la société. Pour Durkheim, toute sociétéprend appui sur un tissu de valeurs et de règlescommunes, formelles et informelles, une moralesociale partagée qui fait Référence et s’imposeglobalement aux «consciences individuelles ».Ce type de représentation unifiante et consistan-te de la normativité sociale n’est pas nécessaire-ment correct. À la fin de sa vie, Durkheim revien-dra sur cette représentation holiste du mondesocial dont il reconnaîtra qu’il est plus divisé qu’ilne l’avait proposé. Mais il est sans doute tout àfait illustratif de la manière dont la modernité sereprésente le jeu social, avec une sorte de pré-éminence donnée à un ensemble de normes etvaleurs sociales collectives qui s’impose auxindividus singuliers.

- Ce sont des sociétés à «fonction paternelle » oùle système des normes qui enserre la vie socialeest pensé comme un ordre vertical, hiérarchiqueet linéaire (de haut en bas) auquel les individusdoivent obéissance. Plusieurs appareils desocialisation relaient ce régime symbolique quirepose, dans des champs divers, sur la domina-tion de certaines figures d’autorité, distribuantles places et les rôles, contribuant à l’apprentis-sage et à la transmission des normes. On peutpenser à l’ordre des familles, fondé sur l’autoritéincontestée du « Pater familias» et le principe dela différenciation des places et des générations;au monde de l’École associé au prestige duMaître dont le savoir fait référence; à l’Églisedont le modèle d’organisation «pontificale »,avec son décorum et ses rituels, fait office deréférence pour nombre d’institutions laïques; aumonde hiérarchisé de l’entreprise, etc.

Ce modèle d’organisation sociale prend doncappui sur des «systèmes» et des institutions qui

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invariants de surplomb (la Raison, la Morale, laNature, plus tard la Science) pour fonder l’autoritédu système de règles qui encadre la vie sociale. LaRévolution Française libère peut-être l’individu,mais elle est surtout l’expression de « la Raison enmarche » (Hegel). C’est ce que j’entends par «filia-tion métaphysique » de l’ordre social ou « théolo-gie politique». Malgré la laïcisation, se maintient laréférence à un point d’extériorité qui prend sou-vent des caractères mythiques pour assurer lalégitimité du jeu des règles. Ce type de représen-tation métaphysique de l’ordre social va perdurer,avec des différences bien sûr, pendant deuxsiècles. Il débouche sur des sociétés qui, au-delàde leurs différences importantes en fonction desépoques, partagent trois caractéristiques qui per-mettent de comprendre comment fonctionne leurrégime d’autorité:

- Ce sont d’abord des sociétés «hétéronomes»,au sens où les lois qui règlent leur organisationsociale reposent sur un fondement extérieur auxcontingences du social et de l’histoire. Ces loissont perçues comme l’expression de la Raison,une raison en prise sur une vérité de Nature, cequi leur donne une légitimité a priori. Elle ne sontpas perçues dans leur dimension de construc-tion historique et sociale, traduction de rapportsde force ou expression d’un compromis de paixprovisoire entre des intérêts et des valeurs enconflit. Le caractère contigent des normes, leurdimension de construction sociale qui nousparaissent évidents aujourd’hui, sont très large-ment occultés.

- Ce sont des sociétés de la «Souveraineté» ou dela «Référence», au cœur desquelles un ordrenormatif, perçu comme unique, cohérent etcomplet, donne forme à une symbolique socialequi englobe la vie des individus. À la fin du XIXe

siècle, le sociologue français E. Durkheim expri-

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moderne. Dès le XVIIe siècle, l’ordre juridique seconstruit en référence à une rationalité de typemathématique qui répond à un rêve de mathéma-tisation du social : le « culte de la loi» devient pos-sible à cette époque, parce que la loi est l’expres-sion de la Raison, une raison en prise sur uneMorale de Nature, gage de Justice et de Vérité. Cediscours, qui ramène la raison juridique à un idéalde raison géométrique, est porté sur le plan desidées par l’École du droit naturel moderne au XVIIesiècle, puis par la philosophie des Lumières auXVIIIe. Dans la pratique, il préside à l’élaborationdes premiers systèmes de droit étatique modernefondés sur la loi unique de l’État que les souve-rains absolutistes ou «despotes éclairés» impo-sent dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle enEurope (Cartuyvels, 1996).

Concrètement, ces systèmes de droit se construi-sent en réponse au paradigme ancien de la dispu-tatio, chère à la scolastique médiévale et considé-rée à l’époque comme source d’incertitude, d’in-sécurité et d’arbitraire sur le plan des décisionsjudiciaires (Frydman, 1998). Le problème posé parla pratique scolastique est bien celui-là: propo-sant, pour décider en justice, un modèle de dis-cussion et de mobilisation de sources multiples,elle rend la décision fondamentalement incertaine.La décision en droit n’a pas de fondement uniqueet devient imprévisible, ce qui pose un problèmede sécurité juridique.

L’ordre juridique unifié, fondé sur la Loi et laRaison, qui se met en place est donc une réponseà des questions très concrètes qui renvoient à lapratique des tribunaux. Cet «ordre» ou «système »juridique est marqué par les idéaux évoqués plushaut à propos du jeu plus général des normessociales. L’ordre juridique se veut vertical et hié-rarchique, marqué par l’unité et la simplicité, la

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fonctionnent à l’autorité et à l’obéissance4. Ilsferont l’objet d’une «critique artiste» dans lesannées 60, au nom de leur caractère « discipli-naire » ou « normalisateur » (Foucault), bureaucra-tique ou autoritaire, ces différents systèmes nelaissant pas assez de place au « monde vécu » de l’individu, à sa soif d’autonomie et de dévelop-pement personnel (Boltanski, Chiapello, 2000).Mais ils présentent, pour la problématique de ladécision qui nous intéresse, une caractéristiquemajeure: le jeu des normes qui enserre la viesociale est perçu comme un « système » de règlesunifié, complet et consistant, sans lacunes et sanscontradictions, à la lumière duquel toute situationpeut être «décidée » (Demunck, 2000, 24). Nonseulement la décision apparaît logiquement pos-sible, mais son autorité est assurée par cettereprésentation métaphysique de l’ordre normatifsur lequel elle prend appui. C’est ce que je vou-drais montrer plus concrètement maintenant, enabordant à gros traits la représentation «mytho-logique » du droit et de la justice au cours de cettepériode moderne (Lenoble, Ost, 1988).

Les fondements du droit (et de la décision en droit) : raison géométrique et discours de la Science

Construction sociale destinée à organiser leséchanges sociaux, le droit est sans doute lemeilleur «traducteur» de ce type de constructiondogmatique à l’œuvre dans le monde social

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4 Au XXe siècle, on l’associera à un modèle de société «fordiste» (du nomde H. Ford, père du travail à la chaîne), société reposant sur divers «sys-tèmes» fortement différenciés (système juridique, système médical, système d’enseignement, etc.) et fonctionnant chacun sur une ou desinstitutions en position dominante. Au sein de chaque système, lalogique est descendante, marquée par des rapports d’autorité entre cer-tains personnages mis en position d’Autorité et les autres.

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gences du monde social, la situation particulièrede l’un ou de l’autre. «Dura lex, sed lex»… Uncertain aveuglement du juge – on promeut d’ail-leurs l’image d’une « justice aux yeux bandés » –est considéré à l’époque comme gage de libertéet d’égalité, de vérité et de justice.

Avec l’État social qui émerge à la fin du XIXe siècle,deux changements affectent le statut de la déci-sion judiciaire. D’une part, le pôle de légitimité oude vérité se déplace en partie de la règle juridiquevers la science. Dans divers secteurs du droit et dela justice, la rationalité «métaphysique» de la loifait place à une rationalité scientifique ou «techno-scientifique » qui fait office de pôle de référencepour le juge. De manière importante, on voit cedernier faire appel à l’expert et au discours scien-tifique pour fonder sa décision. Dans le champpénal par exemple, l’expert psychiatre fait ainsison entrée sur la scène judiciaire. En matière deprotection de la jeunesse, se met en place un« système expert » qui voit le juge de la jeunessedécider en prenant appui moins sur la loi que surdes instances médico-psychologiques. D’autrepart, la rationalité de la décision judiciaire se fait«téléologique», orientée par l’avenir et les effetsconcrets de la décision. Soucieux d’équilibrer lesintérêts en conflit dans un contentieux judiciaire, lejuge cherche à obtenir le meilleur résultat possibledans le «dossier» qu’il traite. Le glaive aveugle dela justice – on se contente d’appliquer la loi au cas,quel qu’en soit le résultat (« dura lex, sed lex...») –cède en partie la place à une pesée des intérêts (lajustice comme balance). Dans un divorce entreparents, on tient compte de l’intérêt de l’enfant.Dans la transgression de normes pénales sur ledroit de l’environnement par une entreprise, ontient compte des conséquences sociales qu’auraitla sanction pénale (fermeture de l’entreprise).

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consistance et la complétude, la cohérence etl’absence de contradiction. Ce système de droit« légal-rationnel » a une double fonction:

- sur le plan instrumental d’abord, il s’agit deredonner prévisibilité, certitude et autorité à ladécision judiciaire, pour assurer une certainesécurité dans les rapports sociaux. La créationd’une « pyramide» des lois qui organise l’en-semble du droit selon un plan d’ensemblelogique et déductif doit faciliter la décision judi-ciaire. En principe, le juge a la certitude de trou-ver dans le système une et une seule réponseadaptée à chaque cas. Dans cette logique nor-mative, il n’y a pas place pour le manque ou levide (l’anomie juridique), le flou, l’indétermina-tion. La décision est, selon l’idéal référentielmobilisé, pure application d’une règle, au cœurd’un système qui poursuit un certain idéal deperfection.

- sur le plan symbolique, ce système de loi fondéen Raison est gage de légitimité et d’autorité dela décision judiciaire. Dans ce système, le jugequi tranche est clairement subordonné à la loi.Celle-ci est perçue comme une source de véritéindiscutable, étant présentée comme l’expres-sion de la volonté d’un « législateur rationnel »mythique. La raison des lois est en quelque sorteabsolue et elle s’impose au juge qui, dans l’idéal,se contente d’appliquer la loi, norme générale etabstraite, au cas particulier qui lui est soumis. Lejuge est un «passeur de lois » et sa décision unetranslation de la vérité légale. Il tranche en droit,n’a pas à se perdre dans les méandres de l’inter-prétation, à opérer des choix dans l’applicationdes règles ou à se soucier des effets de la déci-sion. Trancher ici est relativement facile, puisquela vérité est donnée d’en haut, qu’elle est dans letexte, source de vérité et de justice, et qu’elle n’apas à être mise en balance avec les contin-

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manière de reconfigurer le sens social change demanière importante. Deux siècles après la Révo-lution française qui inscrit en principe mais pasdans les pratiques ce moment dans l’histoire,nous accédons à un mode de pensée « post-métaphysique». Autrement dit, dans des sociétésoccidentales où on ne croit plus aux «vérités révé-lées», la prise de conscience se fait que plusaucun discours de surplomb n’offre de garantieultime de justesse. Ni la Religion, ni la Raison sousses différentes formes métaphysiques ou scienti-fiques ne font plus vraiment illusion. Pour ce quiest de la Religion, c’est assez clair chez nousdepuis un certain temps. Pour ce qui est de laRaison, c’est plus récent, mais les signes sontassez clairs. Au mythique «Législateur rationnel»qui serait la source de lois justes en prise sur laVérité, on oppose aujourd’hui les froids calculsd’intérêts et les rapports de force qui président àl’élaboration de la plupart des lois. Quant à larationalité scientifique, on sait aujourd’hui que lascience n’est pas neutre ni objective et qu’elle nedit plus la vérité dernière des choses. Le discoursscientifique se construit sur base d’hypothèsessubjectives et de commandes parfois, sinon sou-vent, intéressées. Au discours d’un expert, onpeut souvent en opposer un autre, etc. Seule, aufond, la vérité des chiffres résiste-t-elle peut-être àla désacralisation…

Pour évoquer cette mutation, certains ont parlé de «désenchantement du monde » (M. Gauchet)ou « d’auto-institution imaginaire » de la société (C. Castoriadis). Les deux formules synthétisentassez bien, me semble-t-il, l’enjeu de la transitionou de la rupture: quittant l’ère de la « théologiepolitique», nous entrons dans celle de la démo-cratie politique au sens propre, l’humain ayant à sedébrouiller seul avec ses semblables et avec lelangage pour élaborer des règles les plus justes

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Ce double déplacement est manifeste et il va mar-quer le droit et la justice tout au long du XXe siècle.Sur le plan de la décision judiciaire, il rend le prin-cipe de décision plus difficile. Le juge arbitre desvaleurs et des intérêts en conflit, il doit «ouvrir lesyeux», calculer les effets de sa décision et cher-cher le meilleur résultat possible. Par contre, cedéplacement n’entraîne pas de changementmajeur en ce qui concerne la légitimité et l’autori-té de la décision: la logique « transcendentale» oudogmatique sur laquelle fonctionne le droit et lajustice perdure. Quand c’est nécessaire, le dis-cours scientifique prend la place ou vient en appuiau texte de la loi comme source de vérité indiscu-table et la raison de l’expert fait office de « garantultime» à une époque où, si l’on se méfie de lamétaphysique, on croit à la Science positive, à sonobjectivité et à sa neutralité, à sa capacité à dire levrai du social. Ceci signifie qu’une décision priseest généralement acceptée, parce que le systèmecontinue à susciter croyance et confiance dansces deux personnages, juge et expert, qui font« Autorité» au nom de leur savoir5.

Remise en question de l’«ordre dogmatique»et déplacement de la légitimité de la décisionvers une raison pratique et procédurale

À ce point, j’en arrive à mon hypothèse centrale.Aujourd’hui, notre rapport aux normes, notre

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5 Les discours, au début du XXe siècle, sur la figure montante du juge desenfants sont à cet égard emblématiques. On accepte, à cette époque, dedonner au juge des pouvoirs de décision extrêmement importants, parcequ’on fait confiance à l’autorité d’une figure « paternelle» qui, prenantappui sur des savoirs experts, apparaît capable de déceler la vérité vraied’une situation et de trancher en connaissance de cause pour le bien del’enfant. L’investissement dans cette figure «tutélaire» paraît, à l’époque,tout à fait raisonnable à la majorité, même si elle soulève quelques réti-cences chez certains qui dénoncent un pouvoir de décision excessif eten appellent à une mise sous tutelle de ce pouvoir du juge par des cadreslégaux, des jeux de procédure plus contraignants (Cartuyvels, 2001).

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importants pour saisir l’impact de ce changementsur le plan de la décision:

- Sur le plan des références et des valeurs, lamodernité jouait sur la construction d’ensemblesunifiés, homogènes et cohérents. Aujourd’hui,dans un contexte interculturel où les frontièresentre les mondes explosent, on prend nettementconscience du pluralisme des références cultu-relles et normatives au cœur d’un monde socialdont la division apparaît inéluctable. On assiste àune sorte de « décodification» du social, aupoint, souligne P. Legendre, qu’on peut parleraujourd’hui de « self-service normatif » (Legendre,1993), chaque individu étant amené à seconstruire son propre système de valeurs et denormes à travers le «marché des valeurs » exis-tant. Pas moins de codes donc, mais sans douteune moindre structuration ou hiérarchisation descodes existants. Cette fluidification des normeset des valeurs rend plus difficile le principe mêmede la décision (quelle est la référence privilé-giée?), mais aussi sa légitimité et son autorité(pourquoi votre « récit», celui que vous mobilisezpour justifier la décision, serait-il plus légitimeque le mien?). Bref, nous avons à nous débrouil-ler avec une forme de relativisme structurel et àinventer de nouveaux modes de légitimationpour penser, selon la formule de mon collègue L. Van Campenhoudt, une «relativité non relati-viste», ce qui n’est pas simple…

- Les représentations de la Raison comme prin-cipe organisateur du monde social et source delégitimité bougent considérablement. À l’idéald’une raison abstraite, en prise sur une véritéabsolue ou un savoir scientifique antérieur appli-cable à des situations concrètes, une raison qua-lifiée souvent de technocratique ou de bureau-cratique, on oppose aujourd’hui une « raison pra-tique» en prise sur les réalités et l’expérience de

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possible. C’est sans doute ce qui fait qu’on mettant l’accent aujourd’hui, dans toutes les institu-tions sociales, sur la «crise de l’autorité » et des«discours d’autorité», sur les échecs des logiquesd’imposition des normes et des valeurs d’unepart; et que d’autre part, on insiste sur l’importan-ce d’une «éthique de la discussion» et sur le res-pect des cadres d’une discussion argumentée ouque l’on assiste, dans divers lieux institutionnels, àla multiplication des instances et des lieux denégociation, de concertation ou de médiation.

Ce mouvement de « détranscendantalisation» dumonde est souvent associé à l’avènement d’unmonde « post-moderne ». Complexe, la tendancen’est pas univoque. En témoigne, par exemple, lefonctionnement politique des États-Unis qui conti-nue à prendre la morale religieuse et la rationalitétechnique comme fondements de l’action légitimesur le plan politique. Par ailleurs, ce mouvementd’autonomisation de l’action humaine peut susci-ter peur et repli face au relativisme et au principed’incertitude fondamentale qu’il suscite. Le retourdu religieux qui peut être analysé comme un soucide retrouver des repères «stables » et «sécuri-sants »; la montée du pénal comme « morale deremplacement» dans des sociétés en perte derepères; la nostalgie d’un monde ancien paré detoutes les vertus auquel on oppose un monde où«tout fout le camp »… Enfin, il suscite des résis-tances – je pense au discours de la science et àune rationalité de type techno-scientifique – qui,dans certains domaines, continuent à fonctionnersur le modèle ancien et à véhiculer une image devérité absolue.

Un certain nombre d’éléments alimentent cepen-dant le constat d’une tendance lourde qui va dansle sens de l’avènement de ce monde «post-méta-physique». J’en propose trois qui me paraissent

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mènent à la décision rationnelle, n’est guère sur-prenant. Dès lors que « la finitude radicale de laraison indique que dorénavant plus aucunegarantie de la justesse ne peut être trouvée horsdu langage» (Lenoble, 2004, 144), que nousreste-t-il pour asseoir la légitimité d’une décisionsinon l’existence d’un débat argumenté au termeduquel différentes constructions rationnellesd’une situation peuvent être confrontées avantque l’on ne tranche? Discuter et puis trancher,dans le respect d’un débat argumenté: la légiti-mité d’une décision se fait procédurale. Cedéplacement vers une légitimité procédurale dela décision qu’impose une prise de consciencede la finitude de la raison, pose deux difficultés.D’une part, elle suppose des parties qui accep-tent de jouer le jeu et de s’incliner devant unedécision « négociée » rationnellement. Or, trèsvite, les logiques d’intérêt prennent le pas sur lerespect de la décision « juste ». D’autre part, ellesuppose un certain équilibre des positions dansla discussion, ce qui est rarement le cas.

On le perçoit sans doute assez clairement. Dansce contexte, décider et trancher est sans douteplus difficile qu’auparavant. Cela suppose de pren-dre ses responsabilités hors toute garantie. Enoutre, l’autorité de la décision est probablementfragilisée. Je voudrais souligner ce constat enl’illustrant par la question de la décision judiciaire.

Mutations du droit et de la raison juridique: un principe d’indisponibilité au cœur du social

Comment ce processus de « fragilisation» de ladécision, qui va de pair avec un déplacement deson pôle de légitimité, se traduit-il en droit? Onpourrait articuler les choses comme suit. Là où laraison juridique moderne avait la prétention de

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terrain. Ce point-ci me paraît central. La raisonreste source de légitimité pour définir desnormes sociales ou pour décider dans des situa-tions déterminées. Mais l’élaboration d’une déci-sion rationnelle ne suppose plus tant l’applica-tion verticale d’une norme générale préétablieque la construction en situation d’une décisionraisonnée à partir de la complexité d’un cas,perçu dans ses multiples dimensions, voire sescontradictions6. Ici encore, cela veut dire que leprocessus de décision devient plus complexe. Ilfait appel à une prise de responsabilité plusimportante qu’auparavant dans le chef du déci-deur qui doit jongler avec plusieurs paramètresdans un contexte d’indétermination et d’incerti-tude. En outre, la légitimité et l’autorité de ladécision est également fragilisée, puisque ladécision prise est l’expression d’une «raisondésenchantée, une raison sans fondementsassurés» (Lenoble, 2004, 144) et que la décisionainsi fondée en raison peut très bien être contes-tée au nom d’une autre construction rationnelleconcurrente.

- Dans ce contexte, que l’accent soit mis aujour-d’hui, sur différentes scènes sociales, sur l’im-portance des procédures de discussion qui

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6 On peut ici être frappé par un double processus de disqualification àl’œuvre aujourd’hui dans nos sociétés contemporaines: disqualificationd’abord de ce qui vient du haut et des acteurs «qui réfléchissent dansleur tour d’ivoire » – lois, directives, circulaires – au nom d’une mécon-naissance des réalités de terrain et la valorisation correspondante detout ce qui se construit à partir du bas, au nom de la nécessaire adé-quation d’une solution avec le «monde vécu» des individus. La sourcede vérité est dans le concret et non plus dans l’abstrait. L’accent mis surle local et la proximité, la reconnaissance et la participation, le pragma-tisme et la gestion s’inscrivent dans cette perspective, disqualification,peut-être ensuite, de ce qui vient d’avant, et des acteurs ou des dis-positifs qui incarnent une certaine mémoire ou une temporalité de ladurée. Si on s’inclinait devant le juge, c’était aussi parce qu’on luireconnaissait un savoir accumulé. Le sens auquel il faisait appel étaitpré-construit et dans ce contexte, la décision tirait aussi son autorité deson ancrage dans le passé. Aujourd’hui, moins que le savoir d’unpassé, c’est la capacité à être en phase avec le présent ou l’instant quicompte. Le savoir ne fait plus nécessairement référence.

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Peut-on dire plus clairement que, aujourd’hui, ledroit n’épuise pas le juste dont le juge cherche àse faire le gardien? En outre, on trouve de plus enplus en droit des notions «floues» qui contraignentles juges à interpréter, à faire des choix. Qu’est-cequ’un «usager problématique» en matière de stu-péfiants? C’est au juge à décider à partir du cas.On perçoit clairement que le juge dispose d’unpouvoir normatif, d’un espace de choix dans sontravail de décision. D’un autre côté, l’indétermina-tion du jeu des règles n’est pas totale. On n’estpas dans le relativisme absolu: le droit fixe uncadre complexe de règles qui laisse au juge une«semi-liberté », comme l’illustre bien l’image du« roman la chaîne » de Dworkin: juger, c’est à lafois tenir compte d’un héritage (ce que les jugesont décidé avant, sauf à faire le choix d’un « pro-cès de rupture») et innover, tout en permettant à la« chaîne» des décisions de se poursuivre par lasuite. Bref, la démarche du juge s’inscrit dans unespace de jeu, «entre-deux où la règle contientune suffisante zone d’incertitude pour permettrel’adaptation du droit aux réalités sociales toujoursnouvelles» (Lenoble, 2004, 145). Autrement dit, lafonction de juger est liée par un cadre légal, maisun cadre souple ou « flou » qui lui permet, au caspar cas, de tenir compte des contingences et dela singularité du cas et de chercher la «meilleuresolution» au regard des principes de liberté et dejustice. La « raison pratique», mobilisée par lejuge, se fait plus soucieuse d’un arbitrage entermes de valeurs pour assurer le respect des exi-gences démocratiques que de l’application pureet simple de la « Raison des lois». Le retour endroit et en justice des principes d’«équité » et de« proportionnalité» sont sans doute illustratifs dece mouvement. La référence directe dans les juge-ments à une balance à opérer entre diversesvaleurs fondamentales de justice en conflit en estun autre exemple (on pense à l’affaire du « lancer

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détenir les clés du juste et du vrai, les juristescontemporains prennent conscience de la contin-gence et de la «finitude » de la raison juridique. Àune époque où «aucun discours particulier nepeut prétendre détenir le sens, la vérité desvaleurs» (Lenoble, 2004, 144), le mythe du « légis-lateur rationnel» a fait son temps. La communau-té des juristes a pris conscience de ce que le droitn’épuise pas le juste et ils ne sont pas les seulsd’ailleurs. C’est aussi ce qu’avait bien relevé à samanière M. Russo, père d’une des deux petitesfilles assassinées en 1996, sur un plateau de télé-vision il y a quelques années, disant: « J’entendsbeaucoup parler de droit, mais très peu de justice»… Bref, la finitude de la «raison des lois»apparaît également, faisant place elle aussi à une«raison pratique» plus modeste, en prise sur lesspécificités d’un cas particulier…

Quatre indicateurs me permettent de souligner cechangement dans la fonction de juger, un change-ment qui amène les juges à prendre leurs respon-sabilités, dans un contexte de plus grande indé-termination juridique:

Telle qu’elle est perçue aujourd’hui, l’activité dujuge se situe dans un «entre-deux», « entre la règleet sa suspension» (Derrida, 1994). Autrement dit,le juge, quand il décide, ne peut pas faire n’impor-te quoi, il n’est pas non plus un automate. D’uncôté, il n’apparaît plus comme ce « juge machine»,soumis de manière mécanique à l’autorité d’uneloi précise ou du discours scientifique, fidèle exé-cutant d’une conception technocratique de la loien quête «d’efficacité». Un magistrat, parlant desa pratique, soulignait récemment cette dimen-sion: « le droit est un moyen, non une fin en soi. Onn’est pas là uniquement pour «dire la loi», qui estun moyen mis à notre disposition, une ressourceparmi d’autres pour restaurer la paix sociale ».

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déplace de la règle et du contenu (modernité) versla procédure (post-modernité) : en contexte d’in-détermination normative, la décision judiciaireapparaît légitime si elle est prise dans le respectd’une série de règles qui garantissent un débatcontradictoire équitable et l’élaboration d’unedécision rationnelle. Ainsi, la position «toute-puis-sante » du juge de la jeunesse, acceptée à la fin duXIXe siècle au nom d’une justice d’expertise, est-elle aujourd’hui mise en question. On accepte malque le juge garde un espace de décision noncontrôlé par des cadres procéduraux stricts. Demême, on assiste à une poussée d’un discourssur le droit dans divers lieux de «non-droit»(défense sociale, prisons, etc.).

La valorisation d’une justice participative ou«négociée» ou le déplacement de la légitimité versla négociation. L’idée est ici qu’une décision négo-ciée avec les parties a plus de chance de leurapparaître légitime, d’être acceptée et exécutéequ’une décision imposée de l’extérieur. On voitfleurir aujourd’hui un discours sur la « justice négo-ciée», la justice « participative », le recours aucontrat et au consentement comme indépas-sables de la décision.

À la lumière de ce qui vient d’être évoqué, on per-çoit peut-être mieux les mutations qui affectent leprocessus de décision en contexte post-moderne:le fondement de la décision n’est plus assurécomme autrefois, sa légitimité n’est plus donnée apriori. Les acteurs de terrain qui sont en positionl’ont bien compris: du psy, interpellé par le juge,qui dit « je ne suis pas Madame Soleil» ou « je n’aipas de boule de cristal» (Cartuyvels, 2002) au jugequi soupire qu’il «aimerait bien avoir une « garan-tie» qui le dédouane de ses responsabilités » ouque « c’est plus facile de trancher en fonction dudroit» (Table-ronde magistrats, 2 07, 2004). De

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de nains» en France, où le juge arbitrera entre lavaleur de la «dignité humaine » et le droit au travailrevendiqué par l’intéressé).

Une prise de conscience claire de ce que la déci-sion judiciaire est une décision parmi d’autres etque la vérité de la décision judiciaire n’est pas«LA» vérité de l’affaire. Ce qui est neuf, sur ceplan, est moins le fait en lui-même que sa recon-naissance par les milieux judiciaires: aujourd’hui,les juges le disent clairement, adoptant une pos-ture nettement plus modeste qu’autrefois. Demême, le mécanisme des «opinions dissidentes»dans les jugements de la Cour Européenne desdroits de l’Homme, qui permet aux juges minori-taires de marquer leur désaccord avec la décisionfinale, le souligne de manière exemplaire. Le statutd’autorité de la décision judiciaire prend évidem-ment un tour différent, qui va dans le sens d’unecertaine relativisation et fragilisation de celle-ci. Ceconstat du caractère relatif de la «décision judi-ciaire» ne simplifie pas la prise de décision, parcequ’il postule un principe de la limite dans larecherche de la vérité que le décideur doit s’impo-ser: on sait que la vérité en soi est inatteignable etqu’à un moment donné, il faut arrêter de la cher-cher pour décider. Oui, mais quand? Il y a peu debalises dans un jeu qui renvoie le décideur à saresponsabilité.

Un déplacement de la légitimité de la décisionjudiciaire vers la procédure. Si le juge reçoit unemarge de manœuvre plus importante aujourd’huipour élaborer sa décision à partir du cas, encorefaut-il encadrer sérieusement le processus dedécision pour éviter l’arbitraire. Dans le cadre dece que certains qualifient de «retour du droit »,l’accent est clairement mis aujourd’hui sur l’impor-tance du cadre procédural pour donner sa légiti-mité à la décision prise. Le pôle de légitimité se

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L’émergence d’une rationalité managériale ou l’anti-procéduralisation

Le modèle de régulation «rationnel-substantiel»associé à la modernité avait bien des défauts et ila été fortement critiqué. Dans le champ pénal, ona dénoncé les dérives d’un projet de contrôlesocial « normalisateur» propre à des sociétés«disciplinaires ». On mettait la pénalité au servicede l’ordre social en place, contribuant à «surveilleret punir » (Foucault) les classes les plus défavori-sées au nom de valeurs sociales supposées com-munes. Le droit pénal, disait E. Durkheim, c’est legardien de la « conscience collective», l’expres-sion d’une morale sociale partagée. Au nom de ceprojet consistant, une pénalité de l’exclusion et dela réintégration va se déployer. Elle sera soucieu-se, dans des équilibres qui bougent selon lesépoques et les priorités de la défense sociale, dedissuader ou de neutraliser des individus dange-reux, de rétribuer la faute commise ou de réparerle mal perpétré, de traiter ou de réhabiliter desindividus déviants pour les resocialiser et les réin-tégrer en tant que force de travail dans la société.Privilégiant l’une ou l’autre fonction suivant lesépoques, organisant régulièrement leur cumul, leprojet pénal moderne s’appuyait sur des réfé-rences normatives fortes, la Raison pénale se pré-sentant, dans le droit fil de la raison juridique,comme l’expression d’une morale naturelle oud’une morale sociale indiscutable. À partir desannées 1950, ce modèle pénal donnera lieu àdiverses critiques portant sur les définitions de ladéviance, les échecs de l’idéologie du traitementou les excès d’un projet pénal qualifié d’autori-taire, de «moralisateur » et de «disciplinaire».

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plus en plus, la décision doit se construire au caspar cas, dans un contexte d’indétermination nor-mative qui la rend discutable. Sa légitimité sedéplace vers le cadre de discussion qui lui donnelégitimité et consistance… Enfin, la décision selégitimise par ses effets futurs bien plus que par saconformité à un ordre antérieur donné. Sur le plantemporel, les pôles de la légitimité tendent à s’in-verser. La validité de la décision sera donc aussimarquée par le provisoire: plus qu’avant, elle estsoumise à évaluation et donc, par principe, sus-ceptible de remise en question. Ces divers élé-ments ne renforcent pas le statut de la décision nicelui des décideurs. Je ne sais s’il faut s’enplaindre ou s’en réjouir, mais il y a là un fait : déci-der, aujourd’hui, c’est accepter de se soumettre àun certain relativisme, à un principe de castration,à une logique de la discussion et de la justification.Relativisme, parce que toute décision apparaît deplus en plus précaire et susceptible d’être remiseen question; castration, parce qu’en dépit de tout,bien souvent il faut trancher et donc choisir «sansgarantie ultime » entre les différents ordres de justification disponibles ; discussion, puisque trancher aujourd’hui suppose, plus que l’applica-tion d’une règle ou d’un savoir, soumettre à la discussion plusieurs arguments possibles avantde prendre une décision; justification, car une foisla décision rendue, on doit s’attendre à devoirrendre des comptes (cf. la montée du principed’« accountability »).

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cœur du pénal des solutions négociées et éman-cipatoires. L’émergence de nouveaux dispositifs,tels que la médiation pénale, iraient dans ce sens.

Développant et étayant une hypothèse critiqueque j’avais proposée en 1996 dans un articlepublié par la revue Quarto (Cartuyvels, 1995),Kaminski fait le constat que le «vide» ouvert par lacrise des finalités du projet pénal est plutôt rem-placé aujourd’hui par la domination d’une « affilia-tion managériale de la pénalité». Il entend par làque les prétentions du système d’administrationde la justice pénale sont devenues prioritairement« gestionnaires» et «désaffiliées» de tout objectifpolitique ou moral substantiel, hormis assurer lecontrôle efficace de la société contre les risquesde déviance.

Si j’évoque la montée de ce modèle gestionnaire,tel qu’il se développe dans le champ pénal, c’estqu’il présente différentes caractéristiques dont jefais l’hypothèse qu’elles sont «parlantes» pourd’autres champs de travail. Le «managérialisme»se généralise comme technique de régulationdans divers secteurs de la vie publique sommésde se penser sur le modèle de l’entreprise7:

La logique du management a pour premier effetmassif une mise en sourdine du débat sur les fina-lités de l’action (pénale) en référence à un projetpolitique, à des valeurs sociales ou de justice. Laréflexion sur les objectifs, le projet ou les fins (lepourquoi) est disqualifiée au profit du seul soucipour les processus et les moyens. Le regard portésur les politiques menées se fait purement straté-gique et instrumental dans une perspective de

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Aujourd’hui, une critique contemporaine dénoncele dépassement de cette pénalité «moderne», enprise sur une raison morale, des valeurs et desfinalités substantielles, par l’avènement d’unepénalité gestionnaire ou «actuarielle» (Mary, 2001).Confrontée à la crise des finalités de la peine, lapénalité se désaffilie des valeurs morales ousociales qui lui donnaient sens et orientaient sonaction (Kaminski, 2004). Autrement dit, la questionpénale deviendrait moins un problème de moraleet de justice, indexée à un projet de valeurs parti-culier (traiter, moraliser, amender, réparer) qu’unpur problème de gestion technique de certainsgroupes déviants dont il s’agit de contrôler lesrisques. Moins donc «surveiller et punir» que«surveiller et prévenir», «surveiller et contrôler »(Miller, 2004). La quête d’un sens orientant l’actionpénale, la discussion sur les objectifs et les fonc-tions de la pénalité dans la société, seraient envoie d’être marginalisées au profit d’une logiquepragmatique de pure gestion et de contrôle ducrime et de la déviance perçus comme «acci-dents» ou «risques».

La «désaffiliation pénale» qu’évoque Kaminskitraduit selon lui une crise de légitimité du projetpénal : quelles que soient les finalités poursuiviespar la peine, quels que soient les dispositifs mis enplace, «rien ne marche » et la décision atteint rare-ment les objectifs politiques et sociaux poursuivis.Le processus, créateur de «vide», aurait pu per-mettre d’ouvrir un espace de discussion pourconstruire en dialogue une « solution pénale » aucas par cas. C’est une hypothèse défendue parcertains: la crise du modèle de Raison pénalesubstantielle propre aux sociétés modernes lais-serait la place à l’émergence d’une «raison péna-le procédurale » privilégiant des interactionsdémocratiques. Une « nouvelle intelligence de lapeine » (Garapon, 1996) permettrait d’introduire au

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7 Un collègue néerlandais évoquait le fait que dans son pays, un ministreévoquait « l’entreprise Pays-Bas ».

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l’introduction de nouveaux modes d’évaluation.La question de l’évaluation et de ses objets estprobablement un des grands enjeux à venir.Dans la perspective managériale, l’évaluation estle plus souvent interne: elle calcule des choses«mesurables », soit souvent les activités pro-duites par le système, à l’aide de mesures«objectives» et chiffrables (le nombre de dos-siers traités, la rapidité de circulation d’un dos-sier, le nombre de «clients» vus, le temps consa-cré à chacun, etc.). Elle évacue le «non mesu-rable», par exemple des échanges ou du tempsde discussion informels, peut-être très efficaces« mais non reportables dans les time-sheet del’intranet » (Deffayet, 2002, 37). De même, ellen’interroge pas l’impact externe de l’action(Quels sont ces effets en dehors du système?Une peine de prison a-t-elle permis la resociali-sation ?), parce qu’elle inviterait à questionner leschoix du système en regard de finalités détermi-nées. Enfin, l’évaluation au regard de critèreséthiques de justice – respect des droits et deslibertés, conformité de l’action à des principesd’égalité – apparaît vite superflue.

- Le consumérisme amène à définir le systèmepénal comme une industrie de service à la clien-tèle qui définit ses priorités en termes d’offre etde réponse à la demande par un produit enapparence sans défauts. Le vocabulaire changeconsidérablement au sein de la justice pénale,avec l’introduction de case-managers et d’ingé-nieurs de gestion à tous les stades, mais aussiavec la redéfinition du justiciable comme«client » à satisfaire. Ceci a un impact sur lespriorités du système: le client-type à satisfaire,c’est la victime dont la place s’apparente lemieux à celle du client, mais aussi l’opinionpublique, clientèle par excellence qu’il fautséduire. Les politiques de communication pren-nent à cet égard une place croissante au sein de

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« crime control ». On calcule les «outputs» – ceque la machine produit – et non les «outcome »(les effets ou les résultats externes de son actioneu égard à des objectifs sociaux externes, parexemple de solidarité ou de justice).

Le bon fonctionnement de la machine devient lapriorité, bien plus que son efficacité eu égard àdes objectifs externes. Kaminski propose ici troiscaractéristiques de ce managérialisme fonctionneldans le champ pénal (Kaminski, 2002, 97).

- L’accent est mis sur la productivité du systèmepénal, avec l’introduction et la rechercheconstante de nouvelles stratégies qui doiventoptimaliser son action: simplification et accélé-ration des procédures, amélioration de la circula-tion des « dossiers » et rationalisation du travailau sein de la machine sont des priorités. Ainsi,aux Pays-Bas, se multiplient les « contrats deprestation » par lesquels les agents du systèmedoivent s’engager à traiter autant de dossiers,produire autant d’«outputs » (Duyvendak, 2004).Aux États-Unis, des programmes de soins desanté vont dans le même sens, imposant à desmédecins de voir autant de patients par jour, etdéterminant à l’avance le timing de la rencontreavec chaque patient (Laurent, 2004, 19). EnBelgique, les modes de subsidiation de certainesinstitutions encouragent également le «turn-over» des patients ou des «clients» (Francis,2004). La productivité recherchée, c’est un élé-ment essentiel – est « interne»: elle ne pose pasla question de l’impact externe de l’interventionainsi rationalisée (sur le sort ultérieur du patient,sur la trajectoire du jeune…).

- L’efficience est un deuxième impératif, qui sup-pose la recherche du meilleur résultat aumoindre coût. Cela suppose souvent diverstypes de rationalisation ou de réorganisation et

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on mesure leur motivation et leur implication personnelle. De facto, on déplace ainsi la respon-sabilité sur leurs épaules, ce qui autorise en casd’échec à leur faire porter le chapeau. De manièregénérale, le management participatif produit unerhétorique de l’engagement et de la responsabili-sation à tous les niveaux de la machine pénale.Cette rhétorique de la responsabilisation a deuxeffets: d’une part, dans un cadre d’intervention enréseau, elle produit paradoxalement de la déres-ponsabilisation. Le réseau favorise la dilution desresponsabilités et il est tentant, pour divers inter-venants «partenaires », d’adopter des stratégiesde protection en se dédouanant sur d’autres ser-vices, lesquels peuvent être tentés à leur tour, pourse couvrir, d’adopter des mesures «sans risques »ou de plonger dans un «activisme » (je mets enbranle tout ce qui est possible, par peur d’êtresoumis au reproche d’être resté inactif), fût-ilcontreproductif. Un magistrat soulignait ainsi, àpropos de fugues de mineurs, «qu’il est difficiled’avoir le courage de dire: on ne fait rien jusqu’àce soir». Sur le terrain, on s’aperçoit que les inter-venants déploient de fait de multiples stratégiespour se mettre à couvert. Qui ose encore prendredes risques aujourd’hui? D’autre part, elle neplace pas tous les acteurs sur pied d’égalité faceà la responsabilisation. Le maillon le plus faibledans la chaîne des intervenants est souvent bienen peine de se défausser de sa responsabilité:c’est celui auquel on fait signer un contrat et quin’a généralement pas le choix de ne pas s’enga-ger: s’il ne répond pas aux attentes, le poids de laresponsabilité sera très clair.

Le managérialisme s’accommode bien d’unelogique d’expertise et assez peu d’une dynamiquede délibération. Le recours aux objets techniques– j’ajouterai et aux chiffres – concourt « à l’imposi-tion d’un ordre apparemment stabilisé sans dis-

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l’entreprise «service fédéral justice », l’importantétant parfois moins de changer les choses quede montrer qu’on veut ou va les changer.L’auteur ne disparaît pas, mais son intérêt ou sondevenir devient moins central qu’auparavantdans un système qui fait du crime un "accident"à prévenir ou un «risque» à contrôler et non plusun problème moral ou un symptôme à traiter(Garland, 1998). Dans cette perspective consu-mériste, l’auteur est moins perçu comme un indi-vidu socialement vulnérable à traiter et réhabiliterque comme un consommateur-calculateur, l’au-teur d’un «choix rationnel» (Poulet, 2003).

Le managérialisme table sur un mode de fonction-nement participatif et responsabilisant. La dimen-sion de participation est assez claire, avec lademande faite au public de participer aux poli-tiques de sécurité (délation, patrouilles de rue,etc.), mais aussi avec un recours accru à la dyna-mique du partenariat entre acteurs publics et pri-vés dans les politiques criminelles ou au cœurd’un mode d’intervention « en réseau » qu’onévoque un peu partout aujourd’hui. Cette évolu-tion participative répond à une forme de désenga-gement ou « d’évidement» de l’État qui se repliesur des fonctions d’animation ou de guidage(Crawford, 2001). Cette logique de la participationva de pair avec un discours de responsabilisation,qui passe par le recours accru aux mécanismesdu contrat et aux dispositifs qui tablent sur leconsentement des parties: on demande de plusen plus aux membres de la société civile d’assu-mer la responsabilité de leur propre sécurité (quitte d’ailleurs à être sanctionné si on n’a paspris les précautions nécessaires) ; on demandeaux auteurs d’infractions, aux « clients » du système,de consentir à leur propre peine et de s’engagercontractuellement à l’accomplir. Perçus commeindividus rationnels capables de faire des choix,

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évoque ainsi, à propos des logiques d’enregistre-ment et d’évaluation chiffrées contemporaines,l’avènement de « l’homme sans qualités » (titre duroman de Robert Musil), « celui dont le destin estde ne plus avoir aucune autre qualité que d’êtremarqué du 1 et, à ce titre, de pouvoir entrer dansla quantité » (Miller, 2004, p. 75). Elle pourrait enoutre produire une déconstruction des identitésprofessionnelles, par la multiplication d’agents auxfonctions multiples et connexes, qui viennentdéconstruire les frontières claires d’intervention(Genard, 2004, 5). Les thématiques montantes dusecret professionnel et de la sauvegarde demarges d’autonomie pour les acteurs les plusfaibles dans les modes d’intervention en réseau ensont des signes manifestes.

Cette logique du management constitue incontes-tablement une ligne de force des évolutionscontemporaines. Elle est probablement repérableégalement dans d’autres champs. Ce qui rendl’analyse difficile, c’est qu’elle n’est pas en posi-tion de monopole: on trouve aussi, au sein despolitiques pénales, divers acteurs qui font de larésistance, comme on trouve des tendances – jepense particulièrement à la fonction de juger – àune logique du cas par cas…

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cussion » (Digneffe, Nachii, Perilleux, 2002, 116). Ilfavorise aussi un principe de standardisation desméthodes de travail et des résultats à obtenir(transfert des « best practices», standards généra-lisables de « bonne gouvernance »), ce qui pourraitavoir un triple effet : écraser les réalités singulièresde chaque situation ou de chaque individu; favori-ser comme norme d’intervention ce qui est prochede la «moyenne » (et donc du conformisme); s’op-poser aux initiatives innovantes et singulières quin’entrent pas dans les cadres pré-construits del’évaluation.

Enfin, la technologie gestionnaire pourrait aussiproduire un effet de « désindividuation», au sensoù les individus traités par la machine (pénale)n’apparaissent plus dans leur singularité maiscomme pur échantillon qu’il s’agit de faire entrerdans telle ou telle catégorie ou groupe à risque àsurveiller. L’individu est perçu comme une mona-de appartenant à un groupe à risque qu’il fautencadrer. L’objectif devient en effet «d’encadrerles populations susceptibles d’adopter un com-portement incivil… », de prévenir l’action de« groupes définis à risque sur la base de compor-tements collectifs: bandes de jeunes, hooligans »(Van De Vloedt, 2002, 30). Derrière le groupe et lesrisques qu’il fait courir à la population, l’individu,avec ses « symptômes » psychologiques ousociaux, tend à s’estomper. Dans la perspectivedu « crime control », se développe une logique dedéconstruction de l’identité des « cibles » dont latrajectoire et les caractéristiques sociales et psy-chologiques importent moins que la « photogra-phie» objectivante à un moment donné. La récol-te des informations sur les auteurs doit, parexemple, être suffisamment précise pour suivreleur trajectoire mais ne nécessite pas des donnéesplus précises aidant à comprendre le sens subjec-tif de leur trajectoire (Duyvendak, 2004). J.A. Miller

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Une décision est prise8

Françoise Collin9

Jamais un coup de dés n’abolira le hasard (Mallarmé)

L’accent mis sur le thème de la décision par lesorganisateurs de ce colloque peut surprendre enraison de ses accents volontaristes alors que sontplus généralement développées aujourd’hui lesthématiques de l’accueil, de la réceptivité, du dia-logue, et surtout, formule qui s’est récemmentimposée dans le social, de « l’accompagnement».Les psychologues sont ainsi convoqués au chevetdes traumatisés pour les aider à assumer le deuilet la douleur – attestant d’ailleurs de l’érosion pro-gressive du lien interhumain et de l’abîme de soli-tude où la dissolution des anciennes formes desociabilité laisse nos contemporains. L’invitation à« changer la vie» qui a résonné aux oreilles de lagénération précédente10 apparaîtrait aujourd’huicomme une naïveté et en tout cas un archaïsme.

Du moderne au post-moderne

L’horizon philosophique contemporain justifie-t-ilce nouvel attentisme? À l’annonce de « la mort deDieu » a succédé celle de « la mort de l’Homme »,

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18 Le titre renvoie à une citation de Hannah Arendt.19 Françoise Collin est philosophe.10 Motif récurrent de la « révolution » de mai 68, inauguré par la jeunesse

américaine en réaction contre la guerre du Viêt-nam, et prolongé parl’obstination du mouvement des femmes jusqu’à ce jour.

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réagissant à la prétention scientifique et techniquede la maîtrise du monde réduit à l’état d’objetmanipulable. Car cette volonté de maîtrise aconduit non à l’accomplissement de l’humanité (àla « réconciliation de l’homme par l’homme») maisaux totalitarismes qui ont endeuillé le XXe siècle, età cette version sournoise du totalitarisme qu’estaujourd’hui le mondialisme économique. Vouloirmaîtriser le monde, c’est l’éradiquer.

L’avènement de la psychanalyse avec Freud, enpleine période scientiste de la fin du XIXe siècle, sesitue à l’intersection de ces deux conceptions etdans leur ambiguïté. Elle s’inscrit dans la critiquede la modernité quand elle dénonce et déstabiliseles fausses évidences du moi et de sa représenta-tion, pour en désigner la vérité tapie dans l’in-conscient, vérité dont la quête subjective finitcependant parfois par occuper une vie comme sielle était possible à débusquer. La psychanalysepeut en effet donner le leurre d’un plus vrai que levrai, d’un réel plus réel que le réel apparent, d’unau-delà des apparences, comme elle peut aucontraire nous familiariser avec la non-vérité del’indécidable. Elle peut déplacer le lieu du savoirou au contraire en avérer la béance. Car il ne suf-fit pas d’avoir dénoncé le « sujet supposé savoir »pour ne pas le ressusciter, voire l’approprier. Il nesuffit pas d’invoquer l’Autre pour éviter les piègesdu narcissisme.

Mais dans cette « fin d’une illusion» que scande lapensée contemporaine, sommes-nous acculés àchoisir entre les Lumières et les ténèbres, entre lamaîtrise et la soumission voire la résignation, entrele sujet et l’aliénation, entre les certitudes et lesaffres de l’incertain? Et le « laisser-être » doit-il setraduire en laisser faire? La critique de l’ambitionmoderne de la maîtrise – maîtrise de soi commede l’univers–, la prise de conscience de l’ambi-

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ébranlant les assurances de l’humanisme aprèscelles de la religion. Notre époque a en effet faitson deuil de l’illusion, propre à la modernité issuedes Lumières, du «sujet-maître », capable, par sonsavoir et son pouvoir, de dominer les destinéessingulières et collectives au nom d’une vérité iden-tifiable. Les penseurs contemporains, dits post-métaphysiques ou post-modernes, ont dénoncéla définition et la prétention « logocentrique» et« phallogocentrique »11 de ce sujet-maître – forgéeà travers toute la tradition de la pensée occidenta-le depuis Platon –; sujet surplombant le réel etsusceptible de le commander. Le passage par ledoute méthodique (Descartes) pas plus que leparcours labyrinthique de l’inconscient (Freud) negarantit l’accès à la vérité comme à un objet donton pourrait se saisir. Le sujet est un sujet incarné,contingent, inscrit dans un donné historique,social, singulier qu’il n’a pas choisi et auquel il nepeut s’arracher pour le dominer: il doit plutôt«faire avec ». Car l’obstacle auquel il s’affronte estaussi la matière même de son existence, son seulaliment.

La métaphore de l’écoute – l’écoute de l’Être(hören) – chez Heidegger, se substitue ainsi à lamétaphore de la vue qui pose le réel devant soicomme un objet maîtrisable. Et celle des « che-mins qui ne mènent nulle part » (holzwege)12, che-mins d’errance qui assument l’affrontement del’erreur, se substitue à la pensée des voies auto-routières et des « lendemains qui chantent » dontun certain marxisme fut sans doute le dernier leurreidéologique et politique. L’agir affronte uneconjoncture qu’il ne maîtrise pas. L’avenir est sansgarantie. Telle est la leçon de la post-modernité

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11 Le terme, forgé par Derrida, dénonce le règne de l’Un, figuré par lePhallus autant que par le Logos.

12 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, tel, Gallimard, I962.

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surtout si ne nous sommes pas en possession dela vérité, il nous faut juger et décider.

Le rappel du « laisser-être» n’est pas l’apologie dulaisser faire. Mais comment réhabiliter la décisionsans restaurer l’illusion de la maîtrise? Commentreconnaître la défaillance du sujet et l’absence dereprésentation salvatrice, sans cesser d’agir?Faire son deuil de l’absolu du vrai et du juste, est-ce s’abandonner au « n’importe quoi »? Et pour-quoi pas, en effet, mais comment penser alors cen’importe quoi?

La notion du « n’importe quoi » qui surgit dans le filde cette réflexion a été mise en valeur par des cri-tiques et philosophes de l’art contemporain – jepense à Thierry De Duve – pour désigner la maniè-re dont celui-ci abandonne le sujet noble et le stylenoble, pour se saisir des objets les plus usuels, lesplus modiques – ainsi le porte-bouteille deDuchamp –. Car l’acte d’élection du n’importequoi en fait précisément quelque chose qui estune œuvre. C’est sans doute cette transfigurationdu n’importe quoi en quelque chose, la « transfigu-ration du banal », comme le formule un autre pen-seur de l’art contemporain, Arthur Danto, qui estnotre tâche, plutôt que la recherche de l’absolu.

Dialogue et jugement

J’explorerai cette tension théorique et pratiqueentre réceptivité et activité, accueil et décision,entre insu et savoir, dans la référence à une œuvrephilosophique contemporaine, celle de HannahArendt. Je n’en ferai pas ici le commentaire ni nerendrai compte de sa structure, mais y puiseraiplutôt des éléments de réflexion.

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guïté constitutive du donné collectif et singulierdans lequel nous sommes plongés et avec lequelnous devons nous débrouiller est-elle la résigna-tion au simple accompagnement de l’obscur? S’iln’y a pas de bonne forme, sommes-nous pourautant acculés à stagner dans l’informe? S’il n’y apas de vérité identifiable qui puisse guider le des-tin individuel ou collectif, pas de représentation apriori du Bien, sommes-nous voués au ressasse-ment? La post-modernité est-elle la défaite de lapensée et de l’action ou bien une autre manière depenser et d’agir, bien plus exigeante de n’avoir passes assises posées dans l’absolu?

La question est donc aujourd’hui : commentretrouver la place d’un sujet qui ne succombe pasà l’illusion de la maîtrise mais qui ne se perçoivepas non plus comme le témoin impuissant de laperte, voire du désastre? Comment dans le deuildes illusions de la modernité – celles du sujet-maître – assumer une post-modernité qui ne soitpas une abdication de l’initiative? Comment ins-crire la décision dans ce que Derrida nomme « l’in-décidabilité » constitutive13? Sujets « altérés »,transis par l’Autre et par les autres comme par lessituations, sommes-nous pour autant définitive-ment aliénés, c’est-à-dire voués à la destitution detoute initiative comme si ne nous était plus échueau mieux que la gestion? La réponse à cettequestion n’est pas facile car, par moments, nousavons l’impression que nos décisions tranchentdans le vent et que le réel se fait sans nous, etnous sommes tentés de nous abandonner à uncertain fatalisme, tantôt nous sommes ressaisispar l’ivresse de décider, de changer la vie – aumoins une vie – ou de changer le monde. Mais quenous soyons ou non en possession de la vérité, et

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13 Pour une introduction à la pensée de J. Derrida, on peut lire le petitlivre de Geoffrey Bennington, Jacques Derrida, éd. du Seuil, I99I.

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pas pour elle à la politique comme sphère spécia-lisée, mais est présent partout où des hommess’assemblent pour délibérer et décider. Le poli-tique désigne le vivre ensemble actif, celui qui sol-licite l’investissement des singularités et qui estporteur de nouveau.

Un concept fondamental de cette philosophe esten effet celui de l’action. Elle définit l’action enréférence au terme grec de praxis tel qu’il est utili-sé chez Aristote, au sens d’initiative et commen-cement, en confrontation et même en oppositionavec celui de poiêsis qui se traduit par fabricationou faire, se référant à un modèle préalable. Unedistinction est ainsi tracée entre agir et faire.

La fabrication, comme production, est toujours«reproduction ». Elle peut se reproduire à l’iden-tique: son être est en amont d’elle-même. Un rap-port de moyens à fin. L’action, la praxis, se dis-tingue de la poiêsis, de la fabrication, en ce qu’enl’absence de tout modèle, elle fait être le nouveau,l’inattendu. Elle se lie au risque. Elle ouvre unevoie, sans garantie. Elle fait être ce qui n’était pas,et qui n’était même pas dans quelque représenta-tion préalable. Même prudente, l’action ne saitpas, ne contrôle pas tout ce qu’elle fait. Est-ce direque l’agir est sans raison, voire sans précaution?Certainement pas.

La décision qui fait événement, qui tranche et quiouvre un chemin, une piste, se mûrit dans laconfrontation dialogale avec les autres. Plus lareprésentation d’une vérité inscrite dans le ciel desidées fait défaut et plus le dialogue pluriel, laconfrontation des opinions, est le lieu d’accouche-ment de la vérité, pour reprendre la métaphoresocratique. La perte des principes supposésdéterminer l’action rend indispensable cetteconfrontation à travers laquelle se dessine la véri-

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Participant en I966 à un symposium intitulé« Monde chrétien et crise », la philosophe écrivait :« Si les crises dans lesquelles nous avons vécudepuis le commencement de ce siècle peuventnous enseigner quelque chose, c’est, je pense, lesimple fait qu’il n’y a pas de normes pour détermi-ner nos jugements de manière infaillible, pas derègles générales sous lesquelles subsumer les casparticuliers avec quelque degré de certitude ». Ceconstat n’entraîne pas pour elle le défaitisme, maisune pensée du jugement comme décision, et del’action comme prise de risque.

En effet, la perte des grandes idéologies salva-trices, politiques ou religieuses, propre à notretemps, l’abandon de la référence à des « princi-pes » prédéterminés ne garantit pas l’accès à lavérité. Cette perte des principes peut laisser place,elle laisse place, à la dictature informulée del’empirique, d’autant plus envahissante et plusdangereuse qu’elle n’est pas nommée. C’est lerisque que nous courons aujourd’hui où leconsensus médiatique tient lieu de pensée etnourrit le leurre de la liberté dans une conformitéa-critique, et où l’absence de Loi se traduit dans laprolifération des lois.

C’est pourquoi Arendt distingue nettement cequ’elle nomme le « social » du «politique», et elleconsidère le social comme la forme en quelquesorte circulaire et répétitive du vivre ensembledans la prédétermination des places assignées.Le politique est en revanche pour elle l’espacecommun requalifié et redéfini par l’initiative de sesacteurs, par les «quelqu’uns » comme elle dit, semanifestant par la parole et par l’action.

Cette distinction tranchée désigne cependant plu-tôt deux modalités de l’être ensemble plutôt quedeux strates du réel. Car le politique ne s’identifie

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Aucune analyse si bien et si longuement conduitequ’elle soit ne peut à elle seule y conduire. La déli-bération se conclut par un saut, par un « pari»,comme disait Pascal.

La décision sans garantie est l’essence même dela vie comme vie humaine. C’est seulement dansla rétrospective que les événements qui tissentune vie s’enchaînent avec une apparente logique.Et tel est l’artifice de la biographie ou de l’autobio-graphie romanesque que d’en fournir le leurre:l’illusion rétrospective du vrai. Ce qu’on a nomméun jour « le nouveau roman » était précisément latentative littéraire de faire apparaître l’incohérencedans la cohérence, de retenir la cacophonie dansla symphonie d’une existence. Et c’est la falsifica-tion des productions médiatiques que de présen-ter le monde comme une surface lisse. Le livre est toujours un « livre à venir », comme l’énonceBlanchot. Tout ce qui compte se fonde sur l’incer-tain et sur le risque.

La décision n’est donc pas un choix entre deux ouplusieurs possibles prédéterminés, mais un enga-gement à l’impossible. Seul l’inessentiel relève eneffet du choix entre des objets prédéterminés.C’est seulement l’inessentiel qu’on peut choisircomme sur un menu: viande ou poisson, fromageou dessert. La vie n’est pas un menu et ce qui laconstitue, à quoi elle se noue, n’était générale-ment pas au menu. Après tout, on décide d’unevie sans avoir vraiment pesé le pour et le contre.On ne choisit pas une personne à qui se lier pourun bout de temps ou pour « toujours » après enavoir convoqué et comparé cent cinquantecomme pour un concours de Miss France. Ondécide sans choisir. On a raison et on se trompenécessairement. On hésite entre des filièresd’orientation professionnelle et la déterminationde l’une plutôt que de l’autre tient le plus souvent

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té qui est toujours une certaine vérité. Là où l’ab-solu d’un Discours disparaît, s’impose le partagede la parole. Là où il n’y a pas de vue panorami-que, s’engage la confrontation des perspectives.

Mais aussi longue que soit la délibération singuliè-re et collective qui le précède et qui en pèse lestermes vient le moment du jugement et de la déci-sion, du jugement qui est une forme de décision.

Comment juger sans être en possession d’unerègle générale à laquelle confronter le cas particu-lier auquel il suffirait alors de l’appliquer, juger sansêtre en possession d’un modèle? La philosophe,pour éclairer ce point, se réfère à Kant, lorsqu’ilanalyse le jugement esthétique comme « jugementréfléchissant ». En effet, la décision « ceci estbeau » ou «ceci est de l’art » ayant affaire à uneconjoncture nouvelle, originale, ne peut s’appuyersur une règle générale préalable. Car n’est pas« beau » ce qui est conforme mais au contraire cequi fait écart. La validité du jugement, son carac-tère universellement partageable relève bien d’unedécision, décision de l’artiste, décision du critiquequ’aucun principe préalablement donné ne peutdéterminer. Le jugement tranche: il décide. Parson énoncé même, il fait être, « sollicitant l’assen-timent de l’autre » mais sans en avoir la garantie.C’est dans la particularité originale de la conjonc-ture qu’il inscrit l’universel. Le jugement n’est pasune conclusion mais une action.

La décision excède donc toujours le donné. Ellefait événement. Elle n’est pas le choix entre deuxou plusieurs possibles préalablement identifiables,déterminés et représentés, comme le choix entredeux objets ou deux routes déjà tracées et repé-rables sur un plan, mais elle trace une route. Ladécision a rapport avec ce qui n’existe pas, etqu’elle engage. Elle est un pari et un faire être.

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automatiquement à la décision. Celle-ci excèdetoujours la délibération et le dialogue qui la précè-dent. C’est un événement, et un avènement.

Mais la décision n’est pas abstraite: elle tranchedans un donné contingent dont elle ne peut fairel’économie. La liberté est, comme l’énonçait Sartre,toujours « en situation ». Ce n’est pas une libertéabsolue. La vie est une vie particulière, celle d’uncorps qui n’est pas le corps en général, celle d’uneépoque, celle d’un lieu, celle d’un contexte fami-lial, social, d’un temps, d’un âge. La vie est tou-jours «une» vie dans son unicité incomparable.Hannah Arendt qualifie cette situation de « donné»indiquant ainsi, à la différence de Sartre, que la« situation » n’est pas un obstacle ou qu’elle n’estpas qu’un obstacle ou une limite à transgressermais aussi et plutôt un don, la matière mêmed’une existence – et il n’y en a pas d’autre –. Toutevie est « une » vie, et non la vie en général. La liberté ne se définit pas, ou pas seulement, contrela situation, comme son dépassement, mais aussiavec elle comme son assomption: il faut faireavec, faire avec ne signifiant pas se résigner maisuser de. Agir n’est pas fabriquer selon un modèleprédéterminé: il n’y a pas de modèle et chaque vies’invente malgré l’apparente monotonie du social.Chacun est unique et est appelé à dessiner sonhistoire dans cette unicité à laquelle il lui faut s’ac-corder.

Faire de ce « n’importe quoi» quelque chose, « lavie de quelqu’un» – pour reprendre encore uneformule arendtienne – sans la confronter à uneIdée ou un idéal, c’est bien faire du « n’importequoi » une sorte d’œuvre, inscrire une forme dansla contingence informe d’une vie, que ce soit lasienne ou celle de l’autre. On pourrait ainsi se ris-quer à prolonger la « métaphysique d’artiste » sou-tenue par Nietzsche, dans une pratique sociale –

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d’un hasard, d’une conjoncture, d’une rencontreau coin de la rue, d’un mot qui résonne à l’oreille,d’une image insistante.

Plus aventureuse encore – sans qu’on l’ait beau-coup commentée en ce sens – est la décision defaire un enfant, de faire naître une vie, sans savoirquelle vie, malgré les conditionnements actuels del’eugénisme médical qui ont approprié l’exigenceinitiale des femmes « un enfant si je veux » et l’onttraduite en « l’enfant que je veux». Quoi qu’il ensoit, la décision de faire être une vie ne s’accom-pagne jamais de la garantie que ce soit une viebonne. Elle sera même nécessairement mauvaiseet en tout cas vouée à la mort. C’est bien là que ladécision s’avère la plus audacieuse, comme déci-sion de faire être un possible sans le maîtriser.C’est pourtant bien là que la plupart n’hésitent pasà décider dans un geste où la tension entre géné-rosité et narcissisme, appropriation et altération necesse de se jouer.

Imagination et événement

Décider, ce n’est jamais choisir entre deux objetspréexistants mais prendre le risque de faire être,frayer un chemin, un de ces fameux « chemins quine mènent nulle par » énoncés par Heidegger, oudans une traduction plus exacte, «de ces cheminsforestiers» (sur lesquels se cache nécessairementun loup avec ses grandes dents).

La décision excède toujours ses préalables. Elle arapport avec ce qui n’existe pas encore et qu’elleengage. Elle est à la fois un pari et un faire être,requérant l’imagination. Aucune analyse, si bienconduite qu’elle soit, ne peut à elle seule conduire

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Je sais que tu sais que je sais…

Quand ce qui est su doit être dit

Jean-Paul Mugnier14

Bien souvent et plus particulièrement dans lecadre du mandat judiciaire, les travailleurs sociauxsont amenés à rencontrer des familles qui nedemandent rien et contestent, parfois avec véhé-mence, le bien-fondé des aides qui leur sont proposées voire imposées. Établie sur de tellesbases, la relation d’aide ne peut apparaître quefragile et l’avènement des changements attenduspar les professionnels (conseillers, juges de la jeu-nesse) incertain. Pourquoi changer si l’on n’estpas convaincu de la nécessité pour soi-même oupour les autres de le faire?

L’expression d’une demande semble le plus sou-vent une étape incontournable pour que s’instau-re un lien thérapeutique favorisant l’apparition dechangements durables, son absence expliciteempêchant par conséquent la mise en place d’untel lien.

Cette conception d’une demande qui devrait s’ex-primer clairement, une demande révélatrice del’existence d’une souffrance reconnue que l’onaimerait voir disparaître, reste par exemple trèsprésente dans de nombreuses institutions accueil-lant des enfants ou des adolescents. S’ils nes’adressent pas d’eux-mêmes au psychologue ou

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aussi élitiste que puisse paraître cette formule auregard des impasses humaines –. Ceci signifieseulement ceci : savoir à chaque moment trancherdans l’informe, donner forme, sans avoir un modèlede la bonne forme. Car à chaque moment, « unedécision est prise » qui n’est pas tant un choixqu’un faire être, qui n’est pas tant la conclusiond’un raisonnement qu’un acte d’imagination.

On peut cependant concevoir qu’une telle déci-sion suscite « la crainte et le tremblement » surtoutquand elle concerne autrui. On ne peut faire l’éco-nomie de cette épreuve.

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14 Jean-Paul Mugnier est psychothérapeute, directeur de l’Institut d’Étu-des Systémiques, thérapeute de familles et de couples à Paris.

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Penser le monde de l’autre

La lecture de certains signalements fait parfoisfroid dans le dos, amenant les intervenants à seposer la question suivante: comment des parentsont-ils pu se rendre coupables d’actes d’une telleviolence physique ou sexuelle envers leursenfants? Mais bien souvent, cette interrogation encache une autre: comment comprendre que l’onn’ait rien vu plus rapidement? Le « on » peutconcerner celui qui se pose la question à lui-même mais également un collègue vite soupçonnéd’incompétence, de manque de sérieux… Tou-jours dans ces situations, il n’est pas rare qu’unefois connus, ces faits conduisent les profession-nels à reconsidérer l’histoire de leur relation avecle groupe familial et les troubles manifestés parcertains de ses membres, troubles dont le sensdevient alors évident: ils tentaient de nous fairecomprendre.

Considérons ce premier exemple:

Madame S. est chargée d’exercer une mesure detutelle aux prestations familiales auprès de lafamille H. Après trois années, comme elle constatel’aggravation de l’éthylisme de la mère, elle décidede proposer au magistrat d’ordonner une mesureéducative pour les deux enfants âgés de 6 et 10ans. Négligés par leurs parents, ils manquent fré-quemment l’école. Parfois leur mère les envoiedans un tel état que les enseignants sont obligésde les passer sous la douche. Une fois la mesureordonnée par le magistrat, nous rencontronsMadame S. qui nous fait part de ses observationsconcernant cette famille. Quand nous lui deman-dons comment la mère réagissait lorsqu’elle abor-dait avec elle ce problème d’alcool, Madame S.

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au psychiatre, c’est qu’ils ne sont pas prêts pourune démarche thérapeutique. Elle explique égale-ment la réticence de nombreux professionnels àl’idée de recourir au magistrat quand bien mêmel’enfant semble en danger dans sa famille, crai-gnant à l’issue d’une telle démarche de perdre larelation fragile qu’ils ont pu établir avec la famille,relation qui pourtant ne semble pas permettrel’apparition des changements souhaités.

Il me semble que cette conception de la demandeappliquée aux situations de maltraitance, de négli-gence grave est souvent révélatrice de notre diffi-culté à trouver des formulations pour parler de laviolence et ainsi établir un lien avec des personnesqui, justement, à travers leurs comportements,mettent en question leur appartenance à une socié-té se reconnaissant dans un certain nombre devaleurs communes, valeurs qu’elles transgressent.

En fait, il serait sans doute plus juste de penserque la famille, en donnant à voir son malaise à untiers incarnant ces valeurs de la société (l’institu-teur, l’éducateur…), exporte non seulement sonsymptôme mais aussi cette demande sans laquel-le rien ne peut se faire. Demander serait pour unparent synonyme de reconnaissance: reconnais-sance d’avoir maltraité un enfant, de ne pas l’avoirprotégé et par conséquent courir le risque que soitdéfinitivement mis en question son statut de pèreou de mère, son appartenance à la société sansparler du risque parfois de la prison: « Si je nepeux reconnaître que je souffre ou/et que je faissouffrir, au moins je le fais savoir.»

Dans ces conditions, la réflexion ne devrait-ellepas porter sur le problème de l’offre plutôt quecelui de la demande? Quelle représentation celuiqui offre a-t-il, dans ces situations, de celui qui nepeut exprimer de demande?

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cessus comme s’il ne concernait que la mère, lesenfants et l’éducatrice, est toutefois insuffisant. Eneffet, il est possible de faire l’hypothèse que l’al-coolisme et les négligences s’adressent au pèredes enfants ou un grand-parent, à un tiers. Sera-t-il lui aussi indifférent à ses enfants comme il l’est àleur mère ? En fait, le silence de l’intervenanteapparaît comme le prolongement du silence dupère. Délaissés par tous, la mère comme lesenfants peuvent penser qu’ils ne sont pas dignesd’intérêt. Le père qui n’ignore rien de la présencede l’assistante sociale peut, quant à lui, toujoursse dire que l’aggravation des difficultés n’est pasde sa responsabilité.

Se montrer indifférent à soi-même pour répondreà l’indifférence ressentie et donc supposée del’autre est un processus qui aboutit à la mise endoute d’une humanité partagée par chacun.L’issue de ce scénario sera souvent l’expressiond’une forme de mépris de celui qui se sent mépri-sé à l’égard des intervenants, représentants de lasociété des nantis. Un tel mépris s’exprime sou-vent de la façon suivante: « Nous n’avons quefaire de vos aides! » ou encore: « Grâce à nous, ànos problèmes et, éventuellement à notre condi-tion d’exclus, vous avez un travail ! »

Finalement, si la lecture de certains signalementsplonge le lecteur dans un état de stupéfaction,plutôt que de penser que les auteurs des actesauraient perdu leur statut d’être humain, il mesemble plus juste d’un point de vue éthique et thé-rapeutique de faire d’abord l’hypothèse quel’escalade dans la stupéfaction a représenté uneultime tentative de leur part pour sauver un peu deleur humanité.

Les situations d’abus sexuels intra familiaux ensont souvent l’illustration. En effet, nombreuses

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nous répond: « Mais je ne lui en ai jamais parlé! ».Finalement, il est possible d’imaginer que ce non-dit s’inscrit dans une spécularité infinie favorisantla perpétuation du problème tant qu’il n’est pasdevenu « savoir mutuel »:

L’assistante sociale sait qu’il n’est pas bon qu’unemère boive au point de négliger ses enfants.

La mère sait que l’assistante sociale sait qu’il n’estpas bon qu’une mère boive au point de négligerses enfants.

L’assistante sociale sait que la mère sait que l’as-sistante sociale sait qu’il n’est pas bon…

Il est évident que cette série d’affirmations serainterrompue par la nécessité de protéger lesenfants, nécessité rappelée par l’aggravation del’alcoolisme de la mère et qui pourrait être compri-se comme une mise en doute par celle-ci de ceque sait vraiment l’assistante sociale: si l’assistan-te sociale sait qu’il n’est pas correct qu’une mèreboive au point de négliger ses enfants et qu’elle neme le dit pas, dois-je comprendre qu’elle penseque mes enfants n’ont pas besoin d’une mèresachant qu’il n’est pas bon de boire au point denégliger ses enfants?

Ou encore plus simplement: l’assistante socialepense-t-elle que je ne suis pas capable d’être unemère et considère-t-elle mes enfants comme desdéchets qui n’ont pas besoin d’une mère digne dece nom?

Finalement le silence de l’intervenante pourraitêtre perçu par cette mère comme une forme d’in-différence à laquelle elle répondrait en se montranttoujours plus indifférente à elle-même et à la souf-france qu’elle inflige à ses enfants. Décrire ce pro-

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qu’un mari est cocu, tout le monde le sait sauf l’in-téressé lui-même. De fait, il y a sur l’île trois maristrompés. Un jour, un missionnaire vient sur l’île pouren étudier les mœurs. Quelque temps plus tard,pour son départ, il réunit les cent couples et à l’oc-casion de son discours d’adieux, leur fait la décla-ration suivante avant de disparaître : « Mes chersamis, j’ai le triste devoir de vous apprendre ceci : ily a parmi vous au moins un mari trompé! ». Un pre-mier jour s’écoule, puis un deuxième, sans que rienne vienne troubler la vie de l’île. Le troisième jour, àminuit, les trois maris répudient leur femme respec-tive en même temps. Que s’est-il passé?

Un raisonnement par récurrence est nécessairepour répondre à cette question. Supposons qu’il yait un seul mari trompé, Gérard. Après avoir enten-du la révélation du missionnaire, il regarde autourde lui et vérifie qu’il est entouré de 99 maris qui ontla chance d’avoir des femmes fidèles. « Par consé-quent, se dit-il, ce ne peut-être que moi. Ce soir, jeserai malheureusement contraint de répudier mafemme. »

Imaginons maintenant qu’il y ait deux maris trom-pés, Gérard et Michel. Gérard, qui ignore l’infidé-lité de son épouse, sait tout en revanche du tristesort de Michel. Il s’attend donc à voir celui-ci répu-dier sa femme au terme de la première journée.Mais il ne le fait pas. En effet, Michel tient de soncôté exactement le même raisonnement queGérard et, avec un étonnement semblable,constate l’absence de réaction de ce dernier.Séparément mais dans le même temps, ils enviennent à la même conclusion: « Il y a sur l’île aumoins deux maris trompés! » Et tous les deux ledeuxième soir, à minuit tapant, répudient leurfemme. Si trois maris sont trompés, la mêmelogique se déroulera, faisant qu’au troisième soirchacun répudiera sa femme.

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sont les situations d’abus où l’abuseur, conscientdu mal qu’il impose et des conséquences sur ledéveloppement de l’enfant, « escalade » dans lesabus en imposant à l’enfant des actes de plus enplus sordides ou en abusant plusieurs enfants enmême temps. Souvent, ce sont eux qui le disent,ils espéraient ainsi tout en le redoutant que l’en-fant, pour se soustraire à cette violence, finirait parla dénoncer.

Qu’il s’agisse de «faire savoir » à un tiers, membrede la famille ou professionnel, l’objectif est donctoujours le même: faire cesser un processus dedestruction de l’autre qui me détruit moi-même.« Dans ces conditions, le silence de l’autre signema désappartenance au monde comme une sortede mort sociale, familiale et individuelle. »

Nommer la violence pour préserver l’appartenan-ce devrait favoriser l’arrêt de ce processus.

La théorie du Common knowledge15

Cette théorie, développée par Jean-Pierre Dupuydans son livre Logique des phénomènes collectifs,permet d’apporter une première réponse concer-nant ce lien unissant famille et intervenant dansces situations de maltraitance potentielle.

L’action se passe sur une île habitée par centcouples. Une des lois sur cette île veut que si unmari est trompé par sa femme et qu’il vient à l’ap-prendre, il doit la répudier à minuit tapant, le jourmême où il découvre son infortune. Bien sûr, lors-

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15 Extrait de Les stratégies de l’indifférence, 4ème édition, Éditions Fabert,octobre 2004.

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ou avec des enfants de telles difficultés. Parfois lesilence peut leur paraître la seule voie possiblepour préserver un lien fragile avec une famille.Malheureusement, s’il se prolonge, il risque dedevenir synonyme de complicité, d’indifférence ouencore d’incompétence. Nommer les mauvaistraitements, les carences graves dont sont vic-times des enfants peut, au contraire, provoquer uneffet de vérité pour chacun des protagonistesconcernés par de tels faits. Mais si la vérité énon-cée par le missionnaire ne le concerne guère, –célibataire, il n’est que de passage sur l’île – l’in-tervenant au contraire ne peut plus échapper à laréalité qu’il décrit. S’il est étranger aux faits qui ontentraîné leur apparition, il ne peut plus dorénavantprétendre n’y être pour rien dans leur perpétua-tion. Contrairement au missionnaire qui quitte l’île,l’intervenant, en nommant les faits qu’il observe,signifie son engagement dans la relation avec lafamille et l’impossibilité pour lui d’y mettre unterme tant qu’ils se perpétuent et mettent en dan-ger ses différents membres. Cette réflexion nous aconduit à élaborer la formulation suivante: « Si,lorsque nous observons tel évènement ou bienque l’on nous rapporte telle information, nous nevous proposions pas d’en parler avec vous, alorsvous pourriez penser que nous ne sommes pastrès attentifs à votre situation ni à celle de vosenfants, ou encore que nous ne vous considéronspas comme des parents dignes de ce nom ». Biensûr, cette proposition ne peut prétendre à elleseule entraîner un changement dans les proces-sus relationnels observés au sein de la famille.Mais, contribuant à définir la relation avec l’inter-venant, elle nous apparaît parfois comme une pré-misse nécessaire pour pouvoir ensuite explorer lesjeux relationnels dans lesquels les mauvais traite-ments étaient apparus.

En fait, la spécularité contenue dans cette propo-

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À partir de ce jeu logique, J.-P. Dupuy fait laremarque suivante:

« Ce qui déclenche la séquence des raisonne-ments spéculaires qui va permettre à chacun deconnaître son sort, c’est, on l’a compris, la phraseprononcée publiquement par le missionnaire: « Il ya parmi vous au moins un mari trompé. » Sans cedire, rien ne se serait passé, de même que rien nese passait avant l’arrivée du missionnaire. Cetteénonciation joue un rôle décisif. Pourtant, rien dece qu’elle énonce n’apporte à quiconque unequelconque information.»

En effet, qu’il y ait sur l’île au moins un mari trom-pé n’est pas très nouveau. Gérard sait que Michelet Bruno le sont, Michel n’ignore rien des agisse-ments des femmes de Gérard et Bruno, etc. Enréalité, ce qui provoque l’évènement, la répudia-tion des femmes infidèles, n’est pas l’aveu d’unsecret que le missionnaire dévoilerait, mais le faitd’énoncer publiquement ce que chacun savaitdéjà individuellement. Rendue publique, l’affirma-tion « il y a au moins un mari trompé » devientcommon knowledge, c’est-à-dire « savoir parta-gé » par tous. Chacun sait, mais aussi chacun saitque l’autre sait. « Et, poursuit J.-P. Dupuy, c’estparce que chacun sait que l’autre sait qu’il estcapable de découvrir la vérité sur son propre sort. »

Dire publiquement une réalité, un fait connu detous mais jusque là passé sous silence, provoqueun effet de vérité, vérité à laquelle ne peuvent pluséchapper ceux qui la nomment comme ceux quil’entendent. Une situation semblable s’observedans le travail social quand un intervenant se trou-ve dans l’obligation de nommer des faits qu’ilconstate en particulier dans les situations de mal-traitance. En effet, souvent les professionnels s’in-terrogent sur la façon d’aborder avec des parents

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Quand ce qui est su doit être dit !16

Le personnel du service de pédiatrie est surprislorsque Valérie insiste, quarante-huit heures aprèsune première consultation, pour que son filsJérôme soit de nouveau examiné par le pédiatre.Certes, un important retard psychomoteur a étéconstaté chez ce bébé de 6 mois mais la PMI,alertée, devrait prendre le relais pour une prise encharge plus suivie. Intrigué, le médecin décide deprocéder à un bilan somatique plus approfondi etil demande entre autres une radiographie de toutle squelette. Un nombre impressionnant de frac-tures est alors découvert, toutes d’âges différents,mais suffisamment anciennes pour que les héma-tomes aient disparu.

Le juge des enfants est aussitôt alerté. Le place-ment du bébé en famille d’accueil est organisé envue de sa sortie de l’hôpital. Les deux parents sontarrêtés. La mère ne nie pas être l’auteur des mau-vais traitements dont les plus anciens auraientsuivi de peu sa sortie de la maternité. Elle expliqueque son mari n’était au courant de rien. Rentranttard de son travail, il voyait Jérôme endormi dansson lit. Les week-ends, il les passait le plus sou-vent avec ses amis.

Valérie, qui est âgée de 22 ans, reste six mois enprison. Durant cette période, Jérôme s’adaptedans sa famille d’accueil et rattrape lentement sonretard. À 6 mois, il suivait à peine du regard lesobjets et redressait juste sa tête une fois couchésur le ventre, évolution confirmant, comme l’avaitdéclaré sa mère, qu’il restait des journées dansl’obscurité, seul dans sa chambre.

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sition s’appuie elle-même sur un présupposé: lareconnaissance et l’acceptation par les différentsacteurs de cet échange (famille et intervenant)d’une loi commune, tout comme les maris trom-pés acceptaient la loi leur imposant de répudierleur femme. C’est sur la base de ce présupposéque l’intervenant peut établir une relation d’aide.Mais cette loi n’est pas seulement la loi qui sanc-tionne, celle du Code pénal, elle se réfère à l’idéeplus générale que peut-être seule l’expérience dela souffrance serait universelle. En effet, touteréflexion sur l’éthique et sur la justice découle decette idée: reconnaître la souffrance de l’autre etpar là, reconnaître son humanité. Imposer à l’autreune souffrance ou penser que même dans le mal-heur, il n’en éprouverait pas, reviendrait à mettreen doute son humanité. Dans le même temps,celui qui infligerait cette souffrance ou qui la négli-gerait mettrait en doute sa propre humanité. « Lasocialité n’est pas seulement le fait d’être ennombre. Ce n’est pas la multiplicité humaine quifait la société humaine, c’est cette relation étrangequi commence dans la douleur, dans la mienne oùje fais appel à l’autre et dans la sienne qui metrouble, dans celle de l’autre qui ne m’est pasindifférent», rappelait E. Levinas. Cette idée sup-posée présente chez l’intervenant et chez ceuxdont il a la charge les relie dans la même commu-nauté. C’est, selon nous, sur cette base qu’il seraensuite possible de construire un lien singulier pre-nant en compte les singularités de chacune desfamilles rencontrées. L’exemple suivant illustreracette proposition.

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16 Extrait de L’identité virtuelle, 3ème édition, Éditions Fabert, septembre2004.

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ments, expliquant qu’ils étaient liés à son immatu-rité, à sa solitude. Maintenant, selon elle, tout vabien. Elle parle même de l’avenir de Jérôme, lors-qu’elle devra lui expliquer ce qui s’est passé.

Patrick participe à l’entretien suivant. En présencede ses deux parents, Jérôme, qui fait ses premierspas seuls, va beaucoup plus facilement vers sonpère, lequel se montre chaleureux avec lui. Patrickest tout d’abord légèrement ironique à notreégard, comme vis-à-vis de l’ensemble des ser-vices sociaux. Progressivement, il se détend etconfirme les propos tenus par sa femme concer-nant l’évolution de leur relation de couple.

Patrick laisse Valérie et Jérôme venir seuls au ren-dez-vous suivant. Il a préféré inverser ses heuresde travail pour rendre service à un collègue. Nousrappelons alors que selon Valérie, une des raisonsqui l’ont conduites à maltraiter son fils était ledésintérêt de Patrick pour leur famille. Nous nousinterrogeons donc sur le choix fait par son mari etle sens qu’il pourrait prendre dans la situationactuelle.

Un nouvel entretien est fixé huit jours plus tard.Entre-temps, la puéricultrice du service de PMInous informe que Valérie a refusé de lui ouvrir saporte, s’opposant à sa demande de voir Jérôme.Par ailleurs, l’hôpital nous prévient que les parentsn’ont pas présenté leur fils à une consultation pré-vue avec leur accord, à l’époque où il était encoreplacé.

Malgré ces comportements hostiles vis-à-vis desservices chargés de veiller sur l’évolution deJérôme, Patrick et Valérie se présentent à notrerendez-vous accompagnés de leur fils. Celui-ci abien évolué depuis une semaine. Il a pris de l’as-surance pour marcher. Après avoir rappelé notre

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À sa sortie de prison, elle reprend la vie communeavec son mari. Ensemble, ils rendent régulière-ment visite à leur fils dans sa famille d’accueil.Progressivement, Valérie et Patrick parviennent àconvaincre les éducateurs garants du placement etl’assistante maternelle qu’ensemble ils peuventdorénavant établir une bonne relation avec leurenfant. Valérie se montre attentive, douce, ellen’hésite pas à demander conseil à la nourrice.Jérôme reconnaît ses parents, leur sourit…

Finalement, deux mois plus tard, il est convenuque Jérôme passera un week-end sur deux chezses parents, puis une semaine à l’occasion devacances. Enfin, comme tout se passe bien, leretour de Jérôme dans sa famille est proposé aumagistrat. Les mauvais traitements ne sont plusqu’un mauvais souvenir Au contraire, cette épreuvea permis à Valérie d’expliquer qu’elle s’était sentieseule, loin de sa famille et surtout insuffisammentsoutenue par son mari.

Le magistrat, avant de répondre favorablement àcette requête, demande une expertise psychia-trique de la mère. Après avoir reçu plusieurs foisValérie seule ou avec Patrick, l’expert conclutqu’un retour est possible, les risques de récidivesemblant minimes.

Nous sommes mandatés par le juge un moisaprès le retour de Jérôme dans sa famille. Valériese présente seule avec lui à notre premier rendez-vous. Patrick n’a pas pu se libérer de son travail.Jérôme a maintenant 21 mois. Sa présentationglobale est celle d’un enfant de 10 mois. Il nemarche pas et sa mère prévient toutes ses tenta-tives pour explorer la pièce. Elle a peur qu’il sefasse mal.

Elle évoque très facilement les mauvais traite-

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ans mais du développement actuel de votre fils, etle juge peut se demander si vous n’avez pas deschoses à cacher en refusant cet examen.

Valérie: C’est pas la question, mais vu commentils sont à l’hôpital, si c’est pour me l’enlever denouveau…

Intervenant: Si l’hôpital n’avait pas fait son travailcomme il l’a fait, vous seriez peut-être encore enprison car ce drame aurait pu être plus grave.Vous le savez bien puisque, vous-même, vousavez tout fait pour qu’ils découvrent ce qui sepassait.

Valérie: Oui, je suis pas contre ce que vous dites.Mais si ça se trouve, il y a des familles où lesenfants sont bien plus malheureux et où ils ne vontpas voir.

Ensuite nous rappelons de nouveau que le moyende rassurer tout le monde serait de se rendre à laconsultation.

Valérie: Oui, on n’a pas le choix.

Intervenant: Si, vous avez le choix d’y aller ou dene pas y aller. Mais si vous n’y allez pas, voussavez ce que nous penserons: Jérôme est-il denouveau en danger dans sa famille?

Puis, comme Valérie explique une fois de plus que« dans d’autres familles, c’est pire », nous lui fai-sons la remarque suivante:

Intervenant: Si, compte tenu de ce qui s’estpassé, nous n’étions pas plus attentifs à la façondont vous évoluez depuis le retour de Jérôme,vous auriez raison de penser que nous nesommes pas des interlocuteurs très sérieux. Pour

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questionnement concernant l’absence de Patrickpour l’entretien précédent, nous leur faisons partdes appels téléphoniques de la PMI et de l’hôpital.

Valérie: À la PMI, je n’y suis jamais allée, et à l’hô-pital, je leur ai dit que je n’irai plus.

Intervenant: Mais ils ont entrepris un bilan à pro-pos du retard de Jérôme. Vous-même, vous vousinquiétez de ce retard! Alors, nous nous deman-dons comment nous devons comprendre votrerefus?

Valérie: Je vous dis franchement, quand il a eudes problèmes, ils l’ont regardé sous tous lesangles, alors pourquoi, maintenant, ils vont fairedes examens?

Intervenant: C’est un problème pour nous. Voussavez dans quel cadre se déroule notre mesure.Pensez-vous que le juge puisse se satisfaire decette réponse? Évidemment, chacun va se deman-der s’il n’y a pas une autre raison qui vous amène àne pas vouloir conduire Jérôme à l’hôpital.

Valérie: Avec l’hôpital, vu ce qui s’est passé…

Patrick: S’il voit un médecin, c’est exactementpareil.

Intervenant: La question pour nous, pour le juge,c’est que si vous n’allez pas à l’hôpital et à la PMI,comment pouvons-nous être assurés qu’il y a unesurveillance médicale régulière pour être certainsque Jérôme n’est pas de nouveau battu?

Valérie: Alors, dans un sens, on est obligés? Etquand il aura 14 ans, je serai encore obligée?

Intervenant: On ne parle pas pour dans quatorze

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montrer curieux lorsqu’elle donne des signes lais-sant entendre que cela pourrait recommencer: lerefus des examens, les pincements symétriquespour que l’on ne pense pas que Jérôme seraittombé.

Pourtant, ces dévoilements, si brefs soient-ils, pla-cent l’intervenant face à une alternative. Il peutchoisir de faire comme s’il n’avait rien vu, auquelcas parents et enfants pourraient penser qu’ils nesont pas dignes d’intérêt. Mais s’il fait le choixinverse, signe de son engagement dans la relation,il place à son tour ses interlocuteurs face à unenouvelle alternative, à l’intérieur de laquelle lesdécisions qu’ils prendront détermineront cellesdes professionnels et le cas échéant celles dumagistrat.

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cette raison, il nous semble important de vousexpliquer comment nous pouvons interprétervotre hostilité à l’égard du service médical.

Durant tout cet échange, Jérôme est sur lesgenoux de son père avec lequel il joue. Patricklaisse sa femme seule régler ce problème avecnous. Il se contente de la soutenir en critiquant laqualité des soins du service hospitalier.

Valérie conduit Jérôme à la consultation dix joursplus tard. Il présente deux petits hématomessymétriques sous les joues dus sans doute à despincements. Il a visiblement régressé: il ne marcheplus, il a l’air triste. Hospitalisé avec l’accord de samère, de nouveaux examens sont pratiqués. Undécollement de la rétine est constaté. Bien quedifficile à dater de façon précise, le traumatisme àl’origine de ce problème grave aurait eu lieu deuxou trois mois plus tôt, ce qui semble correspondreau retour du garçon chez ses parents. Les méde-cins estimant que des mauvais traitements ontsans doute eu lieu, une enquête est ordonnée.Interrogée, Valérie reconnaît sans difficulté avoirde nouveau frappé son fils quelques jours seule-ment après son retour. Les interventions des diffé-rents services chargés de suivre cette situationn’étant pas encore mises en place, les sévicesn’avaient pas été constatés.

Commentaire

La reconnaissance, par les membres de la famille,de difficultés internes, est rarement définitivementacquise surtout lorsqu’elles mettent en caused’éventuelles carences parentales.

Si Valérie peut parler des mauvais traitements sur-venus un an plus tôt, c’est aux intervenants de se

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Le salut de l’homme est dans le choix17

Marie-Jean Sauret18

À lire à haute voix.

Il ne me paraît pas anecdotique que j’ai dû m’yprendre à quatre fois pour rédiger un compte-rendu de mon intervention susceptible de passerà l’écrit. Au-delà des embarras liés au style, laquestion du choix, de l’acte, pose un problèmedifficile dont la solution, d’une part, engage laconception que nous nous donnons du lien social,et, d’autre part, exige de recourir à des moyensconceptuels que nous n’avons pas forcémentsous la main. Que le lecteur sache que les difficul-tés que je ne saurais pas éventuellement lui épar-gner sont également les miennes: nous avons àles vaincre ensemble. Il n’y a de gain de savoirqu’à sortir du confort du connu et à se cogner à ceque nous ignorons.

Le sujet de l’acte est le sujet de la parole

Le sujet du choix est le sujet de la parole. En effet,l’humain naît deux fois: une fois comme vivant,une fois comme parlant… s’il le décide (« inson-dable décision de l’être», écrit Lacan). Cette

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17 Le titre renvoie à une citation de S. Freud.18 Marie-Jean Sauret est psychanalyste et professeur à l’Université deToulouse.

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des mots jamais venus) ou inconscient (dontaucune interprétation ne délivrera le sujet). À cedéfaut de savoir correspond donc un manque dejouissance après lequel le sujet n’aura de cesse decourir : tel est, pour Freud, la première descriptiondu désir. Le sujet manque d’un objet originelle-ment perdu et le désir désigne ce mouvement deretrouvaille avec ce qui lui restaurerait un peud’être… mais pas trop. Si le manque constitué parla naissance au symbolique venait à se dissoudredans le langage (dans un savoir quelconque), si lemanque venait à manquer, ce serait l’angoisse etla mort du désir, la fin du sujet en tant que parlant.Ainsi pouvons-nous admettre que la position dusujet dépend de son rapport au savoir (ici, troué,en défaut ou, au contraire, sans faille et… mortel).Il n’existe donc pas de savoir susceptible de four-nir au sujet une réponse définitive, sans reste àélucider, sur ce qu’il est. La solution serait ici laréponse impossible qui élèverait son être au rangde savoir au prix de le réduire à ses éléments lan-gagiers – en le débarrassant du réel énigmatiquequ’il est pour le rendre purement virtuel. Du coup,le même savoir est également incapable de dicterau sujet, dont le réel lui échappe par définition,comment loger ce dernier dans l’habitat langagier.Le fait que le réel, l’être de jouissance du sujet, soittrou dans le savoir, le fait échapper de fait auxdéterminations langagières. La détermination lan-gagière a un nom: c’est la suggestion. Rien necontraint le sujet à s’y soumettre: cette découver-te est à l’origine de la psychanalyse. Du coup, lesujet sait que, comme tel, il n’est pas réductibleaux conditions biologiques, psychologiques,sociales qui jouent sur sa constitution individuelle:certes, il a telle organicité, mais elle ne lui imposepas de s’adonner à tel sport, par exemple ; certes,il présente quelque capacité cognitive, mais ellene lui dicte pas son option professionnelle; certes,il appartient à un milieu socio-familial particulier,

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seconde naissance a pour conséquence unedénaturation. Ce n’est plus l’instinct qui règle la vieindividuelle et groupale, mais le langage (les soinsse demandent, se donnent, se négocient, l’habitatse choisit et se décore, la nourriture se cuisine, lecorps se pare, les caresses s’érotisent, etc.). Laconséquence la plus importante est de confronterle sujet à la question de ce qu’il est et à la néces-sité d’y répondre un tant soit peu. Ce qui revient àse confronter à la nature du langage: ce dernier nefait que représenter.

En réponse à cette interrogation, le sujet reçoit unnom, un prénom, des qualificatifs, il emprunte lui-même quelques mots, mais il n’est ni ce nom, nice prénom et ne se réduit à aucun qualificatif (onpeut d’ailleurs en changer, même si certainsparaissent plus ou moins fixés tels ceux qui dési-gnent le caractère) ni proposition construite par lui.De sorte que chaque sujet expérimente, à unmoment ou à un autre, que le langage est inca-pable de lui restituer le réel de son être de sujet.

Le sujet ne confond pas l’organisme de sa pre-mière naissance (le vivant, l’individualité animale)avec la « chair » promise par sa seconde naissan-ce. La psychanalyse nomme « jouissance » cette« chair » du sujet dont ce dernier rencontre ledéfaut en naissant au langage.

Le sujet se heurte alors à l’impossibilité constitu-tive du langage (du symbolique et de ce que celui-ci permet de fabriquer : le savoir) de répondre à laquestion de ce qu’il est, du simple fait de ne pou-voir fournir que des représentations, des substi-tuts, des ersatz « d’être »: en toute logique, le réeldu sujet, son être de jouissance, fait donc troudans le savoir. Ce défaut de savoir a été découvertpar Freud sous les termes de refoulement origi-naire jamais levé (inutile de chercher à se souvenir

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et qui l’accompagne: la psychologie sociale, ainsique le note Freud, ne se dissocie pas de la psy-chologie individuelle.

Étrange transmission qui ne se vérifie qu’à lacondition que le sujet échappe à la tutelle de sesparents pour prendre ses affaires en main. Tel estle paradoxe de l’éducation et du travail social engénéral. L’éducateur accueille l’enfant dans cethabitat langagier dont il ne peut se passer etauquel ils sont l’un et l’autre foncièrement aliénés;et seulement à cette condition l’enfant trouvera les moyens de se séparer de ceux qui l’ontaccueilli et de leurs discours. Freud, encore, voitdans la séparation des enfants d’avec leursparents le plus grand pas qu’ils puissent faire pourla civilisation. Car cela signifie qu’ils ont pris à leurcompte le processus d’humanisation et l’aména-gement de l’habitat langagier.

À quoi vérifie-t-on le succès de l’entreprise? À laparole et à l’autonomie qu’elle confère: parler,c’est reconnaître, certes, sa dette à l’endroit dulangage que l’on reçoit de l’Autre (parents, éduca-teurs…), mais c’est aussi échapper aux discourstenus, subvertir la langue commune, pour avancerune parole singulière, jamais dite. Parler n’est pasrépéter. Et la tentation est grande pour les tra-vailleurs sociaux aux prises avec les échecs del’autonomie, les protestations irraisonnées contretoute forme d’aliénation, les ratés de la parole, lecollage à des discours problématiques (obscuran-tistes, voire dangereux), d’en rajouter… sur le ver-sant aliénation: conseils, connaissances, appel àl’expérience de l’adulte, promesse fallacieused’une théorie de l’action sans faille, limpide et effi-cace, etc., qui semblent toujours repousser plusloin la capacité d’acte, d’émancipation que pour-tant ils appellent !

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mais il ne contraint pas à tel engagement poli-tique… L’indétermination subjective profite à l’in-dividu! Mais du coup, le sujet est contraint àadopter, construire telle ou telle réponse: soit àchoisir entre celles proposées ou induites par lasituation, soit à créer, inventer, poser des actes.

Une présentation plus exhaustive de la structuredu sujet devrait examiner la théorie que le sujet sedonne pour expliquer le manque qui le constitue etdont nous avons parlé, son défaut de savoir, ceaprès quoi il désire, et les formes de jouissancequ’il tente d’éviter : son fantasme. Elle devrait exa-miner également la solution adoptée pour résisterà la tentation de céder aux réponses strictementlangagières, qu’elles soient apportées par lesAutres ou construites par lui-même, solution quil’assure de sa radicale singularité : le symptôme.Ainsi, avec ce condensé de la structure du sujet,avons nous mangé une grande partie de notrepain noir. Il s’agit à présent de s’avancer sur laconséquence de cette structure pour rendrecompte de la façon dont se construit une commu-nauté humaine.

Le sujet de la parole est le sujet du lien social et de l’histoire

Comment se transmet la dimension humained’une génération à l’autre? Il est clair qu’il ne suf-fit pas d’engendrer biologiquement. Il convient deléguer, outre les caractéristiques biologiques del’espèce, également le langage, le moyen de l’uti-liser et de s’en servir pour habiter le monde avecses semblables… et de le transmettre à son tour.Pas d’humain sans un autre parlant qui le précède

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ment le défaut de savoir concerne cette transmis-sion?» Car lorsque le sujet se cogne à une fin denon-recevoir de la part du savoir et de ses gar-diens, il se trouve alors requis de fournir uneréponse personnelle. En règle générale, il suppo-se, dans le même temps, qu’existe « ailleurs » unsujet qui disposerait du savoir en question: unsujet supposé savoir. Et chacun aime par avancele savoir supposé à ce sujet et que pourtant ilignore: il l’ignore d’autant plus que – rappelons-le– il n’existe pas de savoir qui répondrait à la ques-tion de ce qu’est le sujet ni qui permette de luilivrer la preuve de cette absence de réponse.Cette preuve, il aura à la fabriquer lui-même: c’estentre autres à cela que sert une psychanalyse.

L’amour adressé au savoir a été identifié par Freudsous le nom de transfert. Et Freud nous prévient:impossible, quand on est clinicien ou travailleursocial, de se dérober à cette supposition de savoiret d’échapper à l’amour de transfert. Du coup, laresponsabilité de la réponse est à la mesure de lasupposition: nous devinons qu’il ne saurait êtrequestion de fournir des réponses qui dispense-raient le sujet (en demande) de la sienne. La clini-que démontre qu’une telle réponse du clinicien (oudu travailleur social) entraînerait, en laissant croireà l’occultation du trou dans le savoir, la protesta-tion du sujet pour sauver son désir : angoisse,refus, inhibition, anorexie, flambée des symptômes…

Il n’empêche que le même sujet continue àattendre son être de l’Autre, à demander un peude jouissance, à souffrir parfois de la solution fan-tasmatique qu’il a construite et du symptôme dontil s’est doté. Bref, il requiert notre appui pour l’ac-compagner à cette limite du savoir où son acte,son choix, est attendu. Lui refuserons-nous notreprésence? Et si nous ne la refusons pas, qu’al-lons-nous en faire?

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Nous en savons assez pour deviner que ce qu’ils’agit de transmettre d’une génération à l’autre,c’est cette caractéristique qu’a le langage dereprésenter… parce que chacun des éléments quile composent (le signifiant), isolé, ne signifie rien(est asémantique). Je sais cette conceptualisationdifficile: mais c’est le réel que nous cherchons àcerner qui est difficile et c’est là une autre part dupain noir que nous avons à nous mettre sous ladent. Renoncer à s’y confronter reviendrait à cher-cher dans une avenue éclairée un objet précieuxperdu dans une ruelle sombre, au prétexte que,dans l’avenue, là, au moins, il y a de la lumière. Il ya de la lumière, mais l’on n’apprendra rien et il n’ya aucune chance de mettre la main sur ce dont ils’agit.

Donc, voilà le problème: comment transmettre,comment accueillir un trou dans le savoir?Réponse: en y mettant du nôtre. C’est le sens demon exergue: « À lire à haute voix ». De fait, lors del’exposé de ce texte, ma voix le portait. Ce qu’ilénonce n’a pu être noté qu’au prix de la perte dela voix qui s’efface à la fin de l’énonciation. Cettechute de la voix creuse la place où le lecteur peutmiser la sienne. À cette seule condition, y mettredu sien (et pas seulement sous la forme de lavoix), nous pouvons espérer que, tels ces bou-quets de fleurs japonais qui ne retrouvent leurvolume que trempés dans l’eau, les élémentsconceptuels que nous tentons laborieusement derassembler nous livrent, en feu d’artifice, un boutde ce réel que nous poursuivons.

Mais nous pouvons également faire confiance à lastructure. Il est décisif qu’un sujet se heurte à uneauthentique (non feinte) limite du savoir : « Quesuis-je? Que dois-je faire? Comment s’y prendreavec ce défaut de savoir? Et surtout, commenttransmettre ce trou dans le savoir quand précisé-

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Il faudrait montrer le génie de chaque religion quia su maintenir en son cœur suffisamment de mys-tère pour que les sujets retrouvent leur capacitécréatrice ainsi qu’en témoignent les théologiens,les peintres, les sculpteurs, les architectes, lespoètes et les savants de toute sorte.

Reste que le savoir de cette époque (depuis lesGrecs) s’accumule plus qu’il ne se renouvelle,garanti par son auteur ou par Dieu lui-même. Il finitpar devenir si encombrant qu’il est enfermé dansdes encyclopédies, les encyclopédies dans desbibliothèques, et les bibliothèques dans des uni-versités. Les savoirs ainsi rassemblés sont missous la coupe de la théologie, la scolastique estinventée pour l’enseigner, et l’examen pour validercet enseignement! Jusqu’à susciter la protestationdes humanistes qu’une telle accumulation étouffe.Ainsi se souvient-on de Rabelais, médecin lui-même: « Mieux vaut une tête bien faite qu’une têtebien pleine! »

C’est dans ce contexte que surgit le cataclysmede la révolution scientifique. Un certain nombre desavants s’aperçoivent que le savoir des Grecsn’est pas sûr, qu’il existe un réel inconnu plus fortque le vrai déjà établi : Kepler, découvrant que l’or-bite des astres n’est pas circulaire, ainsi quePtolémée l’a décrite; Galilée, conduit à faire l’hy-pothèse que la Terre tourne sur elle-même etautour du Soleil, contrairement aux allégations dela théologie, etc. Le savoir sur lequel est construitle monde habité s’effondre. Une nouvelle rationa-lité s’impose, celle de la science moderne, qui,grâce à la mathématisation de l’univers systémati-sée par Galilée, promet de tout expliquer. Tellessont les Lumières ou la Modernité : un mondedébarrassé des vieilles ontologies et expliqué seranécessairement un monde meilleur !

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Le sujet du lien social et de l’histoire est le sujet de la science moderne

De ce qui précède, une thèse devrait se dégager:le sujet se situe dans un rapport au savoir (et serepère à partir du savoir auquel il est lié). Les trans-formations du savoir au cours de l’histoire entraî-neront des modifications du fonctionnement dessujets – de l’économie subjective.

Très tôt, pour ne pas dire aussitôt qu’apparus, leshumains ont en quelque sorte renoncé à leur droitde réponse pour adopter les réponses collectivesfabriquées par l’Autre: mythologies, magie, reli-gions, et plus tard philosophie. Ainsi le mythe règlele rapport des hommes (qui s’y reconnaissent)avec les objets, la nature, les semblables, les divi-nités. Un examen attentif de la culture grecquenous montrerait la conception de l’homme véhicu-lée par les mythes et la poésie du tempsd’Homère : l’homme est la marionnette des dieux.Il faut attendre la tragédie (Sophocle et surtoutEuripide) pour voir la responsabilité des hommesentrer en conflit avec la volonté des dieux etaccompagner le passage de l’hétéronomie à l’au-tonomie. Avec un nouveau problème: commentfaire communauté quand les mythes ou les dieuxn’organisent plus la vie groupale d’individus auto-nomes? Ainsi les Grecs doivent-ils inventer la poli-tique. Comment en soutenir l’ordre et éviter lecaprice quand chacun est l’égal de chacun? Lamythologie cède le pas à de nouvelles réponsesontologiques (sur l’être de l’homme). Les religionsmonothéistes prennent le relais. Elles proposentun Dieu créateur et père, lequel ordonne à sa créa-ture de soumettre l’univers en échange de l’inven-tion de l’amour.

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lifié. C’est cette fonction d’autorité que le sujetrapatrie dans le privé (rapatrier signifie littérale-ment «ramener dans le territoire du père »!). Si, ence qui concerne l’explication scientifique, l’autori-té a rendu l’âme au profit du pouvoir et de la forcede la démonstration, en ce qui concerne le sens,la fonction d’autorité est toujours requise. Aussi lesujet emprunte-t-il à la figure qu’il a sous la maincelle du père. Tel est ce que Freud découvre dansles termes du complexe d’Œdipe et que Lacandésigne comme fonction paternelle. Il s’agit de lafonction qui permet à chacun de penser l’autoritéet de s’en servir pour reconnaître sa dépendanceà l’endroit du langage. Ainsi, le lecteur qui a pour-suivi ce chapitre jusqu’à cet endroit fait-il au moinscrédit aux lois du langage, même s’il devaitconclure à un profond désaccord avec ce quej’avance. Lui et moi reconnaissons l’autorité dulangage et témoignons ainsi de la place que nousaccordons chacun à la fonction d’autorité dont lapsychanalyse a fondé la nécessité pour chacunsous le nom de fonction paternelle.

Cette fonction paternelle a un corrélat que nousconnaissons. Celui qui parle manque. Le sujet quiréussit à symboliser sa dette à l’endroit du langa-ge dans la fonction paternelle y trouve égalementle moyen de symboliser, de subjectiver, cette perte(d’être, de savoir, de jouissance) constitutive de sastructure de désirant: Freud a désigné l’opérationpar laquelle le sujet symbolise cette perte sous leconcept de complexe de castration.

Bref, avec la figure (et l’autorité) du père rapatriéedans l’inconscient, le fonctionnement psychiqueest celui d’une religion privée. Et c’est cette reli-gion privée que Freud exhume à la fin du XIXe

siècle sous le nom de névrose.

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Le sujet de la science moderne est le sujet de la névrose

La structure du sujet parlant ne change pas. Ilreste aux prises avec le défaut du savoir quand ils’agit de lui fournir une réponse sur ce qu’il est. Etce défaut est redoublé désormais par la faillite desontologies (mythes, religions et philosophies)chassées par la science. De sorte que le sujet estdivisé entre ce qu’il est comme sujet de la science(capable d’explication, objet étudié par la science)et ce qu’il est comme sujet du sens (s’interrogeantsur le sens de sa vie et de sa présence au monde,se demandant « pourquoi y a-t-il quelque choseplutôt que rien? »).

Aussi la question du sens devient-elle une affairenon plus collective et publique, mais privée. Lesujet la rapatrie dans l’intime. Il se construit unesolution sur le modèle des grandes ontologies etsubstitue à la garantie par Dieu celle de l’autoritéqu’il a sous la main, le père: en quelque sorte, Dieudéserte le ciel pour l’inconscient. L’autorité n’estpas le pouvoir. Moins quelqu’un présente d’autori-té, plus il doit en rajouter sur l’exercice de la forceet la manifestation de puissance pour se faire res-pecter. L’autorité est cette fonction à laquelleconsent chacun qui s’y soumet, au détriment deson pouvoir. Dans la vie publique, comme dans lareligion, il revient à Dieu de garantir l’autorité: jus-qu’à la Révolution française, les sujets tiennentleur autorité de la garantie que leur accorde le Roi,lequel tient la sienne de Dieu.

La science moderne récuse jusqu’à l’idée d’auto-rité: une démonstration oblige celui qui la com-prend à admettre ses conclusions. Du coup, c’estle fait même de l’autorité publique qui est disqua-

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ledit objet – et le premier pas est réalisé vers l’ac-ceptation du clonage, de la commercialisation dugénome humain, le marché des organes et le tra-fic de femmes, d’enfants et d’hommes… Bien sûr,le sujet, nous le savons, se tient à carreau de toutce qui se présente comme promesse de la jouis-sance qui le guérirait du désir : mais le capitalismelui promet une jouissance comestible – cigarettessans tabac, fromage sans matière grasse, vin sansalcool, sexualité sans sexe…

Un exposé exhaustif devrait distinguer les protes-tations du sujet contre le réductionnisme de cenouveau lien social, mais aussi les solutions et lessymptômes qu’il invente pour le rendre habitable. Côté protestation, je situerai les épidémies dedépression de la part de sujets obligés de seprendre en charge mais privés de l’appui d’unAutre aussi bien extérieur (religion universelle) ouintérieur (complexe d’Œdipe) qui tiennent le coup;l’anorexie qui se répand comme une modalité desauvetage du désir par le refus des objets dont lascience et le marché cherchent à gaver le sujet ; ladémultiplication des phobies sociales (peur ali-mentaire, peur de l’autre, de l’étranger, peur de lascience, etc.) comme moyen de mettre la jouis-sance qui menace (car promise!) à distance; ladémultiplication des comportements pervers oucriminels (pédophilie, violences conjugales, etc.)comme façon d’y faire avec la jouissance que lanévrose ne traite plus; l’ennui témoigne d’un liensocial déserté par la jouissance tandis que dessujets démultiplient les conduites à risques (sportsextrêmes…) pour retrouver une cause à leur désir,ou choisissent de sauver leur singularité par le sui-cide qui les préserve de s’inclure dans un socialmortifère…

Les sujets cherchent des solutions dans lesregistres mêmes dont ils sont fabriqués: comment

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Le sujet de la névrose est-il encorecelui de la Post-modernité?

Le travail de sape de la science ne s’est pas arrê-té aux ontologies. D’un côté se développe uneidéologie scientiste et positiviste selon laquelle lesseules connaissances valables sont les connais-sances scientifiques, lesquelles seraient certaines,sans failles; de l’autre, le renouvellement systéma-tique des connaissances du fait des progrès de lascience aux prises avec le réel donne l’impressionqu’il ne nous est possible d’être certains de riensur le long terme. Dieu, le maître antique, le philo-sophe et toute autorité, jusqu’aux figures pater-nelles, se trouvent disqualifiés. La science subitune mutation interne, cédant la place à sa versiontechnoscience: une science capable de fabriquerl’objet dont nous sommes supposés avoir besoin,une science qui intervient dans les affaires privées,présente dans la maison et à tous les niveaux –soins aux enfants, éducation, déplacement, cuisi-ne, santé, loisirs, etc.

Cette mutation de la science accompagne unemutation de l’économie: le marché s’impose par-tout, promettant de mettre à la disposition de quipeut payer les objets fabriqués par la science. Cemariage de la technoscience et du marché définitle lien social caractéristique de la Post-modernité(ou, plus prudemment, de la seconde modernité)que Lacan désigne du terme de « discours capita-liste », et dont je souhaite souligner quelquescaractéristiques et conséquences.

Première conséquence, le discours capitalisteinduit une conception naturaliste de l’homme: s’ilest possible de compléter le sujet par un objetmanufacturé, c’est qu’il est de même nature que

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Être le sujet de la vie pour la subjectivité de notre époque

Cette subjectivité de notre époque, encore faut-illa rencontrer ! La transmission du langage, del’écriture, de la lecture, de la responsabilité, de lacapacité de choix, exige la rencontre. À dire vrai,nul ne peut dire qu’il a effectivement transmis, dela main à la main, ce dont il s’agit ici. Certes, il aréuni les conditions de cette transmission, neserait-ce qu’en parlant à son enfant. Mais pour-quoi ce dernier s’empare-t-il du langage pour par-ler à son tour? Qu’est-ce qui fait que, avec tel ins-tituteur, telle institutrice (finalement, ce mot,aujourd’hui remplacé en France par celui de « pro-fesseur des écoles», était beau!), l’enfant se saisitdes moyens de l’écriture et de la lecture? L’au-tisme, l’illettrisme, le refus scolaire, disent assezque nous frôlons « l’insondable décision de l’être ».Nous ne savons pas ce qui pousse l’autre à s’em-parer de ce que nous lui offrons pour le trans-mettre, un jour, à son tour: car, à vrai dire, nouspouvons nous réjouir d’avoir transmis quelquechose non pas seulement quand la génération quinous suit en fait usage, mais quand elle le trans-met à son tour, quand elle transmet à son tour lesconditions de l’humanisation et d’un lien socialhabitable et viable. Faire le premier pas, celui del’offre, ne suffit donc pas à cette transmission. Il nesuffit pas, mais il est nécessaire. Nous pouvonsaffirmer que, faute de ce pas, notre interlocuteurn’aura pas le moyen d’effectuer le sien. C’est donccomme présence que nous portons le langage (etle cortège de ce que nous pensons devoir trans-mettre), vivant, dans le réel.

Cette présence vivante, la psychanalyse la prenden compte et la théorise de diverses manières. Je

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faire tenir ensemble, avec les autres, le langage (lesymbolique qui semble devenir inopérant), le sens(l’imaginaire que rien ne garantit plus), et le réel (lajouissance, soit inactive, soit destructrice)? Lesuns trouvent une issue apparente en nouant l’ima-ginaire et le réel par le symbolique: la conversionaux versions intégristes, fondamentalistes et sec-taires de la religion – c’est-à-dire sans trou quifasse la place au sujet de l’acte – illustre cette voie(où la secte est à la religion ce que la croûte est àl’art). D’autres choisissent de lier le symbolique etle réel par l’imaginaire: le paradigme peut êtretrouvé dans la bande de mêmes (même look,même musique, même langage…), qui pourchassetoute figure d’altérité (dans les actes racistes etmachistes) jusqu’à considérer la jouissance del’autre sexe comme un bien communautaire à separtager. D’autres enfin espèrent nouer le symbo-lique et l’imaginaire par le réel : c’est ici la droguedont la dépendance, loin d’être considéréecomme un fléau, est alors recherchée parce qu’el-le évite l’errance…

Ces solutions, trouvées sans l’appui du complexed’Œudipe et de castration, ne permettent pas ausujet de construire le symptôme qui l’assurerait duréel de sa singularité. À dire vrai, l’économie psy-chique de tels sujets paraît résumée dans la des-cription moderne des États limites : je ne crois pasqu’il s’agisse d’une nouvelle structure psychique,mais du fonctionnement de sujets qui, du fait des caractéristiques du lien social dans lequel ilss’inscrivent, ne s’appuient pas sur le génie de leurstructure – névrose, psychose, ou perversion. Ce qui suggère du coup ce que pourrait être la clinique d’aujourd’hui : comment rendre au sujet,désespéré par l’inconsistance de l’Autre (démon-trée par la science), la confiance dans son symp-tôme?

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« l’homme masqué », un sans nom, un pur vivant:il déclare à Melchior qu’il a fait le bon choix et l’in-vite à rejoindre la vie. Moritz s’étonne alors quel’homme masqué ne soit pas venu lui éviter le sui-cide. « Je suis venu, lui répond en substancel’homme, mais tu ne m’as pas entendu »! Quant àMelchior qui se demande comment faire confian-ce à quelqu’un qu’il ne connaît pas, l’hommerépond en substance: « Tu n’apprendras pas à meconnaître à moins de te confier à moi »! Et Melchiorde conclure un peu plus loin: « Adieu, cher Moritz.Où cet homme m’emmène, je ne le sais pas. Maisc’est un homme…».

Il s’agit de s’introduire comme réel pour signifier àl’autre que cela vaut le coup de parier pour la vie,quelque décision que nous prenions (de signale-ment, d’intervention, de protection, de suggestion,d’interprétation, de conseil, de traitement…). Ainsique l’écrit Christine Goëmé dans un commentairede l’ouvrage de Bernard Sichère – Il faut sauver lapolitique – que je découvre à l’instant, « quelsrisques, en effet, nous qui ne cessons de commé-morer ceux qui ont eu le courage d’exposer leurvie, dans la Résistance ou ailleurs, sommes-nousprêts – aujourd’hui, ici et maintenant – à prendrepour que la vie soit notre vie? »

Le fait qu’il faille d’abord avancer son propre paspour inciter et permettre à l’autre de rentrer dansune partie de vie dont il dépend de lui que nous la jouions ensemble, est l’indice d’une logique collective sur laquelle il conviendrait également de travailler. Je me contenterai de rappeler quesans Jean-Pierre Lebrun, Vincent Magos, ReineVander Linden, qui nous ont invités à cette jour-née, sans Françoise Collin, Jean-Paul Mugnier,Yves Cartuyvels, qui ont répondu présents, sansJean De Munck qui l’a animée avec les organisa-teurs, sans l’auditoire qui nous a parfois poussés

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les indique, comme autant de pistes que le lecteursoucieux de poursuivre dans cette direction pour-ra reprendre. Ainsi Lacan introduit-il le concept de« désir de l’analyste » pour désigner ce qui opèredans une cure, et qui exige la « présence réelle»du psychanalyste: ce désir et cette présenceindexent ce qui du psychanalyste demeure imper-turbablement irréductible aux interprétations del’analysant. Ainsi, encore, Lacan invente-t-il unautre concept, celui d’objet a, pour désigner cequi, du sujet, ne se laisse pas attraper par le lan-gage, l’être même qu’il va réclamer auprès du psy-chanalyste qui en fait semblant18. C’est encore larévision de la fonction paternelle, longtemps dévo-lue au Nom du Père, mais que Lacan fait suppor-ter, sur la fin de son enseignement, par le père réel,le père en tant que vivant, en tant que choisissantune femme comme cause de son désir, lieu d’unejouissance consentie, et, éventuellement, mère de ses enfants. C’est enfin le sinthome, écritureancienne réhabilitée pour dire ce qu’il reste du réeldu symptôme et de sa fonction une fois que l’in-terprétation et l’analyse sont passées par là…

Pour ce qui concerne le champ de nos interven-tions hors cure, cette présence réelle demande unpeu plus d’éclairage. Je tenterai de l’amener parune illustration. Je l’emprunte à un texte qui a rete-nu l’attention aussi bien de Freud que de Lacan,L’éveil du printemps, de Wedekind. Wendla estmorte d’un avortement et Moritz s’est suicidé deculpabilité ; Melchior qui les a initiés aux chosesdu sexe a été condamné à la prison. À la sortie, ilretrouve ses amis, fantômes, au cimetière. Il esttenté de les rejoindre. C’est alors que surgit

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18 À titre d’exemple, on peut mesurer ce que change cette perspectiveau changement qui se produit dans le rapport que l’analysant entre-tient avec les autres, désormais « réels», dès lors que chutent les ori-peaux du fantasme, avec lesquels il les appréhendait.

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Des pathologies de l’engagement

aux impasses de lamodernité

Jean De Munck19

Le thème soumis à notre réflexion par les organi-sateurs de ce colloque tente d’articuler deux pro-blématiques a priori très éloignées l’une de l’autre:la question de l’engagement, subjectif et collectif,dans les sociétés contemporaines; le champ dutravail social avec les familles. Pour saisir le filconducteur de cette problématique nouvelle, il mesemble qu’on pourrait reconstruire en trois argu-ments la proposition du colloque.

- Le point de départ est le constat d’une sorte depathologie de l’engagement. Tout se passecomme si les sujets contemporains souffraientd’une difficulté majeure à faire des choix, prendredes décisions, assumer des responsabilités.Cela se constate dans l’action quotidienne desprofessionnels de l’aide; et cela se constateaussi dans les familles dont ils s’occupent. Cettepathologie de l’engagement témoignerait d’unedifficulté fondamentale du rapport du sujet à sonaction.

- Cette dernière difficulté est expliquée par unetransformation de l’articulation entre l’individuelet le collectif. On souligne que les conditions desubjectivation du désir, de l’agir et de la loi chan-

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dans nos retranchements, sans ceux qui ont par-ticipé à la fabrication du volume, sans la lectrice etl electeur que je suppose à l’instant parcourir ces lignes, etc., aurais-je osé m’avancer sur ceterrain?

Et, à dire vrai, qu’aurais-je pu dire sans l’appuitrouvé dans Freud et Lacan, certes, mais aussidans Sidi Askofaré, Pierre Bruno, Dany-RobertDufour, Marcel Gauchet, Michel Lapeyre, IsabelleMorin, Jean-Pierre Vernant et bien d’autres dont letravail me nourrit et sollicite ma contribution?

Chacun de nous ne devrait-il pas pouvoir dire surqui il a effectivement compté pour construire unesolution à sa vie qui profite à chacun? Lacan nefaisait-il pas du fait que la satisfaction du sujetrejoigne la satisfaction de chacun dans une œuvrecollective un critère de la fin d’analyse? Chosesurprenante, il paraît que l’Académie françaisevient d’admettre le mot « convivance », car le fran-çais ne disposait pas de mot assez fort (« convi-vialité ») pour traduire « la vie ensemble ». Devons-nous y voir un signe de bon augure pour un soucicommunément partagé pour la « convivance », oula première étape de la mise sur le marché dubien-être d’un nouveau produit? Une seule certi-tude: la réponse est entre nos mains.

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19 Jean De Munck est philosophe, sociologue, professeur à l’UCL.

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Les paradoxes de l’engagement

Le premier argument a été travaillé comme unequestion portant sur le concept normatif d’agirque nous présupposons lorsque nous diagnosti-quons une pathologie de l’engagement. D’habi-tude, le « pathologique» s’oppose au «normal ».Mais précisément, les contributions ne mettentpas l’accent sur le «normal », registre qui doit êtreréservé à la science. Il vaut mieux parler ici deconcept « normatif » ou de «structure éthique » del’agir. C’est en tout cas dans cette direction quenous invitent à réfléchir deux grands auteursmobilisés par ce colloque, Arendt et Lacan.

La rencontre entre Arendt et Lacan est relati-vement inattendue, même si elle a déjà été miseen scène (notamment par Jean-Pierre Lebrundans son livre Un monde sans limites). Quoiquecontemporains, chacun a développé son œuvreindépendamment de l’autre. À ma connaissance,ils n’ont pu se croiser physiquement qu’en un seulendroit : le séminaire de Kojève où Arendt, en exilà Paris, se rendait, conduite par Aron, en mêmetemps que Lacan. Mais s’ils se sont croisés, ils nese sont pas fréquentés. Par leurs styles, leursgoûts et leurs manières de penser, ils sont en toutcas très éloignés l’un de l’autre. Dès son tournantstructuraliste et sa critique du « vécu », Lacan arompu avec ceux qu’il s’est mis à appeler, ironi-quement, les « phénoménologistes ». Arendt estrestée toute sa vie phénoménologue. Sur la cultured’avant-garde, à propos de la science et desLumières, quant à leurs théories du langage, ilsdifféraient profondément.

Pourtant, les œuvres dialoguent sans, voire par-delà leurs auteurs, notamment via leurs discipleset interprètes. Une question leur est donc posée:

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gent profondément dans nos sociétés. Quellessont les coordonnées normatives les plus fonda-mentales de la socialisation? Comment peut-onrepérer les symptômes d’une pathologie, quellesen sont les causes? La transmission du sensest-elle en jeu? L’interdit? La vacance d’uneautorité supposée fondatrice? Ou tout cela à lafois? Quelle que soit la réponse à ces questions,il semble bien que dans ce second temps de l’ar-gument, on ne peut faire l’économie d’uneréflexion sur ce que Hannah Arendt a, commed’autres, appelé la « crise de la culture ». Or, lafamille est un chaînon important de la socialisa-tion et de la transmission culturelle. On com-prend donc sans peine la pertinence de cedeuxième argument pour le champ des profes-sionnels de l’aide à l’enfance.

- Cette crise de la culture est elle-même référée àune crise de la modernité. On se demande si lacrise de l’engagement subjectif ne renvoie pasaux impasses d’un projet moderne qui se retour-ne contre lui-même. On soupçonne l’emprise dela raison gestionnaire sur la vie collective et indivi-duelle. De nouveau, le champ de l’aide à l’enfan-ce est concerné, et même doublement, commeagent et comme patient. En effet, il apparaît à lafois comme un agent de « gestion des problèmessociaux » et il se vit lui même comme une victimesoumise aux injonctions gestionnaires des appa-reils d’État (administratif et judiciaire).

Voilà, résumé à gros traits, le petit raisonnementqui ouvrait le colloque. On peut se demander ceque les différents textes apportent à cette propo-sition, comment ils l’enrichissent, comment ils laproblématisent, quelles sont les pistes qui s’ou-vrent au terme de cet effort collectif de réflexion.Sans prétendre à la synthèse, je vais reprendre unà un les trois arguments que je viens de rappeler.

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donc l’impossibilité de concevoir l’engagementcomme un acte en « je » sans que soit fermementmaintenu le « tu » qui ouvre au « nous» du collectif.

Quatrièmement, Françoise Collin insiste sur ladimension d’évènement de l’engagement, à lasuite d’Arendt. Cependant, agir, c’est aussi,comme le dit Marie-Jean Sauret, assumer lesconséquences et s’en tenir à une décision. Dansson exposé oral, Jean-Pierre Mugnier a beaucoupinsisté sur cette dimension: il faut tenir les pro-messes et honorer les contrats pour parler d’en-gagement. En d’autres termes, agir consiste aussià ne pas rouvrir sans cesse l’espace de la « déci-sion ». Cela conduit sûrement à relativiser quelquepeu la célébration poétique de « l’évènement ».Voilà donc un nouveau paradoxe: l’engagement,hors norme et sans précédent, fait norme et ins-taure une prévisibilité.

Le statut de la référence

Or, pour que se boucle ce nœud de paradoxes, ilfaut… un Autre! L’engagement du « je » est tou-jours engagement pour, par et devant un Autre,aussi abstrait et symbolique soit-il. C’est pourquoile tiers (celui qui fait référence) est convoqué parles auteurs de ce recueil. Aussitôt convoqué, ons’aperçoit, cependant, qu’il est, dans nos socié-tés, devenu défaillant, inconsistant, lunatique.Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandon-né? s’exclameront ceux qui ont (encore) un peude culture chrétienne. Mais les auteurs de ce col-loque se sont abstenus de pleurer la mort du Pèreimaginaire. Nous leur en sommes reconnaissantspuisque nous, les post-freudiens, nous les démo-crates, nous savons bien que le père-référence

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qu’est-ce que l’engagement ? Il me semble qu’enconjoignant les deux apports, quatre grandescaractéristiques de l’engagement se dégagent,non sans tensions. Ce sont, en fait, quatre para-doxes.

D’abord, Françoise Collin et Marie-Jean Sauretmettent de conserve l’accent sur la décision. L’agirdans ce cas ne se réduit sûrement pas à la déli-bération et, encore moins, à la planification. Il y adans le moment de la décision (subjective, collec-tive), un « excès» par rapport au calcul ou au sens(au signifiant). Cependant, cet « excès », soulignéavec insistance, n’est pas délié ou désarticulé dela délibération et du savoir partagé. L’engagementfait le lien entre un savoir et un trou dans le savoir,c’est son premier paradoxe.

La deuxième coordonnée est la dimension de laperte. On ne s’étonnera pas que ce soit le psy-chanalyste qui insiste le plus sur cet aspect deschoses. Mais elle n’est pas non plus absente de ladémarche de Françoise Collin. On ne gagne, dansl’engagement, que si on renonce. Cette sagesseest portée, depuis les monothéismes, par le dis-cours religieux. Laïcisée, sécularisée, science-humanisée, elle est reprise sans complexe par nosintervenants. Voilà un deuxième paradoxe. Il fautapprendre à jouer comme des enfants sophisti-qués: s’engager, c’est jouer à qui perd gagne!

La troisième coordonnée de l’engagement, c’est lasubjectivité. L’engagement est un acte en « je ».Pourtant, la subjectivité qui s’engage ne s’opposepas au collectif. Son engagement est, intrinsèque-ment, une inscription dans le collectif par lamédiation des autres, mis en position de témoins.C’est notamment sur cette question d’inscriptiond’un singulier au sein d’un collectif que butent lesintervenants sociaux. Le troisième paradoxe, c’est

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mer une normativité et non de calculer les effets,infiniment contingents, de la parole. D’où cetenseignement à portée générale: ce n’est que durefus du calcul permanent (spéculaire) que peutnaître une vraie performativité politique. C’est bienpourquoi l’espace politique n’est pas celui du mar-ché. Par la simple rigueur d’une pratique profes-sionnelle qui s’expose et se réfléchit, Jean-PierreMugnier réussit ainsi à rejoindre, d’une manièreexemplaire, les plus complexes démonstrationsde Jacques Lacan, Hannah Arendt ou JürgenHabermas.

En second lieu, il y a un chaînon manquant dansce recueil. La question de la référence dans letemps de l’enfance est, à mes yeux, une questionspécifique. Cette problématique n’a pas été trai-tée. On peut certes faire l’hypothèse qu’une socié-té d’adultes (au sens de l’« état de maturité» deKant) est une société sans autorité, au sensmoderne et démocratique de l’expression. Maispeut-être y a-t-il dans la vie humaine une genèsede la normativité qui suppose qu’on respecte desmodes de construction enfantins et adolescentsde la référence.

L’impossibilité de concevoir une genèse de la nor-mativité est une des principales difficultés àlaquelle conduit le « structuralisme » de Lacan.Pourtant, il y a une logique du développement quiest irréductible aux développements de la logique,fût-elle logique du manque ou du signifiant. Sur cechemin, ce n’est ni sur Arendt ni sur Lacan qu’ilfaudrait s’orienter, mais plutôt sur George HerbertMead. La construction de l’Autre dans le procèsde socialisation passe pour Mead par des étapesstructurales obligées (Autre réciproque/Autregénéralisé/Autre de la communauté de communi-cation). Or, justement, la société moderne tend àbrûler les étapes, pour en arriver à l’imposture (et

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n’est qu’une invention… des frères!

Pourtant, l’abandon d’un régime de patriarcat nesignifie pas, c’est entendu, le dépôt de la loi.Celle-ci se tient désormais dans les limites de lasimple raison. Comment installer une référencequi tienne quand les liens sociaux deviennent hori-zontaux? Comment fabriquer du tiers non-patriar-cal? Pour élucider cette question, je retiens deuxchoses, l’une positive et l’autre négative, de cerecueil.

D’abord, la contribution de Jean-Paul Mugnier.Elle fut superbe, de montrer ce qui ne fait pas tiers.Il a montré que l’intervenant ne gagne rien à s’en-liser dans la construction d’un savoir construitstratégiquement, c’est-à-dire un savoir qui substi-tue à la question de la légitimité intrinsèque de lanorme celle des effets de la transmission d’infor-mations (soit le geste gestionnaire par excellence).C’est en effet l’attitude unilatéralement stratégiquequi est mise en cause par son texte. Quand ontraite la parole comme une information, quand onfait de la communication un système d’incitants,on est sûr de s’enliser dans « le mauvais infini » deconstructions récursives du savoir (je sais qu’il saitque je sais etc.). De manière extrêmementconvaincante, Jean-Paul Mugnier conjoint ainsi laquestion des impasses de l’attitude stratégique àla problématique du devenir imaginaire de rela-tions qui se perdent dans un jeu de glaces inhi-bant. De l’agir stratégique (de la spécularité), lesymbolique sort toujours défait.

Contre cette destruction de la parole, il importe,nous dit-il, d’assumer la prétention à la validité dela norme. Il faut, dit-il, « nommer les mauvais trai-tements, rappeler le cadre judiciaire… afin quechaque nouvelle information s’inscrive dans unsavoir partagé». Par la parole, il s’agit donc d’affir-

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diagnostic sur le pouvoir judiciaire est rejoint parcelui de Marie-Jean Sauret concernant l’autre ver-sant de l’action de l’État : le pouvoir administratif.Comme Habermas dans ses mauvais moments,Sauret voit dans l’État un système bureaucratiquequi ne connaît que sa propre logique.

Ce premier point de convergence nous conduit à une seconde convergence: la critique de lascience et de ses effets sur la culture. En suivantl’enseignement de Hannah Arendt, FrançoiseCollin s’insurge contre la scientifisation de la poli-tique. De même, Marie-Jean Sauret s’en prendaux effets, jugés catastrophiques, de l’introductiondu discours de la science dans l’ordre du désir. Etce point trouve un écho dans la critique de la ratio-nalité managériale par Yves Cartuyvels. Celle-ci nes’appuie-t-elle pas sur une « logique d’expertise »,déployant des « objets techniques » et des « chif-fres », plutôt que sur une logique de la parole et dela délibération?

Enfin, le développement du marché et des com-portements qu’il encourage est lui aussi stigmati-sé par les intervenants. Yves Cartuyvels critiqueles impératifs d’efficience et de productivité qui sesont substitués à ceux de la justice et de la mora-le. Il évoque le consumérisme envahissant générépar un État qui se pense, désormais, comme uneentreprise « vendant » à des « clients » son servicede moins en moins « public ». De même, Marie-Jean Sauret s’en prend à la « logique du discourscapitaliste » qui peuple notre univers d’objets etenlise les désirs subjectifs dans la jouissancerépétitive de la consommation.

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la violence!) qui consiste à traiter l’enfant commeun adulte. Les intervenants familiaux savent bience dont je parle. Je suggère donc qu’un certain« structuralisme génétique » nous permettrait desortir des apories nées d’une position purementsynchronique et logique de la question de la réfé-rence.

La modernité en question

Le troisième argument de ce colloque rouvre unchamp de réflexion immense. La modernité sedéfinit par la différenciation progressive du mar-ché, de la science et de l’État. Ces trois instancesde rationalisation du monde font l’objet de cri-tiques acerbes dans les textes de ce colloque. Onleur impute la destruction du tiers (deuxième argu-ment du petit raisonnement d’ouverture du col-loque) et, par voie de conséquence, les difficultésde l’engagement (premier argument).

Commençons par l’État. Yves Cartuyvels a repris,dans sa reconstruction de l’histoire du droitmoderne, les différentes figures de ce que nousavions appelé, il y a sept ans, les « mutations durapport à la norme ». Comme Habermas, il voit la« désubstantialisation du droit » moderne commeune disjonction entre une raison procédurale etune raison fonctionnelle (gestionnaire). Il souligneen outre, de manière toujours très proche deHabermas, la colonisation des procédures com-municationnelles par les fonctionnements systé-miques. De sorte que l’espace du droit se trouvedésormais dans une situation ambivalente: il peutà la fois constituer un vecteur d’émancipation et,en même temps, représente un facteur de coloni-sation « gestionnaire » de l’existence sociale. Ce

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doit critiquer une certaine version (positiviste) de lascience. Mais la science en acte n’est pas néces-sairement positiviste, comme le souligne toute laphilosophie (et la sociologie) des sciences aprèsPopper. S’il est légitime de dénoncer les liens obscurs entre les pratiques totalitaires et certainsdiscours (pseudo)scientifiques, il serait stupide de prétendre que la science est totalitaire paressence. La critique d’usages abusifs de la sciencen’appelle pas nécessairement un discours anti-science, mais un concept de science plus adé-quat. Bref, nous sommes encore en manque d’undiscours critique vraiment cohérent face aux diffi-cultés relevées par les auteurs de ce recueil.

Pourtant, des pratiques nouvelles déjà apparais-sent et se déploient, au quotidien, sans bruit, sansmots. Les intervenants familiaux sont bien placéspour connaître la pluralité des logiques d’actiondans nos sociétés complexes. Famille, État, scien-ce, droit, marché: dans les situations qu’ils ont àtraiter, il serait difficile aux intervenants de s’entenir à une dénonciation globale (abstraite, donc)de la raison instrumentale. C’est plutôt en jouantl’une contre l’autre ces diverses logiques qu’ilscréent des espaces de liberté. Comment construi-re un discours critique qui se tienne à la hauteur decette pratique? Pour répondre à cette question,peut-être faudrait-il remonter le fil de notre problé-matique et relancer les questions. Il faudrait peut-être chercher à faire la théorie des pratiques effec-tives qui s’inventent sur le terrain. Il faudraitreprendre les débats de la théorie sociale critiquesur le rapport entre émancipation subjective etémancipation sociale.

Mais ce nécessaire questionnement à venir, il fau-dra en tout cas le maintenir au niveau de réflexionque ce colloque a ouvert, trop rare pour n’être passouligné. Ce colloque a eu le courage d’aborder

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Relancer le questionnement

Ces critiques à l’unisson de l’État, de la science etdu marché convergent en fait vers une figure bienconnue de la critique de la modernité: la critiquede la raison instrumentale. Mais si on critique laraison instrumentale, congédie-t-on tout conceptde raison? Quelle est l’alternative?

Les interventions nous conduisent en ce point oùil faudrait repenser les bases d’une alternativesociale. Sans elle, la critique risque de s’enliserdans une condamnation indifférenciée de toutesformes de rationalité (étatique, scientifique, éco-nomique) au nom du « Désir » et de l’« Évène-ment ». Mais on ne fait pas une société avec duDésir et de l’Évènement. Quand on s’engage dansla critique sociale, il faut répondre jusqu’au bout àl’exigence d’une reconstruction. Nous ne pouvonsnous contenter seulement d’une critique de la rai-son instrumentale. Avec elle, nous n’avons ni unethéorie solide de la société moderne, ni une basenormative sur laquelle on peut appuyer la critique.

C’est ce qui nous laisse un peu sur notre faimaprès tant de considérations bien justifiées. Il estsans doute nécessaire de dénoncer le marché enmême temps que l’administration bureaucratique.Cependant, comment ne pas voir que la bureau-cratie d’État a été et reste un vrai rempart contrel’ordre du marché? Et qu’inversement, il est biendifficile de « débureaucratiser l’État » sans élargir lasphère du marché? On doit bien sûr critiquer laconsommation effrénée sur les marchés. Mais ilest difficile de nier que l’institution du marché aaussi représenté, pendant près de cinq siècles,une force de libération extraordinaire des désirssubjectifs. Dans bien des sociétés, le marchécontinue d’avoir cette valeur émancipatrice. On

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les questions sous un angle différent de celuiauquel s’est habitué le secteur. Pas de délinquantssexuels monstrueux, de pédophiles en taule (ounon), d’enfants dans des centres fermés (ou non),de petits sauvageons et de grands menteurs,d’éducateurs corrompus et de juges (trop ou pasassez) psychothérapeutes, non, rien de tout celan’était à l’ordre du jour de cet étrange colloqueconsacré au travail avec des familles.

C’est qu’il y avait mieux à faire: il fallait reprendreles questions à un niveau où elles pouvaient êtredécalées et recadrées. On y a parlé de désir et depolitique, d’agir et de parole, de promesses, demorale, de marché et de bureaucratie, bref detoutes sortes de questions très déplacées dans unmonde que colonisent des experts très bien pla-cés. Il n’y a aucun doute: c’est en ouvrant et finan-çant de tels espaces de réflexion qu’un Étatdémocratique se tient, aujourd’hui, à la hauteur desa tâche.

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Prenons le temps de travailler ensemble.La prévention de la maltraitance est essentiellement menée auquotidien par les intervenants. En appui, la Cellule de coordina-tion de l’aide aux victimes de maltraitance a pour mission desoutenir ce travail à deux niveaux. D’une part, un programme àl’attention des professionnels propose des publications (livretsTemps d’arrêt), conférences, formations pluridisciplinaires etmise à disposition d’outils (magazine Yapaka). D’autre part, desactions de sensibilisation visent le grand public (campagneYapaka: spots tv et radio, magazine, autocollants, carte postale,livre pour enfant…).

L’ensemble de ce programme de prévention de la maltraitanceest le fruit de la collaboration entre plusieurs administrations(Administration générale de l’enseignement et de la recherchescientifique, Direction Générale de l’Aide à la jeunesse, Directiongénérale de la santé et ONE). Diverses associations (Ligue desfamilles, services de santé mentale, planning familiaux…) y par-ticipent également pour l’un ou l’autre aspect.

Se refusant aux messages d’exclusion, toute la ligne du pro-gramme veut envisager la maltraitance comme issue de situa-tions de souffrance et de difficulté plutôt que de malveillance oude perversion… Dès lors, elle poursuit comme objectifs deredonner confiance aux parents, les encourager, les inviter às’appuyer sur la famille, les amis… et leur rappeler que, si néces-saire, des professionnels sont à leur disposition pour les écouter,les aider dans leur rôle de parents.

Les parents sont également invités à appréhender le décalagequ’il peut exister entre leur monde et celui de leurs enfants. Enprendre conscience, marquer un temps d’arrêt, trouver desmanières de prendre du recul et de partager ses questions estdéjà une première étape pour éviter de basculer vers une situa-tion de maltraitance.

La thématique est à chaque fois reprise dans son contexte et s’ap-puie sur la confiance dans les intervenants et dans les adulteschargés du bien-être de l’enfant. Plutôt que de se focaliser sur lamaltraitance, il s’agit de promouvoir la « bienveillance », laconstruction du lien au sein de la famille et dans l’espace social :tissage permanent où chacun – parent, professionnel ou citoyen –a un rôle à jouer.

Ce livret ainsi que tous les documents du programme sont dis-ponibles sur le site Internet :

www.yapaka.be

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Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de lapetite enfance. Une invitation à marquer une pausedans la course du quotidien, à partager des lectures enéquipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

Déjà parus- L’aide aux enfants victimes de maltraitance – Guide à l’usage des

intervenants auprès des enfants et adolescents. Collectif.- Avatars et désarrois de l’enfant-roi. Laurence Gavarini, Jean-

Pierre Lebrun et Françoise Petitot.*- Confidentialité et secret professionnel: enjeux pour une société

démocratique. Edwige Barthélemi, Claire Meersseman et Jean-François Servais.*

- Prévenir les troubles de la relation autour de la naissance. ReineVander Linden et Luc Roegiers.*

- Procès Dutroux; Penser l’émotion. Vincent Magos (dir).- Handicap et maltraitance. Nadine Clerebaut, Véronique Poncelet

et Violaine Van Cutsem.*- Malaise dans la protection de l’enfance: La violence des interve-

nants. Catherine Marneffe.*- Maltraitance et cultures. Ali Aouattah, Georges Devereux,

Christian Dubois, Kouakou Kouassi, Patrick Lurquin, VincentMagos, Marie-Rose Moro.

- Le délinquant sexuel – Enjeux cliniques et sociétaux. AndréCiavaldini, Roland Coutanceau, Francis Martens, Loïc Wacquant.

- Ces désirs qui nous font honte – Désirer, souhaiter, agir : le risquede la confusion. Serge Tisseron.*

À paraître- Le professionnel, les parents et l’enfant face au remue-ménage

de la séparation conjugale. Geneviève Monnoye (dir).

*Épuisés mais disponibles sur www.yapaka.be