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Analyse du discours et sociocritiques: Quelques points de convergence et de divergence entredes disciplines hétérogènesAuthor(s): LAURENCE ROSIERSource: Littérature, No. 140, ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE (DÉCEMBRE 2005), pp.14-29Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705090 .

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LITTÉRATURE N° 140 -DÉC. 2005

■ LAURENCE ROSIER, UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES

Analyse du discours

et sociocritiques

Quelques points de convergence et de divergence entre des disciplines

hétérogènes 1

INTRODUCTION

Analyse du discours (désormais AD) et sociocritique (désormais SC) seraient-elles deux facettes complémentaires d'une approche sensi- blement identique d'objets spécifiques? Sans doute la première, comme son nom l'indique, travaille-t-elle sur des entités discursives plus ou moins clairement identifiables qui englobent la littérature, alors que la seconde privilégie un objet apparemment plus homogène et plus res- treint, le texte littéraire. Mais toutes deux ne cherchent-elles pas à saisir une «vision du monde» cachée derrière les mots? Toutes deux ne pré- supposent-elles pas une philosophie de l'histoire, une théorie du sujet, une vision sociale et critique du monde? Le triptyque «historicisation, contextualisation, socialisation» (Duchet et Vachon 1998) ne caractérise- t- il pas tant les recherches menées en AD qu'en SC? La dimension cri- tique ne leur est-elle pas commune? N'ont-elles pas été toutes deux (le sont-elles encore?) des «théories militantes»? Duchet l'affirmait en 1971: «S'il fallait une définition (de la sociocritique), elle serait mili- tante, irait dans le sens d'une sémiologie critique de l'idéologie». En écho, Mitterand parlait d'une «sociocritique militante» lors de la clôture du colloque de Toronto de 1972 (publié en 1975). «L'inquiétude» de Michel Pêcheux (1981) révélait à son tour l'imbrication de l'engagement politique et de la construction théorique:

S'agit-il finalement d'une affaire de chercheurs communistes se livrant à l'analyse de discours à travers le discours communiste, entendu comme ce miroir historique exceptionnel où, précisément, la «science» est censée venir se condenser dans le politique? (p. 6)

L'approche d'une socialité de la texture littéraire et le décryptage de l'idéologie de pratiques discursives se rejoignent donc dans la recherche

1. Je remercie Marie- Anne Paveau pour sa relecture attentive et ses corrections. De même, je remercie Ruth Amossy pour ses suggestions de recadrage. Selon les formules consacrées, les erreurs et errements sont donc le fait de l'auteur.

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de l'articulation du réel, du monde et de la matérialité discursive des textes. Les conditions d'émergence, de production, de circulation des textes et des discours se trouvent illustrées par les études dans les deux «camps», même si entre l'hégélianisme des précurseurs de la sociocri- tique et l'ancrage althussérien des premiers analystes de discours, le fossé idéologique était grand.

Les différences se font aussi sur les objets: la sociocritique s'attaque à un objet classique, la littérature, en en proposant une approche radica- lement dépoussiérée; l'AD se constitue en «empiétant» sur des domaines qui avaient fait du discours leur terrain de recherche.

Notre question inaugurale, banale, sur les rapports étroits entre AD et SC a déjà été posée à maintes reprises: en effet la posture épistémolo- gique commune de théories «hybrides», conçues comme des lieux de convergence, oblige périodiquement certains de ces acteurs à s'interroger sur les alliances théoriques, les méthodes et les corpus, et le noyau «dur» théorico-pratique qui leur serait spécifique. Qui plus est, des chercheurs se sont posés comme des passeurs théoriques, prônant explicitement l'alliance entre les deux mouvements. Nous y revenons ci-dessous.

La magie des dénominations englobantes ne doit cependant pas occulter la diversité des approches et l'éclectisme théorique, comme en témoigne par exemple le Manuel de sociocritique de Pierre Zima ou bien encore les entrées du dictionnaire d'Analyse du discours édité par Maingueneau et Charaudeau. Il y a des cadres sociocritiques comme des analyses du discours.

Ces réflexions obligent à tout le moins à revoir les relations entre AD et SC sous l'angle des objets (discours, texte, genre, littérature...) et de ce qu'on y cherche (idéologie, socialité, doxa, vision du monde...), des méthodes (linguistiques, discursives, littéraires, sociologiques, sémiotiques, génétiques...) et des cadres théoriques de référence (struc- turaliste, marxiste, psychanalytique...).

Nous allons donc tenter de confronter notre vision des rapports entre AD et SC, selon un modeste et fragmentaire parcours épistémocri- tique organisé comme suit:

- les lieux et des gens, c'est-à-dire les lieux médiologiques des brassages théoriques (colloques) et les passeurs d'idée ou les agents de circulation de ces idées. - les «concepts» ou «notions», qu'ils/elles soient migrateurs ou coulés dans un seul moule théorique: quels sont les concepts /notions fondamentaux/fondamentales de l'AD? De la SC? - les corpus, selon l'angle particulier des genres et de la question de l'objet littérature; selon aussi les notions de discours et de texte , qui, de définition en opposition, deviennent des objets très proches (Jaubert, 2002). Quant à supposer pour les uns et les autres comme

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condition nécessaire une théorie du discours versus une théorie du texte ou de l'objet littéraire, les avis sont partagés. Cette vision historique est celui d'un regard «extérieur», qui tente

de comprendre les constitutions théoriques de champs disciplinaires aux bornes ouvertes sur d'autres disciplines suivant les traces que constituent les discours accessibles des agents du champ même: interventions aux colloques, publications de collectifs, dictionnaires, manuels, bibliogra- phie, sites internets, communications personnelles... C'est en étudiant la manière dont ces disciplines s'énoncent qu'on tentera de voir comment elles peuvent apparaître tantôt divergentes tantôt convergentes et quelles articulations bénéfiques elles peuvent nouer.

DES LIEUX ET DES GENS

Un constat premier: si la sociocritique ne cesse de référer aux figures tutélaires de l'AD - sans toutefois mentionner toujours celle-ci comme un mouvement constitué - , l'inverse n'est pas vrai. Henri Mitterand, Régine Robin, Marc Angenot illustrent, par des réflexions épistémologi- ques, les liens tissés entre SC et AD. Actuellement, les réflexions de Amossy visent à rapprocher l'AD (telle qu'elle est présentée par le dic- tionnaire) de la SC, par le biais de la littérature.

Il faudrait pouvoir retracer de façon plus institutionnelle le par- cours intellectuel de ces acteurs pour saisir de façon fine les positions théoriques mais, d'après nos lectures, nous avons relevé le fait suivant: entre 1966 et 1975, de nombreux colloques « fondateurs» ont eu lieu, où l'on retrouve des acteurs de l'AD et de la SC. Disons d'abord que pour un observateur contemporain, les années 60 semblent témoigner d'un bel œcuménisme théorique entre les sciences du langage en essor et le champ littéraire. Si ce bouillonnement n'aboutit pas systématiquement à un véritable syncrétisme théorique, il se concrétise sous des projets édi- toriaux divers: pour la SC, en 1971, paraît le numéro 1 de Littérature et l'article programmatique de Claude Duchet: Pour une sociocritique. Numéro historique et «janusien»: on y relève un hommage (rédigé par Jacques Leenhard) à Lucien Godlmann qui vient de mourir et deux arti- cles consacrés à Bakthine dont le Rabelais et le Dostoieviski viennent d'être traduits en français.

Parmi les colloques de ces années-là (voir Rosier, 2004, pour détails), nous en avons retenu deux, organisés de l'autre côté de l'Atlan- tique, qui présentent la particularité de réunir des acteurs des deux mou- vements et de s'interroger sur la constitution des disciplines SC et AD.

En 1972, à l'université de Toronto a lieu le colloque: La lecture sociocritique du texte romanesque , organisé par G. Falconer et H. Mitte- rand. Fredric Jameson, Pierre Barbéris, Paul Zumthor, Françoise Gaillard

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et d'autres explorent différentes facettes de la sociologie de la littérature, de la sociocritique sur des auteurs ou des genres majoritairement du XIXe siècle (Flaubert, Balzac, Hugo, Chateaubriand, Sue) mais d'autres terrains sont abordés: le roman courtois, Nathalie Sarraute, Valéry Larbaud, Octave Mirbeau ou encore le roman africain contemporain.

La parution des actes en 1975, outre la diversité et la richesse des communications, est intéressante pour les « paratextes » constitués par l'introduction, la clôture et les débats transcrits. En effet, il semble que les discussions aient été «animées» et aient révélé des antagonismes théoriques sur la question du sens (jusqu'à quel niveau préexiste-t-il au texte? Comment préserver des sens au texte auquel on «impose» une lecture?...) et de l'idéologie. Les conclusions de Mitterand sont sans détour:

Nous n'avons pas réussi (...) à dégager une définition de la sociocritique ni même une claire conscience de ses objectifs, de ses perspectives, de ses lan- gages. (p. 311)

Deux ans plus tard (1974), toujours à Tonronto, tenue d'un nou- veau colloque organisé par P. Léon et toujours Henri Mitterand, dont les actes ont été publiés sous le titre L'analyse du discours. Régine Robin est présente, elle qui n'a cessé depuis ses débuts dans l'AD d'interroger les frontières disciplinaires et les posés épistémologiques (voir le fameux Histoire et linguistique paru en 1973): s'appuyant à la fois sur des corpus d'histoire mais aussi littéraires, elle «exporte» sans doute au Québec, des références propres à l'AD à la française comme Althusser ou Pêcheux, comme en témoigne son intervention au colloque.

Il est intéressant de voir ce qui pouvait être rassemblé sous cette bannière à l'époque. Le recueil est divisé en quatre parties: l'analyse linguistique des discours , les formes du discours littéraire , discours et idéologie , discours et sémiologie. On y trouve pêle-mêle des interventions de O. Ducrot et J.-C. Anscombres, de T. Todorov, de M. Riffaterre, de J.-C. Chevalier, de G. Genette, de J. Kristeva, de R. Robin, d'H. Mes- chonnic pour ne citer qu'eux...

Les corpus sont très divers et les problématiques aussi: études plu- rilingues, langage sociolinguistique de la communauté religieuse glossola- liste, discours psychotique, corpus de langue type structures argumen- tatives (i aussi que , moins que ), large part à la poésie (d'Horace à Mallarmé, selon le rythme, la métrique), au nouveau théâtre québécois, au statut des exemples en linguistique...; la section consacrée à discours et idéo- logie s'appuie sur Camus et Céline. Seule Robin fait référence à l'analy- se du discours à la française (qui n'est pas nommée comme telle) symbolisé nominativement par M. Pêcheux, P. Henry et L. Althusser puisqu'elle se sert des notions althussériennes (reprises en partie à Gramsci) d'appareil hégémonique et ď appareil idéologique d'État

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comme notions opératoires. Elle travaille sur un corpus d'histoire (le dis- cours de Turgot et parlementaires en 1776).

Quelle unité théorique dans cette disparité? L'émergence d'un objet est une chose, le développement de problématiques en est une autre. Reste le sentiment, qu'exprimera d'ailleurs Mitterand (à nouveau) dans la clôture du colloque, que:

(...) l'analyse du discours en est encore à chercher comment déterminer ses objectifs, ses méthodes, son langage (...) Visiblement, l'adhésion la plus nette s'est portée vers les communications qui, d'un côté proposaient les éléments d'une grammaire du discours, quel que soit le producteur du discours-cible, et, d'un autre côté, cherchaient à mettre en situation le discours par rapport à ses déterminations, à ses conditions de production, ou de genèse, c'est-à-dire en fin de compte cherchaient à évaluer le plus lucidement possible l'enjeu du dis- cours. . . désir général de démystification des discours hégémoniques (p. 242).

Les chercheurs à l'époque ne pratiquent pas la langue de bois et avouent les méandres théoriques, les difficultés de constitution de disci- plines carrefours.

Mais lorsque Henri Mitterand, présent aux deux colloques, publiera en 1980 Le discours du roman , il va tisser étroitement les liens entre approche sociocritique du texte et socle de l'analyse du discours.

Quelles sont les nouvelles perspectives ouvertes? Le déplacement terminologique, du texte au discours est relayé par des déplacements théoriques, pour sortir, dit Mitterand, d'une sociocritique étroite: il plaide pour des rapprochements théoriques entre analyse littéraire et du dis- cours et fait référence à des concepts de l'AD comme le préconstruit, citant R. Robin: « Le préconstruit renvoie à ce que chacun sait, aux con- tenus de la pensée du "sujet universel"» (p. 89). Cette notion devrait permettre d'évaluer, poursuit Mitterand, le rapport entre les structures discursives et la conjoncture idéologique et de mettre sur pied une théorie matérialiste du discours. Il entend s'acheminer vers une sociocritique des totalités (signifiant une sociocritique des intertextualités), où se mêlent étude de la polyphonie, de l'interdiscursivité (au sens proche d'intertex- tualité) pour comprendre «comment s'engendre et se distribue le sens d'un texte sur un certain palier de sa lecture qui est ici la lecture idéologique» (p. 228). Ses références superposent Auerbach, Robin, Goldmann, Slakta, Duchet, Grivel...

C'est dans cette veine que nous situerons alors l'ouvrage de Régine Robin sur le réalisme socialiste dans les années trente en URSS (paru en 1986), qui tout en travaillant sur l'émergence d'un syntagme (approche d'AD classique) y conjoint l'étude du «sociogramme» du héros, mis à mal dans la fiction russe et l'approche d'un «dialogisme» bakhtinien, « esthétique impossible» pour une esthétique réduite à l'idéologie.

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Ce sillon ne nous semble pas avoir été creusé par les analystes français du discours (si nous mettons à part les travaux de Robin et de Mitterand): est-ce dû à l'objet même «littérature»? Est-ce dû aux structu- rations institutionnelles qui ont soit associé progressivement AD et théories de l' information/communication, soit intégré l' AD dans les sciences du langage plutôt que dans les «sciences» du littéraire? Le titre du colloque organisé à Cerisy par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau en 2002 révélait non pas un antagonisme mais une séparation (qu'elle soit insti- tuée ou contournée): L'apport de l'analyse du discours: un tournant dans les études littéraires? reformulé pour la publication L'Analyse du discours dans les études littéraires , comme si l'AD était plus ou moins intégrée aux études littéraires, ce qui revient à un englobement inverse de celui que nous citions au début de notre article.

Une autre personnalité à avoir pris à bras le corps les rapports entre AD et SC est le belge Marc Angenot. Professeur titulaire à l'Uni- versité McGill de Montréal (Département de langue et littérature françai- ses), il a dirigé de 1990 à 1997 le «Centre interuniversitaire d'analyse du discours et de sociocritique des textes à Montréal» (avec notamment Régine Robin). Ses recherches sont situées explicitement en analyse du discours et en sociocritique; il y ajoute une dimension rhétorique et argumentative, qui est fondamentale dans la conception qu' Angenot a de l'AD. Dans son article intitulé «Analyse du discours et sociocritique du texte» (Duchet 1998), il expose les avantages d'une alliance AD et SC, illustrée par les travaux menés dans son groupe de recherche. Paradoxa- lement, cet article sonne un peu le glas d'un projet initié par Angenot, Robin et Gomez-Moriana puisqu'il indique en note

Ce centre de recherche a été très actif entre 1990 et 1997. Le malheur des temps et les coupures budgétaires ont eu raison de lui. Il publiait la revue dis- cours social/social discourse qui, elle aussi, a disparu en 1997.

C'est par le biais de la littérature, délaissée selon lui par l'AD, que l'alliance avec la sociocritique est nécessaire, mais une littérature à saisir comme un genre parmi d'autres genres, donc «défétichisée». Ce sont bien là des échos explicitement bakhtiniens: L'esthétique de la création verbale ne disait pas autre chose, afin de saisir «l'immense rumeur de ce qui se dit et s'écrit dans une société» (Angenot, op. cit., 140).

Sur le plan des observables, la manière dont Angenot appréhende le discours est un cadre sociologique c'est-à-dire qu'il pose des objets à construire, qui ne préexistent pas à la recherche: qu'il s'agisse d'un lieu médiologique comme le café-concert, de pratiques de discours comme la parole pamphlétaire ou «Ce que l'on dit des Juifs en 1889» ou encore d'étude des idéologies comme le ressentiment, l'analyste va construire un objet qui s'apparentera à un «genre» discursif: c'est le discours social (nous y revenons au point concernant les concepts).

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Mais si certains analystes de discours connaissent bien son ouvrage sur la parole pamphlétaire, devenu référence incontournable, «indépassé sur les formes discursives de l'idéologie» (Paveau, 2005) et s'il a ainsi influencé des études se réclamant de l'AD (par exemple l'ouvrage de Burger sur Les manifestes, paroles de combat paru en 2002 dans la col- lection dirigée par Jean-Michel Adam), ses travaux sont finalement peu mis à profit par les analystes de discours, avec laquelle il ne cesse pour- tant de tisser des liens théoriques étroits.

Dans cette même ligne de réflexion, il reste encore à mentionner parmi ces acteurs Pierre Zima, titulaire de la chaire de littérature comparée à Klagenfurt, en Autriche. Il a notamment publié un Manuel de sociocri- tique (1985; éd. revue et augmentée en 2000: cet ouvrage regroupe des études publiées en allemand et traduites en français). Il semble poursuivre une trajectoire «personnelle», culturaliste, mais clairement inscrite dans la sociocritique: Zima rapproche Bakhtine de Lukacs et Goldmann, via les notions d'ambivalence et de polyphonie, comme à la source de con- flits linguistiques. Il convoque aussi l'analyse de discours: en effet, il cite explicitement Pêcheux, mais en réduisant sa pensée à la manifestation idéologique des mots:

Sur le plan lexical, Michel Pêcheux a beaucoup insisté sur le caractère social des «mots»: «Toute la lutte des classes peut parfois se résumer dans la lutte pour un mot, contre un autre mot» extrait des vérités de la Palice, (p. 121) Les notions ď intertexte, ď interdiscours, de dialogisme, de formes

discursives sont convoquées dans une perspective socio-critique comme outils pour une «lecture socio-historique du texte», inséparable d'une lecture de l'idéologique dans sa spécificité textuelle.

Malgré l'effet « feu d'artifice théorique», cette approche entend résoudre la question du sujet par le recours à une dimension sociolin- guistique (via la notion de sociolecte) et accorde une large place à la question de la réception des œuvres littéraires (une sociologie de la lec- ture). Ses corpus plurilingues inscrivent également son travail dans le cadre des littératures comparées.

A nouveau, Zima, référence majeure à une certaine époque, occupe une position institutionnelle excentrée, et ses travaux, restent peu connus.

Décentrement, déplacement théorique et pratique, délocalisation institutionnelle (même partielle): ces porte-parole d'une théorisation qui superpose AD et SC pâtissent-ils de leur exil québécois? Leurs perspec- tives complexes et fédératrices, la manière dont ils construisent des objets d'études, aboutissent-elles à des modèles difficilement «repro- ductibles»? Est-ce la nature même des objets (littérature, esthétique, lieux médiologiques) qui posent problème? Entre sociologie de la littéra- ture et stylistique, entre analyse du discours et pragmatique, où situer cette «ADSC»?

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Cependant, postuler des positions excentrées suppose des positions dominantes et centrales: or ces deux champs ne sont pas en position «dominante» par rapport aux «hyper-champs» dont ils dépendent, qu'il s'agisse du champ de la linguistique pour l'AD, du champ de la littérature pour la SC, même si certains de leurs acteurs respectifs occupent des positions institutionnelles et stratégiques permettant de légitimer leurs pratiques de recherche et leur cadre théorique. Cette dimension institu- tionnelle est particulièrement épinglée par Duchet et Vachon (op. cit.) lorsqu'ils font remarquer «l'ignorance scandaleuse», par la France, de tout un monde européen de recherche, reposant la question de la relativité des modèles théoriques dominants à l'aune des nations et des cultures.

Ces chercheurs qui mêlent volontiers AD et SC ont aussi en com- mun de référer à Bakhtine qui apparaît comme le théoricien de la « récon- ciliation», entre linguistique et littérature, entre hégéliens et althussé- riens, entre recherche d'une totalité et révélation des contradictions idéo- logiques.

Cependant, la lecture conjointe des travaux menés sous les deux étiquettes amènent à se pencher plus attentivement sur les concepts ou notions utilisé(e)s: en effet, les chercheurs utilisent parfois les mêmes, en tout cas, les mêmes mots. Mais sous les mots, les programmes de sens et les cadres théoriques sont-ils identiques?

CONCEPTS NOMADES OU, SOUS LES MOTS IDENTIQUES, DIVERGENCES THÉORIQUES?

L'AD comme la SC ont leur «manuel»: nous avons déjà mentionné le manuel de Zima; outre la co-direction du dictionnaire, Dominique Maingueneau a (entre autres) successivement publié Initiation aux méthodes d'analyse du discours (1976), Genèses du discours (Mardaga 1984), Nouvelles tendances en analyse du discours (1987), L'analyse du discours , introduction aux lectures de l'archive (1991) qui peuvent être lus comme des «manuels» d'analyse du discours, tout comme Le con- texte de l'oeuvre littéraire (1993) qui rejoint davantage le projet socio- critique 2.

Manuelisation, dictionnarisation impliquent une certaine homogé- néisation disciplinaire et supposent qu'on puisse décrire un champ de recherche en termes de domaines et de concepts propres, en listant une nomenclature spécifique et des objets /terrains de prédilection. Cepen- dant, ces ouvrages présentent qui une certaine vision de la sociocritique, qui une certaine vision de l'AD, plus ou moins partagées selon les cher- cheurs s 'inscrivant dans ces sillons

2. Seul Genèses du discours paru en 1984 ne relève pas du « manuel» mais de l'ouvrage théo- rique.

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■ ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

Nous avons déjà mis en avant les préoccupations communes et les références baladeuses d'un champ à l'autre, dont la figure de Bakhtine: cette communauté d'esprit se traduit-elle par une communauté d'outils? Nous n'entendons pas dans le cadre de cette présentation à caractère historique redéfinir ces concepts sur lesquels nous allons nous attarder mais il est clair que notre choix implique que nous les estimons incon- tournables, sinon fondamentaux, pour l' AD et la SC.

On notera que les deux champs ont en commun, outre des références théoriques, la volonté d'étudier et de formaliser les médiations (langage et réel, idéologie et discours, institutions et discours, monde et mises en mots...) à l'aide de « notions» au spectre large c'est-à-dire (c'est à la fois leur force et leur danger) pouvant être sans cesse retravaillées, précisées, voire personnalisées selon les perspectives de recherche. Mais au risque aussi de perdre leur puissance explicative dans la dilution conceptuelle, en raison de l'intense circulation de certains de ces termes utilisés lato sensu (nous pensons par exemple à celui ď interdiscours).

Il faudrait d'abord s'entendre sur les concepts fondamentaux et/ou fondateurs de l'AD: puisant à la première AD et à son cadre structural, marxiste, lacanien, et à ses références (Foucault, Althusser, Pêcheux) nous retiendrons idéologie , formation discursive , inter(intra)discours, préconstruit (c'est-à-dire le retravail par Paul Henry, via le filtre psycha- nalytique, de la notion de présupposition de Ducrot). Cela peut paraître « réducteur» actuellement mais ce choix se justifie du point de vue his- torique, et cela d'autant plus que c'est à ces concepts-là que la sociocri- tique a préférentiellement fait référence quand elle parlait ď AD.

Du côté de la sociocritique, que relever comme concepts «inhé- rents»? Robin (1992) parle d'ensemble notionnel mal stabilisé mais con- cède que la sociocrique s'articule autour d'environ dix notions (elle se penche particulièrement sur: co-texte, hors texte, discours social , socio- gramme). En 1998, Duchet et Vachon, dans le cadre plus général de la recherche littéraire au Québec, définissaient celle-ci (intégrant la socio- critique mais ne l'y restreignant pas), comme particulièrement réceptive de façon critique à «des méthodologies, théories et systèmes, exempte de tout a priori» et pratiquant le «bricolage» (p 25-26). Nous retiendrons de nos lectures ceux de socio gramme, d'idéologème (et d'idéosème)t $ inter- discours (associé à intertextualité), de sociotexte et de discours social.

Commençons par le terme commun aux deux disciplines, Y inter- discours afin de voir s'il s'agit du même concept: en AD, comme l'a dit Maingueneau (1984), l' interdiscours prime le discours; stricto sensu , il suppose les notions de formation discursive , de préconstruit et ď idéologie.

C'est donc un «système» articulé que proposait la première AD: l' interdiscours est un espace constitué par un ensemble de discours anté-

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rieur, sur lequel se constitue l'intradiscours, espace dominant des forma- tions discursives articulées entre elles et référant à des «formations idéologiques antagonistes» (Courtine), occultant le fait que déjà «ça» (le préconstruit) parle nécessairement avant (c'est en tout cas l'effet pro- duit). Tout ce système est mis en place pour tenter de répondre à la question: comment articuler idéologie et discours? Comment articuler ce qui se passe hors discours, avant le discours (en gros, l'extérieur du dis- cours) et les pratiques discursives réalisées sous des formes linguis- tiques?

Lato sensu , l' interdiscours va désigner des relations qu'un discours entretient avec d'autres discours généralement antérieurs, se rapprochant alors de la notion ďintertextualité.

De son côté, la SC use du terme interdiscours comme alternative à l'intertextualité, en voulant dépasser le textocentrisme des études litté- raires; elle n'utilisera pas nécessairement le terme mais on parlera par exemple, chez Angenot (1998), de «l'ensemble des faits de diseur - sivité», de «dialogisme interdiscursif», voire de discours social : en effet, quand Angenot parle de «la vaste rumeur des paroles et des dis- cours qui coexistent et interfèrent dans une société», qu'il appelle dis- cours social , on peut se demander dans quelle mesure ce discours social ne fusionne pas avec Y interdiscours, voire avec information discursive. En effet, selon Angenot, les discours sociaux forment «un système com- posé, interactif, où opèrent des tendances hégémoniques et où se régu- lent des migrations» (p. 134).

Choisissant le texte plutôt que le discours comme unité signifiante, Robin assimile ce discours social à ce qu'elle appelle le co-texte , composé par ce qui circule dans le social, du déjà dit, déjà écrit, du doxique, du sens commun, du non-dit, voir de l'impensé (1992, p. 104).

L'ensemble des discours en circulation nommé discours social vise à conceptualiser à la fois un objet et un cadre d'appréhension des dis- cours, imbriquant étroitement les réalités discursives et interdiscursives. On est séduit par ce qui reste plutôt une notion qu'un concept, en raison de son hétérogénéité, laissant de côté l'épineuse articulation du discours et du social. Si le discours est par essence social, tout comme le texte sera sociotexte, on inscrit de fait dans l'objet ce qu'on y cherche. Le niveau supérieur de l'organisation de ses fragments reste insaisissable.

Les formations discursives sont une notion éminemment complexe : concept à éclipse (Guilhaumou, 2005), thème fondateur de l'AD mais peu utilisé en définitive, retravaillé jusqu'à l'épuisement conceptuel (en passant d'une conception homogène à une conception hétérogène), remis en selle périodiquement (par exemple lors du colloque de Castries orga- nisé par Paul Siblot en 2002), les formations discursives peuvent-elles se rapprocher voire s'assimiler aux sociogrammes de Duchet, c'est-à-dire à

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des «ensemble(s) flou(s), instable(s) conflictuel(s), aléatoire(s) de repré- sentations partielles, en interactions les unes avec les autres... gravitant autour d'un noyau lui-même conflictuel» (en ligne site sociocritique)!

En fait, il apparaît que toute formation discursive est aux prises avec des sociogrammes, c'est-à-dire qu'on pourrait dans une certaine mesure rapprocher (mais pas superposer) sociogramme et idéologème : ces termes désignent des niveaux intermédiaires de saisie de médiation entre le monde et les discours.

Idéologie , vision du monde , socialité : un premier terme surmarqué, un second suranné, un troisième peu utilisé. Actuellement, ces notions «désuètes» se sont vues supplanter par celle de doxa, de sens commun , de lieux commun , de stéréotypes et de clichés (Amossy et Herschberg- Pierrot, 1997), de représentation 3, qui proposent une vision convergente (ce qu'on partage) et moins conflictuelle (le sens commun rapproche plus qu'il ne divise des groupes sociaux). L'élaboration d'une pragmatique des normes de Sarfati (2000) ou, chez Paveau (2004), la proposition de description des manifestations discursives du sens commun (formes lexi- cales, énonciatives, modales, cognitivo-textuelles) rentrent dans cette perspective.

La lutte des classes a-t-elle vécu? C'est la critical discourse analysis qui a récupéré le projet idéologique militant de l'AD des premières heures, ou plutôt qui l'a l'articulé à des problématiques contemporaines «enga- gées», racisme et études de genres. Et du côté de la SC?

Elle n'a, en tout cas, pas peur du mot idéologie : la SC n'a pas hésité à recourir aux idéologèmes et à créer des idéosèmes (chez Edmond Cros). Le terme ď idéologème est quelque peu tombé en désué- tude dans l'AD mais pas ce qu'il recouvrait notionnellement puisque l' idéologème établit un réseau avec topos , locutions figées, présupposés, intertextualité. Ces recouvrements partiels expliquent la multitude de définitions, issues primitivement du cercle Bakhtine. Parmi elles, citons celle de Kristeva dans Séméiotiké , qu'elle emprunte à Medvedev (1928): «fonction qui relie les pratiques translinguistiques d'une société en con- densant le mode dominant de pensée» (1969, p. 60, issue d'un article de 1967 «Le sens et la mode»), c'est-à-dire que l'idéologème est une fonc- tion intertextuelle matérialisée; celle, évolutive, d'Angenot (notamment 1979, 1982): l'idéologème désigne d'abord une «maxime qui est sous- jacente à un énoncé et dont le sujet circonscrit un champ de pertinence particulier»; puis l'idéologème désigne «à la fois (un) énoncé biaisé d'une règle quasi logique et (une) synthèse idéologique» (1982, p. 182).

La SC va utiliser le terme pour désigner « un micro-système sémiotico-idéologique sous jacent à une unité fonctionnelle et significative du discours» (Cros, 2003, p. 196), que Cros illustre à partie des termes

3. Via le préconstruit, ces questions étaient aussi présentes dans l'AD.

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patrimoine et postmodernité , alors que l'idèo sème est « un élément structurant d'une pratique sociale directement transférée dans le texte» (idem): des exemples d'idéosèmes sont l'envers et l'endroit, le masque et la dénonciation, bref des polarités notionnelles jouant le rôle de char- nière entre le textuel et le social (Cros, op. cit., p. 38).

Plutôt qu 'idéologème, Zima (2000) usera du terme sociolecte pour désigner «le lien unissant le roman et ses structures à la situation sociolinguistique» (p. 147) et parlera du sociolecte humaniste -chrétien dans L'étranger de Camus. Zima est bien conscient de ce déplacement qu'il glose assez longuement, déplacement non pas seulement terminolo- gique mais théorique parce que cette nouvelle articulation permet, selon lui, de «penser l'idéologie sur le plan discursif en tant que structure sémantique et narrative» (idem) et d'établir le lien avec la situation sociolinguistique, c'est-à-dire avec les aspects institutionnels du langage (comme chez Balibar, cité par Zima, p. 160-162).

Toutes ces « mises en notions» (en tant qu'instables et réinterpré- tables par rapport à la stabilité d'un concept) s'appuient sur la volonté de saisir les médiations, qu'elles soient sociales, institutionnelles, discur- sives. Elles illustrent une problématique commune entre AD et SC, qui se rejoignent par leur référence à la théorie bakhtinienne.

Est-ce finalement la question de l'individu, disons plutôt le sujet qui va séparer les deux mouvements? La première AD vivait sur la «mort» du sujet, en tout cas la mort du sujet libre, autonome, celui de la psychologie et de l'humanisme, lui opposant le sujet assujetti du marxisme et le sujet de la psychanalyse lacanienne.

Mais la perspective réflexive de l'AD, au tournant des années 80, mâtinée de retrouvailles avec la linguistique benvenistienne, redonnera au locuteur/énonciateur sa place. La sociocritique, tout en s' inscrivant plei- nement dans le mouvement structuraliste influencé par Lacan et Althusser, entendait développer une théorie sociocritique du sujet «culturel» (après celui transindividuel du structuralisme génétique), car elle ne voulait pas considérer l'individu comme un épiphénomène du social (comme le dit le philosophe Ferraroti). De fait, travaillant sur des figures marquantes de l'espace littéraire, elle devait composer avec le «sujet» conçu comme une figure littéraire individualisée, incarnée, porte-parole.

Mais les propositions de Zima de travailler à partir de la notion de sociolecte , comme celles de Guilhaumou de revoir les formations discursi- ves comme «l'ensemble réglé des noms particuliers attachés à la généra- lité d'un discours» (op. cit.) montrent que, via une dimension sociolinguistique, le sujet retrouve sa place dans une approche discursive de l'idéologie, qu'il s'agisse du texte littéraire ou d'autres corpus.

Enfin, la nature du corpus, la littérature comme sociotexte (avec ou sans tiret suivant les moments théoriques mais indiquant que le texte est

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en fait toujours un sociotexte) renvoie à une problématique du champ littéraire. Est-ce donc les corpus qui vont éloigner ces deux mouvements l'un de l'autre? Comme le passage d'une analyse du discours à la con- ception d'un discours social , qu'on ne trouve pas tel quel dans l'AD?

LES CORPUS

Le problème de la constitution du corpus occupe une place centrale dans l'AD des débuts, c'est-à-dire à la fin des années 1960, et tout parti- culièrement dans le champ de l'analyse du discours comme objet de l'histoire mis en place par les travaux pionniers de Régine Robin (1973) et du Centre de lexicologie politique de l'ENS de Saint-Cloud (Guilhau- mou, 2002).

En ses débuts, l'AD n'accordait aucune place particulière à la question des genres discursifs, d'autant plus que la notion de genre était généralement rapportée à une catégorie idéologique pré-construite (voir Guilhaumou, op. cit.). On peinerait à trouver chez Pêcheux des réflexions conséquentes consacrées aux genres. Et Bakhtine, dans les premières heures de l'AD, n'était pas convoqué comme référence domi- nante (malgré ou à cause de sa réception médiatique en France en 1970).

Cependant, la découverte de Bakhtine qui va être progressivement intégré par l'AD comme par la SC, signifie un nouveau départ, lié à la fois à la mise en avant des questions d'hétérogénéité et de dialogisme, appuyées par une réflexion sur les genres, nobles ou triviaux, à partir de grands exemples de la littérature (Rabelais, Dostoievski). Dans cette perspective des corpus exemplaires (malgré ses conceptions élargies des genres), Bakhtine est plus proche du projet sociocritique que de l'AD. C'est elle qui va opérer un déplacement d'objet et se mettre dans l'orbite bakhtinienne, par la prise en compte de la diversité des discours sociaux.

Et en effet, la littérature n'est pas le corpus premier qui vient à l'esprit lorsqu'on parle d'AD. Celle-ci a justement permis d'ouvrir à de nouveaux corpus d'abord institutionnels, celui de l'histoire et de la poli- tique, puis de plus en plus ordinaires (au sens donné par le groupe du Cédiscor de Paris III) jusqu'à intégrer actuellement les pratiques orales. Dans la ligne d'une théorie marxiste à la base de l'AD, l'objet littéraire relève de l'idéologie dominante: seul le mode de la dénonciation idéolo- gique, comme esthétique bourgeoise, peut être envisagé.

Mais couper radicalement l'AD de la littérature est un effet d'homo- généisation du champ: par exemple, les premières analyses lexicales menées à Saint-Cloud autour de Maurice Tournier se sont faites sur des textes de «grands auteurs» comme Rousseau, Hugo ou Zola; l'implication didactique de certains représentants de l'AD les amenaient aussi à con- fronter à l'objet littéraire institutionnel, celui des manuels scolaires et de

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la classe de français; de façon emblématique, Régine Robin et Jean- Pierre Faye ne se sont-ils pas tournés vers l'écriture littéraire, dont celle de l' autofiction, par un curieux retour du sujet pleinement assumé et théorisé par Régine Robin (voir son interview dans Giguère 2001)?

Dans le cadre d'une AD lato sensu , la diffusion des ouvrages de Maingueneau a ouvert la porte à des études littéraires en AD, sans toute- fois en faire un corpus d'analyse privilégié. Ainsi, on isolera un numéro de la revue MOTS consacré au Roman politique (numéro 54; exception faite dans d'autres numéros des articles de Danielle Bonnaud-Lamotte qui a comme corpus les années trente et sa littérature, mais aussi Bar- busse et le feu numéro 24, 1990; voir aussi l'article de Paveau dans le numéro consacré au populisme sur le roman populiste n° 55, 1998): là, de Vallès à Olivier Rollin, en passant par le roman noir en Albanie et les énarques écrivains (dont Françoise Chandernagor), on mesure l'étendue d'un champ d'étude littéraire saisi à travers le prisme du politique.

S 'ouvrant de plus en plus aux corpus ordinaires, après avoir exploré les corpus de presse, l'AD s'aventure davantage vers des terrains de type anthropologique, conversationnel, ordinaire que vers la littérature. Quant à la sociocritique, si elle peut étendre son champ d'application aux para- textes littéraires et à d'autres sémiologies (comme le cinéma par exemple), il n'en demeure pas moins que l'objet littérature lui est consubstantielle. Le projet sociocritique entend fonder une théorie de la littérature, ambi- tion absente de l'AD, qui se veut davantage une «herméneutique» des discours.

Désaffection aussi de l'AD pour la dimension, pourtant centrale chez Bakthine, de la «polyphonie» du plurilinguisme, alors que cette veine comparatiste est clairement au centre des préoccupations d'une sociocritique à la Pierre Zima (Musil, Proust, Kafka), de Cros (littérature espagnole), comme dans les travaux menés en analyse textuelle comparée des discours par J.-M. Adam et Ute Heidmann (perspective transtextuelle et comparaison des genres).

Doit-on finalement penser que l'AD et la SC ont des corpus qui leur soient respectivement et « irrémédiablement» attachés, comme les textes politiques pour le premier, la littérature du XIXe siècle pour le second?

EN GUISE DE CONCLUSION

De ce parcours épistémocritique, nous retiendrons que les problé- matiques communes de l'AD et de la SC, comme la médiation (qu'on parle de transcription pour la SC, de circulation pour l'AD) sous ses formes sociales et discursives, n'ont cependant pas rapproché les deux champs, en raison sans doute de l'organisation institutionnelle des disci-

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plines liées non pas à leur théorie mais à leur objet. Projet idéologique, méthodes, références théoriques, chercheurs faisaient pourtant de l'AD et de la SC des partenaires naturels.

C'est donc moins dans le déplacement notionnel et conceptuel que dans la question des nouveaux corpus que l'AD et la SC peuvent s'allier. Et c'est sur ces quelques questions ouvertes que nous clôturerons cet article: quel intérêt l'AD a-t-elle à s'atteler à la littérature, non pas seu- lement noble mais « triviale»? Quel intérêt la SC a-t-elle à se détacher de son objet privilégié (ce qu'elle a fait d'ailleurs vers d'autres sémio- logies comme le cinéma)? Quelle nouvelle alliance fonder pour cons- truire de nouveaux observables? A quel(s) déplacement(s) théorique(s) ces nouveaux corpus donneront-ils lieu?

Bibliographie

Pour une large bibliographie consacrée à la sociocritique, voir notamment © In-Kyoung KIM, site http://www.sociocritique.com/fr/

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