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Chiens et chats dans les uvres dAndr BAILLON et de Marie DE VIVIER. Article paru dans la revue Nouveaux cahiers Andr BAILLON . Par Olivier MATHIEUQuelle motion, pour moi, la lecture du substantiel article de Marilla Villar, illustr par trois photographies de Marie de Vivier, dans la quatrime livraison des Nouveaux Cahiers Andr Baillon ! Sur la troisime image1, cette femme et une petite fille, en 1927 la Gare du Nord de Bruxelles, sont ma grand-mre et ma mre : les deux femmes qui mont lev. Cela me donne lenvie dajouter quelques prcisions. On le sait, une certaine stratgie de dissimulation tait habituelle Andr Baillon, et, indniablement, Marie de Vivier. Ecrire des missives, les brler, puis les retranscrire et donc les recrer , tout cela fait partie, sans nul doute, dune telle dissimulation . Le masque, on le sait, a une double fonction : cacher et montrer. Marie de Vivier, marie depuis 1923 un certain Monsieur Mathieu, ne pouvait videmment avouer, au milieu des annes 20, une relation de quelque type quelle ait, lorigine, t avec Andr Baillon. Aprs le dcs de Marie de Vivier (17 janvier 1980) et de sa fille Marguerite (12 aot 1988), je me souviens clairement de ce que me disait ma grand-mre sur Andr Baillon. De mme, jai pu entendre ma mre me raconter ses propres souvenirs denfance. Noublions pas que (comme la rapport Marie de Vivier dans son uvre romanesque et dans sa correspondance), lors de la naissance de sa fille, son mari exigea delle quelle avorte, en la menaant dun pistolet point la tempe (si elle avait accept, le prsent article naurait jamais exist)! Et puis, il y a cette photographie de la Gare du Nord, date ( la main, dans les annes 1970) 1927 par Marie de Vivier. Quil sagisse de 1927 ou de 1928, peu importe : il est fort douteux quelle ait pu se tromper. Or, une telle date contredit - largement - les datations gnralement attribues sa premire lettre (juillet 1930) Baillon, et leur premire rencontre (dcembre 1930). Il ny a, par ailleurs, nul doute quant au fait quAndr Baillon ait crois2 en maintes occasions (notamment en 1930 et 1931) la jeune Marguerite Mathieu.Marilia Villar, Marie de Vivier et Lhomme pointu : vivre la fiction, in Nouveaux Cahiers Andr Baillon, numro 4, pp. 42 49. 2 Frans Denissen a crit, rcemment (cf. Baillon, sa vie et son uvre travers ses chats, in Nouveaux Cahiers Andr Baillon, n 6, page 16) : Le 29 janvier 1931, cest au tour de Baillon de se rendre chez elle. Il y a pourtant deux obstacles : les deux petits enfants de Marie . Cependant, le fils an de Marie, n en dcembre 1923, tait alors dans sa neuvime anne et ntait donc plus si jeune que cela. Mais surtout, ds lors, ma connaissance, il nhabitait plus avec sa mre, mais avec son pre. On notera que quand, en 1927, Marie de Vivier va un rendez-vous avec Andr Baillon, elle sy rend en compagnie non de son fils, mais de sa (de leur ?) fille. Par ailleurs, le mme professeur Denissen crit, aussi, quAndr Baillon, en 1931, supportait mal la petite fille de Marie . Selon moi, les difficults furent dues au trs peu despace dont diposait alors Marie de Vivier, dans lun des domiciles qui furent les siens aprs stre, prcisment, spare de son mari. La jeune Marguerite, ds son enfance (et contrairement sa mre), tait doue dun excellent caractre.1

Ny a-t-il pas quelque chose de curieux ou de significatif ce que Marie de Vivier, dans LHomme pointu, mette en parallle le livre que Vronique D. doit crire et son rle maternel , voquant lenfant quelle porte dans ses entrailles3 ? Il me faut, maintenant, parler non dtres humains, mais dun chien. Ou plutt, dune petite chienne, qui fut recueillie par Marie de Vivier et par moimme en 1966, en Normandie, plus exactement Trouville: Jai adopt un chien perdu4 . Cette chienne fut baptise du nom de Bbelle - que le lecteur veuille noter, ds maintenant, le redoublement de la syllabe initiale - et un tel choix fut directement li lun des chiens dAndr Baillon, que ma grand-mre se remmorait parfaitement, et quelle appelait Dudule . Selon elle, Dudule revenait trs souvent dans les propos dAndr Baillon. Bbelle tait, en quelque sorte, fille de Dudule. Cette Bbelle - le chien qui dit oua-oua5 , onomatope baillonnesque - fut lunique compagnon de Marie de Vivier, au temps de sa vieillesse. Bbelle tait une prsence dAndr Baillon. Que dire, maintenant, des chats ? Marie de Vivier leur porta de lamour ds sa plus tendre enfance. Une telle passion tait la chose la mieux partage au monde dans les deux branches de sa famille maternelle6 (les Du Vivier et les Lepaige), et cela depuis des gnrations. De telle sorte que jai eu le privilge, au temps o je portais encore des culottes courtes, de mentendre narrer la saga de chattes et de matous dont la plupart taient morts plus dun sicle auparavant. On pourrait dire que lenfance de Marie de Vivier, toute son existence, puis celle de sa fille, pourraient - ou devraient - tre relates travers ces animaux quelles aimrent dun amour puissant, profond, exclusif, jaloux voire pathologique. Cet amour, chez Marie de Vivier, avait t renforc par sa rencontre avec Andr Baillon. Comment ne pas noter la similitude et la fraternit entre le portrait dAndr Baillon, sur la couverture du numro 4, avec celui de Marie de Vivier, publi (en compagnie du chat Rabada ) dans le numro 2 des Nouveaux Cahiers Andr Baillon ? Au tout dbut de ma vie (je suis n Boulogne-Billancourt, le 14 octobre 1960, et ce fut ma grand-mre qui signa mon acte de naissance), Marie de Vivier stait installe, de mme que sa fille, en France. En compagnie de leurs chats, cela va sans dire... Quand fut pose la question de savoir o nous irions habiter, le choix ne fut pas vraiment celui de ma grand-mre et de ma mre. Ce fut, plutt, celui dAndr Baillon lui-mme. Je mexplique. Jentends, par l, quil ne saurait sagir dun simple hasard si je vcus dabord (vers 19621965) Sceaux, cest--dire quelques kilomtres de Bourg-la-Reine, o me portaient des promenades quotidiennes. Puis, surtout, Marly-le-Roi (davril 1969 juillet 1984). En dautres termes, si ma grand-mre, ma mre et moimme rsidions l o avait demeur Andr Baillon, cest que tel avait t le dsir de Marie de Vivier, soucieuse de faire, du reste de son existence, ce que jappellerais un plerinage baillonnien . Ce plerinage baillonnien me conduisit alors, ds ma petite enfance, frquenter les personnages les plus divers, tant dcrivains belges ou franaisMarie de Vivier, LHomme pointu, page 81. Cf. Marilia Villar, Marie de Vivier et Lhomme pointu : vivre la fiction, in Nouveaux Cahiers Andr Baillon, n 4, p. 47. 4 Marie de Vivier, in : Cent pages damour, lettre un petit garon, p. 50. 5 Marie de Vivier, in : Cent pages damour, lettre un petit garon, p. 54. 6 Olivier Mathieu, in : Nouveaux Cahiers Andr Baillon, n 2, pp. 44-52.3

qui avaient lu, connu ou aim Andr Baillon. Quoique je fusse trs jeune, et lui fort g, je me souviens de la conversation passionnante, Bagneux (tout prs de Bourg-la-Reine), avec Henry Poulaille (chez qui mavait conduit mon parrain Ferdinand Teul, figure minente de la littrature proltarienne et directeur, avant guerre, du Muse du Soir ). Mon plerinage baillonnien commenait. Plerinage baillonnien qui - peine fus-je install Marly-le-Roi - me vit, dinnombrables reprises, rendre visite la tombe dAndr Baillon, ainsi qu sa maison de briques, prs de lglise du Vieux-Marly. Il sagissait dune sorte de visite guide, au cours de laquelle je recueillais, sans en avoir lair, les paroles de ma grand-mre et de ma mre. Plerinage baillonnien, enfin, qui ne me guida pas exclusivement vers les hommes et vers les vivants, mais vers les morts et les animaux. Non seulement la petite chienne Bbelle mais les chats de mon enfance, les mes belles de ces flins tissaient un lien avec le grand disparu : Andr Baillon. Lequel, par cette subtile alchimie, ne cessait dtre prsent. Je me rappelle tous ces chats, qu mon tour jai connus et aims. Il y eut ainsi Mimi noir et Mimi blanc (Andr Baillon possda, lui, un Petit Blanc ) Sceaux, au dbut des annes 60. Ensuite ce fut Nounours , au milieu des annes Soixante, Trouville. Toujours, la syllabe initiale tait redouble : comme celle de Dudule . Enfin, Marly-le-Roi, vinrent les temps heureux de la chatte Poussette , de sa fille Homnibus , et des matous Noiraud , Noir (ici, deux chats se partageaient la syllabe initiale), Vilain , Mistigri et Petit . Ces chats, dont chacun eut son histoire - souvent tragique - et dont il me plat de remmorer ici les noms, je les vis natre, vivre et mourir. Ma grandmre rdigea, chaque fois, en leur honneur, des faire-parts de dcs rigoureusement semblables, dans les moindres dtails et dans le style, ceux dAndr Baillon7. Plus frappant encore : exactement comme Andr Baillon dterrant autrefois - et souhaitant tre inhum avec - le crne de son Ami-Chat , voil quau milieu des annes 1970 la fille de Marie de Vivier, Marguerite Mathieu, ma mre, se livra une identique exhumation de la dpouille de la chatte Homnibus , suivie par une rinhumation dans une fosse plus profonde, et, cette fois, sous la protection dun cercueil de mtal muni dune excellente serrure - dont je possde encore la cl ! Cest en se rfrant explicitement Andr Baillon que les chats de mon enfance furent ensevelis dans la fort de Marly-le-Roi. De la sorte, certaines de ces crmonies virent repasser Marie de Vivier devant la maison de Baillon. Ces humbles funrailles taient loccasion de r-voquer le grand prosateur, mais aussi, avec une infinie prcision, ses chats rests clbres : Ami-Chat et Cristal , et le chien Dudule . Il semblait sagir, pour ma grand-mre comme pour ma mre, dun rite ncessaire, capable dexorciser la douleur. Ctait comme si, chaque fois, la mort de lune de ces minuscules btes de ces grandes mes - avait priv Marie de Vivier de tout un pan de sa vie, qui seffondrait sans retour dans le pass. Je reste dsormais, en cette anne 2007, le seul connatre lemplacement exact de la spulture des chats de mon enfance, et aussi des deux endroits prcis au mtre prs o ma grand-mre murmurait : Ici, est7

Cf. Frans Denissen, Nouveaux Cahiers Andr Baillon, n 4, pp. 10-11.

enterr un chat dAndr . Car ici, Marie de Vivier avait dj effectu des promenades : quarante ans plus tt, au dbut des annes 30, en compagnie dAndr Baillon. Ctait davantage que des cadavres raidis par la mort que nous enterrions. Il y avait dans lattitude de Marie de Vivier quelque chose que lon doit rapprocher de cette stratgie de dissimulation - et de rsurrection dont je parlais plus haut. Toutes les boucles se bouclaient, dans le cycle inexorable et sublime de la vie et de la mort. Le plerinage baillonnien sachevait ainsi par un autre plerinage, sur la tombe des tres quatre pattes que Baillon avait si profondment chris. Selon moi, que non seulement Marie de Vivier, mais aussi sa fille, aient tenu rendre et rpter un semblable hommage Andr Baillon laisse assez peu de doutes quant au lien qui les unissait. Lien gntique, peut-tre. Et, indniablement, psychologie identique. Cest lapanage des hypersensibles que de reporter leur affection sur les animaux. Ceux-ci contrairement, hlas, beaucoup dhumains rpondent toujours par lamour lamour. Loin dtre muets, car leurs regards dialoguent avec une ineffable loquence, ils sont les irremplaables tmoins de lexistence et des souffrances des crateurs, leurs complices, les premiers auditeurs des cris quils jettent sur le papier. En 1971 encore, dans lultime livre de Marie de Vivier, rdig prcisment Marly-le-Roi, et intitul Cent pages damour, lettre un petit garon, il est essentiel de constater que le symbole du non-amour reste celui du coup de pied donn un chat, travers une citation de Steinbeck : Un enfant, se voyant refuser lamour quil demande, donne un coup de pied au chat8 Le 13 dcembre 1979, la chienne Bbelle se perdit dans les rues de Bruxelles, o elle avait t porte durant une nouvelle hospitalisation de sa matresse. Marie de Vivier apprit de ma bouche cette nouvelle, le 16 janvier 1980, au soir, alors quelle se trouvait dans une chambre de la clinique Le Lys dans la valle , La Celle Saint Cloud, quelques kilomtres vol doiseau de la fort de Marly. Ainsi fus-je lune des ultimes personnes quelle vit sur cette terre. La nuit tait dj tombe : ma grand-mre ne devait plus revoir, le lendemain matin, le retour du soleil. On na jamais su exactement o, comment et pourquoi tait morte la pauvre petite Bbelle, qui tait dsormais presque aveugle et cancreuse. Nul na jamais pu dterminer quel avait t son sort. Et cela, malgr une interminable et coteuse campagne de recherches qui fut alors lance, sur tout le territoire belge, non seulement linitiative de ma mre, Marguerite Mathieu, mais aussi sous lgide de lcrivain ligeois Alexis Curvers, celui-l mme qui avait jadis ddi, Marie de Vivier, ce roman magnifique quest Tempo di Roma. Alexis Curvers, auquel je fus li jusqu sa mort par une antique et profonde amiti, me reut chez lui, Lige. Nous avions russi, au tout dbut de 1980, faire publier, en premire page du Soir de Bruxelles, un vibrant appel afin que quelquun nous renseigne, si possible, sur la petite chienne qui avait appartenu Marie de Vivier. Dans plus dune lettre, Alexis Curvers voqua le drame de Bbelle, dissoute dans linvisible9 .8 9

Marie de Vivier, Cent pages damour, p. 28. Lettre publie dans mon roman Tempo di Firenze (1997).

Tous les efforts de ma mre et dAlexis Curvers furent vains, et le mystre ne fut point perc. Mais Bbelle devint, elle aussi, un personnage littraire. Elle le devint quand je prsentai Curvers lcrivain belge JeanClaude Bologne, alors directeur de la revue (aujourdhui disparue) Ouvertures, de telle sorte que naquit, un an plus tard, le numro spcial Alexis Curvers . Elle le devint quand je me livrai une relecture de Tempo di Roma et que je rendis ainsi un long hommage mu Alexis Curvers, en 1986, loccasion de son 80e anniversaire, dans la revue franaise Itinraires, hommage dont il me remercia chaleureusement10. Pour finir, Bbelle fut plus tard associe par mes soins, dans certains de mes romans11, Dudule. Alexis Curvers fut lun des premiers souligner que Bbelle avait vcu Marly-le-Roi, et quelle tait morte Bruxelles, entre Andr Baillon et Marie de Vivier . Bruxelles et Marly, deux villes si importantes dans la biographie des deux crivains. Marie de Vivier, dans la nuit du 16 au 17 janvier 1980, ne supporta pas la perte de sa Bbelle, et son absence dinhumation. Cette disparition avait rveill, sans doute, celle de Dudule et de Baillon. Cette fois, la mort dAndr Baillon lui tait devenue dfinitivement intolrable. La fort de Marly-le-Roi, longtemps encore, conservera ses charmes et ses secrets. De temps autre, je me recueille avec motion sur ces spultures modestes et anonymes, infiniment touchantes. Je sais o ils sont, je vais les voir tous les jours. Ceux qui sont enterrs, je me rends leur tombe. Ce tas de terre, cette pierre, cette petite plante qui pousse, cest mon chat12 . Puissent donc les chats dAndr Baillon et de Marie de Vivier, et les lignes de petites btes qui sont jamais runies en ce lieu - chats et chiens qui ont travers tant de drames et de destins, de correspondances pistolaires et de romans - y sommeiller en paix. Nous ne les oublierons pas.

Cf. Olivier Mathieu : Alexis Curvers, pour son 80e anniversaire, in Itinraires, Paris, n 306, septembreoctobre 1986. 11 Dans cet esprit (et la certitude, qui fut celle dAndr Baillon, que les animaux parlent), jai fait du personnage de Per (mort en 2001) le chien parlant de mes romans : Les Amourettes (1995), Tempo di Firenze (1997), La quarantaine (2002) et Une nuit dt (2005). 12 Cf. Andr Baillon, Pommes de Pin (posthume, 1933).10


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