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"Connaître et anticiper" : une fonction stratégique centrale, mais un métier à la peine faute de bases théoriques solides

Fort d’une longue expérience de l’exploitation du renseignement (centre d’exploitation du renseignement militaire, puis DRM), le CV (R) Francis Beau plaide pour un rapprochement qu’il juge indispensable entre une pratique de la fonction exploitation très affectée par un environnement technico-opérationnel en pleine mutation, et une recherche universitaire qui s’intéresserait au renseignement sous l’angle de l’organisation des connaissances au service de l’anticipation. Alors que le Livre blanc a récemment confirmé la fonction connaissance et anticipation dans sa dimension stratégique, le rôle central du renseignement et l'importance de sa fonction d'exploitation méritent d’être soulignés. En effet, l’organisation des connaissances, condition sine qua non de la pertinence du renseignement et de l’anticipation stratégique, devient un enjeu majeur pour des services submergés par des flots d’information éphémères et parfois concurrencés par des médias à l’affût de sensationnel et contraints à l’instantanéité. Pourtant aucune avancée théorique ou méthodologique susceptible de les soulager ne semble se profiler sur un horizon toujours bien encombré par nombre de développements informatiques toujours plus coûteux et aussi invariablement voués à l’échec que leurs prédécesseurs, faute du support conceptuel que seule une véritable théorie scientifique de l’organisation des connaissances serait susceptible de leur apporter. Il ne peut y avoir de renseignement pertinent sans ce travail essentiel d'exploitation, qui anticipe en transformant dans une mémoire organisée l'information en connaissance puis en savoir. L'information recueillie y est associée à d'autres connaissances capitalisées, avec lesquelles elle doit être corrélée afin de composer un savoir susceptible in fine d'être communiqué à un décideur dont le besoin aura été anticipé. L’anticipation permet au stratège de devancer l’adversaire ou l'agresseur et d’arrêter en temps utile la stratégie destinée à le contrer. Pour anticiper en matière de stratégie, il faut acquérir les connaissances utiles avant que le besoin ne s’exprime, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise. Le renseignement est donc une fonction stratégique centrale, condition nécessaire à l’anticipation et préalable indispensable au choix et à la mise en œuvre des autres fonctions stratégiques (dissuasion, protection, prévention et intervention). Mais si le renseignement permet au stratège d’anticiper, c’est néanmoins à la seule condition qu'il parvienne lui-même à anticiper pour prévenir les besoins du stratège en les devançant, et être en mesure d’y répondre en temps utile, c'est-à-dire la plupart du temps, avant même d’avoir été sollicité. Pour la fonction renseignement, l’anticipation repose sur la capitalisation, opération au cours de laquelle se réalise le travail de la mémoire, qui est le lieu d'élaboration des connaissances et du savoir qui en découle. La connaissance, à condition d’être organisée pour permettre sa capitalisation et le fonctionnement d’une mémoire, est au cœur des métiers de l'exploitation du renseignement. C'est l’organisation des connaissances qui permet de garantir la pertinence de l'information et par là l'efficacité du renseignement en lieu et en temps utile. À la différence de la simple information qui ne répond pas nécessairement à un besoin précis, le renseignement ne vaut en effet que par sa pertinence, c'est-à-dire par son adéquation au besoin auquel il répond. Dans un environnement caractérisé par l’incertitude, la forte implication des facteurs humains et la versatilité des situations, sa fiabilité peut être faible, sa subjectivité est la plupart du temps inévitable, mais sa pertinence est toujours essentielle. C'est elle qui exprime son adéquation au besoin qu'il a pour vocation première de satisfaire en l’anticipant pour y répondre à temps. La fonction connaissance et anticipation a été confirmée en 2013 dans le nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, lequel précise que le renseignement joue un rôle central en irriguant chacune des autres fonctions stratégiques. Dans ces conditions, il peut paraître étonnant que ces notions de connaissance et d’anticipation soient si peu abordées dans les études théoriques de la fonction renseignement. Ces dernières dont les Anglo-saxons se sont fait une spécialité sous le nom d’Intelligence studies, se situent en effet au carrefour de nombreuses disciplines (histoire, sciences politiques, relations internationales, criminologie, sociologie, psychologie, etc.), mais aucune théorie du renseignement, qui s’attaquerait à cette fonction stratégique de connaissance et d’anticipation, ne semble émerger. Les théories issues de ce vaste carrefour disciplinaire qui se préoccupent d’exploitation abordent les problèmes complexes d’analyse, de prévision et de fiabilité du renseignement, de biais cognitifs, de facteurs culturels et

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organisationnels, la plupart du temps en se fondant sur l’analyse des échecs et sur des considérations politiques ou éthiques. Mais aucune ne semble s’intéresser à la pertinence de l'information, à l’anticipation qui en assure la communication en temps utile, à l’organisation des connaissances qui en est la condition sine qua non et à une modélisation des processus d’exploitation de l’information qui prenne en compte de manière réaliste tous ces aspects essentiels de l’élaboration d’un renseignement de qualité. Pourtant, sans modélisation réaliste de ces processus, l’élaboration de méthodes de travail rigoureuses comme leur adaptation à l’environnement numérique des outils de capitalisation et de diffusion (ordinateurs et réseaux), demeure impossible. Les méthodes de travail de l’exploitation du renseignement sont en effet impérativement tenues de s’adapter à la révolution numérique en cours, qui affecte autant l’environnement technologique des métiers de l’information en général, que l’environnement opérationnel des activités stratégiques. D'un côté, la rapidité des progrès d'une technologie prolifique rend ses traductions méthodologiques difficiles à théoriser. De l'autre, l'accélération formidable des conditions de la décision stratégique impose un rythme tel à l'élaboration des savoirs nécessaires à l'action que la fiabilité du travail s'en trouve dangereusement diminuée faute de méthodes adaptées. Face à un besoin méthodologique désormais criant, provoqué par cette révolution numérique, un sérieux effort théorique s’avère indispensable. Ce dernier doit être solidement arrimé à l’expérience pratique d’un métier souvent mal connu, et fermement attaché à l’exigence de résultats concrets. Dans un environnement opérationnel plus attiré par les mirages d'une technologie de moins en moins maîtrisable, que par l'austérité de travaux théoriques souvent jugés déconnectés des réalités pratiques, ces conditions sont en effet nécessaires si l’on veut éviter de creuser encore le fossé qui sépare les intelligence studies, des exigences pratiques d’un métier en grande difficulté. Compte tenu de ces faiblesses théoriques qui affectent l’exploitation du renseignement dans notre environnement désormais numérique, il ne semble en effet pas tout à fait surprenant que la fonction "connaissance et anticipation" puisse être quelque peu malmenée dans la pratique. Submergés par un flux d'information surabondante à un point tel qu'ils jugent impossible tout effort méthodologique susceptible d'en faciliter l'exploitation collective en organisant les connaissances accumulées, nombreux sont en effet les praticiens de l’exploitation du renseignement qui sont ainsi contraints de renoncer à capitaliser. Ils n'ont plus alors qu'à attendre leur salut de leur seule mémoire ou d'une sorte de miracle technologique bien improbable qui donnerait au seul calcul et à l'informatique le pouvoir de transformer des données enregistrées en connaissances capitalisées. Dans ces conditions, il apparaît important de réduire ce fossé qui sépare la fonction stratégique "connaissance et anticipation" (le renseignement et sa fonction d’exploitation) de la recherche universitaire. Une structure académique telle que l’IRSEM censée faire autorité en matière de recherche stratégique, semblerait tout à fait indiquée, dans le cadre d’études françaises sur le renseignement dont elle souhaite favoriser l’émergence (cf. Étude de l'IRSEM n°9 – 2011 : Étudier le renseignement, état de l’art et perspectives de recherche), pour soutenir un tel rapprochement entre théorie et pratique. Le renseignement militaire français pourrait en être le catalyseur tout en profitant largement des développements méthodologiques qui ne manqueraient pas d’en résulter, à condition d’accorder à la modélisation théorique de ses processus d’élaboration du renseignement toute l’attention qu’elle mérite. Malgré les difficultés inhérentes à la mise en œuvre de toute démarche innovante en environnement opérationnel contraignant, la DRM pourrait tirer avantage d’un tel rapprochement qui créerait ainsi ce lieu de rencontre tellement nécessaire entre une théorie solide et une pratique réaliste. À partir de là pourrait se développer une véritable "théorie du renseignement" susceptible de faire progresser la fonction "connaissance et anticipation" en l’adaptant aux bouleversements technico-opérationnels induits par l’avènement des sociétés de l’information. Francis BEAU Capitaine de Vaisseau (R) - http://francis-beau.blogspot.fr


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