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Friedrich Engels

Friedrich Engels

Contributions l'Histoire du Christianisme primitif (1894)

Traduction de Laura Lafargue

Ce texte d'Engels trace un parallle entre la situation des premiers chrtiens et celle des premiers communistes de la premire internationale, au sicle dernier. Ce texte a paru dans le journal LE DEVENIR SOCIAL organe thorique de la IIe internationale en langue franaise.

I

L'histoire du Christianisme primitif offre des points de contact remarquables avec le mouvement ouvrier moderne. Comme celui-ci le christianisme tait l'origine le mouvement des opprims, il apparaissait tout d'abord comme religion des esclaves et des affranchis, des pauvres et des hommes privs de droits, des peuples subjugus ou disperss par Rome. Tous les deux, le christianisme de mme que le socialisme ouvrier, prchent une dlivrance prochaine de la servitude et de la misre; le christianisme transporte cette dlivrance dans l'au-del, dans une vie aprs la mort, dans le ciel ; le socialisme la place dans ce monde, dans une transformation de la socit. Tous les deux sont poursuivis, et traqus, leurs adhrents sont proscrits et soumis des lois d'exception, les uns comme ennemis du genre humain, les autres comme ennemis du gouvernement, de la religion, de la famille, de l'ordre social. Et malgr toutes les perscutions, et rnme directement servies par elles, l'un et l'autre se frayent victorieusement, irrsistiblement leur chemin.

Trois sicles aprs sa naissance, le christianisme est reconnu comme la religion d'tat de l'empire mondial de Rome : en moins de 60 ans, le socialisme a conquis une position telle que son triomphe dfinitif est absolument assur.

Par consquent, si M. le professeur A. Menger, dans son, Droit au produit intgral du travail, s'tonne de ce que sous les empereurs romains, vu la colossale centralisation des biens-fonds et les souffrances infinies de la c1asse travailleuse, compose pour la plupart d'esclaves, " le socialisme ne se soit pas implant aprs la chute de l'empire romain occidental ", -- c'est qu'il ne voit pas que prcisment ce " socialisme ", dans la mesure o cela tait possible l'poque, existait effectivement et arrivait au pouvoir -- avec le Christianisme. Seulement ce christianisme, comme cela devait fatalement tre tant donnes les conditions historiques, ne voulait pas raliser la transformation sociale dans ce monde, mais dans l'au-del, dans le ciel, dans la vie ternelle aprs la mort dans le " millenium " imminent.

Dj au moyen-ge le paralllisme des deux phnomnes s'impose lors des premiers soulvements de paysans opprims, et notamment, des plbeins des villes. Ces soulvements, ainsi, que tous les mouvements des masses au moyen-ge portrent ncessairement un masque religieux, apparaissaient comme des restaurations du christianisme primitif la suite d'une corruption envahissante [Note : A ceci les soulvements du monde mahomtan, notamment en Afrique, forment un singulier contraste. L'Islam est une religion approprie aux Orientaux, plus spcialement aux Arabes, c'est--dire, d'une part des citadins pratiquant le commerce et l'industrie, d'autre part des Bedouins nomades. L rside le germe d'une collision priodique. Les citadins, devenus oppulents et luxueux, se relchent dans l'observance de la " Loi ". Les Bedouins pauvres, et, cause de leur pauvret, de moeurs svres, regardent avec envie et convoitise ces richesses et ces jouissances. Ils s'unissent sous un prophte, un Madhi, pour chtier les infidles, pour rtablir la loi crmoniale et la vraie croyance, et pour s'approprier, comme rcompense, les trsors des infidles. Au bout de cent ans, naturellement, ils se trouvent exactement au mme point que ceux-ci ; une nouvelle purification est ncessaire ; un nouveau Madhi surgit ; le jeu recommence. Cela s'est pass de la sorte depuis les guerres de conqute des Almoravides et des Almohades africains en Espagne jusqu'au dernier Madhi de Khartoum qui bravait les Anglais si victorieusement. Il en fut ainsi, ou peu prs, des bouleversements en Perse et en d'autres contres mahomtanes. Ce sont tous des mouvements, ns de causes conomiques, bien que portant un dguisement religieux. Mais, alors mme qu'ils russissent, ils laissent intacts les conditions conomiques. Rien, n'est chang, la collision devient priodique. Par contre, dans les insurrections populaires de l'occident chrtien, le dguisement religieux ne sert que de drapeau et de masque des attaques contre un ordre conomique devenu caduc ; finalement cet ordre est renvers; un nouveau s'lve, il y a progrs, le monde marche.] , mais derrire l'exaltation religieuse se cachaient rgulirement de trs positifs intrts mondains. Cela ressortait d'une manire grandiose dans l'organisation des Taborites de Bohme sous Jean Zizka, de glorieuse mmoire ; mais ce trait persiste travers tout le moyen-ge, jusqu' ce qu'il disparat petit petit, aprs la guerre des paysans en Allemagne, pour reparatre chez les ouvriers communistes aprs 1830. Les communistes rvolutionnaires franais, de mme que Weitling et ses adhrents, se rclamrent du christianisme primitif, bien longtemps avant que Renan ait dit : " Si vous voulez vous faire une ide des premires communauts chrtiennes, regardez une section locale de l'Association internationale des travailleurs. "

L'homme de lettres franais qui, l'aide d'une exploitation, de la critique biblique allemande sans exemple, mme dans le journalisme moderne, a confectionn le roman ecclsiastique, les Origines du Christianisme, ne savait pas tout ce qu'il y avait de vrai dans son dire. Je voudrais voir l'ancien internationaliste, capable de lire, par exemple, la seconde ptre aux Corinthiens, attribue Paul, sans que, sur un point tout au moins, d'anciennes blessures ne se rouvrissent chez lui. L'ptre tout entire, partir du VIIIe chaptre, retentit de l'ternelle complainte, trop connue hlas : " les cotisations ne rentrent pas." Combien des plus Zls propagandistes, vers 1865, eussent serr la main de l'auteur de cette lettre, quel qu'il soit, avec une sympathique intelligence, en lui murmurant l'oreille : " Cela t'est donc arriv, frre, toi aussi ! " Nous autres aussi nous pourrions en conter long l-dessus, -- dans notre association aussi les Corinthiens pullulaient, -- ces cotisations qui ne rentraient pas, qui insaisissables, tournoyrent devant nos yeux de Tantale, mais c'taient l prcisment les fameux millions de l'Internationale.

L'une de nos meilleures sources sur les premiers chrtiens est Lucien de Samosate, le Voltaire de l'antiquit classique, qui gardait une attitude galement sceptique l'gard de toute espce de superstition religieuse, et qui, par consquent, n'avait pas de motifs (ni, par croyance paenne ni par politique) pour traiter les, chrtiens autrement que n'importe quelle association religieuse. Au contraire, il les raille tous pour leur superstition, aussi bien les adorateurs de Jupiter que les adorateurs du Christ : de son point de vue, platement rationnaliste, un genre de superstition est tout aussi inepte qu'un autre. Ce tmoin, en tout cas impartial, raconte, entre autre chose, la biographie d'un aventurier Prgrinus, qui se nommait Prote de Parium sur l'Hellespont. Le dit Prigrinus dbuta dans sa jeunesse en Armnie, par un adultre fut pris en flagrant dlit et lynch selon la coutume du pays.

Heureusement parvenu s'chapper, il trangla son vieux pre et dut s'enfuir. " Ce fut vers cette poque qu'il se fit instruire dans l'admirable religion des chrtiens, en s'affiliant en Palestine avec, quelques-uns de leurs prtres et de leurs scribes. Que vous dirai-je ? Cet homme leur fit bientt savoir qu'ils n'taient que des enfants, tour tour prophte, thiasarque, chef d'assemble, il fut tout lui seul, interprtant leurs livres, les expliquant, en composant de son propre fonds. Aussi nombre de gens le regardrent-ils comme un dieu, un, lgislateur, un pontife, gal celui qui est honor en Palestine, o il fut mis en croix pour avoir introduit ce nouveau culte parmi les hommes. Prote ayant t arrt par ce motif, fut jet en prison. Du moment qu'il fut dans les fers, les Chrtiens, se regardant comme frapps mirent tout en oeuvre pour l'enlever ; mais ne pouvant y parvenir, ils lui rendirent au moins toutes sortes d'offices avec un zle et un empressement infatigables. Ds le matin on voyait rangs autour de la prison une foule de vieilles femmes de veuves et d'orphelins. Les principaux chefs de la secte passaient la nuit auprs de lui, aprs avoir corrompu les geliers : ils se faisaient apporter des mets, lisaient leurs livres saints ; et le vertueux Prgrinus il se nommait encore ainsi, tait appel par eux le nouveau Socrate.

Ce n'est pas tout ; plusieurs villes d'Asie lui envoyrent des dputs au nom des Chrtiens, pour lui servir d'appui, d'avocats et de consolateurs. On ne saurait croire leur empressement en pareilles occurences pour tout dire en un mot, rien ne leur cote. Aussi Prgrinus, sous le prtexte de sa prison, vit-il arriver de bonnes sommes d'argent et se fit-il un gros revenu. Ces malheureux se figurent qu'ils sont immortels et qu'ils vivront ternellement. En consquence ils mprisent les supplices et se livrent volontairement la mort. Leur premier lgislateur leur a encore persuad qu'ils sont tous frres. Ds qu'ils ont une fos chang de culte, ils renoncent aux dieux des Grecs, et adorent le sophiste crucifi dont ils suivent les lois. Ils mprisent galement tous les biens et les mettent en commun, sur la foi complte qu'ils ont en ses paroles. En sorte que s'il vient se prsenter parmi eux un imposteur, un fourbe adroit, il n'a pas de peine a s'enrichir fort vite, en riant sous cape de leur simplicit. Cependant Prgrinus est bientt dlivr de ses fers par le gouverneur de Syrie. "

A la suite d'autres aventures encore, il est dit : " Prgrinus reprend donc sa vie errante, accompagn dans ses courses vagabondes par une troupe de chrtiens qui lui servent de satellites et subviennent abondamment ses besoins. Il se fit ainsi nourrir pendant quelque temps. Mais ensuite ayant viol quelques-uns de leurs prceptes (on l'avait vu, je crois, manger d'une viande prohibe), il fut abandonn de son cortge et rduit la pauvret " (Traduction Talbot).

Que de souvenirs de jeunesse s'veillent, en moi la lecture de ce passage de Lucien. Voil, tout d'abord, le " Prophte Albrecht " qui, partir de 1840 environ, et quelques annes durant, rendait peu sres -- la lettre les communauts communistes de Weitling en Suisse. C'tait un homme grand et fort, portant une longue barbe, qui parcourait la Suisse a pied, la recherche d'un auditoire pour son nouvel vangile de l'affranchissement du monde. Au demeurant, il parat avoir t un brouillon assez inoffensif, et mourut de bonne heure. Voil son successeur moins inoffensif, le Dr George Kuhlmann de Holstein, qui mit profit le temps o Weitling tait en prison, pour convertir les communistes de la Suisse franaise son vangile lui, et qui, pour un temps y russit si bien qu'il gagna jusqu'au plus spirituel, en mme temps que le plus bohme d'entre eux, Auguste Becker. Feu Kuhlmann donnait des confrences, qui furent publies en 1845, sous le titre : Le nouveau monde ou le royaume de l'esprit sur la terre. Annonciation. Et dans l'introduction rdige selon toute probabilit par Becker, on lit : " Il manquait un homme dans la bouche de qui toutes nos souffrances, toutes nos esprances et nos aspirations, en un mot, tout ce qui remue le plus profondment notre temps, trouvt une voix. Cet homme qu'attendait notre poque, il est apparu. C'est le Dr George Kuhlmann de Holstein. Il est apparu, avec la doctrine du nouveau monde ou du royaume de l'esprit dans la ralit. "

Est-il besoin de dire que cette doctrine du nouveau monde n'tait que le plus banal, sentimentalisme, traduit en une phrasologie demi-biblique, la Lamennais, et dbit avec une arrogance de prophte. Ce qui n'empchait pas les bons disciples de Weitling de porter ce charlatan sur leurs paules, comme les chrtiens d'Asie avaient port Prgrinus. Eux qui, d'ordinaire, taient archi-dmocratiques et galitaires, au point de nourrir des soupons inextinguibles l'gard de tout matre d'cole, de tout journaliste, de tous ceux qui n'taient pas des ouvriers manuels, comme autant de " savants " cherchant les exploiter, se laissrent persuader par ce si mlodramatiquement quip Kuhlmann, que dans le " nouveau monde " le plus sage, id est Kuhlmann, rglementerait la rpartition des jouissances et qu'en consquence, dans le vieux monde dj, les disciples eussent fournir les jouissances par boisseaux au plus sage, et se contenter, eux, des miettes. Et Pergrinus-Kuhlmann vcut dans la joie et dans l'abondance tant que cela durait.

A vrai dire, cela ne dura gure ; le mcontentement croissant des sceptiques et des incrdules, les menaces de perscution du gouvernement Vaudois, mirent fin, au royaume de l'esprit Lausanne : Kuhlmann disparut.

Des exemples analogues viendront, par douzaine, la mmoire de quiconque a connu par exprience les commencements du mouvement ouvrier en Europe. A l'heure prsente des cas aussi extrmes sont devenus impossibles du moins dans les grands centres ; mais dans des localits perdues, o le mouvement conquiert un terrain vierge, un petit Prgrinus de la sorte pourrait bien compter encore sur un succs momentan et relatif. Et ainsi que vers le parti ouvrier de tous les pays affluent tous les lments n'ayant plus rien esprer du monde officiel, ou qui y sont -- brls tels que les adversaires de la vaccination, vgtariens, les anti-vivisectionnistes, les partisans de la mdecine des simples, les prdicateurs des congrgations dissidentes dont les ouailles ont pris le large, les auteurs de nouvelles thories sur l'origine du monde, les inventeurs rats ou malheureux, les victimes de rls ou d'imaginaires passe-droits, les imbciles honntes et les deshonntes imposteurs, -- il en allait de mme chez les chrtiens. Tous les lments que le procs de dissolution de l'ancien monde avait libr, taient attirs, les uns aprs les autres, dans le cercle, d'attraction du christianisme, l'unique lment qui rsistait cette dissolution -- prcisment parce qu'il en tait le produit tout spcial, et qui, par consquent, subsistait et grandissait alors que les autres lments n'taient que des mouches phmres. Point d'exaltation, d'extravagance, d'insanit ou d'escroquerie qui ne se soit produite dans les jeunes communauts chrtiennes et qui temporairement et en de certaines localits n'ait rencontr des oreilles attentives et de dociles croyants. Et comme les communistes de nos premires communauts, les premiers chrtiens taient d'une crdulit inoue l'gard de tout ce qui semblait faire leur affaire, de sorte que nous ne savons pas, d'une faon positive, si du grand nombre d'crits que Prgrinus a composs pour la chrtient il ne se soit pas gliss des fragments par ci, par l, dans notre Nouveau Testament.

II

La critique, biblique allemande, jusqu'ici, la seule base scientifique de notre connaissance de l'histoire du Christianisme primitif, a suivi une double tendance.

L'une de ces tendances est reprsente par l'cole de Tubingue, laquelle, dans une acception plus large, appartient aussi D. F. Strauss. Elle va aussi loin dans l'examen critique qu'une cole thologique saurait aller. Elle admet que les quatre vangiles ne sont pas des rapports de tmoins oculaires, mais des remaniements ultrieurs d'crits perdus, et que quatre tout au plus des ptres attribues Saint-Paul sont authentiques. Elle biffe, comme inadmissibles, de la narration historique, tous les miracles et toutes les contradictions ; de ce qui reste elle cherche sauver tout ce qui est sauvable, et en cela transparat son caractre d'cole thologique. Et c'est grce cette cole que Renan, qui, en grande partie se fonde sur elle, a pu, en appliquant la mme mthode, oprer bien d'autres sauvetages encore. En outre de nombre de narrations du Nouveau Testament plus que douteuses, il veut nous en imposer quantits de lgendes de martyres comme authentiques [ou authentifies - le terme a disparu- note du transcripteur] historiquement. Dans tous les cas, tout ce que l'cole de Tubingue rejette du Nouveau Testament comme apocryphe ou comme n'tant pas historique, peut tre considr comme dfinitivement cart par la science.

L'autre tendance est reprsente par un seul homme -- Bruno Bauer. Son grand mrite est d'avoir hardiment critiqu les vangiles et les apostoliques, d'avoir t le premier procder srieusement dans l'examen, non seulement des lments juifs et grco-alexandrins, mais aussi des lments grecs et grco-romains qui ouvrirent au christianisme la voie la religion universelle. La lgende du christianisme n de toutes pices du judasme, partant de la Palestine pour conqurir le monde au moyen d'une dogmatique et d'une thique arrtes dans les grandes lignes, est devenue impossible depuis Bauer ; dsormais elle pourra tout au plus continuer de vgter dans les facults thologiques et dans l'esprit des gens qui veulent " conserver la religion pour le peuple ", mme au prix de la science. Dans la formation du christianisme, tel qu'il t lev au rang de religion d'tat par Constantin, l'cole de Philon d'Alexandrie, et la philosophie vulgaire grco-romaine, platonique et notamment stoque, ont eu leur large part. Cette part est loin d'tre tablie dans les dtails, mais le fait est dmontr, et c'est l, d'une manire prpondrante, l'oeuvre de Bruno Bauer ; il a jet les bases de la preuve que le christianisme n'a pas t import du dehors, de la Jude, et impos au monde grco-romain, mais qu'il est, du moin dans la forme qu'il a revtu comme religion universelle, le produit tout spcial de ce monde. Naturellement, dans ce travail, Bauer dpassa de beaucoup le but, comme il arrive tous ceux qui combattent des prjugs invtrs. Dans l'intention de montrer l'influence de Philon, et surtout de Snque, sur le christianisme naissant, mme au point de vue littraire, et de reprsenter formellement les auteurs du Nouveau Testatment comme des plagiaires de ces philosophes, il est oblig de retarder l'apparition de la nouvelle religion d'un demi-sicle, de rejeter les rapports contraires des historiens romains, et, en gnral de prendre de graves liberts avec l'histoire reue. Selon lui, le christianisme, comme tel, n'apparat que sous les empereurs Flaviens, la littrature du Nouveau Testament que sous Hadrian, Antonin et Marc-Aurle. De cette sorte disparat chez Bauer tout fond historique pour les narrations du Nouveau Testament relatives Jsus et ses disciples ; elles se rsolvent en lgendes o les phases de dveloppement internes et les conflits d'me des premires communauts sont attribus des personnes plus ou moins fictives. Ni Galile ni Jrusalem, mais bien Alexandrie et Rome sont, d'aprs Bauer, les lieux de naissance de la nouvelle religion.

Par consquent, si l'cole de Tubingue dans le rsidu, incontest par elle, de l'histoire et de la littrature du Nouveau Testament, nous a offert l'extrme maximum de ce que la science peut, de nos jours encore, laisser passer comme sujet controverse, Bruno Bauer nous apporte le maximum de ce qu'elle peut y attaquer. Entre ces limites se trouve la vrit. Que celle-ci, avec nos moyens actuels, soit susceptible d'tre dtermine, parat bien problmatique. De nouvelles trouvailles, notamment Rome, dans l'Orient et avant tout en gypte, y contribueront bien davantage que toute critique.

Or, il y a dans le Nouveau Testament un seul livre dont il soit possible, a quelques mois prs, de fixer la date de rdaction ; lequel a d tre crit entre juin 67 et janvier ou avril 68, un livre qui, par consquent, appartient aux tous premiers temps chrtiens, qui en reflte les notions avec la plus nave sincrit et dans une langue idiomatique correspondante ; qui, partant, est mon sens, autrement important pour dterminer ce que fut rellement le christianisme primitif que tout le reste du Nouveau Testament, de beaucoup postrieur en date dans sa rdaction actuelle. Ce livre est la, soi-disant Apocalypse de Jean ; et comme , par surcrot, ce livre, en apparence le plus obscur de toute la Bible, est devenu aujourd'hui, grce la critique allemande, le plus comprhensible et le plus transparent de tous, je demande en entretenir le lecteur.

Il suffit de jeter un coup d'oeil, sur ce livre pour se convaincre de l'tat d'exaltation de l'auteur et du " milieu ambiant " o il vivait. Notre " Apocalypse " n'est pas la seule de son espce et de son temps. De l'an 164, avant notre re, d'o date la premire qui nous ait t conserve le livre dit de Daniel, jusqu' environ 250 de notre re, la date approximative du Carmen de Commodien, Renan ne compte pas moins de 15 " Apocalypses " classiques parvenues jusqu' nous, sans parler des imitations ultrieures. (Je cite Renan parce que son livre est le plus accessible et le plus connu en dehors des cercles professionnels). Ce fut un temps o Rome et en Grce, mais bien davantage encore en Asie-Mineure, en Syrie et en Egypte, un mlange disparate des plus crasses superstitions de tous les pays tait accept sans examen, et complt par de pieuses fraudes et un charlatanisme direct, o la thaumaturgie, les convulsions, les visions, la divination de l'avenir, l'alchimie, la kabbale et autres sorcelleries occultes tenaient le premier rle. Ce fut l l'atmosphre o le Christianisme primitif prit naissance, et cela au milieu d'une classe de gens qui, plus que tout autre tait ouverte ces imaginations surnaturelles. Aussi bien les gnostiques chrtiens d'Egypte, comme, entre autres choses, le prouvent les papyrus de Leyde, se sont-ils, au IIe sicle de l're chrtienne, fortement adonns l'alchimie, et ont-ils incorpor des notions alchimistes dans leurs doctrines. Et les mathematici chaldens et juifs qui, d'aprs Tacite, furent deux reprises, sous Claude et encore sous Vitellius, chasss de Rome pour magie, ils n'exercrent pas d'autres arts gomtriques que ceux que nous retrouverons au coeur mme de l'Apocalypse de Jean.

A cela s'ajoute que toutes les apocalypses se reconnaissent le droit de tromper leurs lecteurs. Non seulement, en rgle gnrale, sont-elles crites par de tout autres personnes que leurs auteurs prtendus, pour la plupart plus modernes, par exemple le livre de Daniel, le livre d'Hnoch, les Apocalypses d'Esdras, de Baruch, de Jude, etc., les livres sibyllins, mais ils ne prophtisent au fond que des choses arrives depuis longtemps et parfaitement connues de l'auteur vritable. C'est ainsi qu'en l'an 164, peu de temps avant lamort d'Antiochus piphane, l'auteur du livre de Daniel fait prdire Daniel, cens vivre, l'poque de Nabuchodonozor, l'ascendant et le dclin de la domination de la Perse et de la Macdoine, et le commencement de l'empire mondial de Rome, en vue de prdisposer ses lecteurs, par cette preuve de ses dons prophtiques, accepter sa prophtie finale : que le peuple d'Isral surmontera toutes ses tribulations et sera enfin victorieux. Si donc l'Apocalypse de Jean tait rellement l'ouvrage de l'auteur prtendu, elle constituerait, l'unique exception dans la littrature apocalyptique.

Le Jean, qui se donne pour l'auteur, tait en tout cas un homme trs considr parmi les chrtiens de l'Asie-Mineure. Le ton les ptres missives aux sept communauts nous en est garant. Il se pourrait donc que ce fut l'aptre Jean, dont l'existence historique, si elle n'est pas absolument authentique, est du moins trs vraisemblable. Et si cet aptre en tait effectivement l'auteur, ce ne serait que tant mieux pour notre thse. Ce serait la meilleure preuve que le christianisme de ce livre est le vritable, le vrai christianisme primitif. Il est prouv, soit dit en passant, que la Rvlation ne procde pas du mme auteur que l'Evangile ou les trois ptres galement attribues Jean.

L'Apocalypse consiste en une srie de visions. Dans la premire, le Christ apparat, vtu en grand-prtre, marchant entre sept chandeliers d'or, qui reprsentent les sept communauts asiatiques, et dicte " Jean " des lettres aux sept " anges " de ces communauts. Ds le dbut la diffrence perce d'une manire frappante entre ce christianisme-ci et la religion universelle de Constantin formule par le Concile de Nice. La trinit non seulement est inconnue, elle est ici une impossibilit. A la place du Saint-Esprit unique ultrieur, nous avons les " sept esprits de Dieu ", tirs, par les rabbins, d'Esae, XI, 2. Jsus-Christ est le fils de Dieu, le premier et le dernier, l'alpha et l'omga, mais nullement lui-mme Dieu, ou l'gal de Dieu ; il est au contraire " le principe de la cration de Dieu ", par consquent une manation de Dieu, existant de tout temps, mais subordonne, analogue aux sept esprits mentionns plus haut. Au chap. XV, 3, les martyrs au ciel " chantent le cantique de Mose, serviteur de Dieu et le cantique de l'agneau ", pour la glorification de Dieu. Jsus-Christ est crucifi Jrusalem (XI, 8), mais il est ressuscit (I. 5, 8), il est l'agneau qui a t sacrifi pour les pchs du monde, et avec le sang duquel les fidles de tous les peuples et de toutes langues sont rachets Dieu. Ici gt la conception fondamentale qui permit au Christianisme de s'panouir en religion universelle. La notion que les Dieux, offenss par les actions des hommes, pouvaient tre propitis [rachets - terme mystique - note du transcripteur] par des sacrifices, tait commune toutes les religions des Smites et des Europens ; la premire conception fondamentale rvolutionnaire du Christianisme (emprunte l'cole de Philon) tait, que par un grand sacrifice volontaire d'un mdiateur, les pchs de tous les temps et de tous les hommes taient expis une fois pour toutes -- pour les fidles. De la sorte disparaissait, la ncessit de tout sacrifice ultrieur, et par suite la base de nombre de crm onies religieuses. Or, se dbarasser de crmonies qui entravaient ou interdisaient le commerce avec des hommes de croyances diffrentes, tait la condition indispensable d'une religion universelle. Et nonobstant, si ancre dans les moeurs populaires tait l'habitude des sacrifices, que le catholicisme, qui radopta tant de coutumes paennes, jugea utile de s'accommoder ce fait en introduisant tout au moins le symbolique sacrifice de la messe. Par contre, nulle trace dans notre livre du dogme du pch originel.

Ce qui surtout caractrise ces ptres missives ainsi que le livre tout entier, c'est que jamais et nulle part il ne vient l'ide de l'auteur de se dsigner, lui et ses co-religionnaires, autrement que comme juifs. Aux sectaires de Smyrne et de Philadelphie, contre lesquels il s'lve, il reproche : " Ils se disent tre juifs et ne le sont pas, mais sont de la Synagogue de Satan " de ceux de Pergame, il dit : " Ils retiennent la doctrine de Balaam, lequel enseignait Balac mettre un scandale devant les enfants d'Isral, afin qu'ils mangeassent des choses sacrifies aux idoles et qu'ils se livrassent. la fornication. " Ce n'est donc pas des chrtiens conscients que nous avons affaire ici, mais des gens qui se donnent pour juifs ; leur judasme, sans doute, est une nouvelle phase de dveloppement de l'ancien ; c'est prcisment pour cela qu'il est le seul vrai. C'est pourquoi, lors de l'apparition des saints devant le trne de Dieu, viennent en premier lieu 144.000 juifs, 12.000 de chaque tribu, et seulement ensuite l'innombrable foule des paens convertis ce judasme renouvel. Notre auteur, en l'an 69 de notre re tait loin de se douter qu'il reprsentait une phase toute nouvelle de l'volution religieuse, appele devenir un des lments les plus rvolutionnaires dans l'histoire de l'esprit humain.

Ainsi, on le voit, le Christianisme inconscient d'alors tait mille lieues de la religion universelle, dogmatiquement arrte par le Concile de Nice. Ni la dogmatique, ni l'thique ultrieure ne s'y rencontre ; en revanche, il y a le sentiment qu'on est en lutte contre tout un monde et que l'on sortira vainqueur de cette lutte ; une ardeur belliqueuse et une certitude de vaincre qui font compltement dfaut chez les chrtiens de nos jours et ne se rencontrent plus qu' l'autre ple de la socit, -- chez les socialistes.

En fait, la lutte contre un monde tout-puissant, et la lutte simultane des novateurs entre eux, est commune tous d'eux, et aux chrtiens primitifs et aux socialistes. Les deux grands mouvements ne sont pas faits par des chefs et des prophtes, -- bien que les prophtes ne manquent ni chez l'un ni chez l'autre, -- ce sont des mouvements de masses. Et tout mouvement de masses est, au dbut, ncessairement confus ; confus, parce que toute pense de masses se meut, d'abord, dans des contradictions, parce qu'elle manque de clart et de cohrence ; confus, encore, prcisment cause du rle qu'y jouent les prophtes, dans les commencements. Cette confusion se manifeste dans la formation de nombreuses sectes qui se combattent entre elles avec au moins autant d'acharnement que l'ennemi commun du dehors. Cela se passa ainsi dans le Christianisme primitif ; cela se passa de mme dans les commencements du mouvement socialiste, pour si chagrinant que cela fut pour les honntes gens bien intentionns qui, prchrent l'union, alors que l'union n'tait pas possible.

Est-ce que, par exemple, l'Internationale tait tenue en tat de cohsion par un dogme unitaire ? En aucune faon. Il y avait l des communistes selon la tradition franaise d'avant 1848, qui eux, leur tour, reprsentaient des nuances diffrentes, des communistes de l'cole de Weitling, d'autres encore, appartenant la ligue rgnre des communistes ; des Proudhoniens qui taient l'lment prdominant en France et en Belgique, des Blanquistes ; le parti ouvrier allemand ; enfin, des anarchistes Bakounistes, qui, un moment, eurent le dessus -- et ce n'taient l que que les groupes principaux. A dater de 1a fondation de l'Internationale il a fallu un quart de sicle pour effectuer la sparation d'avec les anarchistes d'une manire dfinitive et gnrale, et pour tablir un accord tout au moins sur les points de vue conomiques les plus gnraux. Et cela avec nos moyens de communication, les chemins de fer, les tlgraphes, les villes industrielles monstres, la presse et les runions populaires organises.

Mme division en innombrables sectes chez les premiers chrtiens, division qui justement tait le moyen d'amener la discussion et d'obtenir l'unit ultrieure. Nous la constatons dj dans ce livre, indubitablement le plus ancien document chrtien, et notre auteur fulmine contre elle avec le mme emportement qu'il dploie contre le monde pcheur du dehors tout entier. Voil tout d'abord les Nicolates, Ephse et Pergame ; ceux qui. se disent tre juifs, mais, qui sont la synagogue de Satan, Smyrne et Philadelphie ; les adhrents de la doctrine du faux prophte, dsign comme Balaam, Pergame ; ceux qui se disent tre des prophtes et qui ne le sont pas, Ephse ; enfin, les partisans de la fausse prophtesse, dsigne comme Jzabel, Thyatire. Nous n'apprenons rien de plus prcis sur ces sectes ; seulement des successeurs de Balaam et de Jzabel, il est dit qu'ils mangent des choses sacrifies aux idoles et se livrent la fornication.

On a essay de reprsenter ces cinq sectes comme autant de chrtiens Pauliens, et toutes ces ptres comme tant diriges, contre Paul, le faux aptre, le prtendu Balaam et " Nicolas ". Les arguments peu soutenables qui s'y rapportent, se trouvent runis chez Renan, Saint Paul (Paris, 1869, pages 303-305,367-370). Tous, ils aboutissent expliquer nos ptres missives par les Actes des Aptres et les ptres dites de Paul ; crits qui, dans leur rdaction actuelle, sont de 60 ans postrieurs la Rvlation ; dont les donnes relatives celles-ci sont donc plus que douteuses, et qui, de plus, se contredisent absolument entre elles. Mais ce qui tranche la question, c'est qu'il n'a pu venir l'esprit de notre auteur de donner une seule et mme secte cinq dsignations diffrentes deux pour la seule Ephse (faux aptres et les Nicolates) et deux galement pour Pergame (les Balaamites et les Nicolates), et cela en les dsignant expressment comme deux sectes diffrentes. Toutefois, nous n'entendons pas nier que parmi ces sectes il ait pu se trouver des lments quo l'on considrerait aujourd'hui comme des sectes Pauliennes.

Dans les deux passages o l'on entre dans des particularits, l'accusation se borne la consommation de choses sacrifies aux idoles et la fornication, les deux, points sur lesquels les juifs -- les anciens aussi bien que les juifs chrtiens -- taient en dispute perptuelle avec les paens convertis. De la viande provenant des sacrifices paens tait non seulement servie aux festins o refuser les mets servis pouvait paratre inconvenant, et devenir dangereux, elle tait vendue aussi dans les marchs publics o il n'tait gure possible de discerner la vue si elle tait koscher ou non. Par la fornication ces mmes juifs n'entendaient pas seulement le commerce sexuel hors du mariage, mais aussi le mariage dans les degrs de parent prohibs, ou bien encore entre juifs et paens, et c'est l le sens qui, d'ordinaire, est donn au mot dans le passage des Actes des Aptres (XV, 20 et 99). Mais notre Jean a une faon de voir lui en ce qui concerne le commerce sexuel permis aux juifs orthodoxes. Il dit (XIV, 4), des 144.000 juifs clestes : " Ce ,sont ceux qui ne se sont pas souills avec les femmes, car ils sont vierges ". Et de fait, dans le ciel de notre Jean, il n'y a pas une seule femme. Il appartient donc cette tendance, qui se manifeste galement en d'autres crits du Christianisme primitif, qui tient pour pch le commerce sexuel en gnral. Si, en outre, l'on tient compte de ce fait qu'il appelle Rome la grande prostitue avec laquelle les rois de la terre ont forniqu et qui a enivr du vin de sa prostitution les habitants de la terre -- et les marchands de la terre sont devenus riches de l'excs de son luxe, il nous est impossible de comprendre -- le mot de l'ptre dans le sens troit que l'apologtique thologique voudrait lui attribuer, seule fin d'en extraire une confirmation pour d'autres passages du Nouveau Testament. Bien au contraire, certains passages indiquent clairement un phnomne commun toutes les poques profondment troubles, savoir qu'en mme temps qu'on branle toutes les barrires on cherche relcher les liens traditionnels du commerce sexuel. Dans les premiers sicles chrtiens, ct de l'asctisme qui mortifie la chair, assez souvent la tendance se manifeste d'tendre la libert chrtienne aux rapports, plus ou moins affranchis d'entraves, entre hommes et femmes. La mme chose est arrive dans le mouvement socialiste moderne.

Quelle sainte indignation n'a pas provoqu aprs 1830, dans l'Allemagne d'alors -- " ce pieux pouponnat ", comme l'appelait Heine -- , la rhabilitation de la chair Saint-Simonienne ! La plus indigne fut la gent aristocratique qui dominait l'poque, (je ne dis pas la classe aristocratique, vu qu'en 1830 il n'existait pas encore de classes chez nous) et qui, pas plus Berlin que dans leurs proprits de campagne ne savaient vivre sans une rhabilitation de la chair toujours ritre. Qu'eussent-ils dit, les bonnes gens, s'ils avaient connu Fourier, qui met en perspective pour la chair bien d'autre cabrioles. Une fois l'utopisme dpass, ces extravagances ont fait place des notions plus rationnelles, et en ralit, bien plus radicales, et depuis que l'Allemagne, du pieux pouponnat de Heine, est devenu le centre du mouvement socialiste, on se moque de l'indignation hypocrite du vieux monde aristocratique.

C'est l tout le contenu dogmatique des ptres. Quant au reste, elles excitent les camarades la propagande nergique, la fire et courageuse confession de leur foi la face de leurs adversaires, la lutte sans relche contre l'ennemi du dehors et du dedans ; et pour ce qui est de cela elles auraient pu, tout aussi bien, tre crites par un enthousiaste, tant soit peu prophte, de l'Internationale.

III

Les ptres missives ne sont que l'introduction au vrai thme de la communication de notre Jean aux sept communauts de l'Asie Mineure et, par elles, toute la juiverie rforme de l'an 69, d'o la chrtient est sortie plus tard. Et ici nous entrons dans le sanctuaire le plus intime du christianisme.

Parmi quelles gens les premiers chrtiens se recrutrent-ils ? principalement parmi les " fatigus et chargs ", appartenant aux plus basses couches du peuple, ainsi qu'il convient un lment rvolutionnaire. Et de qui ces couches se composaient-elles ? Dans les villes, d'hommes libres dchus -- de toute espce de gens, semblables aux mean whites des tats esclavagistes du Sud, aux aventuriers et aux vagabonds europens des villes maritimes coloniales et chinoises, ensuite d'affranchis et surtout d'esclaves ; sur les latifundia d'Italie, de Sicile et d'Afrique, d'esclaves ; dans les districts ruraux des provinces, de petits paysans, de plus en plus asservis par les dettes. Une voie commune d'mancipation pour tant d'lments divers n'existait pas. Pour tous le Paradis perdu tait derrire eux ; pour l'homme libre dchu, la polis, cit et tat tout ensemble, de laquelle ses anctres avaient autrefois t les libres citoyens ; pour les prisonniers de guerre, esclaves, l're de la libert, avant l'assujettissement et la captivit ; pour le petit paysan, la socit gentile, et la communaut du sol ananties. Tout cela la main de fer du Romain conqurant avait jet bas. Le groupement social le plus considrable que l'antiquit ait su crer, tait la tribu et la confdration des tribus apparentes, groupement bas, chez les Barbares, sur les ligues de consanguins ; chez les Grecs, fondateurs de villes, et les Italiotes, sur la polis, comprenant une ou plusieurs tribus. Philippe et Alexandre donnrent la pninsule hellnique l'unit politique, mais il n'en rsulta pas la formation d'une nation grecque. Les nations ne devenaient possibles qu'aprs la chute de l'empire mondial de Rome. Celui-ci mit fin une fois pour toutes aux petits groupements ; la force militaire, la juridiction romaine, l'appareil pour la perception des impts, dissolvrent compltement l'organisation intrieure transmise. A la perte de l'indpendance et de l'organisation particulire, vint s'ajouter le pillage par les autorits militaires et civiles, qui commenaient par dpouiller les asservis de leurs trsors, pour ensuite les leur prter de nouveau, afin de pouvoir de nouveau les pressurer. Le poids des impts et le besoin d'argent qui en rsultait, achevaient la ruine des paysans, introduisaient une grande disproportion dans les fortunes, enrichissaient les riches et appauvrissaient tout fait les pauvres. Et toute rsistance des petites tribus isoles ou des villes la gigantesque puissance de Rome tait dsespre. Quel remde cela, quel refuge pour les asservis, les opprims, les appauvris, quelle issue commune pour ces groupes humains divers, aux intrts disparates ou opposes ? Il fallait bien, pourtant, en trouver une dt un seul grand mouvement rvolutionnaire les embrasser tous.

Cette issue se trouva ; mais non pas dans ce monde. Et, en l'tat des choses d'alors, seule, la religion pouvait l'offrir. Un nouveau monde s'ouvrit. L'existence de l'me aprs la mort corporelle tait petit petit devenu un article de foi gnralement reconnu dans le monde romain. De plus, une faon de peines et de rcompenses pour les trpasss, suivant les actions commises de leur vivant, tait partout de plus en plus admise. Pour les rcompenses, la vrit, cela sonna un peu creux ; l'antiquit tait de sa nature trop matrialiste pour ne pas attacher infiniment plus de prix la vie relle qu' la vie dans le royaume des ombres ; chez les Grecs l'immortalit passait plutt pour un malheur. Advint le christianisme, qui prit au srieux les peines et les rcompenses dans l'autre monde, qui cra le ciel et l'enfer ; et voila trouve la voie pour conduire les fatigus et les chargs de cette valle de larmes au Paradis ternel. En fait, il fallait l'espoir d'une rcompense dans l'au-del pour arriver lever le renoncement au monde et l'asctisme stocien-philonien en un principe thique fondamental d'une nouvelle religion universelle capable d'entraner les masses opprimes.

Cependant la mort n'ouvre pas d'emble ce paradis cleste eux fidles. Nous verrons que ce royaume de Dieu, dont la nouvelle Jrusalem est la capitale, ne se conquiert et ne s'ouvre qu' la suite de formidables luttes avec les puissances infernales. Or, les premiers chrtiens se reprsentaient ces luttes comme imminentes. Ds le dbut notre Jean dsigne son livre comme la rvlation de ce qui doit " arriver bientt " ; peu aprs, au verset 3, il dit : " Bienheureux est celui qui lit et ceux qui coutent les paroles de cette prophtie, car le temps est proche " ; la communaut de Philadelphie, Jsus-Christ fait crire. " Voici, je viens bientt ". Et au dernier chapitre, l'ange dit qu'il a manifest Jean, " les choses qui doivent arriver bientt ", et lui command : " Ne cachette point les paroles de la prophtie du livre, parce que le temps est proche ", et Jsus-Christ lui-mme dit, deux reprises, versets 12 et 20 : " Je viens bientt ". Nous verrons par la suite combien tt ce bientt tait attendu.

Les visions apocalyptiques que l'auteur fait maintenant passer sous nos yeux, sont toutes, et pour la plupart littralement, empruntes des modles antrieurs. En partie, aux prophtes classiques de l'ancien Testament, surtout a Ezchiel, en partie aux apocalypses juives postrieures, composes d'aprs le prototype du livre de Daniel, et surtout au livre d'Hnoch, dj rdig, du moins en partie, cette poque. Les critiques ont dmontr jusque dans les moindres dtails, d'o notre Jean a tir chaque image, chaque pronostic sinistre, chaque plaie inflige l'humanit incrdule, bref, l'ensemble des matriaux de son livre en sorte que non seulement il fait montre d'une pauvret d'esprit peu commune, mais encore il fournit lui-mme la preuve que ses prtendues visions et convulsions, il ne les a pas vcues, mme en imagination, comme il les a dpeintes.

Voici, en quelques mots, la marche de ces apparitions. Jean voit Dieu assis sur son trne, un livre ferm de sept sceaux la main ; devant lui est l'agneau (Jsus) gorg, mais de nouveau vivant, qui est trouv digne d'ouvrir les sceaux. L'ouverture des sceaux est suivie de signes et de prodiges menaants. Au cinquime sceau Jean aperoit sous l'autel de Dieu les mes des martyrs qui avaient t tus pour la parole de Dieu : " et elles criaient haute voix, disant, jusqu' quand, Seigneur, ne juges-tu point et ne venges-tu point notre sang de ceux qui habitent sur la terre ? " L-dessus on leur donne chacun une robe blanche et les engage patienter encore un peu ; il reste d'autres martyrs qui doivent tre mis mort. Ici il n'y a donc nulle question encore de la " Religion de l'amour " du" aimez ceux qui vous hassent, bnissez ceux qui vous maudissent ", etc., ici l'on prche ouvertement la vengeance, la saine, l'honnte vengeance tirer des ennemis des chrtiens. Et il en est ainsi tout le long du livre. Plus la crise approche, plus les plaies, les jugements pleuvent dru du ciel, et plus notre Jean prouve de la joie annoncer que la plupart des hommes ne se repentent toujours pas, et refusent de faire pnitence pour leurs pchs ; que de nouvelles plaies doivent fondre sur eux ; que Christ doit les gouverner avec une verge de fer et fouler le pressoir du vin de la colre de Dieu, mais que nanmoins les mcrants restent endurcis. C'est le sentiment naturel, loign de toute hypocrisie, qu'on est en lutte, et que, la guerre comme la guerre . A l'ouverture du septime sceau apparaissent sept anges avec des trompettes : chaque fois qu'un ange sonne de la trompette, il arrive de nouvelles horreurs. Au septime clat de la trompette, sept nouveaux anges entrent en scne, portant les sept fioles de la colre de Dieu qui sont verses sur la terre, et de nouveau il pleut des flaux et des jugements ; en majeure partie une fatigante rptition de ce qui a dj eu lieu nombre de fois. Puis vient la femme, Babylone, la grande prostitue, vtue de pourpre et d'carlate, assise sur plusieurs eaux, enivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jsus, c'est la grande cit qui a son rgne sur les rois de la terre. Elle est assise sur une bte qui a sept ttes et dix cornes. Les sept ttes sont sept montagnes, ce sont aussi sept " rois ". De ces rois, les cinq sont tombs ; l'un est, le septime doit venir, et aprs lui vient un huitime qui sort des premiers cinq, qui tait, bless mort, mais qui a t guri.

Celui-ci, rgnera sur la terre 42 mois, ou trois ans et demi (la moiti d'une semaine d'annes de sept ans), perscutera les fidles jusqu' la mort et fera triompher les profanes. Ensuite se livre la grande bataille dcisive, les saints et les martyrs sont vengs par la destruction de la grande prostitue, Babylone, et de tous ses partisans, c'est--dire de la grande majorit des hommes ; le diable est prcipit dans l'abme, y est enchan pour mille ans, pendant lesquels rgne le Christ avec les martyrs ressuscits. Quand les mille ans sont accomplis le diable est dli : suit une dernire bataille de spectres dans laquelle il est dfinitivement vaincu. Une seconde rsurrection a lieu, le reste des morts, ressuscitent et comparaissent devant le trne de Dieu (non pas du Christ, remarquez bien) et les fidles entrent par un nouveau ciel, une nouvelle terre et une nouvelle Jrusalem dans la vie ternelle.

De mme que tout cet chafaudage est dress avec des matriaux exclusivement juifs, pr-chrtiens, de mme il offre presque exclusivement des conceptions juives. Depuis que les choses allaient mal pour le peuple d'Isral, partir du moment o il devenait tributaire de l'Assyrie et de Babylone, jusqu' son assujetissement aux Seleucides, c'est--dire d'Isae jusqu' Daniel, on prophtisa, aux heures des tribulations, un sauveur providentiel. Au chap. XII, 1, 3, de Daniel se trouve la prophtie de la descente de Mical, l'ange gardien des juifs, qui lesdlivrera dans leur dtresse ; " beaucoup de morts ressusciteront ", il y aura une sorte de jugement dernier, " et ceux qui en auront amen plusieurs la justice luiront comme des toiles, toujours et perptuit ". De chrtien, il n'y a l que l'insistance sur l'imminence du royaume de Jsus-Christ et sur la flicit des ressuscits, particulirement des martyrs.

C'est la critique allemande, et surtout Ewald, Lcke et Ferdinand Benary que nous sommes redevables de l'interprtation de cette prophtie, pour autant qu'elle se rapporte aux vnements de l'poque. Grce Renan, elle a pntr dans d'autres milieux que les cercles thologiques. La grande prostitue, Babylone, signifie, on l'a vu, la ville aux sept collines. De la bte sur laquelle elle est assise, il est dit XVII, 9, II : " Les sept ttes sont sept montagnes. Ce sont aussi sept rois, les cinq sont tombs; l'un est et l'autre n'est pas encore venu; et quand il sera venu il faut qu'il demeure un peu de temps. Et la bte qui tait et qui n'est plus, c'est aussi un huitime roi, elle vient des sept mais elle tend sa ruine. "

La bte est donc la domination mondiale de Rome, reprsente successivement par sept empereurs, dont l'un est bless mort et ne rgne plus, mais a t guri, et va revenir, afin d'accomplir le rgne du blasphme et de la rbellion contre Dieu. " Et il lui fut donn de faire la guerre aux saints et de les vaincre. Il lui est aussi donn puissance sur toute tribu, langue et nation ; de sorte qu'elle sera adore par tous ceux qui habitent sur la terre, dont les noms ne sont pas crits au livre de l'agneau ". -- " Et elle faisait que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, prenaient une marque, ou le nom de la bte ou le nombre de son nom. Ici est la sagesse. Que celui qui a de l'intelligence, compte le nombre de la bte, car c'est un nombre d'hommes, et son nombre est six cent soixante-six ". (XIII 7.118.)

Constatons seulement que le Boycott est mentionn ici comme une mesure employer par la puissance romaine contre les chrtiens -- qu'il est donc manifestement une invention du diable -- et passons la question de savoir qui est cet empereur romain qui a dj rgn, qui a t bless mort et qui revient comme le huitime de la srie pour jouer l'Antchrist.

Aprs Auguste, le premier, nous avons ; 2, Tibre ; 3, Caligula ; 4, Claude ; 5, Nron ; 6, Galba. " Cinq sont tombs, lui est. " A savoir : Nron est dj tomb, Galba est. Galba rgna du 9 juin 1868 jusqu'au 15 janvier 1869. Mais aussitt qu'il fut mont sur le trne, les lgions du Rhin se levrent sous Vitelius, cependant qu'en d'autres provinces d'autres gnraux prparrent des soulvements militaires. A Rome mme les prtoriens se soulevrent, turent Galba et proclamrent Othon.

Il rsulte de ceci que notre apocalypse a t crite sous Galba, vraisemblablement vers la fin de son rgne, ou au plus tard, pendant les trois mois (jusqu'au 15 avril 1869) du rgne d'Othon, le septime. Mais qui est le huitime, qui a t et n'est pas ? Le nombre 666 nous l'apprendra.

Parmi les Smites, -- les Chaldens et les Juifs -- de cette poque, un art magique tait en vogue, bas sur la double signification des lettres. Depuis environ 300 ans avant notre re les lettres hbraques taient galement employes comme chiffres : a = 4, b = 2, gr = 3, d = 4, et ainsi de suite. Or les devins cabbalistes additionnaient ensemble les valeurs numriques des lettres d'un nom, et l'aide de la somme totale obtenue, par la formation de mots ou de combinaisons de mots d'une gale valeur numrique qui comportaient des inductions, cherchrent prdire l'avenir du porte-nom. Pareillement, des mots furent exprims dans cette langue des chiffres. On appelait cet art d'un nom grec, ghematriak, gomtrie ; les Chaldens qui l'exeraient comme un mtier, et que Tacite dnote comme des mathematici, furent chasss de Rome.

C'est au moyen justement de cette mathmatique qu'a t produit le nombre 666. Derrire lui se cache le nom d'un des premiers cinq empereurs romains. Or Irne, la fin du IIe sicle, outre le nombre 666, connaissait la variante 616 qui, elle aussi, datait d'un temps o l'nigme des chiffres tait encore connu. Si la solution rpond galement aux deux nombres la preuve en est faite.

Ferdinand Benary trouv cette solution. Le nom est Nron. Le nombre est fond sur Nron Kesar, la transcription hbraque -- ainsi que le constatent le Talmud et les inscriptions palmyriennes -- du grec Nern Kaisar, Nron empereur, que portait comme lgende la monnaie de Nron, frappe dans les provinces de l'Est de l'empire. Ainsi : n (nun) = 50, r (resch) = 200, v (vav) pour 0 = 6, n (nun) = 50, R (Raph) = 100, s (samech) = 60, et r (resch) = 200, total = 666. Or, en prenant pour base la forme latine, Nero Caesar, le second n (nun) est supprim, et nous obtenons 666 - 50 = 616, la variante d'Irne.

Effectivement, l'empire romain, au temps de Galba, tait en dsarroi. Galba lui-mme, la tte des lgions d'Espagne et de la Gaule avait march sur Rome pour renverser Nron ; celui-ci s'enfuit et se fit tuer par un affranchi. Et non seulement les prtoriens Rome, mais encore les commandants dans les provinces, conspiraient contre Galba ; partout surgissaient des prtendants au trne, faisant des prparatifs pour se diriger avec leurs lgions sur la capitale. L'empire semblait livr la guerre intestine ; sa chute paraissait imminente. Pour comble, le bruit se rpandit que Nron n'tait pas mort, mais seulement bless, qu'il s'tait rfugi chez les Parthes, qu'il passerait l'Euphrate et viendrait avec une force arme pour inaugurer un nouveau et plus sanglant rgne de terreur. L'Achaie et l'Asie en particulier furent mises en moi par de tels rapports. Et justement au moment o l'apocalypse a d tre compose, parut un faux Nron qui s'tablit dans l'le de Cythnos, la Thermia moderne, dans la mer d'Ege, prs de Patmos et de l'Asie-Mineure, jusqu' ce qu'il fut tu sous Othon. Quoi d'tonnant ce que parmi les chrtiens, en butte aux premires grandes perscutions de Nron, l'opinion se soit propage qu'ildevait revenir comme Antchrist, que son retour et une nouvelle et plus srieuse tentative d'extermination de la jeune secte serait le prsage et le prlude du retour de Christ, de la grande bataille victorieuse contre les puissances de l'enfer, du rgne de mille ans tablir " bientt "et dont l'arrive certaine fit que les martyrs allrent allgrement la mort.

La littrature chrtienne des deux premiers sicles donne assez d'indices que le secret du chiffre 666 tait alors connu de nombre de personnes. Irne qui ne le connaissait plus, savait, par contre, comme beaucoup d'autres jusqu' la fin du IIIe sicle, que la bte de l'apocalypse signifiait Nron qui revenait. Puis cette dernire trace se perd et notre apocalypse est livre l'interprtation fantastique de devins orthodoxes ; moi-mme j'ai connu encore des vieilles gens qui d'aprs les calculs du vieux Johann Albrecht Bengel attendaient le jugement dernier pour l'an 1836. La prophtie s'est ralise la lettre. Seulement le jugement dernier n'atteignit pas le monde des pcheurs, mais bien les pieux interprtes de l'Apocalypse eux-mmes. Car en cette mme anne de 1836 F. Benary fournit la clef du nombre 666 et mit un terme tout ce calcul divinatoire, cette nouvelle ghematriak.

Du royaume cleste rserv aux fidles, notre Jean ne nous offre qu'une description des dehors. D'aprs les notions de l'poque, la nouvelle Jrusalem est d'ailleurs construite sur un plan suffisamment grandiose : un carr de 1.200 stades de ct = 2.227 kilomtres, plus que la moiti des Etats-Unis d'Amrique, btie en or et pierres prcieuses.

L habite Dieu, au milieu des siens et les claire la place du soleil ; la mort n'est plus et il n'y a plus ni deuil, ni cri, ni travail; un fleuve d'eau vive coule travers la ville, sur ces bords croit l'arbre de la vie portant douze fruits, et rendant son fruit chaque mois, et les feuilles de l'arbre sont " pour la sant des gentils " ( la faon d'un th mdicinal, selon Renan. L'Antchrist, p. 452.) L vivent les saints aux sicles des sicles.

De telle sorte tait fait le christianisme dans son foyer, l'Asie-Mineure, vers l'an 68, autant que nous le connaissons. Nul indice d'une Trinit -- en revanche, le vieux Jhovah, un et indivisible, du judasme dcadent o il s'lve du dieu national juif l'unique, au premier, Dieu du ciel et de la terre, o il prtend dominer sur tous les peuples, promettant la grce aux convertis et exterminant les rebelles sans misricorde, fidle en cela l'antique parcere subjectis ac debellare superbos. Aussi est-ce Dieu lui-mme qui prside au jugement dernier et non pas Jsus-Christ, comme dans les rcits ultrieurs des vangiles et des ptres. Conformment la doctrine persane de l'manation familire au judasme dcadent, le Christ est l'agneau man de Dieu de toute ternit, il en est de mme des " sept esprits de Dieu " bien qu'occupant un rang infrieur, et qui doivent leur existence un passage potique mal compris (Isae XI, 2). Ils ne sont pas Dieu ni l'gal de Dieu, mais soumis lui. L'agneau s'offre de son plein gr comme sacrifice expiatoire pour les pchs du monde, et pour ce haut fait se voit expressment promu en grade dans le ciel ; dans tout le livre ce sacrifice volontaire lui est compt comme un acte extraordinaire et non comme une action jaillissant avec ncessit du plus profond de son tre. Il est bien entendu que toute la cour cleste des anciens, des chrubins, des anges et des saints ne fait pas dfaut. Pour se constituer en religion, le monothisme a d de tout temps faire des concessions au polythisme, dater du zendavesta. Chez les juifs la conversion aux dieux paens et sensuels persiste l'tat chronique jusqu' ce que, aprs l'exil, la cour cleste, modele sur le type persan, accommode un peu mieux la religion l'imagination populaire. Le christianisme, lui aussi, mme aprs qu'il eut remplac le raide et immuable Dieu des juifs par le mystrieux Dieu trinitaire, diffrenci en lui-mme, n'a pu supplanter le culte des antiques dieux parmi les masses que par le culte des saints. Ainsi, le culte de Jupiter, selon Fallmerayer, ne s'est teint dans le Ploponnse, dans la Mana, en Arcadie, que vers le IXe sicle (Hist. de la pninsule de la More , I, p. 227). Ce n'est que l're bourgeoise moderne et son protestantisme, qui cartent les saints leur tour et prennent enfin au srieux le monothisme diffrenci.

Notre apocalypse ne connat pas davantage le dogme du pch originel ni la justification par la foi. La foi de ces premires communauts, d'humeur belliqueuse joyeuse, diffre du tout au tout de celle de l'glise triomphante postrieure ; ct du sacrifice expiatoire de l'agneau, le prochain retour de Christ et l'imminence du rgne millnaire en constituent le contenu essentiel ; et ce par quoi, seule, elle se manifeste, c'est l'active propagande, la lutte, sans relche contre l'ennemi du dehors et du dedans, le fier aveu de leurs convictions rvolutionnaires devant les juges paens, le martyre courageusement endur dans la certitude de la victoire.

Nous l'avons vu, l'auteur ne souponne pas encore qu'il est autre chose que juif. En consquence, aucune allusion, dans tout le livre, au baptme ; aussi bien y a-t-il des indices que le baptme est une institution de la seconde priode chrtienne. Les 144.000 juifs croyants sont " scells ", non baptiss. Des saints au ciel il est dit : " Ce sont ceux qui ont lav, et blanchi leurs longues robes dans le sang de l'agneau " : pas un mot du baptme. Les deux prophtes qui prcdent l'apparition de l'Antchrist (ch. XI) ne baptisent pas non plus et au ch. XIX, 10, le tmoignage de Jsus n'est pas le baptme mais l'esprit de la prophtie. Il tait naturel dans toutes ces circonstances de parler du baptme, pour peu qu'il fut dj institu. Nous sommes don c autoriss conclure avec une presque certitude que notre auteur ne le connaissait pas et qu'il ne s'introduisit que lorsque les chrtiens se sparrent dfinitivement d'avec les Juifs.

Notre auteur est galement dans l'ignorance du second sacrement ultrieur -- l'eucharistie. Si dans le texte de Luther le Christ promet tout Thyatirien, ayant persvr dans la foi, d'entrer chez lui et de faire la communion avec lui, cela donne une fausse apparence. Dans le grec on lit deipnso, je souperai (avec lui), et le mot est ainsi correctement rendu dans les bibles anglaises et franaises. De la Cne comme festin commmoratif il n'est pas question.

Notre livre avec sa date si singulirement authentique, est indubitablement le plus ancien de la littrature chrtienne tout entire. Aucun autre n'est crit dans une langue aussi barbare, o fourmillent les hbrasmes, les constructions impossibles, les fautes grammaticales. Seuls, les thologiens de profession, ou autres historiographes intresss, nient que les Evangiles et les Actes des Aptres sont des remaniements tardifs d'crits aujourd'hui perdus et dont le mince noyau historique ne se dcouvre plus sous la luxuriance lgendaire, que les trois ou quatre lettres apostoliques, encore reconnues pour authentiques par l'cole de Tubingue, ne reprsentent plus, aprs la pntrante analyse de Bruno Bauer, que des crits d'une poque postrieure, ou, dans le meilleur cas, des compositions plus anciennes d'auteurs inconnus, retouches et embellies par nombre d'additions et d'interpolations. Il est d'autant plus important pour nous de possder dans notre ouvrage, dont la priode de rdaction se laisse tablir un mois prs, un livre qui nous prsente le christianisme sous sa forme la plus rudimentaire, sous la forme o il est la religion de l'tat du IVe sicle, acheve dans sa dogmatique et sa mythologie, peu prs ce que la mythologie encore vacillante des Germains de Tacite est la mythologie de l'Edda, pleinement labore sous l'influence d'lments chrtiens et antiques. Le germe de la religion universelle est l, mais il renferme encore indistinctement les mille possibilits de dveloppement qui se ralisent dans les innombrables sectes ultrieures. Si ce plus ancien morceau du christianisme qui devient a pour nous une valeur toute particulire, c'est qu'il nous apporte dans son intgrit ce que le judasme -- sous la puissante influence d'Alexandrie -- a contribu au christianisme. Tout le reste est adjonction occidentale, grco-romaine. Il a fallu la mdiation de la religion juive monothiste pour faire revtir au monothisme rudit de la philosophie vulgaire grecque la forme sous laquelle seul il pouvait avoir prise sur les masses. Une fois cette mdiation trouve, il ne pouvait devenir religion universelle que dans le monde grco-romain, en continuant de se dvelopper, pour s'y fondre finalement, dans le systme d'ides o avait abouti ce monde.

Dernire mise jour 12.5.99


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