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Page 1: Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey (extrait)

k e n k e s e y

e t q u e l q u e f o i sj ’a i c o m m e u n e

g r a n d e i d é e

�oman

traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Cazé

Monsieur Toussaint Louverture

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Ce livre a été écrit par Kenneth Elton Kesey (1935-2001),

traduit par Antoine Cazé,illustré par Blexbolex,

édité par Dominique Bordes,assisté de Claudine Agostini, Sophie Agraphioty,

Mila Christel Bathurt, Julie Berlot, Thomas de Châteaubourg, Serène Delmas, Julie Garrat, Xavier Gélard, François Guillaume,

Dominique Hérody, Pierre Moquet, Béatrice Pô, Myriam Prat et Caroline Thuillier,

diffusé et distribué par Harmonia Mundi et ses équipes, promu auprès de la presse par Anne Vaudoyer et Arnaud Labory,

promu auprès des libraires par Virginie Migeotte et Diane Maretheu.

Titre original : Sometimes a Great Notion

© Ken Kesey, 1964.©Monsieur Toussaint Louverture, 2013,

pour la traduction française.

isbn : 9791090724068Dépôt légal : octobre 2013.

Illustration de couverture :©Blexbolex & Monsieur Toussaint Louverture.

Typographie de couverture :©Blexbolex.

www.monsieurtoussaintlouverture.net

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À mon père et à ma mèreQui m’ont dit : « La musique, c’est du pipeau »

Avant de m’apprendre tous les airsEt puis des paroles à gogo.

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« Quelquefois j’habite à la campagneQuelquefois c’est en ville que je vis

Et quelquefois j’ai comme une grande idéeDe me jeter dans la rivière aussi »

— « Goodnight, Irene », de Huddie « Lead Belly » Ledbetter

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Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l’Oregon...viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlentaux eaux de la Wakonda Auga. Les premiers ruisselets caracolent comme d’épais courants d’air parmi la petite oseilleet le trèfle, les fougères et les orties, bifurquent, se scindent...forment des bras. Puis, à travers les busseroles et les roncesélégantes, les myrtilles et les mûres, les bras cascadent pourfusionner en ruisseaux, en torrents. Enfin, au pied des collines,émergeant entre les mélèzes laricins et les pins à sucre, les acaciaset les épicéas – et puis la mosaïque vert et bleu des sapins de Douglas –, la rivière en personne franchit d’un bond cent cin quante mètres... et là, regarde : voici qu’elle prend sesaises à travers champs.

Vue de la grand-route en surplomb du rideau d’arbres,elle est d’abord métallique comme un arc-en-ciel d’aluminium,un long copeau d’alliage lunaire. De plus près, elle se faitorganique, vaste sourire liquide aux gencives hérissées de pilotisbrisés et pourrissants, l’écume aux lèvres. D’encore plus près,elle s’aplanit pour devenir fleuve, aussi plate qu’une rue, grisecomme du ciment et tout entière faite de pluie. Aussi platequ’une rue tout entière faite de pluie, même au plus fort de lasaison des crues, en raison d’un chenal si profond et d’un litsi érodé : nul bas-fond pour créer des rapides refluant à contre-courant, nul rocher pour agacer sa surface... rien qui indiquele mouvement sinon les grumeaux d’écume jaunâtre tour-billonnant au vent dans leur dérive vers la mer, et les troncsdressés de bosquets noyés que le flot noir et silencieux fait ployer,tendus et tremblants.

Une rivière lisse, d’apparence calme, qui dissimule le cruelbiseau de son courant sous une surface lisse... apparemment calme.

La grand-route longe sa rive nord, et les corniches, sa rive sud. Aucun pont ne l’enjambe sur ses quinze premiers kilomètres.

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Et pourtant, là-bas, côté sud, une vieille bicoque à un étagerepose sur une structure bigarrée de métal enchevêtré, de bois,de terre et de sacs de sable, tel un échassier emplumé debardeaux, fièrement assis dans l’enchevêtrement de son nid.Regarde...

La pluie passe en nappes devant les fenêtres. Elle se mêle àla fumée vaporeuse qui monte d’une cheminée de pierremoussue vers un ciel en pente. Le ciel ruisselle de gris, et lafumée, de jaune mouillé. Derrière la maison, là-haut à l’oréebroussailleuse de la montagne, ces couleurs se fondent dans lamasse venteuse si bien que le coteau lui-même dégouline d’unvert boueux.

Sur la rive nue entre le jardin et le bord bourdonnant dela Wakonda, une meute de chiens piétine sans répit, gémissantd’une frustration froide et brutale, couinant et aboyant aprèsun objet qui pendouille hors d’atteinte, qui s’entortille et sedétortille au-dessus de l’eau, se balance, roide, au bout d’uneligne nouée à l’extrémité d’une grande perche en bois de sapinqui dépasse d’une fenêtre à l’étage de la maison.

S’entortillant puis, après un temps d’arrêt, se détortillantdans les bourrasques de pluie, à deux ou trois mètres au-dessus du flot rapide, un bras humain, attaché par le poignet(rien que le bras, regarde bien) et déchiqueté à hauteurd’épaule, exécute des pirouettes compliquées, comme mû parune danseuse invisible devant un public fasciné (rien que lebras, qui tourne, là, au-dessus de l’eau)... spectacle à l’inten-tion des chiens sur la rive, de cette satanée pluie, de la fumée,de la maison, des arbres et de la foule qui crie, excédée, depuisl’autre côté de la rivière : « Stammmper ! Va pourrir en enfer,Hank Stammmmmper ! »

Et à l’intention de tous ceux qui auraient envie de regarder.

À l’est, encore en amont sur la grand-route qui passe le col àl’endroit où torrents et ruisseaux sont toujours en train de rugiret de cascader, le secrétaire général du syndicat, Jonathan BaileyDraeger, descend depuis la ville d’Eugene jusqu’à la côte.D’humeur étrange – en grande partie, il le sait, à cause de lafièvre due à une petite grippe –, il sent son esprit tout à la foiscurieusement dérangé et parfaitement lucide. Du reste, il

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envisage la journée à venir avec un mélange d’allégresse et dedésarroi : allégresse, car il s’apprête à quitter ce bourbier gorgéd’eau ; désarroi, car il a promis de partager le repas de Thanks-giving avec Floyd Evenwrite, le responsable de section àWakonda. Draeger ne s’attend pas à passer un après-midi trèsagréable chez les Evenwrite – les rares fois où il s’est retrouvéchez Floyd au cours de toute cette affaire Stamper, ça n’a pasété une partie de plaisir – mais il n’en est pas moins de bonnehumeur : avec cette visite, finie l’affaire Stamper, finie pour debon toute cette histoire du secteur Nord-Ouest, touchons dubois. Demain, il pourra repartir vers le Sud et laisser cette bonnevieille vitamine D californienne assécher sa fichue irritation dela peau. On a toujours la peau irritée quand on vient par ici.Sans parler des mycoses qui vous atteignent jusqu’à la cheville.L’humidité. Pas étonnant que parmi les gens du pays, chaquemois il s’en trouve deux ou trois pour faire le grand saut dansla rivière – soit on plonge, soit on pourrit sur pied.

Et pourtant, finalement (il regarde le paysage inondé quidéfile à travers son pare-brise), la région n’a pas l’air si déplai-sante, malgré toute cette pluie. Plutôt calme, sans problème.Pas aussi douce que la Californie, mon Dieu ça non, mais leclimat est sans aucun doute bien plus clément que sur la côteEst ou dans le Midwest. Et puis, c’est une terre d’abondance,donc il n’est pas difficile de subsister dans le coin. Même ce nomd’origine indienne, musical et paresseux, coule avec facilité :Wakonda Auga. Oua-kon-da-a-gaaa. Et ces maisons bâties lelong du fleuve, certaines du côté de la grand-route, d’autressur la rive opposée... elles ont l’air très agréables, pas du toutle genre qu’on s’imagine abriter une terrible dépression écono-mique. (Des maisons de pharmaciens et de quincaillers à la retraite,monsieur Draeger.) Tous ces gens qui se plaignent des gravesennuis causés par la grève... ces maisons-là semblent raconterune tout autre histoire. (Des maisons de touristes en week-end etde vacanciers qui passent l’hiver dans la vallée et se font assez depognon pour venir se la couler douce auprès des saumons quiremontent la rivière en automne.) Pas vieillotes avec ça, dans unerégion qu’on pourrait croire un peu arriérée. De jolies petitespropriétés. Modernes, mais de bon goût. Dans le style ranch.Avec suffisamment de terrain entre elles et la rive pour d’éven-tuelles extensions. (Avec suffisamment de terrain, monsieur

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Draeger, entre elles et la rive pour laisser la Wakonda Auga rognerles quinze centimètres qu’elle réclame chaque année.) Mais il y aune chose qui a toujours paru bizarre : aucune maison près del’eau – ou plutôt, aucune maison près de l’eau à l’exception dela fichue baraque des Stamper. On aurait pu penser qu’on auraitconstruit là par commodité. Voilà une chose qui a toujours paruétrange dans la région...

Draeger fait tanguer sa grosse Pontiac dans les virages quilongent la rivière ; il se sent fiévreux, serein et repu, conscientd’avoir beaucoup accompli ces derniers jours, et il songemollement à une particularité que la maison qui l’obsède trou-verait tout à fait ordinaire. Ces maisons en connaissent un rayonsur l’existence au bord de l’eau. Même celles qui ne serventque le week-end et l’été ont retenu la leçon. Voilà longtempsque les vieilles, très vieilles demeures construites en bardeauxde cèdre et pin de Murray par les premiers colons au début du xixe siècle, ont été hissées sur des vérins puis halées loin del’eau par des équipages de chevaux et de bœufs loués à desexploitations forestières. Ou bien, si elles étaient trop grossespour être déplacées, on les laissait à l’abandon jusqu’à ce qu’ellesbasculent tête la première dans l’eau, leurs fondations rongéespar les flots.

Bien des maisons de pionniers furent perdues ainsi. Ils avaienttous voulu bâtir au bord de l’eau durant les premières années,par commodité, pour se trouver près de leur moyen de transport,leur « grand chemin des eaux » comme on peut le lire dans lesjournaux jaunis conservés à la bibliothèque de Wakonda. Lescolons s’étaient empressés de réclamer des titres de propriétésur les rives, ignorant que leur grand chemin avait pour maniede rogner ses berges et d’engloutir tout ce qui s’y trouvait. Il fallut longtemps à ces pionniers pour apprendre à connaîtrela rivière et ses manières. Écoute :

« C’est rien qu’une saleté, une saleté. Elle a emporté mamaison l’hiver dernier et ma grange cet hiver-ci, nom de d’là.Les a bouffées toutes crues.

— Alors vous recommanderiez pas que je bâtisse près del’eau ?

— Je dirais pas que je le recommande et pas que je le recom-mande pas, ni l’un ni l’autre. Faites bien ce que vous voulez.Moi, je vous dis juste ce que j’ai vu. C’est tout.

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— Mais si c’est bien vrai ce que vous dites, si la rivière s’élargitvraiment à cette vitesse-là, alors réfléchissez, y a cent ans deça, y aurait pas eu de rivière du tout.

— Tout dépend de la façon que vous voyez les choses. Ellecoule dans les deux sens, pas vrai ? Alors peut-être bien que c’estpas la rivière qu’emporte la terre jusqu’à la mer comme ce quele gouvernement ils veulent nous faire croire ; peut-être bienque c’est la mer qu’emporte l’eau jusqu’à l’intérieur des terres.

— Vingt dieux. Vous croyez ça ? Comment ça se pourrait-y, ça ? »

Il leur fallut longtemps pour connaître la Wakonda Auga etcomprendre qu’ils devaient prévoir de lotir en ménageant unezone de respect envers son appétit constant, céder une centainede mètres à son avenir affamé. Aucune loi ne fut jamais adoptéepour imposer cette zone. Il n’y en avait nul besoin. Tout lelong de trente-cinq bons kilomètres, depuis Breakback Gully, oùelle jaillit en cascade à travers les cornouillers en fleur, jusqu’auxrivages envahis par les algues de la baie de Wakonda, où leseaux de son delta se mêlent à la mer, absolument aucune maisonne se dresse sur ses rives. Enfin, absolument aucune maison nes’y dresse, exceptée cette fichue bicoque, exceptée cette seule et unique bicoque qui jamais n’a ménagé la moindre zone de respect envers qui que ce soit et n’a que très rarement cédédeux ou trois centimètres, encore moins une centaine de mètres.Cette maison se dresse là où elle se dressait jadis ; elle n’a connuni les vérins, ni le halage, ni l’abandon qui eût fait d’elle un hôtelenglouti pour loutres et rats musqués. On la connaît dans lamajeure partie de l’ouest de l’État sous le nom de « la vieillemaison Stamper », même parmi les gens qui ne l’ont jamaisvue, parce qu’elle s’élève comme un monument à la mémoired’un élément géographique aujourd’hui disparu, marquant l’em-placement où se trouvait autrefois le bord de la rivière... Regarde :

La maison s’avance en saillie dans l’eau sur une péninsulede fortune, sur une disgracieuse jetée de terre consolidée de touscôtés avec force rondins, cordes, câbles, sacs de toile pleins de ciment et de caillasses, conduites d’irrigation, poutrelles devieux ponts métalliques et rails de chemin de fer tordus. Desolides pièces de bois blanc d’à peine un an sont posées en travers d’antiques pilotis mangés par les vers. Des clous aux refletsargentés étincellent aux côtés de vieilles pointes à tête carrée,

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couvertes de rouille. Des plaques de toiture en tôle onduléedépassent de la carcasse métallique de divers véhicules. Desdouves de tonneaux renforcent des morceaux de contreplaquéen lambeaux. Et cet amas hétéroclite est ficelé et fermementarrimé à la terre par un lacis de filins d’acier et de chaînes, quejoignent quatre câbles de chantier à haute résistance, cinq cen-timètres d’épaisseur et cœur de métal, amarrés à quatre grossapins derrière la maison. Ceux-ci sont protégés de la morsurecisaillante des câbles par des coffrages en tasseaux, et maintenuspar des haubans fixés à des palées d’ancrage en bois profondé-ment fichées dans le flanc de la montagne.

En temps normal, la maison en impose : monument de boiset d’obstination qui n’a jamais battu en retraite devant l’insidieuseérosion ni cédé au terrible courant des flots. Mais aujourd’hui,à la saison des crues, tandis que sur la rive opposée se masse unefoule de bûcherons à moitié ivres, que stationnent des voituresde presse et un véhicule de police, des camionnettes et des jeeps,des engins jaunes couverts de boue, et qu’à chaque minute denouveaux véhicules viennent se ranger le long de la berge entrela grand-route et la rivière, la bâtisse se donne littéralement en spectacle.

Draeger lève le pied à l’instant même où il sort du viragequi révèle la scène à sa vue. « Oh, Seigneur », gémit-il, tandisque la sensation de bien-être et d’accomplissement disparaîtcomplètement pour laisser place à une mélancolie fiévreuse. Età quelque chose d’autre : une sorte de mauvais pressentiment.

« Qu’est-ce qu’ils ont fait, ces imbéciles ? », se demande-t-il.Et il voit la bonne vieille vitamine D californienne lui échapperbrutalement, aspirée par un tunnel de trois ou quatre nouvellessemaines de négociations noyées sous la pluie. « Oh merde !Qu’est-ce qui a bien pu se passer ! »

Sa voiture s’approche en roue libre et il reconnaît quelques-uns des hommes à travers le va-et-vient des essuie-glaces – Gibbons, Sorensen, Henderson, Owens, et la grosse masseavachie dans son survêtement, c’est sans doute Evenwrite – tousbûcherons, des syndicalistes qu’il a appris à connaître au coursdes dernières semaines. Un rassemblement de quarante oucinquante, pas plus, certains accroupis dans l’abri à trois mursservant de garage au bord de la route, d’autres assis dans lesvoitures ou les camionnettes fumantes rangées sur la berge,

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d’autres encore installés sur des caisses sous un panneau publicitaire pour Pepsi-Cola, arraché de ses amarres et convertien petit auvent de fortune : socialisez 1, le goût de la convi-vialité, vante la légende sous une bouteille levée vers deux lèvresrouges et humides larges de plus d’un mètre...

Mais la plupart de ces imbéciles se tiennent debout sous lapluie, note-t-il, malgré l’espace inoccupé à l’abri dans le garageou sous l’auvent, debout en plein air comme si d’avoir vécu,travaillé et charrié des troncs dans l’humidité depuis si longtempsles rendait incapables de distinguer le mouillé du sec. « Qu’est-ce que c’est que ça ?! »

Il oblique brusquement, traverse la route pour s’approcher dela foule, baisse sa vitre. Sur la berge, un bûcheron mal rasé, enpantalon sans revers et casque d’aluminium gaufré, a mis sesgrosses mains gantées en porte-voix devant sa bouche et lancedes cris éméchés vers l’autre rive – « Hank STAMMMMPerrrr...Hank STAMMMPerrr... » – tellement concentré qu’il ne seretourne même pas lorsque la voiture de Draeger fait uneembardée et asperge de boue le dos de son manteau. Draegerouvre la bouche pour interpeller l’homme mais ne parvient pasà se rappeler son nom, alors il poursuit sur sa lancée jusqu’aucœur de la foule où se tient la grosse masse avachie dans son sur-vêtement. La masse se retourne et plisse les yeux à l’approchede l’automobile, frottant vigoureusement son visage mou commedu latex humide à l’aide de sa main rougeaude, tavelée, caout-chouteuse elle aussi. Oui, c’est Evenwrite en personne. Un mètresoixante-cinq imbibé d’alcool. Il s’avance péniblement vers lavoiture de Draeger.

« Ça alors, visez un peu, les copains. Ça alors, non mais visez-moi ça. Regardez donc qui revient me donner une petite leçonde comment prendre le pouvoir dans le monde du travail. Bensi c’est pas gentil, ça.

— Floyd, lance Draeger en saluant l’homme d’un air affable.Messieurs...

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1. Le slogan Be Sociable, Have a Pepsi eut cours de 1953 à 1961. Il valut à lafirme américaine un beau succès commercial en 1959, suite à l’entrevue diteKitchen Debate qui eut lieu à la foire internationale de Moscou entre Nixonet Khrouchtchev : ce dernier ayant été photographié en train de boire unPepsi, la photo fut légendée Khrushchev Gets Sociable, et l’URSS signa uncontrat d’exclusivité avec Pepsi.

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— Quelle excellente surprise, monsieur Draeger, poursuitEvenwrite en souriant de toutes ses dents dans l’encadrement dela vitre, de vous voir sur le terrain par un temps si pourri.

— Une surprise ? Mais Floyd, je croyais que j’étais attendu.— Bon sang de bois ! s’écrie Evenwrite en frappant – bang ! –

le toit de la voiture, ça, c’est vrai. Pour le repas de Thanksgiving.Mais voyez-vous, monsieur Draeger, y a eu comme qui dirait unpetit changement de programme.

— Ah bon ? demande Draeger avant de regarder l’attrou -pement. Un accident ? Quelqu’un a bu la tasse ? »

Evenwrite se retourne pour informer ses potes : « Les gars,monsieur Draeger veut savoir si y a quelqu’un qu’a bu la tasse. »Puis revenant à Draeger, il secoue la tête : « Nan, monsieurDraeger, aucun heureux événement de ce goût-là.

— Je vois, articule calmement Draeger, ne sachant pas encorecomment interpréter le ton de son interlocuteur. Alors ? Ques’est-il passé exactement ?

— Passé ? Ben rien, il s’est rien “passé”, monsieur Draeger.Pas encore. Disons que nous, avec les gars, on est là pour s’assurerqu’il se passe rien. Disons qu’avec les gars, on est venus pourreprendre là où vos méthodes ont tout laissé en plan.

— Comment ça “laissé en plan”, Floyd ? » D’une voix toujourscalme, toujours assez avenante, mais... ce mauvais pressentimentqui part du creux de l’estomac, remonte dans les poumons et gagnele cœur comme une flamme glacée. « Pourquoi ne pas me diretout simplement ce qui s’est passé ?

— Alors ça, que le bon Dieu m’étripatouille ! s’exclameEvenwrite en comprenant tout à coup, incrédule. Il est vraimentpas au courant ! Ça alors, les gars, le grand Johnny B. Draegerest même pas au courant, putain ! Comment que vous expliquezça, hein ? Notre chef en personne, et il a rien entendu dire !

— J’ai entendu dire que les contrats étaient fin prêts, Floyd.J’ai entendu dire que le comité s’est réuni hier soir et que toutle monde était absolument d’accord. » Il sent sa bouche complè -tement sèche, la flamme remonte jusqu’à la gorge... oh merde,Stamper n’aurait pas... mais il déglutit et demande, impertur -bable : « C’est Hank qui a changé ses plans ? »

Evenwrite frappe de nouveau le toit de la voiture, cette foisen colère : « Nom de d’là ! Vous voulez que je vous dise s’il achangé ses plans ? Il les a juste balancés par la fenêtre, ses plans,

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voilà ce qu’il en a fait !— L’accord tout entier ?— Tout le putain d’accord tout entier. Exactement. Tout

l’arrangement qu’on était sûrs d’obtenir – bang ! – envolé. Il faut croire que sur ce coup-là, Draeger, vous vous êtes planté.Oh misère... » Evenwrite secoue la tête, sa colère cédant le pas àune profonde tristesse, comme s’il venait juste d’annoncer la findu monde. « On est revenus exactement au point où on en étaitavant que vous arriviez. »

Malgré le ton d’apocalypse qu’adopte l’homme pour son petitnuméro, Draeger n’a aucun mal à percevoir la note triomphalederrière chacun de ses mots. Évidemment, ce gros imbécile nepeut pas s’empêcher de bicher, même si ma défaite est aussi lasienne. Mais comment Stamper a-t-il pu changer d’avis ? « Vous enêtes sûr ? demande-t-il.

— Vous avez dû faire une petite erreur de calcul, confirmeEvenwrite en fermant les yeux.

— C’est vraiment bizarre », marmonne Draeger en s’efforçantde ne pas laisser transparaître la panique dans sa voix. Ne jamaismontrer que vous paniquez, professe-t-il toujours. Note jetée surun calepin dans sa poche de chemise : « En toute situation moinsgrave qu’un incendie ou un raid aérien, tirer le signal d’alarmene peut que troubler les esprits, perturber les sens et, dans laplupart des cas, décupler le danger. » Mais où se cache cette petiteerreur de calcul ? Son regard revient à Evenwrite : « Quelles étaientses raisons ? Qu’a-t-il donné comme raisons ? »

En un clin d’œil, le visage d’Evenwrite exprime de nouveaula colère : « Est-ce que j’ai l’air d’être le frère de cet enfoiré ?Son camarade de chambrée, peut-être ? Comment vous voulezque je... comment vous voulez que n’importe qui, bordel, puisseconnaître les raisons à Hank Stamper ? Merde alors. Moi je trouveque je me débrouille déjà vachement bien pour me tenir aucourant de ses actes, alors ses raisons, hein !

— Mais il a bien fallu que vous les découvriez, ses actes, d’unefaçon ou d’une autre, Floyd. Il a fait quoi ? Parvenir un messagedans une bouteille jusqu’en ville ?

— C’est tout comme. Gibbons m’a appelé depuis le Snag 1

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1. Ici le nom d’un bar, le terme snag désigne les troncs d’arbres morts flottantsur les rivières qui risquent de provoquer une déchirure (sens premier desnag) dans la coque des bateaux.

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pour me dire qu’il avait entendu la femme à Hank, qu’était venuetout raconter à Lee – le frère à Hank, un petit crâneur –, commequoi Hank se préparait à louer un remorqueur et à draver quandmême.

— Vous avez réussi à entendre le pourquoi de ce changementsoudain ? demande Draeger en tournant le regard vers Gibbons.

— Ben, le gamin lui, il avait l’air de savoir pourquoi, vucomment il déblatérait...

— Bon, très bien, et vous lui avez posé la question ?— Ma foi, non, j’ai pas pensé ; j’ai juste passé un coup de fil

à Floyd. Vous croyez que j’aurais dû ? »Draeger fait courir ses mains gantées sur le volant. Il s’en veut

de s’énerver si bêtement devant la fausse candeur de cet imbécile.Ça doit être la fièvre. « Très bien. Si j’allais là-bas pour parler àce garçon, vous croyez qu’il expliquerait le revirement deStamper ? Je veux dire, si je lui demandais ?

— J’en doute, monsieur Draeger. Parce qu’il est parti. »Evenwrite attend un moment, rictus aux lèvres. « Mais la femmeà Hank, elle est toujours là-bas. Alors vous, avec vos méthodes,vous pourriez peut-être en tirer quelque chose... »

Les gars rigolent, mais Draeger paraît perdu dans ses pensées.Il caresse le plastique du volant. Un canard solitaire fait sifflerl’air tandis qu’il passe juste au-dessus d’eux, jetant un œil pourpresur la foule. Sous la conserverie, les chats errants miaulent.Draeger palpe un moment le caoutchouc lisse à travers le cuirde son gant, puis lève de nouveau le regard : « Mais vous n’avezpas essayé d’appeler Hank ? De lui poser la question directement ?Je veux dire...

— L’appeler ? L’appeler ? Bordel de diable, vous croyez qu’onfait quoi depuis qu’on est là ? Vous entendez pas les gars quibeuglent là-bas ?

— Je veux dire au téléphone. Vous avez essayé de lui télé-phoner ?

— Évidemment qu’on a essayé le téléphone.— Et... ? Quelle a été sa réponse ? Je veux dire...— Sa réponse ? » Evenwrite se frotte le visage à nouveau : « Ma

foi, je vais vous la donner sa réponse – ou plutôt, vous la montrer.Howie ! Ramène-toi par ici avec les jumelles. Y a monsieurDraeger qui veut connaître la réponse à Hank. »

L’homme sur la berge se retourne lentement : « La réponse... ?

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— La réponse ! La réponse ! Ce qu’il nous a répondu quandon lui a demandé d’y réfléchir à deux fois, si on peut dire. Passeles jumelles, que monsieur Draeger il puisse jeter un œil. »

Les jumelles sont extraites de la poche ventrale d’un sweat -shirt d’un gris sale. Elles sont froides au contact de la main deDraeger, même à travers l’épaisse peau d’élan. La foule se masse.« Tenez, dit Evenwrite en pointant triomphalement du doigt,la voilà, la réponse à Hank Stamper ! »

Il suit le doigt et remarque quelque chose là-bas dans la brume,l’oscillation d’un objet accroché comme un appât au bout d’unegrosse perche partant de cette antique et grotesque bâtisse surl’autre rive. « Mais qu’est-ce que c’est que... » Il lève les jumelleset approche ses yeux des œilletons, actionnant la molette avecl’index. Il sent les hommes aux aguets dans son dos. « Ça ne medit toujours pas ce que... » L’objet devient flou, brouillé,vaporeux, informe, puis se précise soudain, si net et si proche,que Draeger en éprouve toute la puanteur atroce au fond de sagorge brûlante – « On dirait un bras humain, mais ça ne me dittoujours pas ce que... » – et c’est alors que l’insidieux pressen- timent s’épanouit pleinement. « Je vais... qu’est-ce que... ? » Il entend des rires gras s’élever tout autour de sa voiture. Pousseun juron et, face à un visage si rigolard qu’il en est méconnais-sable, tend brusquement les jumelles pour les rendre. Remontela vitre mais il les entend toujours. Se penche au-dessus du volant vers les essuie-glaces qui balaient le pare-brise : « Je vaisaller en ville parler à cette fille, sa femme... Viv, c’est ça ? Pourcomprendre... » Et patine dans la gadoue pour rejoindre la grand-route et fuir tous ces rires.

Il serre les mâchoires et suit la lèvre de ce fleuve au large rictus.Ébranlé et hors de lui ; personne ne lui a jamais ri au nez, surtoutpas une telle bande d’imbéciles... Personne, jamais ! Secoué etblême de fureur, et fou de rage, et taraudé par le soupçon : nonseulement une bande d’imbéciles continue sans doute à semoquer de lui là-bas sur la rive (comme si leur réaction idiotelui faisait le moindre effet !), mais en plus un autre imbécile semarre sûrement, invisible derrière sa fenêtre à l’étage de cettefichue baraque...

« Qu’est-ce qui a bien pu se passer, à la fin ? »Celui qui a choisi l’endroit où suspendre ce bras au bout de

sa perche a tout fait pour donner à la scène le même air de défi

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à la fois comique et sinistre que la vieille maison ; celui qui s’estdémené pour que le bras vienne osciller bien en vue depuis larou te a aussi pris la peine de replier tous les doigts avant de lesatta cher, tous sauf le majeur, de sorte que cette provocation à la raideur universelle demeure, dressée dans son mépris, bienreconnaissable par n’importe qui.

Et dressée tout particulièrement à son intention à lui, Draegerle sentait bien. « C’est ça ! M’humilier pour... m’être trompé à cepoint. Pour... » Dressée pour réfuter ouvertement tout ce qu’ilpensait être vrai, tout ce qu’il savait être vrai au sujet de l’humanité ; dressée pour outrager, jusqu’au blasphème, une foiforgée sur une enclume lourde de trente années, une convic-tion précise et infaillible, façonnée par un quart de siècle passéà régler des questions de main-d’œuvre et de gestion – presqueune religion, comme un paquet, soigneusement étiqueté etjoliment enrubanné, de vérités sur les hommes, et sur l’Hom -me. J’ai la preuve ! que l’Homme, cet imbécile, est capable des’opposer à tout sauf à une main tendue ; qu’il sait résister àtous les périls mais pas à la solitude ; que, pour obéir à sesprincipes les plus minables, les plus fragiles et les plus tordus, ilpeut sacrifier sa vie, supporter la douleur, le ridicule, et parfoismême l’épreuve la plus dégradante qui soit pour un Américain,l’inconfort ; mais qu’il revient toujours sur la plus inflexible deses décisions par amour. Tout cela, Draeger le savait d’expérience.Il avait vu des patrons au cœur de chêne massif accepter desconditions ridicules plutôt que de voir leurs filles boutonneusesclouées au pilori dans la cour de récréation, vu des proprié-taires – vieux réacs bouffeurs de syndicalistes – accorder 25 centsde l’heure et des assurances maladie plutôt que de risquer deperdre l’affection douteuse d’une tante sénile qui se trouvait jouertous les jours à la canasta avec la femme du frère d’un employégréviste, qu’ils ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam. Car l’amour– et toutes ses ramifications compliquées, pensait Draeger – commande bel et bien tout, assurément ; l’amour – ou lapeur de ne pas être aimé, ou l’angoisse de ne pas être assezaimé, ou la terreur de ne plus l’être – commande bel et bien tout,indubitablement. Pour Draeger, cette certitude était une arme ;il l’avait compris très jeune, et pendant vingt-cinq années d’onc-tueuses magouilles et de joyeuses combines, il s’en était servi avecun succès considérable, conquérant un monde rendu simple,

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précis et prévisible par la foi inébranlable en sa puissance. Etvoilà qu’une espèce de bûcheron illettré à la tête d’une petitetroupe de forestiers rebelles essayait de prétendre, seul face aumonde entier, que cette arme ne pouvait pas l’atteindre, lui !Nom de Dieu, cette fichue fièvre...

Arc-bouté sur son volant, Draeger, qui aime à se considérercomme un homme doux et maître de lui-même, regarde l’ai-guille grimper malgré tous ses efforts pour limiter sa vitesse. C’estla grosse cylindrée qui a pris le contrôle. Elle a accéléré de sonpropre chef. Elle se précipite vers la ville dans un anxieux cris-sement de pneus mouillés. Les lignes blanches défilent à touteallure. À travers les vitres, les saules frémissent et vibrent jusqu’àl’immobilité, comme le font les rayons de la roue d’un chariotlancé à folle allure dans un western hollywoodien. Draeger passenerveusement ses doigts gantés dans sa chevelure rase et grison-nante en soupirant et se laisse envahir par son pressentiment :si Evenwrite dit vrai (et pourquoi mentirait-il ?), cela signifieencore des semaines à faire preuve de cette même patience qu’ils’impose depuis un mois et qui le laisse épuisé, incapable dedormir deux nuits sur trois. Encore se forcer à sourire, se forcerà parler. Encore faire semblant d’écouter. Et encore du Desenexpour traiter un cas de pied d’athlète 1 digne de finir dans les annalesde la dermatologie. Il soupire à nouveau, tout en se résignant,oh et puis zut, ça peut arriver à tout le monde de se planter detemps en temps. Mais la voiture ne ralentit pas, et au tréfondsde son cœur rigoureux et infaillible, là où le pressentiment ad’abord germé, et où la résignation forme à présent comme untapis de mousse sinistre, une autre fleur est sur le point d’éclore.

« Mais si, en fait, je ne m’étais pas planté... si en fait, je n’avaispas commis d’erreur de calcul... »

Une fleur différente. Aux pétales ourlés de stupéfaction.« Alors peut-être que cet imbécile-là cache mieux son jeu

que je n’aurais pu l’imaginer. »Et peut-être que, par conséquent, il en va de même pour

tous ces imbéciles.Il arrête la voiture, en raclant ses pneus à flancs blancs contre

le trottoir devant le Sea Breeze. À travers le pare-brise qui ruisselle,la grand-rue s’étale devant lui. Déserte ? Pluie d’automne et chats

1. Mycose localisée entre les orteils.

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errants, c’est tout. Il remonte son col et sort sans prendre le tempsd’enfiler son imper, puis traverse au pas de course pour rejoindrela devanture du Snag, baignée de néon. À l’intérieur, le bar a l’airdésert lui aussi ; le juke-box brille tout en émettant sa doucemusique, mais il n’y a personne en vue. Bizarre... Toute la villeserait allée faire le pied de grue dans la gadoue pour lui rire au nez ?Ça paraît complètement... C’est alors qu’il voit l’homme près dela fenêtre, parfait stéréotype du barman pâle et ventripotent, quil’observe derrière ses longs cils recourbés.

« Qu’est-ce qu’il tombe dehors, pas vrai Teddy ? » Tout ça cache autre chose que...« Je pense bien, monsieur Draeger.— Teddy ? Regarde : même cette espèce de petite tantouse française

de barman... même lui, il en sait plus que moi. Floyd Evenwritem’a dit que c’est ici que je pourrais trouver la femme de HankStamper.

— Oui, c’est vrai, s’entend-il répondre par le petit bonhomme.Là-bas derrière, monsieur Draeger. Dans la réserve.

— Merci. Et au fait, Teddy, à votre avis pourquoi... » Pour quoiquoi ? Il reste là un moment, sans se rendre compte qu’il fixetellement le barman de son regard vide qu’il le fait rougir etbaisser ses longs cils. « Laissez tomber », conclut Draeger, qui sedétourne et s’éloigne Je ne peux pas lui poser la question. Je veuxdire, il ne pourrait pas me répondre... même s’il savait, il refuse-rait de me répondre... en passant devant le juke-box au momentprécis où celui-ci cliquette, bourdonne et lance une nouvellechanson :

Et si tu m’enlaçais... pour m’consoler,Si tu m’caressais... pour m’réchauffer,Et apaiser mon cœur une dernière fois ?

Il suit l’interminable bar au-delà des lueurs du juke-box quiclignotent doucement, passe devant la table du jeu de palets,traverse la pénombre que compartimentent les boxes vides etdécouvre enfin la jeune femme, tout au fond de la salle. Un verrede bière devant elle. Le col relevé d’une épaisse veste à poisencadre les traits fins de son visage mouillé. Mouillé par... il nesaurait dire si ce sont des larmes ou des gouttes de pluie, ou bienjuste quelle chaleur ici bon Dieu de la sueur. Ses mains blêmes

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reposent sur un grand album marron... elle le regarde approcher,un sourire imperceptible se dessine sur ses lèvres. Elle aussi, réaliseDraeger en la saluant, plus encore que moi. Bizarre... que j’aiecru avoir tout compris.

« Monsieur Draeger, dit-elle en indiquant une chaise, vousavez l’air d’un homme en quête d’informations.

— Je veux savoir ce qui s’est passé, répond-il en s’asseyant. Et pourquoi. »

Les yeux rivés sur ses mains, elle secoue la tête : « Des infor-mations dont je ne dispose pas, j’en ai bien peur. » Elle relève latête et lui sourit à nouveau : « Je vous le jure. C’est vrai, je crainsde ne pas pouvoir vous expliquer le “pourquoi” » – son souriredésabusé, mais nullement moqueur comme le rictus de cesimbéciles tout à l’heure, est même empreint d’une certainedouceur. Draeger est surpris par la colère que suscite en luicette réponse – satanée grippe ! –, surpris par l’accélération de sonpouls et sa voix qui dérape soudain dans les aigus.

« Cet idiot qui vous sert de mari est-il donc aveugle ? Je veuxdire, ne voit-il pas le danger qu’il court en s’embarquant sur la rivière sans la moindre assistance ?

— Vous voulez dire, reprend la jeune femme sans cesser delui sourire, est-ce que Hank ne voit pas ce que le reste de la villeva penser de lui s’il s’entête... Ce n’est pas plutôt ça que vousvoulez dire, monsieur Draeger ?

— Bon d’accord. Oui. Oui, c’est ça. Est-ce qu’il se rendcompte qu’il risque de se retrouver tout à fait, je veux dire totalement, isolé ?

— Il risque bien plus que cela. Il pourrait perdre sa chèrepetite femme s’il s’entête. Et d’une. Et de deux, il pourrait aussiy perdre la vie.

— Alors quoi, bon Dieu ? »La jeune femme observe Draeger avec attention pendant un

moment, puis avale une petite gorgée de bière : « Vous ne com-prendriez jamais toute l’histoire. Vous voulez juste connaître uneraison, ou deux, ou trois. Alors que les raisons, elles remontentà deux ou trois cents ans...

— Foutaises ! Tout ce que je veux savoir, c’est pourquoi il s’estmis en tête de changer d’avis.

— Pour cela, il faudrait que vous sachiez d’abord comments’est formé tout ce qu’il y a dedans, pas vrai ?

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— Comment ça, tout ce qu’il y a dedans ?— Dans sa tête, monsieur Draeger.— Oui, bon, d’accord. D’accord, j’ai compris. J’ai le temps

qu’il faut. »La jeune femme sirote une nouvelle gorgée. Elle ferme les yeux

et écarte une mèche humide de son front. Draeger se rend brus-quement compte qu’elle est épuisée, presque anéantie. Il attendqu’elle rouvre les yeux. Une odeur de désinfectant émane destoilettes à proximité. La cadence du juke-box fait vibrer les mursde pin noueux, noircis par la fumée :

Dans l’espoir d’oublier j’reprends la bouteille...La voilà qui est vide et mon cœur est briséEt toi tu tournicotes au fond d’mes pensées.

La jeune femme ouvre les paupières et remonte une de sesmanches pour consulter sa montre. Puis croise de nouveau lesmains sur l’album marron :

« J’imagine, monsieur Draeger, qu’autrefois les choses n’étaientpas pareilles dans la région. » Foutaises ! Le monde est toujours lemême. « Non, ne me fusillez pas du regard comme ça, monsieurDraeger. Je suis sérieuse. Moi non plus, je n’y croyais pasvraiment... » Elle lit dans mes pensées ! « Mais petit à petit j’aichangé d’avis. Tenez. Laissez-moi vous montrer quelque chose. »

Elle ouvre l’album ; l’odeur lui rappelle celle du grenier. (Oh,le grenier. Il m’a embrassée pour me dire adieu, et mes lèvres quime faisaient mal...) « Ceci est l’histoire de la famille, en quelquesorte. Je me suis enfin décidée à m’y plonger à fond. » (J’ai finipar admettre... j’ai les lèvres gercées, tous les hivers.)

Elle pousse le volume vers Draeger : c’est un grand albumphotos, tout encombré de vieux clichés. Draeger l’attrape avecprécaution, échaudé par l’épisode des jumelles tout à l’heure.

« Je ne vois rien d’écrit, là-dedans. Seulement des dates etdes photos.

— Faites appel à votre imagination, monsieur Draeger. C’estce que j’ai fait, moi. Allez, c’est amusant. Regardez. »

La jeune femme tourne les pages pour lui, se passant discrè-tement le bout de la langue sur la commissure des lèvres. (Tousles hivers, depuis mon arrivée dans ce pays...) Draeger se penchepour regarder de près les photos mal éclairées. Foutaises ! Elle ne

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sait rien de plus que... Tandis que l’homme fait défiler quelquespages remplies de visages, le juke-box s’épanche :

Je broie du noir tout seul dans mon p’tit coinEt puis tout seul je m’fais mon p’tit ciné.

La pluie fredonne sur le toit. Draeger repousse l’album, puisle reprend. Foutaises ! elle ne... Il essaie de se caler plus confor-tablement sur sa chaise en bois, dans l’espoir de surmonter lapanique incontrôlée qui n’a cessé de monter en lui depuis lemoment où il a ajusté cette molette.

« C’est absurde. » Mais c’est bien le problème, c’est bien là toutle problème... « Tout cela ne rime à rien. » Il repousse une nouvellefois l’album. Complètement absurde.

« Pas du tout, monsieur Draeger. Regardez. » (Tous les hivers !)« Laissez-moi feuilleter quelques pages du passé familial desStamper... » Petite conne, le passé n’a rien à voir... « Par exemple,ici, 1909, laissez-moi vous lire... » avec la façon dont les hommesse comportent aujourd’hui. « “Cet été, les algues rouges ont envahila côte et empoisonné les clams, tuant une douzaine de Peaux-Rouges et trois de nous autres, chrétiens.” Vous imaginez,monsieur Draeger. » Mais malgré tout, les jours sont les mêmes,sapristi (des jours qui vous laissent la même impression que dupapier de verre humide et ramolli entre les doigts, les mâchoiressilencieuses et souples du temps accomplissant leur travail desape) ; les étés sont les mêmes. « Ou bien... voyons un peu... là,l’hiver 1914, quand la rivière avait gelé de part en part. » Les hiverssont les mêmes, eux aussi. (Chaque hiver revient la moisissure.Vous voyez comme elle passe sa langue grise et indolente lelong des plinthes ?) Ou du moins pas fondamentalement différents.(Chaque hiver la moisissure, et les éruptions cutanées, et lesboutons de fièvre au coin de la bouche.) « Et il faut endurer unde ces hivers pour commencer à se faire une petite idée. Vousm’écoutez, monsieur Draeger ? »

Draeger sursaute : « Bien sûr, lance-t-il à la jeune femme, quisourit. Bien sûr, continuez. C’est juste... ce juke-box. » Quis’épanche : « Je broie du noir tout seul dans mon p’tit coin / Et puistout seul je m’fais mon p’tit ciné... » Pas vraiment fort, mais... « Maisoui, je vous écoute.

— Et vous faites marcher votre imagination ?

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— Oui, oui ! Alors, qu’est-ce que ça peut bien faire comme différence, tout ce fatras du passé ? (Chaque hiver un nouveau tubede baume à lèvres.) vous disiez ? » «T’as fichu le camp, mais moij’suis là pour toi... » La jeune femme a soudain l’air de quelqu’unqui entre en transe, les yeux clos. « À mon avis, monsieur Draeger,les “raisons” remontent très loin en arrière... » Absurde ! Foutaises !(Et pourtant, chaque hiver, vous sentez le trou qui se creuse ?Lèvre inférieure ?) « Autant que je me souvienne, le grand-pèrede Hank – le père de Henry – attendez voir un peu... » Mais.Peut-être. (Sans répit.) «Dans le noir tout seul. » « Bien sûr, il ya... » Néanmoins. (Et pourtant.) « D’un autre cô... » Stop... stop.

STOP ! DU CALME. FAIS JUSTE UN PETIT PAS DECÔTÉ POUR VOIR LES CHOSES SOUS UN AUTREANGLE. Regarde... La réalité est plus grande que la sommede toutes ses parties, et largement plus sacrée, aussi. Et la viede la vaine substance dont se forment les songes est peut-êtreenvironnée de sommeil 1 mais elle ne vous fait pas de cadeau.L’heure de vérité n’arrive pas toujours à temps, c’est parfoisla vérité du temps qui arrive à l’heure. Quant aux scènes dupassé et aux scènes du futur, elles s’écoulent et se mêlent auxvertes profondeurs marines tandis que l’instant présent dessinedes cercles concentriques à la surface. Alors du calme. Pour yvoir plus clair, fais juste un petit pas en avant ou en arrière.Et une fois encore... regarde :

Tandis que la salle du bar explose et s’éparpille doucementdans la pluie, en vagues concentriques :

Une gare dans la poussière du Kansas en 1898. Le soleildéchiffre à vue les dorures griffonnées sur la porte du Pullman.Jonas Armand Stamper se tient là, une volute de vapeur drapéeautour de sa taille svelte, tel un drapeau en berne sur une hampenoire. Debout près de la porte dorée, un peu à l’écart, un chapeaunoir à bords plats serré dans une main de fer et un livre reliéplein cuir noir dans l’autre, il contemple en silence les adieuxque font sa femme et ses trois fils au reste de la famille rassem-blée pour l’occasion. Une progéniture assez vigoureuse à songoût, se dit-il, dans leur mousseline amidonnée. Un troupeau

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1. William Shakespeare, La Tempête, acte IV, scène 1.

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des plus impressionnants. Et il sait aussi qu’aux yeux de la foulequi se presse ce midi dans la gare, il paraît à lui seul plusvigoureux, empesé et impressionnant que tous les autres réunis.Sa chevelure longue et luisante trahit du sang indien ; ses sourcilset sa moustache dessinent une ligne parfaitement horizontale,comme deux parallèles tracées à la mine épaisse sur son visagemassif. Mâchoire carrée, cou noueux, torse imposant. Et bienqu’il soit loin d’atteindre le mètre quatre-vingt, il se tient d’unefaçon telle qu’il paraît beaucoup plus grand. Oui, impression-nant. Le patriarche empesé, relié plein cuir, au cœur de fer, quimène sans crainte sa famille vers l’Ouest, jusque dans l’Oregon.Le vigoureux pionnier à la conquête de nouvelles frontièressauvages. Impressionnant.

« Sois prudent, Jonas.— Dieu y pourvoira, Nathan. C’est l’œuvre du Seigneur

que nous accomplissons.— Tu es un brave homme, Jonas.— Dieu veille toujours sur les siens, Louise.— Amen, amen.— C’est la volonté du Seigneur qui commande ton départ. »Il approuve gravement d’un hochement de tête et, en se

retournant pour monter dans le train, il aperçoit ses trois fils...Regarde : tous trois affichent un large sourire. Il fronce les sourcilsafin de leur rappeler que, même si c’est peut-être eux qui ontdéfendu l’idée de quitter le Kansas pour les territoires sauvagesdu Nord-Ouest, la décision de partir lui appartient, à lui seul,c’est sa décision et sa permission, et ils ont intérêt, Dieu soitloué, à ne pas l’oublier ! « C’est la volonté de notre bon Seigneur »,répète-t-il, et les deux cadets baissent le regard. L’aîné, Henry,continue de fixer son père droit dans les yeux. Jonas ouvre ànouveau la bouche, seulement voilà, il y a quelque chose dansl’expression du garçon de si manifestement triomphal et blas-phématoire que les mots du patriarche intrépide restent coincésau fond de sa gorge, mais il s’en passera du temps avant qu’il necomprenne véritablement le sens de ce regard. Non, tu l’asreconnu tout de suite en le voyant. Gravé là comme le regard torvede Satan. Tu l’as reconnu et ton sang s’est glacé quand tu as vu cedont tu avais été le complice à ton insu.

Le chef de gare annonce le départ. Les deux cadets passentdevant le père et montent à bord, marmonnant un remerciement,

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merci beaucoup pour le pique-nique offert par tous les parentsvenus leur dire au revoir. Leur mère les suit, anxieuse, les yeuxhumides, elle embrasse des joues, serre des mains. Puis vientl’aîné, les poings serrés dans les poches de son pantalon. Le trainfait une brusque embardée et le père agrippe la barre pours’élancer à bord, la main levée en réponse aux adieux de la famille.

« À bientôt.— Vous écrirez, Jonas, d’accord ?— On vous écrira. On espère vous voir tous nous rejoindre

bientôt.— À bientôt... à bientôt. »Il se retourne pour grimper sur le marchepied en fer brûlant

et aperçoit de nouveau ce regard tandis que Henry passe de laplate-forme à l’intérieur de la voiture. « Seigneur ayez pitié »,murmure-t-il, sans savoir pourquoi. Non, admets-le ; tu le savais.Tu savais que c’était ce péché ancestral resurgi du fond de l’enfer, ettu connaissais ta part de responsabilité ; tu la connaissais tout aussisûrement que ce péché lui-même. « Un pécheur-né, marmonne-t-il, maudit à la naissance. »

Car, pour Jonas et sa génération, l’histoire familiale portaitla souillure noire de ce péché-là : Tu le connais, ce péché. Malé-diction de l’errant ; malédiction du vagabond ; amère malédictiondes impies, qui toujours tournent le dos au sort que le Seigneurleur a réservé...

« Toujours la bougeotte », assuraient les plus conciliants.« Frénésie ! tonnaient les champions de la stabilité. Blasphé-

mateurs ! »« Tous des rôdeurs. »« Des imbéciles ! De pauvres fous ! »Rien que des migrants, voilà ce que montre l’histoire de la

famille. Une race indocile et têtue de coureurs des bois tout enmuscles noueux, voilà ce que révèle l’histoire de leur disper-sion. Trop d’os et pas assez de viande, toujours en partance depuisle jour où le premier Stamper posa son pied d’immigrantefflanqué sur la côte est du continent. Des vies frénétiquementconsacrées à prendre le large. Une génération après l’autre sedéplaçant vers l’Ouest à travers la jeune et sauvage Amérique,non comme des pionniers pour accomplir l’œuvre du Seigneurau pays des mécréants, ni comme des visionnaires pour montrer

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le chemin à une nation en plein essor (bien qu’ils eussent fortsouvent acheté la ferme de pionniers aigris ou bien l’attelage de visionnaires désabusés s’en retournant arpenter les pistes bien balisées du Missouri), mais simplement comme un cland’hommes maigres sans cesse victimes de la bougeotte et de lafrénésie, en proie à la folie des rôdeurs, enclins à croire que l’herbesera plus verte dans la prochaine vallée et les sapins plus droitsdans la futaie suivante.

« T’as raison. On avance sur la piste jusqu’à ce point, là-bas,et pis on pose nos valises et on se la coule douce.

— D’accord. On aura tout le temps du monde une fois là-bas... »

Mais à chaque fois, quand le vieux avait enfin réussi à abattretous les arbres et à dessoucher tout le terrain, et quand la vieilleavait enfin enduit son parquet d’huile de lin après avoir tant râlépour qu’on la lui procure, il y avait toujours un grand dadaispour aller planter ses dix-sept ans devant la fenêtre, regarderdehors en se grattant un ventre aux muscles noueux, et coasser :« Vous savez quoi... on peut faire beaucoup mieux que ce coinde cambrousse qu’on a là dehors.

— Beaucoup mieux ? Juste au moment où on commence à s’en sortir ?

— Je crois bien que oui.— Peut-être que toi, tu peux faire mieux – même si j’ai

vraiment des doutes là-dessus – mais ton père et moi, on bougeplus d’un pouce !

— Comme vous voudrez.— Sans nous, monsieur La Bougeotte ! Pour ton père et moi,

la route s’arrête là.— Alors le paternel et toi, vous faites comme vous voudrez,

mais moi je mets les voiles. Le paternel et toi, vous pouvez bienfaire comme ça vous chante.

— Attends voir un peu, redis-moi ça, mon gars...— Ed !— Et de quoi je me mêle, bobonne ! Tu voudrais peut-être

décider à ma place ce que je veux moi. Bon alors, mon gars, c’estquoi que t’avais en tête au juste, simple curiosité ?

— Ed !— Tais-toi bobonne ! Le fiston et moi, on cause.— Oh, mon Dieu, Ed !... »

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Et les seuls qui finissaient par rester sur place étaient ceuxqui ne pouvaient plus continuer vers l’Ouest, trop vieux ou tropmalades. Trop vieux, trop malades, ou bien – en ce qui concer-nait cette famille-là – trop morts. Car lorsque l’un d’eux décidaitde partir, ils partaient tous. Des lettres fleurant bon le tabac,retrouvées dans des bonbonnières en forme de cœur au fondde maints greniers, regorgent de témoignages indiquant l’excitation qui suivait tous ces départs :

« Et puis l’air est tellement revigorant... »« Les enfants vont bien même si l’école comme tu peux

t’en douter dans ce coin reculé ne casse pas trois pattes à uncanard... »

« On espère vous voir tous très bientôt par ici, d’accord ?... »Ou bien témoignent de l’accablement à l’annonce du désir

de partir :« Lou me dit que je devrais pas faire attention à toi, qu’à cause

de toi d’Ollen et de tous les autres je me fais du mouron pourrien mais je sais pas trop je lui dis que je sais pas trop. Je lui disd’une que je suis pas encore prêt à m’installer et de deux que cequ’on a ici c’est tout notre bien alors elle ferait mieux de laissertomber et de trois que y a rien qui pourrait améliorer un peunotre sort. Enfin bon, je vais y penser... »

Alors ils s’en allaient. Et si, au fil des ans, certaines branchesde la famille avançaient moins vite que d’autres, ne bougeantque de quinze ou vingt kilomètres durant toute leur vie, il n’enreste pas moins que le déplacement se faisait toujours versl’Ouest. Certains finissaient par se faire déloger de leur masurepar des petits-enfants insistants. Peu à peu, il s’en trouva mêmequi parvinrent à naître et mourir dans la même ville. Et puis aubout du compte, des Stamper apparurent qui avaient l’espritpratique et plus raisonnable ; des Stamper suffisamment lucidespour s’arrêter, tenir en place et regarder autour d’eux ; desStamper réfléchis, renfrognés, capables de reconnaître ce traitdistinctif qu’ils se mirent à appeler « la tare familiale » et qu’ilss’employèrent à corriger.

Des hommes lucides qui firent de réels efforts pour remédierà cette tare, des efforts tangibles pour mettre un terme définitifà cette absurde ruée vers l’Ouest, pour s’arrêter, s’installer,prendre racine et se satisfaire du sort que leur avait attribué leSeigneur dans sa bonté. Des hommes pleins de bon sens.

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