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    Daniel CHARLES

    La Fiction de la postmodernitselon l'esprit de la musique

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    pour Catherine et Christophe, Jacqueline et Julien.

    Du mme auteur :

    La Pense de Xenakis, Paris, Ed. Boosey and Hawkes, l968.

    Pour les Oiseaux, Entretiens de John Cage avec Daniel Charles, Paris, Ed. PierreBelfond, l976. (Ouvrage traduit en allemand, en anglais, en espagnol, en italien,et en japonais.)

    Le Temps de la voix, Paris, Ed. Universitaires (J.-P.Delarge), l978.

    Gloses sur John Cage, Paris, Union Gnrale d'Editions, l978. (Ouvrage traduiten japonais.)

    John Cage oder die Musik ist los, Berlin, Merve Verlag, l979.

    Sur la Route du sel, en collaboration avec le sculpteur Bauduin, Paris, Ed.Brunidor,l984.

    Musik und Vergessen, Berlin, Merve Verlag, l984.

    Poetik der Gleichzeitigkeit, Bern, Benteli Verlag, l987.

    Zeitspielrume. Performance Musik Aesthetik, Berlin, Merve Verlag, l989.

    Musketaquid. John Cage, Charles Ives, und der Transzendentalismus, Berlin,Merve Verlag, l994.

    Musiques nomades, Ecrits runis et prsents par Christian Hauer, Paris,Editions Kim, l998.

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    Sommaire

    La Fiction de la postmodernit ............................................... 1

    Sommaire ..........................................................................................3Avant-propos .....................................................................................5Liminaire : Gense de cet ouvrage ..................................................13

    Premire partie : Incursions dans la thorie....................................45Chapitre 1 : Nietzsche postmoderne ? ......................................................... 46Chapitre 2 : La musique comme "mtaphore absolue" ................................ 69Chapitre 3 : Mythe, Musique, Postmodernit .............................................. 80Chapitre 4 : Musique et narrativit : L'criture du bruit ............................. 101Chapitre 5 : Art Gestell Doxa.................................................................... 114

    Seconde partie : Le partage de l'oreille .........................................128Chapitre 6 : Dufrenne : voir, couter, penser ............................................. 129Chapitre 7 : Barthes, ou la langue dans l'oreille......................................... 141Chapitre 8 : Eros musicien, ou le fourmillement des coups ....................... 151Chapitre 9 : Ballif le postmoderne............................................................. 168Chapitre 10 : Musique, expression, libert ................................................ 179

    Troisime partie : Musique et transcendantalisme.........................202Chapitre 11 : De Thoreau Charles Ives ................................................... 203Chapitre 12 : Emerson selon Charles Ives ............................................... 214Chapitre 13 : Cage lecteur de Thoreau ...................................................... 233Chapitre 14 - Musique et an-archie .......................................................... 241Chapitre 15 - Lvinas : l'thique du rcit .................................................. 288

    Quatrime partie : Figures du dsuvrement ................................305Chapitre 16 : Glose sur un pome de John Cage........................................ 306Chapitre 17 : ZAJ ou le cercle des compositeurs disparus ....................... 330Chapitre 18 : Le temps zro chez Chris Newman...................................... 349Chapitre 19 : Les tuniques de Nessus ....................................................... 364Chapitre 20 - L'appel de l'avalanche......................................................... 374Chapitre 21 - Le passage des pierres ........................................................ 380

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    Cinquime partie : Prsenter l'imprsentable................................394Chapitre 22 : Musique, visage, silence ...................................................... 395Chapitre 23 : L'Ereignis dans le Tao ........................................................ 414Chapitre 24 : Gloses sur le Ryoan-ji......................................................... 421Chapitre 25 : Le Ryoan-ji port l'cran ................................................... 436Chapitre 26 : Narcissisme et postmodernit ............................................. 442Chapitre 27 : Au del du narcissisme ?..................................................... 453

    Envoi .............................................................................................484Chapitre 28 : A la recherche d'une socit sans conflit ............................. 485

    Sources..........................................................................................500

    Bibliographie.................................................................................504Note sur la bibliographie........................................................................... 505Bibliographie 1 : "transatlantique" ............................................................ 506Bibliographie 2 : "transpacifique" ............................................................. 510

    Index nominum ..............................................................................514

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    Avant-propos

    Dans les tudes qui vont suivre, on n'a pas entrepris de passer en revue laproduction romanesque du XXe sicle, comme l'avait fait par exemple en 1987la Postmodernist Fiction de Brian McHale, et comme l'a tent nouveaux fraisStephen Baker dans The Fiction of Postmodernity (1).A vrai dire, lorsque Jean-Franois Matti m'avait demand, voici trois ans, de rflchir une Critique dela postmodernit, l'ide de substituer Fiction Critique s'tait immdiatementimpose moi, parce qu'il me semblait qu'une catgorie (ou mtacatgorie)comme postmodernit relevait d'une volont de construction historique dont lestenants de la Thorie critique comme Adorno n'avaient tenu compte, justement,qu'en vue d'une critique sens unique. Peut-tre tait-ce l'effet d'un parti-pris ?Il se trouve que, jeune musicien , j'avais rencontr Adorno aux Ferienkurse deDarmstadt ; mais le sentiment que m'avaient laiss l'homme et sa dialectique,malgr l'intrt que je portais la Philosophie der neuen Musik et ses autrescrits (2), tait celui d'un malaise persistant - celui qu'a dcrit Jean-FranoisLyotard dans ses "Drives", et approfondi dans "Adorno come diavolo" (3) : selaisser aller une critique tellement sre d'elle-mme qu'elle ne dboucht quesur du Hegel au carr, cela revenait une dmission, face la besogne de pensequ'exigeait l'aventure artistique pour tre au moins interroge sur ses origines.L'idal adornien de la "musique informelle" me paraissait susceptible de fairel'objet d'une approche bien plus efficace en termes d'Auszugsgestalten (c'est--dire de "formes-esquisses") : avec le compositeur Dieter Schnebel, discipled'Ernst Bloch, je voyais dans l'Experimentum mundi, donc dans le "systmeouvert", tel que la postmodernit invitait le repenser, l'expression la plusrigoureuse de la "potique de l'histoire" laquelle conduisait la penseblochienne ; les musiques exprimentales valaient d'tre interroges en tant quefaisant signe vers ce que Grard Raulet appelait "une autre rationalit" (4).Fidle, d'autre part, l'ide (chre, jadis, Merleau-Ponty, et de l Lyotard) del'urgence d'une relativisation du relativisme, je croyais ncessaire non seulement,comme Lyotard l'avait suggr dans sa contribution magistrale l'Encyclopdiephilosophique universelle (4), de "rcrire la modernit" la faon de Heidegger,mais de remonter ne serait-ce que pour vrifier la connivence qu'avait sudiagnostiquer Grard Raulet entre Bloch et Nietzsche - jusqu' l'adversaire jurde Hegel qu'avait dcrit Deleuze dans son livre sur Nietzsche, et dont lagnalogie de la postmodernit ne pouvait l'vidence faire l'conomie (5). Lemot de fiction, Nietzsche ne l'avait-il pas en effet dj impos non seulement Deleuze, mais Lyotard, c'est--dire aux deux philosophes franais les plusimpliqus, volens nolens, dans les dbats de fond touchant la postmodernit ?C'est donc en relisant un passage mon sens capital de l'"Adorno come diavolo"

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    de Jean-Franois Lyotard, que je pris ma dcision quant l'intitul du prsentouvrage il s'agissait du passage dans lequel Lyotard rclamait, pour aborder lesmusiques "affirmatives", "pauvres et concrtes (celles de Cage avant tout)"(6),que l'on abandonnt l'"alternative" prne par Adorno : n'tant "ni apparence,musica ficta, ni connaissance laborieuse, musica fingens", l'uvre (ou la non-uvre) "povera" serait "jeu mtamorphique d'intensits sonores, travailparodique de rien, musica figura."(7)

    La Fiction de la postmodernit, donc, serait une enqute surl'laboration de la "catgorie postmodernit", et cette enqute ne se droberaitpas la ncessit de juger, krinein. Mais sans arrogance : elle suivrait non pasl'aveuglement somnambulique qui paraissait de mise Francfort, mais la rigueurdans l'autocritique qu'avait su s'imposer l'auteur de Discours, Figure, au longd'un parcours intellectuel qui l'a conduit ou reconduit dans les parages deHeidegger. Cela permettrait de faire droit la relative complexit smantique dumot fiction : celui-ci n'est pas seulement synonyme de "fabrication", car au latinfabricare, le fingere ajoute la nuance d'une "feinte". Et "feinte" nous expdievers l'eirneia, l'ironie des Grecs : "ironie" et postmodernit devraient, enprincipe, faire bon mnage (8). Cela explique la propension gnrale rabattrela smantique du mot "fiction" sur les "arts de littrature" : ceux-ci n'autorisent-ils pas le ddoublement, la duplicit, bref le double jeu ? Rien de surprenant, sil'on y pense, ce que le matre d'Adorno, Lukcs, se soit permis de voir dansl'"ironie de l'crivain (...) la mystique ngative des poques sans Dieu"(9). Maisrappelons-nous le parallle qu'avait mticuleusement agenc, jadis, LucienGoldmann entre Lukcs et Heidegger (10); en songeant la fascinationcommune ressentie chez ces auteurs pour la "mort de Dieu", et en gnral la vianegativa (avec tout ce qu'elle comporte d'angoisse de coulpe), ne faudrait-il pasddoubler et redupliquer, en l'honneur des postmodernes, le diagnostic deJanicaud sur le "tournant thologique" de la phnomnologie, et emboter le pasau "Pour une philosophie non thologique" de Mikel Dufrenne (11) ? Il sepourrait bien, en effet, que l'enjeu le plus constant de la "logique floue", fuzzy,des postmodernes, ft de l'ordre (ou du dsordre) non pas seulement de lathologie, mais de la thologie ngative, et que celle-ci s'accommodt son tourde ce que Derrida a suggr d'appeler, dans le fil de Georges Bataille, une"athologie ngative" - ce qui dbouche assurment sur l'"indcidable" desdconstructionnistes... moins qu'une autre logique, ou qu'une autre rationalit,ne nous guidt secrtement vers un tout autre lieu.

    En se laissant aller ces rveries, il tait ais, certes, d'extrapoler. Maison ne quittait gure pour autant le champ d'exercice du discours : on secontentait de parachever, l'aide de thologmes ou de non-thologmes plus oumoins vagues, le linguistic turn. Cela ne revenait-il pas penser en rond ? - Il yavait bien le brlot de Bruno Latour, Nous n'avons jamais t modernes, quiavait le mrite de couper court ces "rondeurs" de la pense qu'taient les"mtarcits" selon Lyotard. Toutefois, et Latour n'y prenait pas garde, son

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    anorexie volontaire le portait s'inventer parfois des adversaires un peu tropminces, ou sur mesure ; Heidegger, notamment, se voyait rcus propos de ladiffrence ontologique, par exemple, au moyen d'une facilit : "Ds que noussuivons la trace de quelque quasi objet, il nous apparat tantt chose, tantt rcit,tantt lien social, sans se rduire jamais un simple tant." (12) En revanche, larfrence unique un art "constitu", rfrence dont il prcise qu'elle est " labase de cet essai", parat de nature restituer l'argumentation de Latour sonefficace, l're de la postmodernit dchane. Elle concerne une procdurepermutationnelle bien connue des musiciens, et dment pratique au XXe siclepar un compositeur postmoderne s'il en est, Olivier Messiaen : le doublemouvement des extrmes aux centres et des centres aux extrmes (13). Or ils'agit d'un schme mdival, mais parfaitement applicable aux tches de"purification" ou de "mdiation" au fil desquelles se modlent, selon l'auteur,nos reprsentations du monde. Qu'il y ait un esprit de la musique l'uvre dansnos penses et dans nos crits (14), c'est--dire dans l'conomie du monde telque nous le sculptons, si cela constitue le secret de notre non-modernit, alorsoui, nous n'avons jamais t modernes parce que nous avons toujours tpostmodernes (15). Vive Messiaen !

    Cela, malheureusement, ne rsout rien. Car qui sommes-nous ? Quand,dans l'exgse de la Phnomnologie de l'esprit qu'il publie en 1948, Kojveaffirme que la disparition de l'animal "posthistorique" qu'est devenu l'homosapiens est aujourd'hui un fait avr, il ne renvoie pas seulement son lecteur lafin de l'histoire europenne, celle qui s'achve avec la victoire de Napolon Ina, il va jusqu' proclamer que l'American way of life prfigure de faontangible l'"ternel prsent" dont bnficiera dsormais l'ensemble de l'humanit ;et il rectifiera le tir aprs un voyage au Japon effectu en 1959 : l'"interaction"du Japon et de l'Occident finira par la "japonisation" des Occidentaux, "lesRusses y compris" (16).

    Que faire, en effet, quand on s'interroge sur la postmodernit, del'vnement qu'a constitu, aux yeux des historiens, le clbre dbat sur la"postmodernit" comme "lment moteur de la sphre de co-prospritasiatique", argument essentiel de la doctrine ultra-nationaliste depuis les annestrente, lors du colloque "Dpassement de la modernit" qui rassembla Tky,et en pleine guerre (1942), plusieurs des philosophes de l'Ecole de Kyto ? Ladfinition exacte donner du fait social postmoderne au Japon a donn lieu d'innombrables discussions, au Japon d'abord, puis aux Etats-Unis, enfin enEurope ; et la question est loin d'tre rsolue. C'est que la politique continued'imposer ses exigences. Selon l'orthodoxie laquelle on adhre, le ton (et lateneur de la Quellenforschung, c'est--dire le reprage et l'inventaire dessources), la faon d'interprter, la prospective envisager, tout se modifie. Ornul, en principe, ne peut se croire totalement indemne de prjugs, etl'hermneutique de Gadamer a relanc dans la seconde moiti du XXe sicle undbat dj complexe ce propos ; en outre, s'agissant de la postmodernit, les

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    ds n'ont pas manqu d'tre pips en tous sens; et l'attitude d'un penseurindpendant de toute infodation voyante tel ou tel clan, comme le philosophebelge Bernard Stevens, dans les divers textes qu'il a consacrs l'Ecole deKyto et rassembls sous le titre Topologie du nant (17), m'est apparue rare, etexemplaire. Rsistant, en effet, la critique mise par ce qu'il appelle "le petitcnacle des japonisants franais de Kyto", lequel dnonait l'"irresponsabilit"de sa prsentation des penseurs japonais dans un article de 1993, BernardStevens s'est insurg, dans son avant-propos, contre "la conscience jugeante des"belles mes" ignorantes de l'inquitude de la pense", qui dcidait de faonautoritaire de ce qu'il y aurait lieu de retenir de tel ou tel philosophe, eu gard ses engagements politiques antrieurs, et surtout au prorata du "penchantfascisant dont faisait preuve, depuis toujours, et pour longtemps encore sansaucun doute, la sensibilit japonaise..." (18)

    J'ai moi-mme rencontr, propos de la postmodernit made in Japan etdate de 1942, un problme analogue, qui concernait vrai dire non pas le seul"penchant fascisant" des Japonais, mais celui, beaucoup plus proche de nous,dont Heidegger eut rpondre en 1945, et que le personnage que je dnommel'Abb Farias a ractualis plus rcemment. Lors d'une soutenance de thse quidfraya la chronique, et dont le sujet pouvait effectivement prter quelquescontroverses, puisqu'il consistait dans une confrontation entre deux pensesaudacieuses de la modernit, celle de Heidegger et celle de John Cage, cedernier, de passage Paris, accepta de figurer dans le jury auquel je l'avaisconvi. Nous dbattions tout fait sereinement, lorsqu'un membre du jurys'avisa de poser au candidat une question trange : "M. Cage, la diffrence deHeidegger, n'a jamais revtu un uniforme de Recteur, ni port de moustache ; saressemblance avec Hitler tant, de ce fait, problmatique, pourquoi avoir choisiun tel sujet ?" Le candidat ne sachant que rpondre, Cage se tourna versl'intervenant, et lui posa en retour un vrai problme : "Comment pouvez-vousinsinuer que le port d'une moustache suffise faire de quiconque un nazi ? Etcroyez-vous que mon adhsion au bouddhisme zen ait signifi que j'aurais aussibien particip aux atrocits dont les bouddhistes zen se sont rendus coupablespendant la guerre ?" Lorsque Bernard Stevens s'interroge sur "la consciencetranquille des dfenseurs peu aventureux du politiquement correct, totalementinsensibles aux enjeux rels dont l'effort des philosophes de Kyto, ou deHeidegger, sont le tmoin", il formule l'une des difficults majeures auxquellesse heurte la recherche.

    Sans ncessairement partager les vues de Bernard Stevens sur l'avenir dela postmodernit (la confiance qu'il croit devoir accorder l'idalcommunicationnel du consensus me parat pour le moins sujette caution...), jeconsidre sa Topologie du nant comme l'un des ouvrages les plus novateursparus sur la problmatique que les textes dont je propose ici le florilge tentaient,de leur ct et sous l'angle de l'esthtique, de mettre sur pied. L'aire francophones'est galement enrichie de faon suggestive l'occasion du projet de recherche

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    cooprative internationale lanc en 1994 par Augustin Berque sur LeDpassement de la modernit, hier et aujourd'hui, avec l'ouvrage collectif d'A.Berque et P. Nys intitul Logique du lieu et uvre humaine, qui contient, outredes contributions d'une grande pertinence, une vision plus quilibre de la"politique suivre",dans le domaine postmoderne, que celle du "politiquementcorrect". Et, s'il faut complter ce (trop) bref palmars, je dois signaler que lelivre de Rada Ivekovi_ Orients, critique de la raison postmoderne, accompagnde la publication des actes du Colloque de Cret qui s'tait tenu en 1991 surEurope-Inde-Postmodernit, m'est apparu, en 1992, comme le tout premiersigne du fait mme que les travaux que j'avais entrepris, depuis une bonnevingtaine d'annes, dans ce domaine si frquent apparemment de l'esthtiquecompare dans ses rapports avec les thories et pratiques de l'art de la "post-avant-garde", que ces analyses, donc, pourraient trouver un cho autrequ'amricain ou japonais (49).

    On trouvera donc essentiellement dans le prsent volume des textes-constats, tmoignant de la naissance "fictionnelle", c'est--dire de laconstruction, d'un certain concept de postmodernit, que j'ai vu natre, justement,en tant que fiction hypothtique, et dont il m'a sembl non seulement qu'il avaitoccup le devant de la scne artistique et philosophique l o je l'avais flair eto il m'avait t donn de le suivre, mais qu'il avait jou un rle particulirementefficace, mme lorsque l'inflation du "postmoderne" commercial, culinaire,mdiatique etc. avait envahi - ou sembl envahir - le champ de la "viequotidienne". L'ordre que j'ai choisi pour les diffrents textes - dont chacun est,sinon entirement auto-suffisant, du moins en prise sur "une" problmatiquedont il attaque un aspect particulier, alors que "la" problmatique garde sonidentit d'ensemble -, ordre qui est fonction d'une chronologie qui ne suit pasl'vnementiel, mais l'apparition d'aspects indits, cet ordre prend en compte lapolarisation progressive que dessinait en 1971 la confrence que j'avaisprononce la Sorbonne sur la demande de Jean Wahl : ce n'tait que vers la fin,que l'Orient de cette qute commenait poindre, et la rfrence Lvinas - quej'ai retrouve sous la plume de l'auteur des Heidegger's Estrangements, Gerald L.Bruns, treize ans plus tard (20) faisait dj signe comme une invitation semettre " l'coute de l'Autre, c'est--dire de l'autre civilisation"(21); c'est--dire,selon le mot de Kojve, japoniser.

    Je tiens enfin dire Jean-Franois Matti, dont la patience a t mise rude preuve par mes retards insenss (et involontaires !), mais dont la confiancem'a touch d'autant plus que j'en abusais, que je lui suis profondmentreconnaissant de la gnrosit qu'il n'a cess de me manifester, et de l'accueilqu'il a tenu rserver ce livre dans la collection en tous points prestigieusequ'il dirige.

    (Octobre 2000)

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    Notes

    1. Cf. Brian McHale, Postmodernist Fiction, New York, Methuen,1987. EtStephen Baker, The Fiction of Postmodernity, Edinburgh, The EdinburghUniversity Press, 2000.

    2. En 1961-1962, avant la publication de la traduction de la Philosophie dela nouvelle musique (due Hildenbrand et Lindenberg) chez Gallimard(1962), j'ai tudi ce livre en lui consacrant un cours d'un semestre l'Universit d'Aix-en-Provence.

    3. Cf. Jean-Franois Lyotard, "Drives", in Drive partir de Marx et Freud,Paris, U.G.E., 1973, p. 5-21 ; et "Adorno come diavolo", in Des dispositifspulsionnels, Paris, U.G.E., 1973, p. 115-133.

    4. Cf. Grard Raulet, "L'utopie concrte l'preuve de la postmodernit, ou :comment peut-on tre blochien ?", in Ernst Bloch et Gyrgi Lukcs unsicle aprs, Actes du colloque du Goethe-Institut (Paris, l985), Arles,Actes Sud, l986, p. 27O-285.

    5. J.-F. Lyotard, "Argumentation et prsentation : la crise des fondements",in A. Jacob, Encyclopdie philosophique universelle, I. L'Universphilosophique, Paris, P.U.F., 1989, p. 738-750. Cf. Gilles Deleuze,Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962 .

    6. C'est l'expression utilise dans "Drives", loc. cit., p. 20.

    7. "Adorno come diavolo", loc. cit., p. 125.

    8. Cf. Daniel Charles, "Ironie et postmodernit", article sous presse dans lenumro spcial de la Revue d'Esthtique consacr aux Rires (en hommage Olivier Revault d'Allonnes), automne 2000.

    9. Georges Lukcs, La Thorie du roman, trad. Jean Clairevoye, Genve,Ed. Gonthier, 1963, p. 86.

    10. Cf. Lucien Goldmann, Lukcs et Heidegger, fragments posthumes (d.Youssef Ishaghpour), Paris, Denol -Gonthier, 1973.

    11. Mikel Dufrenne, "Pour une philosophie non thologique", prface laseconde dition du Potique, Paris, P.U.F., 1973.

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    12. Bruno Latour, Nous n'avons jamais t modernes, Essai d'anthropologiesymtrique, Paris, La Dcouverte, 1991, p. 88-90. En sensrigoureusement inverse, cf. Jean-Michel Salanskis, Heidegger, Paris, LesBelles-Lettres, 1997, p. 31-32 : "Les choses, les tants que nous donnel'Etre, en effet, pour Heidegger, ne sont pas des choses positivistes, desobjets matriels bien dlimits, ranger dans leurs tiroirs en attendantl'inventaire de la science ou du sens commun. Ce sont les choses danstoute leur plnitude intentionnelle, c'est--dire exactement telles que nousles vivons, les accueillons, et les intgrons notre monde. Ce sont leschoses avec toute leur texture affective, sociale, mythique, potique, avectoute leur charge de pense."

    13. Cf. B. Latour, op. cit., p. 105-107.

    14. Dans un texte d'une grande beaut, Franoise Proust l'a montr proposdes Mille plateaux de Deleuze et Guattari : "la musique s'entend sansdoute autant dans le devenir-musical de la langue, comme dans celle d'unBeckett ou d'un Kleist, que dans une composition musicale comme telle."("Le Style du philosophe", in Yannick Beaubatie, Tombeau de GillesDeleuze, Tulle, Ed. Mille Sources, 2000, p. 122).

    15. Le neuvime et dernier sminaire du Centre de Documentation de laMusique Contemporaine (C.D.M.C.) de l'anne 2000-2001, prvu pour le12 juin 2001, et "modr" par Batrice Ramaut-Chevassus, auteur d'unremarquable Que sais-je ? sur Musique et postmodernit (Paris, P.U.F.,1998, n3378), s'intitulera Comment ne pas tre postmoderne ?, et sepropose de "dfinir la postmodernit comme une attitude et mme commeun esprit du temps, non comme un style". C'est exactement la perspectiveque je dfends ici, et dans laquelle Bruno Latour me parat engag, mmes'il prtend l'inverse. La mme analyse vient d'tre confirme par lesociologue de Liverpool, Grard Delanty, pour lequel la question de lapostmodernit s'est en fait dplace, et concerne dsormais non plusl'Europe, ni mme peut-tre les Etats-Unis, mais l'Extrme-Orient etl'Islam. Cf. G. Delanty, Modernity and Postmodernity, Knowledge, Power,and the Self, London, Sage, 2000, notamment p. 153-155.

    16. Cf. Alexandre Kojve, Introduction la lecture de Hegel, Paris,Gallimard, 1968, p. 437, note.

    17. Bernard Stevens, Topologie du nant, Une approche de l'Ecole de Kyto,Louvain, Peeters, 2000.

    18. B. Stevens, op. cit., p.4.

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    19. Cf. Augustin Berque et Philippe Nys d., Logique du lieu et uvrehumaine, Bruxelles, Ed. Ousia, 1997 ; Rada Ivekovi_, Orients, Critiquede la raison postmoderne, Paris, Nol Blandin, 1992 ; Rada Ivekovi_ etJacques Poulain, Europe-Inde-Postmodernit, Paris, Nol Blandin, 1992.

    20. Cf. Gerald L. Bruns, "Poethics : John Cage and Stanley Cavell at theCrossroads of Ethical Theory", in Marjorie Perloff and CharlesJunkerman, John Cage Composed in America, Chicago, The University ofChicago Press, 1994, p. 206-225 ; tout le texte dveloppe lerapprochement Cage/Heidegger, en montrant comment Lvinas relaye enquelque sorte Heidegger dans la qute "transcendantaliste", thoreauvienne,et finalement orientale, de ce que Stanley Cavell dnomme la"reconnaissance" (acknowledgment).

    21. J'emprunte cette formule au Prire d'insrer (p. 4 de couverture) du livrede Rada Ivekovi_, Orients (op. cit.).

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    Liminaire : Gense de cet ouvrage

    Dans l'entretien qu'il a accord Elie During pour la revue Art Press en1999, et dont le texte a t repris dans le Tombeau de Gilles Deleuze (1), SylvreLotringer explique comment, jeune enseignant l'Universit Columbia NewYork, il dcida de fonder au dbut des annes soixante-dix une revue -Semiotext(e) - susceptible de diffuser aux Etats-Unis la pense franaisecontemporaine, de faon que celle-ci ft mme de rencontrer la "ralitamricaine". L'entreprise tait quelque peu risque : ce que Lotringer entendaitpar "ralit amricaine" diffrait notablement de ce que professaitl'establishment universitaire local, lequel faisait la part belle la traditionpuritaine, et s'adonnait un jeu redoutable, celui de la critique.

    Ce jeu, en quoi consistait-il ? En une discussion systmatique visant scuriser intgralement la teneur d'une argumentation, et confrant aux seulsspcialistes le droit la lgitimit thorique. Bien entendu, nul ne songerait contester le bien-fond d'une telle rgle, si son application ne conduisait deserrements parfois inadmissibles. Comme le rappelle Lotringer, "Une thoriequelle qu'elle soit court toujours le risque de devenir une machine juger. (...)Quand on critique, on s'adresse moins un objet qu'on n'affirme son propre droit critiquer. On se place en position de matrise : on est celui qui sait par rapport ceux qui ne savent pas ou qui savent faux. On n'explore rien, on n'exprimentepas, on ne fait que confirmer ses propres prjugs, mme gnreux. Lagnrosit aveugle, il n'y a rien de plus pernicieux. On tuerait les gens pour leurfaire du bien. Barthes disait que le classicisme, c'est ce qui s'enseigne en classe.Eh bien, la critique c'est a. La critique, mme excellente, donne toujours uneleon." (2)

    Et quelle tait cette "ralit amricaine" qui, selon Lotringer, se refusait recevoir des leons ? La rponse est dans la question : les "mauvais lves", lescancres, "ceux qui pensaient en prise avec cette ralit, aux Etats-Unis, n'taientpas les universitaires, mais les artistes." (3) Pas n'importe lesquels, pas ceux qui,confronts avec une "pense franaise" exotique, et surtout inattendue, voirenigmatique, s'en empareraient pour la convertir en un nouveau langage dont ilsdeviendraient aussitt les spcialistes. La revue October, par exemple, fonde la mme poque que Semiotext(e), s'est vite mtamorphose en machine depouvoir universitaire, et artistique, les deux ne faisant plus qu'un. L'histoire del'art comme comble de l'art. On n'a plus besoin d'artistes, les historiens sont l.C'est maintenant partout le mme langage, le mme pouvoir : on entre dans lacarrire." (4) - Non, ceux des artistes qui ont suivi Semiotext(e) se recrutaientbien davantage hors normes : loin de se laisser intimider par un discoursthorique (et par une rhtorique) d'importation, ils en useraient afin de produire

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    leurs propres ides, c'est--dire des fins exprimentales ou exploratoires, nonaxes sur le prestige ou la rentabilit. "L'ide de dpart, avec Semiotext(e), c'taitde se passer de toute critique.(...) Cette attitude correspondait l'ide que je mefaisais du pragmatisme amricain : si on n'aime pas quelque chose, on laissetomber, on va ce qui est vivant. Une position active, non ractive. C'est toutNietzsche. Si on passe son temps critiquer, on finit par avoir raison. Il n'y arien de pire. La revue n'a jamais cherch avoir raison, et n'a jamais eu peurd'avoir tort. Quand on commence par avoir tort, on finit peut-tre par trouverquelque chose en route." (5) La "ralit amricaine", en somme, trouvait avecSemiotext(e) - "sismographe franais" branch New York - sa "chambred'cho"(6).

    Or, si Lotringer veillait tant contourner la "critique", ce n'tait que dansla mesure o la French Theory dont il se rclamait - et qui regroupait les tenantsdu renouveau "nietzschen" d'aprs 1968 - s'interrogeait sur la conduite pratique tenir dans une socit devenue "fluide", et laquelle la vieille gaucheacadmique amricaine ne s'intressait plus qu'en thorie. Pour Deleuze etGuattari, en particulier, l'opposition politique ne pouvait plus se satisfaire descatgories analytiques habituelles, et la rflexion devait s'ouvrir sur des constatsrsolument neufs. "Les signes fonctionnent dans le social, ont une archologiedans les socits sauvages. Le capitalisme n'est plus seulement une affaired'exploitation, d'extraction de plus-value. C'est un organisme prolifrant,dterritorialisant, anarchique. Il cre des valeurs nouvelles, et en mme tempsdes reprsentations et des valeurs-paravents."(7) - Mais qui et pu admettre,dans les Etats-Unis de 1972, une "schizo-analyse" apparemment aussi peufonde et d'inspiration aussi peu "dans le vent"? Car la rfrence nietzschenne,"l'universit amricaine, domine par la thorie critique hrite de l'Ecole deFrancfort et par les derrido-lacaniens, l'ignorait ou n'en voulait pas." (8) Et vu latideur des diteurs, il ne restait plus qu"' court-circuiter l'universit partir del'universit, en gardant toujours un pied ailleurs, les deux si possible."(9)

    En revanche, Sylvre Lotringer trouva dans la musique un rpondantdcisif: "J'tais frapp par le fait que quelqu'un comme John Cage, dont j'ai faitretraduire en anglais Pour les oiseaux, arrivait, partir d'un cocktail debouddhisme zen, de transcendantalisme la Thoreau, de "chance", et d'une dosed'anarchisme culturel l'amricaine, des positions proches de celles deDeleuze et Guattari. Et en vitant le thoricisme franais."(10)

    Cage tait en effet l'intercesseur rv : sa participation Semiotext(e),intervenant dans le numro 7, c'est--dire au dpart de la troisime anne de larevue, 1978, quivalait un brevet de non-conformisme, et rassurait les artistespeu ports sur la thorie. Ces derniers ne boudrent pas les textes signsBataille ou Deleuze, Lyotard ou Foucault, Klossowski ou Derrida, qu'avaitrunis Lotringer pour illustrer le thme du "retour de Nietzsche" (Nietzsche'sReturn). Et Cage tait reprsent par onze pages de questions et rponses quej'avais rdiges entre 1970 et 1976 : Pour les oiseaux, dont j'avais pratiquement

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    termin le manuscrit au dbut 1970, venait enfin de voir le jour (en janvier1977), et Sylvre Lotringer, qui avait immdiatement souhait une traduction enanglais, commenait voir son vu se raliser. Il obtint galement de Cage unepage expliquant les circonstances exactes dans lesquelles le livre s'tait labor ;l'diteur londonien Marion Boyars eut le bon got de la faire imprimer en guised'introduction, aprs ma propre prface, dans la version complte de 1981 (11).

    Epiloguant, une vingtaine d'annes plus tard, sur le succs de Nietzsche'sReturn, Sylvre Lotringer se flicita d'avoir mis ensemble "des gens quiparlaient de Nietzsche, et des gens qui taient nietzschens", mais "parfois sansle savoir". Peut-tre faisait-il allusion Cage ? En fait, Cage savait pourquoi iln'tait pas nietzschen : il se mfiait d'une doctrine comme celle qu'Emersonavait lgue Nietzsche, relativement la "slectivit" du "retour ternel",doctrine selon laquelle ne "reviennent" que ceux qui ont le courage de "vouloir"ce "retour". Car c'est bien dans Fate que Nietzsche a puis de quoi toffer sathse de la "transmutation des valeurs"(12); mais Cage se mfiait d'Emerson, qui il prfrait videmment Thoreau.

    Et le lien de Cage avec Deleuze, sur lequel Lotringer reste un peu vasif,serait galement prciser. Dans le livre-clef de 1962, Nietzsche et laphilosophie, dont il m'est arriv de parler avec Cage, Deleuze s'tait fait, commeon sait, le champion de la "slectivit" dont je viens d'voquer la saveur"transcendantaliste" (13); mais en 1972, L'Anti-dipe contenait un loge directde Silence, ainsi que la mention de ma confrence de 1971 la Socit dePhilosophie (14), et John Cage en fut extrmement touch. L'apprciation deLotringer est de toute faon retenir "Qu'on soit deleuzo-guattarien sansrfrence Deleuze ou Guattari cela ne me gne pas. Il y a une telle symbioseentre la ralit amricaine et la thorie franaise que les gens n'ont pasncessairement besoin de faire appel aux concepts.(...) L'avenir de la thorie,c'est la disparition de la thorie dans la production de ses effets." (15)

    La dernire phrase qui vient d'tre cite, tout en rsumant l'expriencenew-yorkaise du fondateur de Semiotext(e), semble prdire, sinon - selonl'expression dsormais rituelle de Michel Foucault - un "sicle deleuzien", dumoins le succs assur d'une certaine postmodernit.

    Le mot "postmodernit" est absent du texte de Lotringer. Cela n'estgure surprenant : comme le dit Ren Scherer, "il peut tre utile de signaler queDeleuze n'a jamais pris au srieux la mode du "postmodernisme", pour la bonneraison, peut-tre, selon un bel article d'Antonio Negri dans Chimres, que saphilosophie est en avant et a dj rpondu ce sur quoi le postmodernismepouvait s'interroger." (16)

    Mais "tre en avant" et satisfaire l'exigence de ce qui, venant "enaprs", ne s'est pas encore exprim, c'est frayer la voie ce qui suivra.Reportons-nous en effet ce qu'nonce Antonio Negri : ds L'Anti-dipe, la

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    "critique des structures de la modernit" s'rigeait en "critique postmoderne":non pas "dans le sens mou tel que l'idologie dominante nous en a restitu leconcept, mais travers la figure insurrectionnelle dont l'empire de lamondialisation a commenc subir les attaques" (17) ; et dans Mille plateaux, la"continuit historiographique de l'histoire de la philosophie" se voyait "dissoute,comme est dissoute sa tlologie ontique" (18) : du coup, la "critiquepostmoderne", devenant dure, scellait l'appartenance d'un penseur commeHeidegger, qui avait dj tent de critiquer la modernit, une postmodernit"faible". "Regardons un instant en arrire : quand Heidegger pose lerenversement de l'ontique en ontologique, de l'historiographie en historicit, ilfait en mme temps, de ce renversement, de la rupture logique, du refus dudestin, la seule signification de l'existant. L'opration heideggerienne constitueun blocage de la vie. Elle pousse l'extrme la dmarche mtaphysique vers unpoint d'arrive. Heidegger, c'est Job qui, l'inverse de ce qui se passe pour leJob biblique, voyant Dieu, en reste aveugl."(19)

    On peut, certes, rcuser une telle comparaison. Mais il s'agit surtoutpour Negri de faire ressortir la "duret" deleuzo-guattarienne - laquelle, selon lui,rdite en un sens Heidegger, mais pour le prolonger, sans passer par le dtourde la Verwindung et donc en vitant de procder la faon de Gianni Vattimo,qui selon le mot d'Augusto Illuminati "urbanise non seulement la provinceheideggerienne, mais aussi le dsert de Zarathoustra."(20)

    Ici, un rapprochement s'imposerait avec Mikel Dufrenne, qui n'hsitaitpas se rclamer du Deus sive natura : il est possible de "voir Dieu" dans Milleplateaux, mais " la manire spinozienne". Et c'est en ce sens que l'on peutparler, en tenant compte de la dfinition nietzschenne de l'homme commeanimal fingens, d'une fiction de la postmodernit laquelle consistera, dansMille plateaux, "effectuer de nouveau le renversement mthodologique del'ontique l'ontologique, dans une nouvelle perception de l'tre - de l'tre ouvert.Non pas pour raffirmer Dieu, mais pour l'exclure dfinitivement, non pas poursaisir un absolu, mais pour considrer omnino absoluta la construction de l'tre partir du travail de la singularit, l'uvre dans le travail humain."(21) Voil,conclut Negri, pourquoi Mille plateaux peut se lire "comme unephnomnologie du prsent tout fait opratoire ; mais il faut surtout y voir lapremire philosophie du postmoderne. Une philosophie qui, plongeant sesracines dans l'option alternative, immanentiste, matrialiste de la modernit,propose les bases permettant de reconstruire les sciences de l'esprit." Telle est enfin de compte la suprme tautologie : "Il n'y a pas d'autre manire de considrerl'tre, que de l'tre, de le faire." (22)

    On cite toujours, comme ayant forg dans les annes 1870-1880 le mot"postmoderne", John Watkins Chapman ; mais sans doute faudrait-il faire unsort au philosophe qui parat l'avoir adopt le premier : l'allemand et nietzschenRudolf Pannwitz, qui, dans les deux volumes du trait qu'il consacre en 1917 la Crise de la culture europenne, professe l'quivalence de l'homme

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    postmoderne et du Surhomme (23). Une telle quation pourrait bien avoir servide cible Walter Benjamin, lorsque celui-ci crivait, dans Zentralpark : "Pour lapense de l'ternel retour, un fait a de l'importance : la bourgeoisie n'osait plusregarder en face le dveloppement futur de la production qu'elle avait mise enuvre. La pense de l'ternel retour et celle qu'on brode sur les taies d'oreiller :"Encore un petit quart d'heure " sont complmentaires." (24) Commentant cet"aphorisme au vitriol", Grard Raulet a loquemment dcrit le genre deractions que pouvait susciter auprs des thoriciens de l'Ecole de Francfort le"nietzschisme dvoy" des philosophes franais comme Deleuze ou Lyotard,plus ou moins immergs dans le raz-de-mare de la postmodernit des annessoixante et soixante-dix, et qu'il tait apparemment facile de fustiger de loin d'un coup de baguette dialectique. C'est que leur "clectisme" ou leur"historisme", pour peu qu'on les considrt comme Benjamin l'avait fait del'ternel retour, savoir comme "le rve, ou le cauchemar esquiv" des"monstrueuses inventions venir dans le domaine de la technique dereproduction"(ce qui irait de la pellicule cinmatographique au clonage selonPeter Sloterdijk), - cet "clectisme" et cet "historisme", donc, passeraientaisment pour "l'esquive d'une modernisation, ce point affole par elle-mme"qu'elle ne saurait plus se penser dornavant qu'"au moyen de catgoriescliniques (la schizophrnie deleuzienne)" (25). Le successeur d'Adorno Francfort, Habermas, s'est particulirement distingu dans ce genre derquisitoires(qu'Adorno cultivait dj avec ardeur l'poque o il condamnait,dans la Thorie esthtique, le programme surraliste qui "niait l'art sans pouvoirvraiment s'en dbarrasser") (26) ; dans son discours de 1980 sur "La modernit :un projet inachev", il mettait l'index "toutes les tentatives pour comblerl'espace qui spare l'art de la vie, la fiction de la pratique, l'apparence de laralit; toutes celles qui () prtendent faire de l'art avec n'importe quoi et dechaque homme un artiste () ; et toutes celles qui se laissent ranger dans lacatgorie du non-sens et ne font qu'clairer d'une lumire plus crue les structuresde l'art auxquelles elles entendaient porter atteinte : l'ordre de l'apparence, latranscendance de l'uvre, la concentration et le caractre mthodique de laproduction artistique et enfin le statut cognitif du jugement de got." (27) Latransposition directe de l'art dans la vie, qui constituait l'essentiel du programmede l'avant-garde, correspondait selon Habermas un idal modernisteparfaitement irralisable (quel art serait-il mme de changer la vie ?), et dontl'chec, prvu et prouv, servait de prtexte l'intronisation d'une postmodernitanarchisante, soucieuse avant tout de briser la continuit structure de l'histoire.Naturellement, pour ne pas s'en tenir cette vision des choses, on devait sersoudre renoncer aux "garements"tant modernistes que postmodernistes :Habermas, qui se voyait entour de trois "conservatismes" au moins (celui,franco-nietzschen, des "jeunes conservateurs" ; celui, pr-moderniste, des"vieux conservateurs"; et celui, d'un modernisme troitement positiviste, des"no-conservateurs"), recommandait, afin d'assurer au mieux la fidlit l'idal

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    du projet "inachev" de la modernit, une "appropriation de la culture desexperts dans la perspective du monde vcu" - seule susceptible, lui semblait-il,de "sauver quelque chose" des "intentions de la vaine rvolte surraliste", etsurtout des "considrations dveloppes par Brecht, ou mme par WalterBenjamin, sur la rception des oeuvres d'art prives d'aura" (28).

    Seulement, la "ralit amricaine" n'est pas la ralit allemande, et "dansle cas du modernisme architectural", la "transposition" de l'art dans la "pratique" c'est--dire dans la vie ne s'est pas droule selon le schma habermassien;mais elle a "si bien russi aux Etats-Unis, elle a si parfaitement correspondu uncourant conomique et idologique porteur, qu'il est devenu ironiquementjustifi de rompre avec elle."(29) La postmodernit l'amricaine, telle quereprsente en architecture par un Charles Jencks, se voulait en effet beaucoupmoins hostile au modernisme que favorable un pluralisme que l'idologie desmodernes tait rpute rejeter. En fait, c'est contre tout engagement idologiqueexclusif que se construisait la postmodernit des architectes. La mtaphoretextuelle est ici de rigueur ; le postmoderne, comme l'explique Grard Raulet,"entend parler une langue aussi multivoque que possible : il considre laproduction de btiments comme un langage, l'intrieur duquel peuventcoexister de multiples structures smantiques. (...) Par l mme, le postmodernereprsente une forme de positivisme, car il repose sur l'acceptation d'unerationalit technicienne qui n'est critique qu'en tant qu'idologie exclusive.Tout en semblant rechercher ce que Habermas appellerait une communicationdes sphres dissocies de la modernit, il se contente de les juxtaposer et decimenter leur sparation."(30) Voil pourquoi, mme si tout parat les opposer,elles vont ensemble : c'est qu'elles sont relies par le lien postmoderne (:fictif?)du sans lien. Sur ce point, Deleuze et Jencks ne se rejoignent-ils pas ? QuandJencks rompt des lances en faveur du "double codage" - dont Raulet observe quela dualit ("expert/profane") "recouvre en fait un codage multiple : clectisme,pluralisme et historisme du rapport la tradition", il se situe au plus prs du"dcodage" deleuzien (c'est--dire de la destruction des codes); et mme, il enfait l'aveu, le "double codage" est une forme de schize (31) ; c'est que,"paradoxalement, l'intrt pluraliste et clectique pour le vernaculaire et le localcorrespond la dterritorialisation accomplie par le capitalisme." (32) Toujoursce thme de la dterritorialisation, qui rendait en somme Deleuze acceptable New York, mais faisait de lui un interdit de sjour Francfort... Il est vrai qu'uneintroduction via Sylvre Lotringer signifiait que si un "pont" avait t construit"entre la pense franaise et le monde artistique", c'tait "en refusant tous lesitinraires qui pourraient acadmiser la pense "nietzschenne" franaise." (33)La postmodernit rsultante ne pouvait tre qu'oblique.

    Sylvre Lotringer avait eu l'ide de "faire se rencontrer en 75, dans lecadre d'un colloque Schizo-Culture Columbia, d'un ct des gens comme Cage

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    ou Burroughs, et de l'autre Foucault, Deleuze, Guattari, Lyotard..."(34) A la finnovembre 1976, je fus invit par un autre universitaire franais en poste auxEtats-Unis, Michel Benamou, un Symposium international sur la PostmodernPerformance, qui se tenait au Center for XXth Century Studies de l'Universit deMilwaukee, et auquel participaient des artistes (John Cage, Allan Kaprow, DickHiggins, Carolee Schneeman); des potes (Jackson Mac Low, JeromeRothenberg) ; des philosophes ou critiques (avec notamment, pour la France,Jean-Franois Lyotard et Hubert Damisch); et un keynote speaker : Ihab Hassan(35). La contribution de ce dernier consistait en un "masque" au sensmusical : un divertissement-bouffe comportant plusieurs caractres oupersonnages travestis et configurant une "mascarade" dont le sujet(Prometheus as Performer : Toward a Posthumanist Culture) et lesprotagonistes (Pretext, Mythotext, Text, Heterotext, Context, Metatext, Postext,Paratext) composaient une trange allgorie, la fois compendium et manifeste,rcapitulation-collage de l'ensemble des ides de l'auteur quant lapostmodernit ; mais prsentant (mettant en scne, confiant la dclamation"performante") cette prsentation (redoutablement rudite, larde de rfrences),l'auteur en personne soumettait son public (assez largement diversifi, lesartistes aidant) une uvre en bonne et due forme, quoique hybride, mtisse etmyriapode - une oeuvre apprcier et applaudir, mais hors genre, horscatgories, et (somme toute) hors d'uvre...

    Le jeu d'Ihab Hassan, tel qu'il se donnait voir et couter, mettaitclairement la critique - au sens o la prenait Lotringer, et que j'ai voqu ds ledpart au dfi de continuer elle-mme jouer son propre jeu, qui revenait s'arroger le droit de juger sans partage. En effet, les huit "textes" de Prometheusse heurtaient et se rpondaient de manire brouiller l'intelligibilit linaire,c'est--dire faire rgner le silence, sans rduire au silence les diffrentes voix ;Hassan ralisait par l le projet qu'il avait formul ds 1970, dans son article surles "mtaphores du silence", de parvenir un "paracriticism" offrant au lecteurune libert au moins gale celle d'un crateur "exprimental" : "La critiquedevrait prendre elle-mme des leons de discontinuit, et devenir en soi moindreque la somme de ses propres parties. Elle devrait dlivrer au lecteur des espacesvides, des silences, dans lesquels il se rencontrerait avec lui-mme en prsencede la littrature." (36) "Paracritique", avait prcis Ihab Hassan en 1975, sera"l'essai de ractiver l'art de la multi-vocation" - nous dirions plutt: de la poly-phonie (37). Ce qui tait surprenant, dans le Prometheus d'Ihab Hassan, c'tait samusique - sa multivocit. Le "dmembrement d'Orphe".

    Ce qu'apportait en outre Hassan, c'tait une extrme sensibilit laconcidence des deux notions-cls d'immanence et d'indtermination, dont iln'hsitait pas faire l'amalgame en inventant, pour dsigner l'imminence"explosive" de la "multivocation" un mot superbe, l'"indetermanence" (38). Cetamoureux des mots conseillerait-il d'annexer Derrida la liste des penseurspostmodernes, comme l'a suppos Hans Bertens (39) ? Mais il n'avait pas

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    attendu l'aprs-structuralisme pour prner le recours un "nouveau gnosticisme"qui rendrait compte de l'volution gnrale du langage en posant qu'avant lacration des symboles, mots et choses ne faisaient qu'un - ce qui reconduisait lapostmodernit l'immanence. Et l'"indtermination" telle qu'il la concevait ne sersumait pas la redcouverte du hasard : il la dcomposait en "sous-tendances"("htrodoxie, pluralisme, clectisme, distribution alatoire, rvolte,dformation"), dont la dernire - la "dformation" - vhiculait toutes les nuancesdu "dsuvrement" (unmaking) : "dcration, dsintgration, dconstruction,dcentrement, dplacement, diffrence, discontinuit, disjonction, disparition,dcomposition, d-dfinition, dmystification, dtotalisation, dlgitimation"(40). Par cette avalanche verbale, il ne rsorbait pas ncessairement la porte del'unmaking en faisant mine de n'tablir qu'un nouveau Prcis de dcomposition :plus proche de Jean Wahl que de Cioran, il veillait seulement parcourir lechamp des possibles en le balisant. A cet gard, substituer la "paracritique" lacritique tait un geste salvateur, puisqu'en donnant sa chance chaque attitudeon n'radiquait aucun futur ; et Hassan pouvait affirmer bon droit en 1978 que"le jeu de l'indtermination et de l'immanence est crucial pour l'pistm dupostmodernisme"(41). Mais convertir en uvre la "paracritique" elle-mme,comme dans Prometheus, ou dans Joyce-Beckett : a scenario in 8 scenes and avoice, ou encore dans Fiction and Future : an extravaganza for voice and tape,c'tait effectivement (et affectivement) transformer la diffrence en diffrance.Comme Derrida saluant, dans Glas, le monotexte dfunt, ou se faisant, dans LaCarte postale, l'arpenteur de l'hypermodernit post-structurale, Ihab Hassann'hsitait pas prter main-forte artistique l'art (et au non-art) dont il se faisaitainsi la fois le porte-parole et l'exgte. Qu'il se rservt la possibilit de sertracter, c'tait de bonne guerre : mme si, de nos jours, "l'criture devientplagiat et parler devient citer","c'est nous qui crivons et c'est nous quiparlons"(we do write, we do speak); la "mtaphysique de l'absence(post)structuraliste", avec "son idologie de la fracture", refuse le "holisme ,presque fanatiquement. Mais j'entends rcuprer mon sentiment mtaphoriquedes entiers."(42)

    Il n'tait donc pas question, pour Ihab Hassan, d'adhrer sans retour quelque "post" que ce ft ; son propos, la fois plus mesur et plus incisif,consistait accompagner la cration vivante, en train de se faire, in statunascendi, plutt qu'une fois termine ou disparue, c'est--dire refroidie (quellesqu'aient t les causes ou raisons dudit refroidissement). C'est en ce sens qu'ils'tait ralli l'indeterminacy : celle-ci, comme pour Cage, se dfinissait sesyeux par l'"imitation de la nature dans son modus operandi" - prcepte thomiste,mais aussi fondement de la thorie indienne et extrme-orientale de la crationartistique - et supposait une natura naturans, en pleine action, pas encore"nature". La conjonction de l'immanence et de l'indtermination, plaant lapostmodernit en gense "active" - celle du participe prsent ! -, dtournaitHassan de se livrer la critique, au sens prcisment du New Criticism ; cela

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    l'et ramen une natura naturata, une affaire classe, des taxinomiesmortes. A Milwaukee, il s'agissait d'agir, et la postmodernit symbolisait lajeunesse des performing arts.

    Mais Hassan, en prenant ses distances l'gard du New Criticism, nepouvait pas ne pas rencontrer le groupe d'artistes et de thoriciens interesss parla philosophie "continentale" et qui s'taient rassembls autour de WilliamSpanos et de sa revue boundary 2 (sous-titre : a journal of postmodernliterature and culture). Fonde en 1972, boundary 2 s'tait voue la dfense etillustration du renouveau de l'oralit dans la posie contemporaine, en se plaantdans le sillage de Heidegger et des "ethno-potes" heideggeriens de l'Universitde Boston ; et le Center for XXth Century Studies avait abrit en avril 1975, dansle cadre de l'Universit du Wisconsin Milwaukee, une "premire rencontre"entre potes et philosophes de cette tendance, sous la houlette - dj - de MichelBenamou (43). Rien d'tonnant, donc, ce qu'Ihab Hassan se soit rfr, dansson Prometheus as Performer, Heidegger et son postmodern turn ; de plusnous tions en novembre 1976, les Rponses de Heidegger aux questions de DerSpiegel avaient t publies le 31 mai, quelques jours seulement aprs la mort duphilosophe ; insister sur les diffrentes maldictions dues la dictature duGestell tait devenu un lieu commun, mais Ihab Hassan eut coeur de dissiperce lieu commun, en proposant une lecture tout fait diffrente. Selon cetteinterprtation, si le "texte" heideggerien envisageait effectivement la disparitionpossible de l'homme, l'"htrotexte" n'tait pas moins formel en suggrant une"transhominisation" (Sloterdijk, de nos jours, est all dans le mme sens); le"mythotexte", en rappelant le mythe de Promthe, obligeait reconsidrer letemps, puisque ni le "texte" ni l'"htrotexte" ne tenaient compte du prsent(c'est--dire du fait, hic et nunc ,que seul peut rapporter un "postexte":Promthe, par sa souffrance, "nous interprte", c'est lui qui est "notreperformer"). Ainsi, face au dploiement de la technique, Heidegger, tel que lelisait Ihab Hassan, n'interdisait nullement que l'on songet la"transhominisation" ou transhumanisation de l'humain dont avait parl ArthurClarke dans ses Profiles of the Future. La postmodernit - "destructrice", maisnullement "nihiliste", pour reprendre les qualificatifs heideggeriens touchant l'artcontemporain - n'invitait-elle pas le penseur d'aujourd'hui "sortir de laclairire", selon le mot de Sloterdijk ? - Rappelons simplement les deux phrasesdu Spiegel par lesquelles Heidegger avait rpondu aux journalistes, et dont IhabHassan s'tait inspir la fin de Prometheus as Performer : "Il me semble quevous prenez la technique d'une manire un peu trop absolue. Je ne vois pas lasituation de l'homme dans le monde de la technique plantaire comme s'il taiten proie un malheur dont il ne pourrait plus se dptrer ; je vois bien plutt latche de la pense consister justement aider, dans ses limites, ce que l'hommeparvienne d'abord entrer suffisamment en relation avec l'tre de la technique."(44) L'nigme de "l'tre de la technique",voque dans le "mythotexte" par lacitation du Promthe de Kafka, serait-elle rendue plus accessible dans la mise

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    en scne d'Ihab Hassan ? Le mrite de ce dernier tenait la probit rigoureuse desa lecture de Heidegger - quelle qu'ait t la dsinvolture de son "masque".

    Ce qui me surprenait le plus dans le Symposium de Milwaukee, c'taitdonc de constater de visu et auditu l'mergence d'une cole heideggerienneproprement amricaine; Richard Palmer en tait ici le reprsentant officiel.J'avais lu son article de boundary 2 sur la "postmodernit de Heidegger", ainsique son Hermeneutics de 1969 (45); mais les rfrences aux "ethno-potes"d'Alcheringa la revue de Boston University, publie par le Center for XXthCentury Studies et Michel Benamou, Milwaukee (46) - me semblrent plusconvaincantes en gnral que les tudes finalement assez abstraites desphilosophes de boundary 2. Aprs tout, Heidegger lui-mme n'avait-il pasconseill ses interlocuteurs du Spiegel d'abandonner la distinction"mtaphysique" de la theoria et de la praxis (47)? Or, sauf exception, lesphilosophes ne parlaient gure que de leurs concepts ; les "blocs de sensations",au sens deleuzo-guattarien, ne les inspiraient que modrment. En revanche,dans Alcheringa, chez David Antin ou Jerome Rothenberg, chez Gary Snyder ouGeorge Quasha, chez Dennis Tedlock ou Richard Schechner, tout s'clairait :leur problme - comme l'avait parfaitement diagnostiqu William Spanos lors dela discussion du colloque d'ethno-posie ci-dessus voqu - tait un problmemusical, celui d'une oralit dsireuse de se dployer dans le temps alors qu'ellen'avait dispos jusque l que d'espaces. Selon Spanos, l'oralit "spatialise"relevait d'une tlologie et par l de la mtaphysique ; la "temporaliser" - c'est--dire la musicaliser - signifiait l'historiser (et lui restituer l'intgralit de sespouvoirs) (48). Demeurant fidle au "premier" Heidegger, Spanos se mfiait dustructuralisme et de ses drives, drives ou drivations plus ou moinscontrles, notamment du ct de la linguistique et du linguistic turn ; il ne seserait pas permis, je crois, d'attribuer Heidegger une responsabilit quelconquedans l'mergence et le dveloppement du structuralisme (thse qui avait tsoutenue formellement jadis par Mikel Dufrenne, piqu au vif par un Foucaultproclamant la "mort de l'homme" et croyant devoir riger,dans l'aprs 1968, unestratgie anti-humaniste). En revanche, la dmarche du pote Charles Olson,montrant comment la pratique langagire, inapte se saisir d'une nature qui nese laisse jamais apprhender selon les normes du logos hrit de la Grce, esttenue de se faire mouvement, process, projection au service d'un hommed'action, une telle dmarche (inspire d'Emerson) paraissait Spanos pleine depromesses. Charles Olson, bien que mfiant l'gard des chance operationsauxquelles se livrait Cage "laissant parler" le I Ching, et proche de Sartre (ouEmerson) plus que de Heidegger (ou Thoreau), avait particip l'Event de 1952au Black Mountain College, avec Cage, Merce Cunningham, RobertRauschenberg et M.C. Richards (49); considr ( tort) comme le premierhappening en date, cet Event, au cours duquel chacun des artistes prsents

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    oeuvrait sparment des autres en faisant dpendre ses gestes d'une suite detirages au sort, avait rendu, ses protagonistes clbres, et persuad Spanosd'avoir redfinir le postmodernisme en termes non de priode historiquechronologiquement dterminable, mais de Weltanschauung mtahistoriquerassemblant, par del les frontires historiques assignables (boundaries), lestenants de l'extrme avant-garde se reconnaissant dans l'esprit "exprimental".

    La gense de la postmodernit (postmodernity, par consquent, et nonplus postmodernism), telle que l'exposa Milwaukee Richard Palmer dans sonintervention sur l'"hermneutique postmoderne de la performance" (50), pouvaitdonc, dfaut d'tre exactement datable, se dfinir comme la diffusion d'unesorte d'"esprit du temps" de Zeitgeist empitant sur des poques apparemmenttrangres les unes aux autres, et ayant pour idal commun le rejet de la"modernit". Un tel rejet n'tait-il pas cependant le propre de la modernit elle-mme, traditionnellement rsolue s'autocensurer afin de prserver ses chancesde progresser ? Palmer analysait d'abord ces luttes au niveau du modernisme,lequel se devait d'voluer en triomphant des "antimodernismes" successifs, cequi, ventuellement, pouvait donner lieu, ici ou l, telle ou telle varit depostmodernisme. Mais il fallait creuser plus avant. En ralit, la constitutionpostmoderne venait de plus loin : elle s'laborait en un face face plus originaireavec les "prsuppositions les plus radicales de la pense de l'Occident"(the rootassomptions of Western thought) commencer par l'humanisme, telqu'apprhend par Heidegger dans sa Lettre Beaufret (51), et loin d'tre"confine la philosophie", la pense postmoderne se rpercutait dans lesmouvements de la Contre culture, dans l'cologie naissante, et dans le renouveau"du mythique, de l'occulte, et de l'oriental".

    Richard Palmer disait avoir eu conscience, en posant ainsi l'entit"postmodernit", et en convoquant d'abord Nietzsche et Heidegger, mais aussides auteurs comme Castaneda, Argelles, James Hillman, Derrida, TheodoreRoszak, Gadamer et Ricoeur - sans compter "l'infinie puissance de suggestiond'un Ihab Hassan se mouvant la vitesse de la lumire" -, de mettre en jeuquelque chose d'absolument essentiel : "un glissement archologique la racinede nos penses". Mais ce vocable, "archologique", d'o venait-il ? DeFoucault ? Il faisait bien plutt cho ce qu'avait crit Charles Olson en 1950 :"Je suis un archologue du matin."(Olson expliquait ensuite qu'il fallait rattacherson uvre d'une part la priode prhomrique, d'autre part l'aprs-Melville.Car l'poque moderne, Melville lui-mme, Dostoievski, Rimbaud et D. H.Lawrence avaient "projet" leurs lecteurs "en avant dans le postmoderne, leposthumaniste, le posthistorique, le prsent vivant itinrant, la Chose Belle.")(52)

    De la part d'Olson, n'tait-ce pas, avec une anticipation d'un bon quart desicle, esquisser l'empan historique global qui servirait de cadre aux dbats deMilwaukee ? Aussi Michel Benamou, en rdigeant le texte de prsentation desActes du Symposium, commena-t-il par avertir le lecteur : la problmatique de

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    la performance dans la culture postmoderne recouvrait aussi bien le shamanismeque les "projections" (c'tait le mot d'Olson) du "drame humain se jouant dansun univers en expansion" (53). L'intitul de la prsentation de Benamou: "Laprsence et le jeu" (Presence and Play), mettait l'accent sur l'interstice entreprsence et reprsentation, entre tre et absence ; et si la performance - "le moded'unification du postmoderne" - tait tout ce qui importait aujourd'hui, c'taitparce que, du Living Theater la vido, elle avait mtamorphos la scne desarts, "de la peinture (depuis Duchamp), du thtre (depuis Artaud), de la posie(depuis Olson)." Comment cerner ce changement ? Michel Benamou avaitdcouvert chez Derrida de quoi le dcrire, grce un commentaire sibyllin sur latroisime partie du Livre des Questions, d'Edmond Jabs : "De mme qu'il y aune thologie ngative, il y a une athologie ngative. Complice, elle dit encorel'absence de centre, quand il faudrait dj affirmer le jeu. Mais le dsir du centren'est-il pas, comme fonction du jeu lui-mme, l'indestructible ? Et dans larptition ou le retour du jeu, comment le fantme du centre ne nous appellerait-il pas ? C'est qu'ici, entre l'criture comme dcentrement, et l'criture commeaffirmation du jeu, l'hsitation est infinie."(54)

    Pour Michel Benamou, le problme de la thologie ngative devaittrouver se rsoudre grce au modernisme, lequel, au moyen du recours desmythes et des symboles, tait susceptible de compenser la perte d'uneprsence ; l'art rsultant serait un art de textes et d'images, non d'vnements etde performances. En revanche, si le postmodernisme avait rsoudre l'aporied'une athologie ngative, il allait lui falloir affronter non pas un dfaut deprsence, mais la ralit, l'enjeu rel : le fait qu'au lieu d'une prsence passe etmanquante, on n'avait affaire qu' un jeu, une volont de jeu, un jeu devolont. L'enjeu ne relevant plus de l'ordre de la consolation (le problme dumodernisme comme palliatif de l'absence de Dieu), ce qui restait rsoudre (etqui, peut-tre, tait insoluble : une bouteille la mer, comme et dit Adorno)relevait plutt du ds-ordre et de la dsolation. Mais vus sous l'angle ngatif :comme une mascarade (la masquerade du masque d'Ihab Hassan) ; et, du coup,comme une jubilation... Vision plutt dlirante du postmoderne : au lieu du Dieucach de Pascal, le potlatch de l'"conomie gnralise" de Bataille ; mais entreles deux, l'indcision la plus noire ! Michel Benamou y allait de son anxit,dont il savait dissimuler l'ampleur sous des propositions parfaitementraisonnables, nonces sur un ton anodin : "Rien n'est plus srieux que le librejeu. La critique qu'a faite Jacques Ehrmann de l'Homo Ludens de Huizinga arfut le binarisme de l'opposition du jeu et du srieux, caractristique de lapense occidentale. Entre ces deux propositions, la performance commeprsence, la performance comme jeu, nous ne pouvons, et peut-tre ne devonspas choisir." (55)

    N'y aurait-il pas, entre cette oscillation moderne/postmoderne et laschizo-analyse deleuzo-guattarienne, quelque analogie ? C'est ce que MichelBenamou lui-mme suggrait - non sans rappeler la nuance politique instille

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    par les auteurs de L'Anti-dipe : dans les socits orales, la voix et lesscarifications corporelles, la premire "criture", taient indpendantes l'une del'autre ; ensuite, la civilisation scripturaire alina le systme graphique enl'alignant sur la linarit de la voix ("la voix ne chante plus, mais dicte, dicte ;la graphie ne danse plus et cesse d'animer des corps, mais s'crit en fig sur destables, des pierres et des livres")(56) ; partir de l, l'criture linaire s'est miseau service de la suprmatie despotique de l'Etat. Si bien que restituer les lettres leur danse et la voix un chant non crit, ces performances "ne sont pas siinsignifiantes : elles attaquent le systme signifiant sur lequel l'Etat lui-mmes'est fond." (57)

    De Richard Palmer, porte-parole d'une postmodernity irrductible aupostmodernism, Michel Benamou, qui dcrivait l'entrechoc (et l'entrelacs) dece postmodernism avec le modernism, le Symposium de Milwaukee, tout ens'ouvrant sur une problmatique particulirement large, assignait lapostmodernit une place et un rle assez prcis, et en fin de compte peuconciliables non pas avec la modernit, mais avec ce que la postmodernit allaitdevenir au fil des annes. De ce point de vue, le "double codage" de Jencks avaitbeau ressembler une "schize" deleuzienne, il n'en visait pas moins l'limination(c'est--dire le ravalement au rang de simple symptme d'une "crise" propre laseule modernit) de la catgorie architecturale du "modernisme tardif" (LateModernism), quoi renvoyait l'Htel Bonaventure Los Angeles, ou bien laShangha Bank de Hong Kong, ou encore le Centre Pompidou Paris. Maischacun de ces difices ne prolongeait-il pas en ralit au del de toutmodernisme la critique "exprimentaliste" des origines de la modernit ? Pour negarder que ce seul exemple, le caractre appuy des emprunts la technologie laplus huppe - ou up to date - ne rendait-il pas indcidable le classement d'undifice comme Beaubourg ? Mieux et sans doute valu opter pour unecatgorisation flottante : postmoderne en temps "normal", tant donns lesdivers ornements et fanfreluches techniques utiliss (sans compter "1) lachute d'eau, et 2) le gaz d'clairage "!) -, et late modernist durant les priodesde rfection (dont on sait qu'elles excdent malheureusement le calendrier desmaintenances habituelles); cela aurait simplement apport de l'eau au moulin du"rire exterminateur" de la Logique du pire... (58) Jencks, en somme, rcusaittoute ptition de continuit dans le discontinu de l'avant-garde (la continuity ofno-continuity de John Cage), qui et pu renverser l'ordre de prsance entre"prsence" et "jeu" dans la prsentation de Jabs par Derrida, telle qu'analysepar Michel Benamou.

    Or que peut signifier un tel renversement ? J'observe d'abord que laquestion ne se pose pas, tant qu'avec Benamou, on maintient l'indcidabilit duchoix entre presence et play : si presence est "moderniste" et play"postmoderniste", c'est que le "post" est bien le marqueur de l'coulement du

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    temps auquel nous faisons confiance dans le langage ordinaire, et que"postmoderniste" est "moderniste" avant d'tre "post". Par rapport ce constat, quoi rimerait un renversement ? A faire du "postmodernisme" un avant-postedu "modernisme". N'est-ce pas la vocation d'un prfixe ?

    Cependant - ou, si l'on prfre, "pendant ce temps"... - le renversementqui se borne souligner le prfixe n'aboutit pas grand chose. Et mme, soyonsfranc, il n'aboutit rien. Je serais tent ici de dtourner au profit de ce "rien"l'entit que Dominique Janicaud dnomme une "chrono-fiction" (59). Et jerapporterais volontiers tout ce raisonnement celui de Heidegger commentantune maxime de Rivarol, tel que l'a fait revivre Allemann dans son livre surHlderlin et Heidegger. "Cette maxime, crit Allemann, parle du tisserand quitisse son tissu, mais en renversant de faon remarquable la conception courantede l'"coulement du temps". (...) Rivarol dit : "Le mouvement entre deux reposest l'image du prsent entre le pass et l'avenir. Le tisserand qui FAIT sa toilefait toujours ce qui n'est pas." Rivarol conoit donc le pass et le futur commetant en repos. Ce n'est pas le temps qui se meut ("s'coule"), mais nous, en tantqu'agissant dans le prsent (le tisserand), qui accomplissons un mouvement deva-et-vient entre le pass et l'avenir. Cependant, remarque Heidegger, cetteconception du temps ne conduit pas au del de l'horizon aristotlicien de lacomprhension du temps partir du mouvement. Par contre, il faut remarquerl'trange tournure de Rivarol "Le tisserand...fait toujours ce qui n'est pas", ce quirevient dire que son occupation, lorsqu'il fabrique la toile, est le non-tant. Laproduction elle-mme (au sens large de posis) n'est pas, au sens de l'tre neutrede l'tant, mais apparat sous la forme d'un va-et-vient "entre deux repos", quisont les dimensions de la provenance et de l'avenir. (...) Le va-et-vient, qui estl'"image du prsent", fait signe vers le combat de l'claircie et du retrait de l'tre,dans lequel l'uvre d'art parat et rayonne de sa prsence suprieure."(60)

    Si l'on consent situer mme ce "va-et-vient" le rythme potique, alorsen effet c'est du rythme que l'uvre "tire le pouvoir de se rvler dans saprsence" : le "renversement" de la "chrono-fiction" confre au jeu sonouverture en tant que jeu de l'espace-de-temps (ne disons pas encore "jeud'espace et de temps", Zeitspielraum). Comme l'nonce encore Allemann,"Quand l'tre ne sera plus compris autrement que dans l'horizon de laTemporalit, alors l'historialit de l'oeuvre potique se manifestera comme ledomaine pr opre o sera visible la manire dont la vrit de l'tre se "met l'oeuvre" dans l'oeuvre. Le subit tre-ailleurs qui nous saisit face l'uvre d'artse comprend alors par le transport dans une dimension plus originelle du temps."(61)

    Mais est-ce vers cet "horizon de la Temporalit" ouvrant sur "unedimension plus originelle du temps" - celle du "rythme potique" - que la"postmodernit" artistique telle que conue par Jencks nous a effectivementconduits ? Ce que nous entendons - ou plutt : ce dont nous ne cessonsd'entendre parler - sous le label "postmodernit", et qui vient tout droit de Jencks,

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    n'est-ce pas ce que le critique Yve-Alain Bois, se rfrant Nietzsche,considrait comme "la dvitalisation antiquaire de l'histoire, dsormaistransforme en simple marchandise" ? Chacun d'entre nous n'est-il pas devenuun simple "client dans le supermarch des cultures passes, prdigres par lesmdias" (62) ? On a beau, comme Marc Jimenez, chercher des circonstancesattnuantes (tenir "l'histoire passe - lointaine ou rsente - comme une rserved'objets, artistiques ou intellectuels, parfaitement neutres ou transposables selonles caprices d'un arrangement baroque et anachronique", cela "donne parfois desoeuvres intressantes"), force est bien de constater que "ce traitement aseptis del'histoire n'est pas plus neutre que ne l'est l'histoire elle-mme." (63)

    Il a t question plus haut, propos de la lecture de Heidegger par IhabHassan, du Gestell. La mise en coupe rgle de ce qui est disponible, et la miseen disponibilit elle-mme, en font partie intgrante ; aussi est-on autoris letraduire par "le Dispositif" : il englobe le dploiement de la Positivit, et ce queVan Lier appelait l'"esprit des techniques" (64). A l'vidence, on ne s'affranchitpas de ce Gestell comme on se libre d'une sujtion passagre ou d'un lienmomentan : le Gestell, c'est l'"esprit des techniques" comme esprit du temps ;c'est donc le Zeitgeist, en tant que le Geist allemand dsigne davantage que ceque comporte chez nous le "spirituel" - une nergie, une puissance demtamorphose qui ne s'oppose pas la matire mais est susceptible de latransfigurer (65).

    Ne serait-il pas possible, ds lors, d'envisager un Zeitgeist par lequelnous serions introduits et ouverts une autre "postmodernit" que celle de la"rserve d'objets" qui gle le temps et congle les objets ? Une tellepostmodernit, si elle tait anime par le "rythme potique" - et donc par une"historialit" diffrente, brisant peut-tre avec tout ce que nous entendons par"rythme" serait coup sr musicale non pas forcment dans l'assomptiond'un style, dj l, dj rpertori, dans "la matrialit du fait musical et de la viesociale qui l'accompagne", mais en tant qu'elle se laisserait concerner par"l'lment sonore en tant qu'objet de pense" (66). Il suffit pour s'en persuaderde songer cet "esprit de la musique" qui a souffl, de Kandinsky Klee et deTrakl Celan, sur l'art expressionniste et dont Georges Bloess a rappel quelpoint il tait redevenu actuel partir de la rdition, en 1973, du matre-livred'Ernst Bloch, L'Esprit de l'utopie (67). C'est que l'"utopie" blochienne est un"non-concept" : un "objet de pense" possible, et peut-tre un "possibleobjectivement rel", au sens du chapitre du Principe Esprance sur la KategorieMglichkeit (68). Que cette "utopie musicale" ait t labore exactement l'poque o la langue des philosophes qu'est l'allemand accueillait poursurmonter l'poque elle-mme le mot "Postmoderne" (69), c'est cetteconvergence, certes tout fait contingente, mais qui incite se demander enquoi au juste consiste la contingence mme (70), que je dois le titre (et le sous-titre) du prsent recueil. La fiction de la postmodernit selon l'esprit de lamusique, ces mots renvoient la Naissance de la tragdie essentiellement

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    cause du sous-titre ; mais l'esprit nietzschen de la musique ne s'est-il pasmanifest de faon frappante comme il sied un esprit, musical de surcrot ! lorsque John Cage fit jouer pour la premire fois, au Pocket Theatre de NewYork et en 1963 - les 840 Da Capos des Vexations de Satie, une petite pice depiano qui dure 18 heures 30 ? Jos de Mul, qui l'on doit, avec son RomanticDesire in (Post)modern Art and Philosophy, la mise au point la plus magistraleque je connaisse sur l'ensemble des problmes poss par la situation actuelle dela postmodernit musicale, a suggr de comparer cette oeuvre (ou uvrette ?)de Satie avec le Fragment an sich, un morceau de piano de 22 mesures composen 1871 par Nietzsche lui-mme, publi en 1976 dans le Nachlass dit par C.P.Janz, et dont l'indication de jeu terminale stipule, avec quelque ironie, un DaCapo non pas chiffr comme chez Satie, mais indtermin - et excuter conmalinconia,"avec mlancolie" (71). Prmonition de l'ternel retour, ou mise enlumire, l'occasion de la publication prochaine de La Naissance de la Tragdie(1872), d'une divergence avec la conception schopenhauerienne du tempsmusical ? Jos de Mul opte pour la seconde hypothse. Selon lui, le Fragment ansich drange, dcentre, dracine, dstructure (bref, procde l'unmaking en rgletel que l'a inventori 1'Ihab Hassan de Prometheus) : tout ce que Schopenhaueravait cru pouvoir ordonner et pr-disposer afin d'assurer la bonne tenue de latlologie tonale, charge d'homogniser la temporalit en vue de la sauvegardedu sujet, tout cela implose avec le Fragment de Nietzsche, prcisment parcequ'il est "en soi", autosuffisant , autorfrentiel, et que sa rptition indfinieimplique chaque fois l'oubli, le retour au degr zro (72).

    Cet oubli, Nietzsche l'a thmatis maintes reprises, notamment dans laGnalogie de la morale ; qu'il constitue le pivot perceptif des musiquesrptitives, c'est ce qui m'tait apparu jadis, et j'en avais parl avec GillesDeleuze (73), puis fait un livre (74) ; reprenant cette ide, Jos de Mul ladveloppe en analysant la musique de Steve Reich, en critiquant la rfrencepossible Freud, et en montrant comment la postmodernit, pour respecterl'"innocence du devenir", a entrepris d'ancrer l'exprience musicale en de desconduites temporelles lgues par la modernit, c'est--dire axes sur lammoire et l'anticipation. Je souscrirai volontiers pour ma part son diagnostic propos de la fascination que l'Orient a exerce sur Schopenhauer, et qui ,depuis, n'a cess de crotre et embellir : ce qui pouvait passer pour un exotismede pacotille (et qu'on avait le droit de juger plutt "triste": le Voyage de monoreille, de Claude Ballif, contient l-dessus un morceau de bravoure auquel il n'ya pas une seule ligne changer), Jos de Mul a raison de le rapporter unepulsion ou impulsion autrement profonde, et qui, finalement, a trait l'inquitude religieuse. Car l'exprience de l'anhistoricit et de la suspension dutemps, revendique par Schopenhauer l'ore de sa tentative, est l'objectif avoudes rptitifs et des minimalistes ; or elle consiste en un ajournement du

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    principium individuationis. On comprend ds lors l'appel des pensesorientales :"tout ceux qui ne parviennent pas articuler, par le biais de ladiscursivit occidentale, l'exprience de l'atemporalit, ont recours l'Orient."Toutefois, ajoute de Mul, il n'y a rien l d'inluctable : on peut tre tent de setourner vers une autre lecture de Schopenhauer, qui, elle, ne passe nullement parle musical, mais en gnral par l'inconscient - celle de Freud ; et de l, il s'agirade revenir la musique (75).

    C'est prcisment sur l'interprtation freudienne de la musique et sur lapossibilit d'une "esthtique libidinale" que portaient, l'poque de Milwaukee,mes discussions avec Jean-Franois Lyotard. De sa major address intitule TheUnconscious as Mise-en-Scne, La Condition postmoderne, publie par lesEditions de Minuit en 1979, trois ans seulement se sont couls. Mais la leonessentielle de l'address tire de l'analyse du film de Michael Snow La Rgioncentrale (1971), savoir que l'atemporalit se "met en scne" selon un modleque l'artiste emprunte la forme "informelle" des processus primaires, danslaquelle l'oubli joue un rle dcisif, cette leon a rejailli sur l'interprtation queLa Condition postmoderne donne de la rptition par saturation autolgitimantetelle que dcrite par Andr Marcel d'Ans partir des mlopes cashinahuas.Sommes-nous, ce moment de l' odysse intellectuelle de Lyotard, si loignsdu cercle hermneutique ? Je n'avais certes pas prvu, Milwaukee, queLyotard reviendrait - un peu la faon de Gilles Deleuze rattachant lapataphysique la "fin de la mtaphysique" (76) sur ses prventions l'gard deHeidegger, et renouerait avec un humour proche du zen celui qu'il m'avaitconfi devoir son admiration de jeunesse pour Jean Grenier , humour qui leconduirait, dix ans aprs, dfinir le musical partir des "sons de mditation",directement inspirs par "la nature", de Jean-Claude Eloy : "Un peu d'eau dansun jardin" (77).

    L'itinraire de l'auteur de Discours, figure tel que l'a brivement retrac,au lendemain de sa disparition, un autre matre de la postmodernit, GianniVattimo, avait conduit Lyotard lire la modernit et la socit capitaliste "nonplus seulement en termes ngatifs lieu d'alination et de perte de l'humainauthentique mais surtout comme dissolution explosive des ordres centraux dumonde de la domination, c'est--dire de la reprsentation. Il y avait l, l'tatnaissant, l'ide de la condition postmoderne, une cl prcieuse pour lire demanire "urbaine", moins prophtique et rhtorique, le concept heideggerien dela fin de la mtaphysique. La notion de postmoderne tait surtout un pari sur lapossibilit d'une pense et d'une existence mancipes de la mtaphysique" ; un"pari" n'tant pas une certitude, Lyotard ne se sentait embrigad par aucunedfinition dfinitive par aucun mythe dcisif... et s'il en tait venu, l'instarde cet ancien lve de Jean Grenier qu'tait Albert Camus, prner la rvolte(ou son quivalent) plutt que la rvolution, il tait d'autre part "trop li auxidaux de l'avant-garde pour imaginer que l'mancipation pourrait se raliser ensecondant joyeusement le mouvement, ft-il "nergumne", du capitalisme.

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    L'explosion des "mtarcits" lui semblait apte faire retrouver certains noyauxd'opacit qui, en un langage ouvertement repris de Lvinas, se reconnaissaientcomme traces de cet Autre qui l'existence doit s'ouvrir, tout en sachantconserver son altrit. Et peut-tre, aujourd'hui, est-ce justement ce lienproblmatique entre opacit et altrit qu'il convient de penser."(78)

    Or ces "noyaux d'opacit", il me semblait les avoir sinon clairementcerns, du moins dment ressentis propos de John Cage ; c'tait le cas, dans laconfrence de 1971 que j'ai dj mentionne (et dont on trouvera ci-aprs letexte et la discussion), pour le mot d'"an-archie" cher Lvinas (dont je n'avaisfait usage pour mon titre qu'aprs en avoir parl Emmanuel Lvinas, et nonsans m'tre expliqu auprs de lui sur l'emprunt du trait d'union, que j'estimaisjustifi par la coda de mon argument). Ce vocable d'"an-archie, bienqu'approuv par Lyotard, soulevait cependant de sa part une objection : faire tat,chez un "anarchiste" comme Cage, de "commisration" et de "compassion",n'tait-ce pas le rabattre sur une thique judo-chrtienne laquelle l'ensemblede son propos qui appartenait l'ontologie de l'art et d le soustraire ? Ensomme, Lyotard s'tait montr allergique au trait d'union... c'est--dire l'imprudence dont j'avais tmoign en mlant Lvinas mon discours. Car iln'tait nullement question, pour Lyotard, de contester le fond de ce quej'nonais : Cage, qu'il connaissait depuis les Semaines MusicalesInternationales de Paris de 1970, lui semblait la parfaite incarnation de l'idal"paen" qu'il s'tait forg dans le sillage de son esthtique "libidinale", et desnotions comme "compassion" ou "commisration" , appliques un musiciendont il savait la gnrosit, n'taient choquantes ses yeux que dans la mesureo elles rfraient une rgle, une prescription, bref un jeu de langagelvinassien c'est--dire fort peu (et mme pas du tout) paen !

    Dans les entretiens qu'il eut avec Jean-Loup Thbaud durant l'anneuniversitaire qui suivit nos conversations de Milwaukee, soit en 1977-1978,Lyotard revint sur l'argumentation qui avait t la sienne propos de Lvinas etde la prescription. Le "paganisme", disait-il, "tient au fait que chacun de cesjeux (de langage) est jou comme tel, ce qui implique qu'il ne se donne pas pourle jeu de tous les autres, et pour le vrai." Cependant, dans l'optique de Lvinas,"c'est le caractre transcendant de l'Autre dans la relation prescriptive, dans lapragmatique de la prescription, c'est--dire dans l'exprience ( peine) vcue del'obligation, qui est la vrit mme. Cette "vrit" n'est pas la vrit ontologique,elle est thique. Mais c'est une vrit, selon les termes mmes de Lvinas. Alorsqu' mes yeux, a ne peut pas tre la vrit. (...) Il ne s'agit donc pas deprivilgier un jeu de langage sur les autres. Ce serait comme de dire : le seul jeuimportant, vrai, est celui des checs. C'est absurde." (79) - Je me rappelle avoireu, face ce raisonnement, une raction qui devait ressembler celle de Jean-Loup Thbaud : refuser de "privilgier un jeu de langage sur les autres", celan'tait-il pas prescrire ? Et si Lvinas, l'vidence, ne pouvait gure tresouponn de paganisme, Lyotard, lui, ne devait-il pas tre souponn

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    de...pit ? En fait, si Lvinas se permettait d'affirmer la "vrit" du jeu delangage prescriptif, et par l sa supriorit ou sa prsance sur d'autres jeux (parexemple le jeu de l'ontologie), c'est qu' l'instant o il prononait cetteaffirmation il n'tait pas en train de favoriser abusivement le jeu prescriptif, maisde signaler qu'objectivement, c'tait l que se trouvait la vrit et donc de jouernon seulement le jeu du prescriptif, mais (d'abord) un jeu descriptif, jeu ouvertpar hypothse. Autrement dit, Lvinas, dcrivant l'irruption de l'Autre, tait endroit de se dire phnomnologue et croyant ; en tant que phnomnologue, il luiappartenait de se tenir au plus prs des "choses mmes", c'est--dire de l'Autre.Et tout l'enjeu rsidait dans le "c'est--dire", lequel, la lettre, interdisaitd'interdire. En ce sens, l'expression de Derrida qu'avait cite Michel Benamoupour caractriser la postmodernit, bien qu'inspire de Georges Bataille,convenait parfaitement pour dfinir le croyant : "athologie ngative"; condition, videmment, de donner sa force "ngative" c'est--dire d'inverserradicalement la signification que j'avais suggre, en faisant basculer l'accent la manire heideggerienne, qui avait nagure "musicalis" le Nihil est sineratione la faveur d'un simple dport de voix (80).

    En relisant son manuscrit la veille de sa publication, donc en octobre1979, Lyotard, qui avait labor entre temps La Condition postmoderne dans lesillage de ce qui avait t ainsi dbattu, dcida de mettre jour, dans une noted'Au juste, le concept de "modernit paenne", en le ddoublant en "modernit"et "postmodernit" ; la dfinition obtenue tenait compte m'a-t-il sembl desobjections prsentes propos de la prescriptivit langagire par Jean-LoupThbaud, tout en faisant cho mes propres remarques touchant l'intrt d'uneapproche lvinassienne de Cage. Je crois utile de la reproduire ici, parce qu'elleindique la direction de pense qui a t suivie dans la plupart des textes qu'il m'at donn d'laborer sur la postmodernit, musicale ou non, au cours des troisdernires dcennies : "Le destinataire moderne serait "le peuple", ide dont lerfrent oscille entre le Volk des romantiques et la bourgeoisie fin de sicle. Leromantisme serait "moderne", et "moderne" aussi le projet, mme peru commeimpossible, d'difier un got, mme "mauvais", permettant d'valuer les uvres."Postmoderne" ou "paenne" serait la condition des littratures et des arts sansdestinataire assign et sans idal rgulateur, o pourtant la valeur estrgulirement estime l'aune de l'exprimentation ; soit, pour le diredramatiquement, la mesure de la dnaturation que subissent les matriaux, lesformes et les structures de sensibilit et de pense. Postmoderne n'est pas prendre au sens de la priodisation." (81)

    La gnalogie de la "fiction" (au sens, donc, du "figural" selon Jean-Franois Lyotard : laboration imageante d'un rfrent problmatique), si l'on sedtourne de la "priodisation", fait par consquent de la postmodernit une entitparticulirement vanescente, pour ne pas dire fuyante. Une page clbre du

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    Postmoderne expliqu aux enfants l'exprime avec fougue : le postmoderne, c'estla crise du moderne son acm. "Tout ce qui est reu, serait-ce d'hier (modo,modo, crivait Ptrone), soit tre souponn. A quel espace s'en prend Czanne ?Celui des impressionnistes. A quel objet Picasso et Braque ? Celui de Czanne.Avec quel prsuppos Duchamp rompt-il en 1912 ? Celui qu'il faut faire untableau, serait-il cubiste. (...) Une uvre ne peut devenir moderne que si elle estd'abord postmoderne. Le postmodernisme ainsi entendu n'est pas le modernisme sa fin, mais l'tat naissant, et cet tat est constant." (82) Avec toutel'ingnuit dont il a le secret, Charles Jencks traite cette ide de crazy("cingle") : c'est qu'anxieux de sauvegarder l'clectisme "populiste" dont il afait son fond de commerce, il jette aux oubliettes la suite du texte lyotardien,c'est--dire la relativisation des deux "modes" (quasi musicaux, prciseLyotard...) de prsentation de l'imprsentable, le "nostalgique" etl'"exprimental"; il s'interdit par l mme tout accs au "diffrend" qui spare"thologie ngative" et "athologie ngative" selon Derrida - ou veritas etaltheia selon Heidegger (83) et, par voie de consquence, toute rsolutionultrieure qui viendrait bouleverser l'enjeu du dbat (84).

    Mais la position de Lyotard, pour hroque (et "litiste", dira Jencks)qu'elle paraisse, n'en est pas moins nuance, bien plus assurment que sesdtracteurs (les marxistes, Bouveresse, etc.) ne l'avouent. Sa conception duphilosophe-artiste ou crivain ne saurait tre tranche, mme s'il l'nonce demanire tranchante : "le texte qu'il crit, l'uvre qu'il accomplit, ne sont pas enprincipe gouverns par des rgles dj tablies, et ils ne peuvent pas tre jugsau moyen d'un jugement dterminant, par l'application ce texte, cette oeuvre,de catgories connues. Ces rgles et ces catgories sont ce que l'uvre ou letexte recherche. L'artiste et l'crivain travaillent donc sans rgles, et pour tablirles rgles de ce qui aura t fait. (...) Postmoderne serait comprendre selon leparadoxe du futur (post) antrieur (modo)."(85) Assurment, cetteindtermination - ou cette "indtermanence", comme disait Ihab Hassan - se veutpleinement opratoire : il n'y a pas lieu d'en attendre, Lyotard y insiste, "lamoindre rconciliation entre des "jeux de langage" dont Kant, sous le nom defacults, savait qu'un abme les spare et que seule l'illusion transcendante (cellede Hegel) peut esprer les totaliser dans une unit relle." (86) Il nous faut donc,comme disait Deleuze, faire le multiple, et appliquer (au chiffre, pas seulement la lettre) la formule "crire n-1" (87). On ne nous intime de soustraire l'unitque pour viter l'effet "arborescent" qui la conduit, dans la plupart des cas, surplomber le multiple, c'est--dire le plomber, le bloquer, l'anesthsier.

    Mais avant de proclamer que l'unit, c'est la terreur Lyotard le dit dansla foule , rflchissons : si crire, c'est crire n-1, il nous faut faire le 1 quenous voulons soustraire. Librer le multiple, c'est parfait ; encore faut-il, d'ungeste non moins provocant, librer l'un. Et si la poesis s'emploie faire lemultiple et faire l'un, c'est que l'aisthesis est ce prix. Relisez Kierkegaard,qui s'y connaissait en aisthesis : il se vouait, certes, l'ou bien... ou bien... (que

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    Jean Wahl proposait de rendre par "De deux choses l'une"), mais savait nonmoins manier le "et... et..." ; les deux oprations arithmtiques de base lui taient,par chance, familires. Pourquoi ne le seraient-elles pas l'artistepostmoderne ? Hugh Silverman l'a montr de nombreuses reprises, lepostmoderne enveloppe, enrobe le moderne, de sorte que les limites de celui-cideviennent floues et autorisent l'mergence d'uvres (ou d'existences) en marge, la limite, aux confins, donc selon des protocoles comparatifs et des procduresdiffrenciantes qui rabattent la prtention de l'unit l'autonomie solitaire, maisnon sans la reconnatre et l'homologuer (88). Et Lyotard, dsireux de montrerque tout logos est muthos, c'est--dire que toute thorie est un rcit, s'appuie surla logique de l'occasion que nous ont lgue les sophistes grecs. "Cette logique,commente Vincent Descombes, prsenterait la bizarrerie suivante : elle mettraiten chec la logique de la vrit unique et universelle en montrant que cettelogique de l'universel n'est qu'un cas particulier de la logique du particulier, ducas singulier ou de l'occasion unique ; et pourtant, cette logique du particulier,bien qu'elle domine et comprenne la logique de l'universel, ne serait null