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Le singe et la sirène Ou de l’obéissance à l’ère du reality show
I. Présentation ; II. Texte : Le singe et la sirène ; III. Annexe : « Le spectacle de l’obéissance, toute une histoire » ; Note biobibliographique.
Présentation Il s’agit d’un apologue, d’une fable philosophique narrant la catastrophe mentale de l’homme contemporain, complètement plongé dans l’univers médiatique : de la télé à internet et aux réseaux sociaux, qu’arrive-‐t-‐il lorsque la réalité ne se distingue plus de son spectacle ? Bien au-‐delà de la téléréalité comme format télévisé parmi d’autres, le « spectacle de la réalité » (reality show) définit une nouvelle condition de l’être au monde. Nos manières de percevoir les choses, de penser et d’agir sont radicalement changées. Prenons les photos publiées sur facebook ou twitter : la réalité de notre vie quotidienne ne se manifeste que par sa médiatisation spectaculaire (le logo d’instagram ou de retrica, parfois accompagné de la date, le lieu et la météo du moment où la photo a été prise), tandis que le spectacle n’est que la présentation de la réalité elle-‐même, aussi banale ou triviale qu’elle soit (des pieds allongés sur une plage, des spaghettis dans une assiette, le visage des nos enfants). Cette hybridation parfaite de la réalité et de la fiction risque d’estomper toutes les oppositions sur lesquelles notre manière de penser était fondée: le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste, le public et le privé. En particulier, on pourrait se demander si, à ces conditions, l’opposition entre obéir et désobéir soit encore opérationnelle, et par conséquent si le choix entre ces deux options soit encore possible et puisse avoir encore du sens ? C’est la question posée dans ce texte, dont une adaptation a été réalisée pour la performance-‐spectacle intitulée Nage, nage petit poisson, Dés/obéir à l’époque de la téléréalité, pour le Festival des Libertés, Théâtre National de Bruxelles, le 18 octobre 2014. Un homme traversé et transporté pas des flux de toutes sortes s’interroge d’abord sur ce qui se passe avant de partir la recherche d’une issue : réalité ou délire ? Une catastrophe semble avoir englouti le monde. Enfermés dans des vaisseaux sous-‐marins, les survivants errent dans un désert d’eau, tiraillés entre la nostalgie du monde perdu et l’utopie d’une île émergée. Le Capitaine réfléchit : la réalité ne se distingue plus de son spectacle et l’océan dans lequel on nage n’est que le produit de cette confusion. En fouillant dans ses archives, il tombe sur une scène étrange : la rencontre d’Allen Funt, pionnier de la Reality TV et inventeur de Candid Camera, avec Stanley Milgram, auteur d’une célèbre expérience scientifique sur l’obéissance. Pendant qu’il cherche à comprendre, l’image d’une créature hybride hante ses rêves : de ces rencontres naîtra peut-‐être la possibilité d’un autre monde.
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Le singe et la sirène Ou de l’obéissance à l’ère du reality show
I
Délire À la recherche d’une issue
Il y a quelqu’un ? Eh ! Là bas ! Est-‐ce qu’il y a quelqu’un ? Bon, il faut que je m’habitue à ce silence. Et pourtant j’entends bien cette voix : « Il y a quelqu’un ? Est-‐ce qu’il y a quelqu’un ? ». Ça veut quand même dire quelque chose. Personne n’est là pour m’entendre, peut-‐être, en fait j’en suis pas complètement sûr… Pourtant j’entends bien ma voix et ça veut dire, oui !, ça veut dire que « moi », je suis là ! (Fait des gargarismes bizarres, comme les exercices vocaux des comédiens, mais grotesques et qui parfois ressemblent à des cris d’animaux) Ah, ça fait du bien ! Oui, c’est ça, c’est important de savoir qu’on est là, n’est-‐ce pas ? Oui, t’as raison : c’est tout à fait important, écoute, je te le dis, franchement, c’est essentiel ! Oui, oui, t’as raison : car là tout est devenu flou, on avance, certes, mais je me demande si on ne va pas à la dérive ? Il faut absolument garder le cap. On n’a plus de points de repères, les sens sont troublés et ce qui ressemble à une issue n’est que faux-‐semblant : là par exemple, tout à l’heure, j’ai vu un rocher, mais après je me suis rendu compte que c’était l’ombre d’un nuage flottant sur la surface de l’eau. C’est ça, on n’a plus confiance en rien ! Tu dois suivre ta propre voix et c’est tout. C’est essentiel. Oui mais là, tu vois, tout à coup j’ai un doute, pardon, je vais revenir un petit peu en : « Il y a quelqu’un ? Est-‐ce qu’il y a quelqu’un ? ». Très bien, t’as entendu ta voix ; mais ensuite, qu’est-‐ce qui s’est passé ? J’ai réfléchi un instant et j’ai dit : bon, comme j’entends ma voix, ça veut dire que moi je suis là ! C’était une belle découverte, t’étais content… Oui, je suis super-‐content d’être là… (Il répète les étranges gargarismes) Voilà. Voilà, tout à fait. Est-‐ce que ça ressemble à une voix « humaine » ? Ce sont des bruits fort étranges, ça va sans dire. Il y a un doute en effet, il faut que je réfléchisse. Tu sais, ça m’inquiète un peu, il m’arrive souvent de me demander si je suis réveillé ou si je dors. Peut-‐être que je suis en train de rêver : je parle, je commande à ma gorge de faire des exercices vocaux, j’entends ces cris grotesques sortir de ma bouche, et je me demande si, en fait, je ne suis pas allongé dans mon lit les yeux fermés. Je me le demande, donc je suis conscient. Eh bien non ! Les rêves sont des formidables machines à leurre. Tout à fait, c’est du cinéma !
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Oui, et les choses semblent souvent plus concrètes, plus intenses que la réalité elle-‐même. Qui m’assure que je ne suis pas en train de rêver au moment même où je me pose ces questions ? Personne, il n’y a que toi qui peux résoudre l’énigme. Essaye donc de te réveiller ! Oui, mais justement, parfois tu décides de te réveiller, et tu ne fais rien d’autre que de t’enfoncer encore plus dans le rêve. C’est comme si on essayait d’ouvrir des portes dans l’eau : on croit sortir, déboucher quelque part, et en réalité on nage, en se laissant entraîner par le courant toujours plus loin, toujours plus en profondeur. C’est un problème : que faire ? Ben, je réfléchis, je continue à me poser des questions, et si par hasard je suis endormi, tout en continuant à réfléchir, à penser… tôt ou tard je vais bien finir par me réveiller. Car « je pense », ça, c’est sûr. Mais, tu vois, tout de suite je ne peux pas m’empêcher de me demander qui est ce « je » qui dit penser. Bonne question : quand on rêve, le « moi » qui pense, est-‐il le même que celui qui pense quand on est réveillé ? En un sens oui, mais il y a quand même une différence qu’on ne peut pas négliger : ça change la manière d’être là. Exactement ! Je parle, j’entends ma voix, je la suis, en la suivant mes pensées se déploient, donc je suis là, je suis bien là, mais je ne sais pas au juste « comment » je suis là. Oui, et ça change tout. Écoute, je ne veux pas t’alarmer davantage, mais il faut envisager la possibilité qu’il y ait un démon qui te trompe, ou bien que tu sois devenu fou. En effet, je sens qu’il y a quelque chose d’étrange. Mon corps, je ne le perçois plus de la même manière… Ce n’est pas que je le sente comme s’il était fait d’autre chose, je ne sais pas, de feu ou de verre. Non, ce n’est pas ça. T’as entendu ma voix ? Ces bruits monstrueux sortant parfois de ma gorge ? C’est une voix d’animal ! Et même mes silences sont monstrueux, les silences absurdes d’une bête. Reste calme. Tu n’as rien à perdre et dans le délire il pourrait y avoir une issue : qui peut le dire ? Et puis, je me souviens d’un truc de Kafka, tu sais, le singe de la nouvelle intitulée Rapport pour une académie. Il a été capturé dans la Côte de l’Or, puis enfermé dans la soute du vapeur qui l’emmène en Europe : il ne cherche pas la liberté, illusion qu’il se refuse à partager avec les hommes, et il se retient de fuir, en jugeant ce geste inutile, désespéré. Non, il cherche « une simple issue… ». «… à droite, à gauche, où que ce fût (…). Avancer, avancer ! Surtout ne pas rester sur place, les bras levés, collé contre une paroi de caisse ». Et c’est quoi cette issue ? Simple, c’est qu’il va cesser « d’être un singe ». Il n’est pas « séduit par l’idée d’imiter les hommes » ; il le fait uniquement parce qu’il cherche une issue. Entre le jardin zoologique et le music-‐hall, pas de doutes : il choisit le music-‐hall ! « Et j’appris, messieurs. Ah ! comme on apprend quand il faut, comme on apprend quand on veut une issue ! on apprend sans égard pour rien ! On se surveille soi-‐même du fouet ; on se déchire à la moindre résistance. Ma nature simienne s’échappait de moi grand train, elle filait la tête la première en culbutant, si bien que mon premier professeur en devint lui-‐même simiesque et dut bientôt renoncer aux leçons pour entrer dans un asile. Heureusement, il ne tarda pas à en sortir. » Ah ! Ah ! Ah ! Pas mal, pas mal !
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Bon, essayons alors. D’abord, c’est vrai, il y a des analogies : je ne suis pas enfermé dans une cage, mais je suis quand même emprisonné dans cette bulle technologique secouée par des courants de toutes sortes ; je suis seul, oui, ça me rend triste, parfois je me fâche, je maudis mon sort, en même temps je dois avouer que ça me donne un plaisir immense d’être traversé, entrainé par ces flux océaniques. Ça secoue et ça tourne ; ça flotte, ça coule, ça pousse et ça tourne : pourtant j’ai appris à reconnaître certains flux qui peuvent m’aider dans mon voyage. Du moins, je l’espère. En tout cas, ça me soulage de penser que, quelque part, il y a des archivistes qui gardent les traces du passé, et des utopistes qui tracent les lignes du futur. Même si parfois tout se mélange, comme dans un mixeur, et je n’arrive plus à faire la distinction entre la nostalgie du monde perdu et l’espoir d’une terre promise. À la fin je m’en sors avec des gros maux de tête. Mais t’as peut-‐être raison, délirer c’est la seule manière de s’en sortir. Il faut endurer. Oui, Avancer, avancer !, comme dit le singe. Alors je pourrais commencer par décrire ce que je vois autour de moi, sans doute à un moment donné je vais le faire, mais je ne suis pas sûr que ça suffira. Je vais plutôt essayer de « raconter » mes visions. Oui, c’est ça, Capitaine, raconte ! Par où vas-‐tu commencer ? Voyons… Après le déluge… « moi ».
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II
Catastrophe Dire oui, dire non
Zut ! Je me suis cogné la tête… Avec ces pannes d’électricité, ça devient une fâcheuse habitude. Je vais commencer à me balader avec un casque. Ah ! Ah ! T’es drôle, Capitaine. Et merde ! C’est quoi ce bordel aujourd’hui ! Tout bouge, il vaut mieux s’asseoir un instant. Voilà. Comme ça, c’est mieux. Je sais, je sais : les tempêtes solaires, l’augmentation de la température, les calottes polaires qui ont fondu, bla, bla, bla… Ça fait des années, que dis-‐je, ça fait des siècles que je n’entends que ça. Marre d’entendre des gens qui ne font que se plaindre, en pleurant sur leur sort. Vous avez survécus ? Eh bien, ramez maintenant ! Et puis, oui, moi je ne renonce pas à un peu de confort : qui pourrait me le reprocher ? Sans brancher la clim, avec ces températures, on risque de bouillir comme des poissons. Des poissons oui… Et puis, vous allez me dire : mais c’est minable, c’est égoïste. Eh bien, je m’en fous, je ne peux pas vivre sans ordinateur. Que me reste-‐t-‐il au fond ? Et puis, dites-‐moi, comment pourrais-‐je naviguer sans être connecté ? Donc franchement ça me fait hyper-‐chier, toutes ces coupures d’électricité : c’est comme si je devais choisir tout le temps entre l’un et l’autre : à chaque fois que j’allume la clim, voilà, c’est comme si je savais que la connexion allait être coupée. C’est horrible ! Ce genre de chantage, non, je ne l’accepte pas. Attends, comment l’appelait-‐on autrefois ? Ah oui, une « antinomie ». Mais bon, justement, il ne faut pas se plaindre. Ça m’étonne déjà qu’on arrive à flotter. On devrait être noyé depuis longtemps ; par contre, tout compte fait, on respire encore. Car, moi, je respire, ça, c’est sûr. Mais le problème est toujours de savoir « comment » on respire… Je me suis écarté du sujet, où en étions-‐nous ? Ah oui, c’est ça, le déluge, la bulle à la dérive dans l’océan, l’issue… J’ai réfléchi, tu sais, sur ce truc du singe qui devient homme. Attends, je suis allé chercher le passage : « … en ce qui me concerne », dit le singe, « je n’ai jamais réclamé ni ne réclame la liberté. Avec la liberté, (…) on se trompe trop souvent entre hommes. (…) J’ai souvent vu, dans des music-‐halls, avant mon propre numéro, des artistes travailler à des trapèzes volants. Ils s’élançaient, se balançaient, sautaient, volaient dans les bras l’un de l’autre, et l’un des deux portait son compagnon par les cheveux avec les dents. ‘Cela aussi, c’est la liberté humaine, pensais-‐je, c’est le mouvement souverain.’ O dérision de la sainte nature ! Nul bâtiment ne pourrait tenir sous le rire de la gent simienne en présence de ce tableau ». Voilà l’une des antinomies classiques : l’homme imagine bâtir sur sa propre volonté le sublime édifice de la culture, et il suffit du regard d’un singe pour lui montrer qu’à la base il n’y a aucune liberté, car le monde est entièrement réglé par les lois de la nature. J’ai l’impression qu’il se moque un peu de toi ce drôle de singe. Oui, je n’aime pas trop qu’on se moque de moi. Ce matin, pendant que je réfléchissais, je réfléchis toujours, tu sais, je me suis retrouvé face à un miroir, et j’ai vu sa grimace hideuse se
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coller sur mon visage comme un mouchoir mouillé. Tu te rends compte ?! Brrr, brrr… franchement, ça m’a donné des frissons. Ou peut-‐être, il voulait te prévenir. Il te disait : « Fais gaffe, mon cher ! Moi je suis un animal devenu homme, mais le contraire peut arriver aussi, à savoir que tu sois un homme en train de devenir un animal ! ». Je le trouve terriblement sage ce singe, c’est suspect. Singe… sage, sage… singe, et si c’était l’évolution du même mot ? Bref. Mais écoute, quelle est la vraie question, concentre-‐toi. Je vois où tu veux en venir : est-‐ce que c’est la peur de ne pas être libre qui me fait sentir si proche des animaux ? Un animal parmi les animaux ? Chez eux, tout semble déterminé, commandé par leur équipement biologique. En plus, il y a ce truc de la domestication, du dressage. Ça je ne supporte pas, c’est honteux, autant pour les animaux que pour les hommes. Prends n’importe quel chien moyennement domestique, tu auras la caricature du bon esclave, l’esclave heureux, tellement assujetti à la voix du maître qu’il finit par la confondre avec ses propres aboiements. Beurk ! En même temps, qui peut dire si tous ces animaux domestiques – chiens, chevaux, perroquets – ne font pas comme le singe ? Qu’ils imitent les hommes pour trouver une issue ? Et puis je vois que les animaux, à l’occasion, peuvent se montrer beaucoup moins dociles que les hommes qui prétendent être libres au plus haut degré. Malgré tout, il reste chez eux un fond d’étrangeté, quelque chose d’irréductible. Cette émouvante sauvagerie de la bête… D’accord, mettons que les aiguilles de la montre aient commencé à marcher à reculons : de l’Homo sapiens à l’Homo habilis, de l’Australopithecus à l’Ardipithecus et puis aux singes anthropomorphes, dont notre sage-‐singe, probablement, sans doute… Mais, tu vois, tout au plus on arrive à la grande famille des Primates, à laquelle appartiennent les Tarsiens, les Lémuriens, les Singes et l’Homme. Arrivé aux mammifères, je suis obligé de m’arrêter. Bon, je peux faire encore un petit effort, et reculer jusqu’aux Tétrapodes, ces amphibiens qui sont les premiers animaux à quatre pattes. Mais là vraiment, j’en peux plus… Je suis fatigué, je ne peux pas, vraiment, tu comprends ? Oui, repose toi, reprends ton souffle. Ah, tu parles ! C’est ça le problème. J’ai accepté de voyager à rebours dans le temps, de parcourir à contre-‐courant, comme un saumon affolé, les flots de l’évolution – d’ailleurs, je suis en quelque sorte obligé de le faire – mais c’est là que ma montre se refuse d’avancer encore. La respiration pulmonaire, ce souffle qui gonfle ma cage thoracique, non ! Je ne peux pas continuer. Tu ne peux pas m’obliger à perdre mon âme… La question n’est pas d’être obligé. Tu respires, ça c’est sûr. Il s’agit de savoir « comment » tu respires. Tu t’en souviens ? C’est vrai. En plus, tu vois, si on n’accepte pas sa condition, on ne va nulle part. Il faut savoir quel animal on est devenu, pour que cet animal, ensuite, puisse trouver l’issue qui lui convienne. Jouons cartes sur table : est-‐ce que je suis devenu un poisson ? Voilà la vraie question ! Tous les signes sont là : je ne marche pas, je plonge ; je n’attrape pas les choses, je suis attrapé par des flux qui m’entraînent partout; je ne rentre pas ici, je ne sors pas de là, je suis toujours dedans et j’avance. Effectivement, ça ressemble à une vie aquatique. Mais, tu vois, c’est dur pour un homme, car je me sens quand même un homme, d’accepter qu’on a perdu ses pattes, qu’on est tout le temps immergé dans l’eau, qu’on absorbe l’oxygène par d’horribles branchies. Qu’on me laisse au moins les vertèbres !
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Oui, petit poisson, on te les laisse. Nage petit poisson, nage. Je m’interroge toujours, j’avance. Tout à l’heure, je suis tombé sur une belle pelouse. Ça brillait partout et je me suis roulé dedans. Pff, c’était des anémones de mer, ça me gratte encore. Mais bon, attends, je te raconte l’histoire, c’est surprenant : d’abord je suis tombé sur un type qui voulait me convaincre que non, je ne fais pas partie des gens qui disent toujours « oui ». « Tu veux travailler le dimanche ? » « Oui patron ! » « Tu veux obéir aux ordres ? » « Oui chef » « Tu veux venir faire du shopping ! » « Oui, bien sûr que oui, j’arrive ! » Eh bien, non, moi je dis « non ». J’étais tout content de découvrir que je n’étais pas comme les autres. Même si après le type voulait que j’achète une voiture… Je n’en ai rien à foutre d’une bagnole, imagine, vu l’état dans lequel je suis… Alors je change de chaîne, je zappe à droite et à gauche, ça commençait à me gratter partout, mais bon, j’avance quand même. Et là tout à coup je tombe sur une autre pub. Il y avait un autre type, ou peut-‐être que c’était le même type qui s’était déplacé, j’en sais rien, en tout cas il commence à me parler, il me dit : « écoute, on t’a toujours dit que dans la vie il faut apprendre à dire ‘non’ » – bon ben oui, en effet, je viens de l’apprendre – « et bien non, c’est faux ! ». Ah bon, je dis, et pourquoi ça ? Alors il m’explique que la chose la plus difficile à dire, c’est : « oui ! ». Ah bon, et… et il ne m’a pas laissé le temps de lui demander, tu vois, il était tout excité, il a commencé à me dire qu’il faut apprendre à dire oui aux copains qui t’ennuient en te racontant toujours les mêmes histoires, à ta mère qui t’appelle pour te demander si t’as mangé, à ton père qui… En fait, j’ai pas trop compris à quoi je devais apprendre à dire oui, mais j’ai compris quand même que c’est bien de dire oui, et que c’est ça le vrai « courage »… C’est fou, non ? Tout à fait, un truc vraiment prodigieux : je n’en reviens pas. Ah oui, j’ai oublié de te dire : le deuxième type, ou bien c’était le même type, voulait lui aussi me vendre quelque chose, c’était quoi déjà ? Une bière, oui, c’est ça. Bon, en principe ça me va, même si je préfère le vin, mais tu vois, je ne sais même pas si je peux… est-‐ce que les poissons « boivent » ? Il faut que je me renseigne… En tout cas, crois-‐moi, ça a été un choc. Tout à coup je me suis demandé : quelle valeur peut avoir le fait de dire oui ou de dire non, quand on est dans ma situation ? Toute opposition disparaît, tout se confond : le oui et le non, le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste, tout se ressemble, tout s’équivaut… Difficile de continuer à penser et à agir dans ces conditions. Je vais à droite et à gauche, comme le singe, mais je suis toujours plongé dans cet océan médiatique. J’avance, je nage, ça me plaît de nager, entendons-‐nous, ça me donne l’impression d’être libre, je suis uniquement mon désir, mais du coup je ne vois pas d’issue. Tu n’as pas pensé que c’est toi-‐même qui portes, sans cesse, l’eau qui fait grossir l’océan dans lequel tu nages ? Peut-‐être faut-‐il se méfier de cette liberté et du plaisir qu’on en tire ? Peut-‐être, je vais essayer, même si je ne vois pas très bien comment… Il suffit de nager pour créer des vagues ? C’est compliqué tout ça… Mais attends, je vois une petite lumière, je donne un coup de nageoire pour atteindre les profondeurs. Oui là-‐bas, c’est peut-‐être la source de cette grande confusion.
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III Obéir
La réalité et son spectacle J’ai trouvé ! Ça n’a pas été facile : j’ai du remonter très loin, j’ai remué le fond de la mer, en fouillant dans des archives pourries. Mais ça valait le coup. C’est une scène tout à fait particulière. Ecoute… Soudain j’ai vu une multitude de singes. Quelle nouveauté, diras-‐tu. Mais, en fait, ce n’était pas une horde primitive, je ne crois pas en tout cas. Les singes rentraient et sortaient d’un vieil immeuble : c’était écrit « Yale University » sur la façade. Sans doute un stade ultérieur de l’évolution… Oui, et alors je me suis dit : « pourquoi pas ? », et je me suis rapproché lentement. Au départ j’ai pensé : « hum, c’est sûr, on va pas me laisser passer, moi ». Eh bien, à l’accueil on m’a salué gentiment et j’ai pu entrer sans problème. J’en ai conclu que j’avais peut-‐être gardé mon apparence de singe et ça m’a un peu soulagé, quand même. Donc j’étais assis et j’attendais patiemment mon tour. J’aurais voulu interroger ceux qui sortaient, leurs visages étaient encore raides, trempés de sueur, mais non, c’était interdit. Finalement on m’a laissé entrer dans la salle et un type avec une blouse blanche m’a invité à m’asseoir sur une chaise. Puis il m’a expliqué : « Cher Monsieur », a-‐t-‐il commencé, « Merci d’être là. Vous allez nous aider à réaliser une importante expérience scientifique concernant l’efficacité de la punition sur notre capacité à mémoriser. Vous voyez le Monsieur de l’autre coté de la vitre ? » « Ben oui, je le vois », en effet, je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder : c’était un gros rat blanc avec une cravate et des écouteurs sur les oreilles. Il me salua en souriant, puis il disparut derrière le rideau tombé de l’autre coté de la vitre. « Donc, vous allez lui lire une liste de mots, et lui, ensuite, il devra les répéter dans le bon ordre. À chaque fois qu’il se trompera, vous allez lui administrer un choc électrique… » Il me montra le fonctionnement de cet étrange outil d’apprentissage : c’était une machine avec une série de manettes, allant de 15 volt jusqu’à 450 volt. Quand même ! Drôle de système pour apprendre, n’est-‐ce pas ? Oui, c’est ce que je me disais, mais la présence du singe en blouse blanche, en quelque sorte, me rassurait : ça doit être forcément pour la bonne cause, pensai-‐je. Alors j’ai démarré. Au début, ça marchait assez bien, l’autre répondait correctement, mais ensuite, le pauvre, bon, il était un peu nul en mémoire quand même, il faut être sincère, en tout cas il a commencé à se tromper. Et puis il s’est trompé encore. Et encore. En fait, il n’arrêtait pas de se tromper. Pff, et moi… moi j’étais obligé d’augmenter les décharges ! Obligé ? Oui… c’est-‐à-‐dire, non… En fait, j’en sais rien ! La situation était très bizarre, tu vois. En plus mon élève, car là moi j’étais l’enseignant, lorsqu’il a commencé à recevoir des chocs d’une certaine intensité, mettons, à partir de 75 volt, il a commencé à gémir, puis à se plaindre, puis à hurler. À la fin, il suppliait, il voulait tout arrêter. Franchement, son attitude ne m’aidait pas. Moi, j’étais pris en tenaille, car à côté de moi, l’orang-‐outang en blouse blanche, l’expérimentateur, me harcelait, en me poussant à poursuivre, à aller jusqu’au bout. « Veuillez continuer s’il vous plaît » « Oui, mais il me semble qu’il est en train de souffrir là » « L'expérience exige que vous continuiez » « D’accord, je comprends, mais quand même, il veut arrêter là : ne devrions-‐nous pas respecter sa volonté ? »
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« Il est absolument indispensable que vous continuiez » « Et si je me refusais de le faire ? » « Vous n’avez pas le choix, vous devez continuer ! » C’était n’importe quoi ! Je me souviens de cette voix froide, détachée, et de ses injonctions pressantes qui me perçaient le cerveau comme des aiguilles. Imagine : « pas de réponse », de la part de l’élève, équivalait à « fausse réponse ». Et pour moi ça voulait dire administrer une autre décharge, et on avait déjà dépassé la zone de « choc dangereux » !, indiquée sur la machine, sous les chiffres et les manettes. Bref, je suis allé jusqu’au bout. J’ai fait partir les dernières décharges extrêmes, trois fois 450 volt : il ne disait plus rien, je ne pouvais pas savoir s’il s’était évanoui, ou s’il était tout simplement… crevé. Quelle situation de merde ! En tout cas, c’est bien tout ça, Capitaine. Ça aide à percer le secret de la liberté et de ses leurres, tous ces paradoxes cristallisés dans la grimace du singe du Rapport pour une académie… Oui, mais attends, le plus intéressant arrive. Moi, j’étais tout troublé et dégoulinant de sueur comme tous ceux qui m’avaient précédé : je comprenais maintenant pourquoi. Je n’arrivais pas à me lever, j’étais écrasé sur la chaise, c’est ça. Alors l’expérimentateur s’est approché en me posant une main sur l’épaule. « Monsieur, ne vous inquiétez pas », me dit-‐il avec sa voix devenue soudain amicale. « Comment ça ! Je suis un monstre », protestai-‐je, en commençant à sangloter. « Pas du tout, cher ami, vous êtes une personne tout à fait normale. Il n’y a rien de sadique dans votre comportement. C’était la situation, dans laquelle on vous a plongé, qui était tout à fait exceptionnelle » Et là, à ma plus grande surprise, le rat blanc, l’élève donc, entre dans la pièce comme si de rien n'était, arborant un grand sourire et en pleine forme, et tout en enlevant ses écouteurs, m'annonce qu’il est un comédien, de même que l’expérimentateur, et que tout ça : l’expérience sur l’apprentissage, la machine, les chocs électriques, les cris de douleurs… eh bien oui ! tout n’était qu’une fiction ! Je regarde le reflet de mon image dans la vitre, et je me rends compte que le gros rat blanc, le cobaye, en réalité, c’était moi. En fait, on était là simplement pour tester mon obéissance. Quelle plaisanterie macabre ! Tu parles, et pour couronner le tout, l’orang-‐outang me dit de regarder dans la camera qui était cachée dans le mur d’en face. « Souriez, vous êtes sur Candid Camera ! », me dit-‐il, et la pièce se remplit de sincères applaudissements. J’imaginais alors des millions de singes, face à leurs écrans, rigolant de ma performance, digne d’un bourreau qui exécute sa victime sur la chaise électrique. Et alors ? Donc, je ne me sentais pas coupable, non, et d’une certaine manière j’étais soulagé : « ce n’est pas de ta faute », me disais-‐je, « ta réaction a été la même que celle des autres ; tout en étant libre et conscient, tes comportements étaient dictés par cette situation particulière ; et puis rien n’était vrai, c’était juste du théâtre ». Mais justement, tout en sortant acquitté de cette affaire, j’avais l’esprit très confus. Je ne savais plus si j’avais participé à une expérience scientifique, visant à comprendre la réalité de certains mécanismes psychologiques, ou bien si j’avais été le protagoniste d’un spectacle, fait pour amuser le public. Je me souviens maintenant de ce qui m’avait tellement choqué dans les deux publicités dont je t’ai parlé tout à l'heure, tu te souviens ? En effaçant toute différence entre le oui et le non, elles
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m’ont fait plonger dans des eaux troubles où tout devenait possible. J’étais à la fois libre et sans issue. Et, en fait, ce qui est troublant dans la scène que je viens de vivre, c’est qu’il est impossible de trancher : est-‐ce qu’il s’agit d’une expérience scientifique ou bien d’une émission télévisée ? Et comment faire la moindre différence, quand la réalité et son spectacle ne se distinguent plus l’un de l’autre ? Pas évident ! Oui, difficile, improbable, voire carrément impossible. Je me retrouve donc plongé dans la même eau que celle d’où je suis parti. Mais ce voyage dans les profondeurs m’a quand même appris une chose : l’océan dans lequel on nage est un redoutable hybride de réalité et de fiction. La scène lointaine que je viens de revivre, n’est en fait que ma généalogie. J’ai ainsi vu surgir le déluge qui m’a accouché.
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IV Mutations
Fuir vers le possible Elle m’a trouvé. Je ne sais pas comment ça s’est passé, mais ça s’est passé. Je crois que tout a commencé par des flashs étranges. Oui, je me souviens, il y a longtemps déjà. Au début, ce n’était qu’une ombre flottant dans mon champ visuel. J’ai pensé que c’était moi, que je souffrais d’un trouble de la vue. Alors j’ai changé mes lunettes, mais non, rien, ce n’était pas ça. La méduse réapparaissait toujours, au moment où je m’y attendais le moins : elle arrivait pendant le jour, comme une tache sombre, et quand il faisait sombre, elle apparaissait comme une bavure luisante. Je n’étais pas vraiment inquiet, non, ce n’était pas ça. C’est qu’à cette époque je travaillais beaucoup. J’agençais mes désirs dans l’espoir de trouver une issue. J’étais connecté aux réseaux utopistes, et sur ma table s’accumulait un tas de projets : des machines complexes, délirantes, qu’il fallait déjà déchiffrer. Souvent je ne savais pas de quel coté il fallait les prendre, s’il fallait les lire de gauche à droite ou de droite à gauche, quel était le haut et le bas, surtout je ne comprenais pas où commençait et où s’arrêtait leur fonctionnement. Et cette ombre flottante qui croisait mon regard m’empêchait de me concentrer. En même temps, étrangement, elle semblait annoncer quelque chose venant du futur, comme l’écho lointain d’un autre monde. Parfois, je me demandais si c’était le caillou qui risquait d’enrayer mes machines, ou bien si c’était déjà la réponse que le futur m’envoyait comme un message dans une bouteille jetée à la mer. Quoi qu’il en soit, la méduse solitaire était toujours là. Je me suis dit : la fatigue peut-‐être, il faut que tu te reposes, que tu dormes davantage. Ce que j’ai fait. J’ai renversé le jour et la nuit et me suis abandonné à un sommeil long et profond. Et j’ai commencé à rêver. Parfois j’étais en compagnie d’un couple de personnes âgées, je savais que c’était mon père et ma mère, mais, en fait, ils m’accompagnaient dans un monde révolu depuis longtemps, celui dont ils avaient eux-‐mêmes entendu parler de la bouche de leurs propres pères et mères. Tout y était simple : on allait au marché, puis on s’arrêtait dans un café où je commandais une glace, dans la rue on rencontrait des gens, on se saluait, on s’arrêtait pour discuter avec eux. Il faisait doux, j’étais calme et heureux. En d’autres occasions par contre, oui, j’étais toujours heureux, mais je n’arrivais pas à rester tranquille ; j’étais tout excité, je tremblais comme si c’était le jour de mon anniversaire. Mon corps ruisselait d’eau en avançant à grands pas sur une plage, et je savais que cette plage émergeait de la mer en même temps que moi. Je marchais sur des tapis d’algues qui, au contact de mes pieds nus, se transformaient immédiatement en des champs verts et fleuris ; je flottais dans l’eau qui tout à coup se métamorphosait en une brise fraîche, enivrante. J’avais trouvé mon île et je courais, le cœur plein d'émotion, vers le soleil de l’avenir. C’étaient des rêves récurrents et ça se terminait toujours de la même façon : le déluge. Et zut ! Des rêves cauchemardesques, en fait… Oui, dans le premier cas, les vagues déferlaient sur le petit village de mes aïeux, engloutissant le monde paisible de mon enfance. Mon père était soudain devenu un requin, ma mère avait pris l’apparence ignoble d’un mérou géant. Affreux ! Et dans le deuxième cas, c’était même pire : je parcourais ma belle île quand, arrivé sur une colline, je m’apercevais que l’océan l’avait déjà complètement bouffée de l’autre côté et, avec elle, mon rêve d’une vie terrestre.
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Mais tu vois, quand tout semblait perdu, au comble de l’angoisse, pendant que mes horribles branchies recommençaient à pousser, la tache que j’avais essayé de chasser de ma vie consciente, elle était toujours là, dans mes rêves, tantôt sombre, tantôt lumineuse. Alors j’ai décidé que je me concentrerais sur elle : autant essayer, je me disais, je n’ai rien à perdre. Oui, la méduse est revenue et je ne la quittais pas des yeux. Mais elle avait déjà commencé à se transformer. D’abord, elle avait pris l’apparence d’un gros serpent de mer, une espèce de murène qui dansait devant moi comme un éclair. Ça me faisait un peu peur, mais je me disais : peut-‐être qu’elle veut attirer mon attention, me dire quelque chose, me montrer un chemin. Puis, elle a continué à se transformer, petit à petit son corps a pris des formes : il s’est complètement recouvert d’écailles argentées, mais je percevais quand même une silhouette – des hanches, un torse, peut-‐être une tête. Avec les reflets du soleil, c’était beau. J’étais émerveillé et j’avais envie de la retrouver aussitôt. Plus je la regardais, plus elle se tourmentait. Son corps frémissait, se tordait horriblement. Et puis j’ai remarqué que quelque chose avait poussé de son tronc, juste sous les hanches, comme des bouts de chair blanchâtres qui s’allongeaient jours après jours. Pitié ! Elle semblait souffrir énormément, alors j’ai eu envie de lui parler : « Pourquoi ne pleures-‐tu pas ? Ça pourrait te soulager » lui dis-‐je. « Je voudrais tellement pouvoir pleurer, mais les sirènes n’ont pas de larmes et n’en souffrent que davantage » répondit-‐elle avec tendresse. « Mais pourquoi fais-‐tu ça alors ? Pourquoi n’arrêtes-‐tu pas de te torturer ? » « Je ne puis faire autrement. C’est par amour que je le fais ». À la fin j’ai compris que j’avais toujours rêvé d’elle. Maintenant elle a des jambes, mais elle a gardé quand même sa superbe queue de poisson et ses élégantes nageoires argentées. Et moi aussi j’ai commencé mon étrange mutation, ça ne me fait pas peur, car on avance ensemble. Que te dire encore ? Finalement, je ne sais pas si je l’ai cherchée, si elle est restée coincée par hasard dans l’une mes machines, où si elle a suivi les courants du délire pour faire en sorte qu’un jour je tombe sur elle. Je sais seulement qu’on s’aime, et c’est peut-‐être ça l’issue, la ligne de fuite qui peut mener à une autre forme de vie. On vit toujours dans un océan où réalité et spectacle se mélangent à la source comme les hélices entrecroisées de l’ADN. Nous sommes nous-‐mêmes des hybrides incertains, des créatures protéiformes, on ne le sait que trop bien. Nous acceptons de nous laisser entraîner par la multiplicité des flux, refusant ainsi de retourner à une vie totalement terrestre et de cultiver la nostalgie de l’ordre, des frontières, des royaumes et des hiérarchies ; mais nous ne surfons pas totalement sur les vagues de cet océan sans bornes, refusant de confondre allègrement jouissance et liberté. Non, nous sommes les hybrides qui prennent le risque de couper les flux, pour en voir jaillir des questionnements ; nous sommes les amants qui cherchent des intensités électriques, les chocs de la pensée, jusqu’à couper le souffle… Bon, pardon, maintenant je dois me préparer. Elle m’attend. J’ai déjà sorti mon meilleur costume, j’espère que ça lui plaira. J’ai dû couper mon pantalon, vous savez, je garde encore mes pattes de singe, et suis obligé de marcher pieds nus. Mais elle aime mes poils autant que j’aime ses écailles, et nos corps n’arrêtent pas de se mélanger et de se transformer. C’est stupéfiant ! Ah, je n’ai pas encore dit comment elle s’appelle. Son nom est…
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Le spectacle de l’obéissance : toute une histoire En Suède, la chaîne SVT2 a proposé récemment un nouveau jeu de téléréalité intitulé Diktatorn (« Le dictateur »). Diffusé depuis fin octobre 2014, le programme filme en huit épisodes quatre filles et quatre garçons enfermés dans un hôpital désaffecté et contraints d’obéir à un dictateur virtuel. « Respecter le couvre-‐feu. Le travail est la vie. Ne pas hésiter à dénoncer les autres » : voici les trois mandements basiques qui devraient faire apprendre aux participants (et au public) à détester la dictature et, par conséquent, à mieux apprécier la démocratie. Chaque jour, les candidats doivent effectuer des tâches répétitives et abrutissantes, par exemple trier des trombones par couleur pendant cinq heures, dans l’espoir de remporter une coquette somme de 11.000 euros. Le spectacle affiche une finalité éducative, mais, si on accepte de le regarder sous cet angle, un paradoxe surgit : le gagnant est celui qui se sera soumis aux règles et non le rebelle. Cette émission semble reproduire, dans un format télévisé, l’expérience menée en 1967 par le professeur d’histoire Ron Jones avec ses élèves de la Cubberley High School à Palo Alto (Californie). N’arrivant pas à leur expliquer comment avait-‐il été possible que les citoyens allemands, pendant la deuxième guerre mondiale, avaient pu permettre l’Extermination des Juifs par le régime nazi, il se décida à mettre en place une situation de dictature simulée et il fonda avec sa classe un mouvement nommé « The Third Wave ». Il s’agit d’une expérience assez connue, car elle a été par la suite reprise sous la forme de roman, de pièce de théâtre et, plus récemment, de film (La Vague, 2008), ce qui montre le grand capital médiatique que ces genres d’expériences de « psychologie sociale » possèdent. La plus célèbre d’entre elles est sans doute celle sur l’obéissance à l’autorité légitime, réalisée à la Yale University par Stanley Milgram au début des années 1960. Connue aussi comme « expérience Eichmann » (du nom du fonctionnaire nazi chargé de la logistique de la déportation et de l’extermination des Juifs, qui en 1961 fut jugé et condamné à mort à Jérusalem), cette expérience scientifique inaugure la tendance à utiliser l’histoire du totalitarisme comme une sorte de miroir pour interroger le présent : est-‐ce que les même dérives monstrueuses de l’obéissance pourraient se produire dans un contexte libéral et démocratique ? Il vaut la peine à ce propos de rappeler aussi l’expérience menée en 1971, à l’Université de Stanford, par Philip Zimbardo : cet expérience pose justement la question de comment des gens ordinaires, plongées dans des situations particulières, peuvent devenir des bourreaux ; elle a inspiré plusieurs films et a été récemment reprise, par Zimbardo lui-‐même, dans un livre sollicité par les images choc provenant de la prison américaine d’Abu Ghraib, en Iraq (The Lucifer Effect : How Good People Turn Evil, 2007). Et on arrive ainsi à ce qui constitue probablement le précèdent le plus direct de l’émission suédoise en question : le documentaire Le jeu de la mort, diffusé pour la première fois le 17 mars 2010 par France 2. Aidé par une équipe de scientifiques, le réalisateur, Christophe Nick, a entendu transposer l’expérience de Milgram sur l’obéissance à l’univers télévisé lui-‐même, dans le but de mesurer l’emprise que la télé exerce aujourd’hui sur les gens. Le problème est que, comme dans le cas de Diktatorn, on n’arrive plus à distinguer ce qui est de l’ordre de l’expérience scientifique (et de la valeur pédagogique qu’on lui attache) de ce qui est de l’ordre du spectacle (avec sa logique propre de captation de l’intérêt du public visant à augmenter l’audience). On touche là, probablement, une question cruciale. Le problème en effet n’est pas tellement de dénoncer la tricherie, au nom de n’importe quel idéal de pureté morale ou professionnelle, mais plutôt de montrer la puissance de cet hybride : aujourd’hui, de plus un plus, et non seulement grâce à la télé mais aussi aux réseaux sociaux (donc finalement grâce à chacun de nous), la réalité ne se distingue plus de son spectacle. Ce qui entraine évidemment des changements à la fois larges, diffus et profonds dans notre manière de penser, d’agir, de vivre.
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On dit souvent qu’avec ce genre de téléréalités on s’aventure très loin, « trop loin » ; mais ce qui serait important de saisir, c’est que ces émissions révèlent un dispositif qui s’est préparé et mis en place depuis longtemps : elles sont un peu comme la conscience philosophique selon Hegel, à savoir la chouette de Minerve qui ne prend son envol qu’au crépuscule, quand l’histoire a déjà fait son cours. Nous avons essayé d’ébaucher une généalogie du « reality show », comme fusion parfaite de la réalité (telle que, par exemple, la science entend la documenter) et de la fiction (de la médiatisation ou de la mise en spectacle de la réalité), dans un essai paru en 2013 (Comme des poissons dans l’eau. Aperçus généalogiques sur la médiatisation du quotidien, « Multitudes », n. 51). Dans cet article, nous proposons de repérer la naissance du « reality show » dans une scène ayant lieu dans les années 1950 aux Etats Unis, et dont les protagonistes sont, d’un côté, Allen Funt, l’un des pionniers de la Reality TV, inventeur notamment de l’émission Candid Camera, et, de l’autre coté, des scientifiques tels que Milgram et Zimbardo. Ces derniers considéraient l’émission de Funt comme une fondamentale contribution scientifique à la compréhension de la réalité sociale, mais en même temps ils étaient très sensibles à sa dimension spectaculaire, qu’ils ont finit par reprendre et rejouer dans le cadre de leurs expériences scientifiques, afin de les rendre plus captivantes pour le public. En effet, si l’on regarde le film Obedience, réalisé en 1965 par Milgram comme outil pédagogique pour illustrer son expérience, il n’est pas du tout différent, mutatis mutandis, d’émissions telles que Le jeu de la mort et Diktatorn, pour la simple raison que c’est une sorte de Candid Camera à la visée et au contenu immédiatement scientifique : autrement dit, la réalité psychologique de l’obéissance ne se distingue pas du spectacle psychologique de l’obéissance. Comme le disait Milgram lui-‐même : « Il se peut que la manière de compréhension de l’homme que je cherche à réaliser soit un amalgame de science et d’art. Elle sera sans doute refusée soit par les scientifiques soit par les artistes, mais pour moi elle est significative ». Dans la dernière édition du Festival de Libertés de Bruxelles (octobre 2014), consacrée au thème de l’obéissance et de la désobéissance, avec le collectif italien Action30 nous avons présenté une performance-‐spectacle intitulée Nage, nage petit poisson. Dés/obéir à l’époque de la téléréalité : nous avons imaginé que le protagoniste, plongé dans cet univers médiatique où tout se confond, se trouve soudain transformé en poisson et commence à s’interroger sur sa nouvelle condition à la recherche d’une issue (dans le texte qui est à la base de ce spectacle, et qui a été adapté pour l’occasion, la réflexion est nourrie de toute une série de références philosophiques et littéraires, qu’on pourra lire en filigrane : le cheminement du doute dans les Méditations de Descartes, et la remarque de Foucault dans l’Histoire de la folie sur l’exclusion de la folie par le sujet qui doute ; l’antinomie kantienne entre nécessité et liberté, et la ligne de fuite de Deleuze ; la nouvelle de Kafka Rapport pour une académie, et l’ouvrage de Deleuze et Guattari Kafka, Pour une littérature mineure ; le conte La petite sirène d’Andersen). En effet, cette hybridation parfaite de la réalité et de son spectacle risque d’estomper toutes les oppositions sur lesquelles notre manière de penser est fondée : le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste, le public et le privé. En particulier, on pourrait se demander si, à ces conditions, l’opposition entre obéir et désobéir soit encore opérationnelle et, par conséquent, si le choix entre ces deux options soit encore possible et puisse avoir encore du sens. Peut-‐être, aujourd’hui, le problème est-‐il « cognitif » avant d’être « moral ». Comment arriver à penser – à analyser, à réfléchir, à se poser encore des « questions » – tout en étant plongé dans l’océan médiatique qui nous entoure et que nous-‐mêmes, tous les jours, nous alimentons ? Ceci touche précisément la question de la crise actuelle de la démocratie ou, comme le disent certains, des nouvelles formes de « fascisme » surgissant dans le cœur de la liberté : il est probable que l’antifascisme du troisième millénaire sera d’abord cognitif.
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Pierangelo Di Vittorio Philosophe et écrivain. Docteur en philosophie de l’Université de Strasbourg et de Lecce, il a participé récemment à la recherche sur la “Construction des catégories de la santé mentale” (Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Universités de Bordeaux). Il a de nombreuses publications à son actif, dont Foucault et Basaglia, La rencontre entre généalogies et mouvements de base (Vérone, 1999) et, avec Mario Colucci, Franco Basaglia, Portrait d’un psychiatre intempestif (Toulouse, 2005). Il a été parmi les éditeurs du volume collectif Lexique de biopolitique, Les pouvoirs sur la vie (Toulouse, 2009). Avec le collectif Action30 a réalisé le volume L’Uniforme et l’âme, Enquête sur l’ancien et le nouveau fascisme (2009), et il a écrit : le court-‐métrage Grande Brasserie Cyrano (2009), basé sur la polémique entre Georges Bataille et André Breton, le spectacle Constellation 61, Entre histoire e magie (2011 : coproduit avec l’Autre « lieu », Bruxelles Laïque et le Théâtre National de Belgique), consacré à la transformation de la psychiatrie au XXe siècle, e la performance Nage Nage petit poisson, Dés/obéir à l’époque de la téléréalité (présentée au Festival des Libertés 2014). Sur le thème de l’obéissance et de la désobéissance à l’époque de la téléréalité, cf. : – la conférence multimédia Libres de ne pas être libres, Pourquoi sommes-‐nous devenus si obéissants?, présentée pour la première fois au Botanique par L’autre « lieu » (Bruxelles, le 28 octobre 2010), et dont les arguments ont été repris dans l’essai Au-‐delà du normal et de l’anormal, Hypothèses sur l’homme néolibéral (Essaim, 31/2013). – les essais : Charismes du réel, L’œuvre d’art à l’époque du marketing et du spectacle (Multitudes, 48/2012) et Comme des poissons dans l’eau. Aperçus généalogiques sur la médiatisation du quotidien (Multitudes, 51/2012). plus d’infos : http://pdivittorio.wordpress.com