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2833 SIGNES – PAGE 1 EDITORIAL Pour Aristote « La monnaie semble, parfois, être une pure futilité … et aussi loin qu’on aille sa nature, un pur rien, car si ceux qui s’en servent abandonnent une monnaie pour une autre, elle devient sans valeur et sans utilité pour les nécessités de la vie. » Mais, paradoxalement, aussi bien est-elle inutile, aussi bien est-elle indispensable ; à tel point que sous la contrainte des circonstances, on l’appelle monnaie de nécessité, voire même, s’il s’agit d’un blocus, monnaie obsidionale. Alors frappé dans des ateliers de fortune en métal plus ou moins avili, cet outil humain le plus simple par son abstraction devient-il rebelle à maîtriser pour assurer les échanges. C’est cette aventure, autant que cette histoire que nous savons gré à Philippe Bouchardeau de nous narrer en mettant en œuvre, entre autres documents, le dossier constitué des nombreuses contributions qui ont leur source dans les archives, les travaux de recherche des Chambres de Commerce et d’industrie et les ouvrages rapportant leur histoire. Il convient de souligner avec quelle intelligence de l’histoire consulaire, l’auteur situe cette importante et originale initiative des « monnaies de nécessité » au service de l’économie en période de guerre, en même temps que la gestion des denrées, la mobilisation des ressources économiques et la sensibilisation à l’emprunt. Ce projet de dossier lancé, dés 2001, par le président Claude Bonfils entend relayer la brochure de M. Habrekorn éditée par l’ACFCI, en 1970, la publication de Philippe Bouchardeau dans la revue de la Société d’Archéologie d’Histoire et de Géographie de la Drôme, en 1999. Il trouve naturellement une place entre la numismatique et l’histoire financière nationale, confirmant le propos de Robert Largaud qui lança l’enquête nationale de 2001 : « Il existe pour l’historien de l’économie, comme celui des mentalités, de vastes espaces à explorer, parce que le fait monétaire est d’abord un signe, un informateur très sensible sur des phénomènes plus cachés. » Il marque une étape. Dans une prochaine livraison, Philippe Bouchardeau présentera un essai bibliographique et historiographique ; par ailleurs, pourraient être abordées ou développées des questions telles que : les initiatives régionales, comme celle du groupement des C.C.I. de Provence, les mémoires de ministres ou directeurs de Banque de France, la lecture critique des textes officiels, le graphisme des billets et l’art, les exemples remarquables d’emploi des intérêts dégagés, la situation dans les DOM.TOM... Ensuite, le comité de rédaction réfléchit sur la façon de rassembler l’ensemble de ces textes - et toute autre contribution nouvelle proposée par les chambres consulaires - pour éditer un « Hors série », comme nous l’avons fait plusieurs fois. Philippe BOUCHARDEAU participe bien par ce travail à la mission confiée à la Commission d’Histoire Consulaire en permettant aux Chambres de s’approprier leur histoire dans une approche culturelle et loin de l’Economie. Pierre-Marie MICHEL Président de la Commission d’Histoire Consulaire

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LLeess CChhaammbbrreess ddee CCoommmmeerrccee ffaaccee aauuxx qquueessttiioonnss mmoonnééttaaiirreess 8 266 SIGNES + 2710 signes notes de bas de page = 10 976 Pages 2-3 (encadré central)

Les monnaies de nécessité, une initiative parmi d’autres encore mal connue

Le maintien de conditions matérielles minimales à l'arrière a été un facteur essentiel

permettant aux populations rurales mais surtout urbaines d'accepter la prolongation de la très Grande Guerre de 14-18. L'effort économique de l'arrière a mobilisé de multiples institutions. Ainsi la préservation de l'économie locale en temps de paix comme de guerre a été le souci permanent des instances de représentation des entreprises, comme les Chambres de Commerce d’autant que la loi de 1898 leur a donné de larges prérogatives. Dès la déclaration de guerre du 2 août 1914, les élections aux Chambres de Commerce sont suspendues mais l’activité des institutions consulaires dont les membres voient leur mandat prorogé jusqu’à la fin des hostilités n’est pas pour autant arrêtée. Bien au contraire les chambres sont mises à contribution en vue d’aider à résoudre les innombrables problèmes économiques et sociaux résultant, en tout premier lieu, de la mobilisation des chefs d’entreprises industrielles comme commerciales. La participation des élus consulaires aux commissions de réquisitions, du ravitaillement et de l’intendance militaire est importante mais d’autres initiatives ont été prises comme l’émission des bons de monnaies. Les Chambres de Commerce ont ainsi engagé trois types d'actions, la gestion et la répartition de denrées, la participation à la mobilisation économique et la contribution à l'effort de propagande en faveur des emprunts de guerre. L'intervention la plus originale est, sans conteste, celle engagée dans le domaine monétaire avec l'émission de monnaies de nécessité.

Une historiographie à renouveler Alors que l’histoire de la première guerre est depuis plusieurs années en plein renouveau1, l'historiographie de la question des monnaies de nécessité est orientée aujourd'hui pour l'essentiel par les travaux des numismates. Souvent remarquables, leur approche demeure purement technique. Malgré son renouveau, l'histoire économique et sociale et même des mentalités, a semble t il en grande partie ignoré ce sujet2. Les monographies de Chambres de Commerce de plus

1 Voir en particulier le tableau des travaux et axes de recherche proposé par Prost (Antoine) et Winter

(Jay), Penser la grande guerre. Un essai d’historiographie, Paris Ed. Seuil, 2004, 330 p. 2 C’est ce que démontre notamment le dépouillement de la bibliographie annuelle de l'histoire de

France, publiée par le CNRS de 1965 à 1995 et une recherche bibliographique dans plusieurs bases de

données. Voir avec la liste de plus de 60 ouvrages et articles : Bouchardeau (Philippe), Note

bibliographique et historiographique sur les émissions de bons de monnaie par les chambres de

commerce et par diverses institutions, à paraître.

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en plus nombreuses, les articles de la Revue d’histoire consulaire sont essentiels pour améliorer la connaissance locale du phénomène. La collecte d’articles et de documents réalisée dans le cadre de la Commission d’Histoire Consulaire a été fructueuse de ce point de vue. Il reste encore à conduire des explorations à l’échelle locale dans la presse et les archives des comptoirs et succursales de la Banque de France etc. ainsi qu’à l’échelle nationale dans les archives des ministères, celles de l’Assemblée des Présidents de Chambres de Commerce apportant des éclairages utiles.3 Il faut rappeler que les monnaies de nécessité ont une longue histoire. Mais jamais le phénomène n’a connu une telle ampleur et une telle variété que pendant la première guerre mondiale. Trois questions retiennent l'attention : dans quel contexte sont intervenues ces initiatives monétaires ? Comment les institutions consulaires, organes de représentation des milieux d'affaires locaux au statut d'établissement public ont-elles participé à l'organisation financière de la France pendant la très grande guerre, mais aussi quel a été le rôle de ces monnaies et quelles ont été les conséquences de cette nouvelle mission sur les Chambres de Commerce une fois la paix retrouvée ?

De la monnaie nécessaire à la monnaie de nécessité L'apparition des monnaies de nécessité est un phénomène ancien et récurrent en périodes difficiles, en particulier. Les deux substantifs que joint le terme de « monnaie de nécessité » méritent (on pourrait dire « nécessitent ») explication. Certes la monnaie est nécessaire, elle est de nécessité dans une économie d’échanges complexe où elle remplit la triple fonction de calcul économique, de réserve de valeur et de paiement, mais ici le terme de monnaie de nécessité recouvre l’idée de contrainte suivant en cela La Rochefoucauld qui marquait une différence entre ces notions en ce que la première est accompagnée du penchant de la volonté et que la seconde lui est opposée.4 Ce propos conduit à une proposition de définition : les monnaies de nécessité sont frappées sous la contrainte des circonstances dans des ateliers de fortune, en métal plus ou moins avili, parfois même en carton, pour suppléer à la disette de numéraire. Crises, sièges, blocus, guerres, mais aussi éloignement ont souvent incité des autorités locales diverses à créer des monnaies de substitution. Les numismates surtout se sont intéressés à ce phénomène des monnaies de nécessité qui remet en cause les idées trop simplistes liant toujours la création d'une monnaie au pouvoir régalien d'un Etat ou d'un souverain.

3 Le présent dossier s'appuie notamment sur les nombreuses contributions recueillies dans le cadre de

la commission d’histoire consulaire, sur différents ouvrages d’histoire de chambres de commerce et

articles de la Revue d’histoire consulaire.

Des compléments ont été apportés, en particulier à partir des archives du ministère du Commerce

déposées aux Archives Nationales à Paris (F 12.8042 etc.), des archives du ministère des Finances à

Savigny-le-Temple et des archives de l'Assemblée Permanente des Chambres de Commerce

microfilmées à la Chambre de Commerce de Paris (série 5MI5 et suivants et III 617, etc.). Sur ce

dernier thème voir Bouchardeau (Philippe), L’assemblée des présidents de chambres de commerce

face à la question des monnaies de nécessité. Entre pragmatisme et légalisme, à paraître.

Ces différentes sources documentaires sont citées au fur et à mesure de leur utilisation dans le cadre

des notes. 4 La Rochefoucauld, Maximes, édition de 1678, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 470 (Maxime 504)

cité par Michel (Pierre-Marie), Les monnaies de nécessité. La chambre de commerce de Nîmes au

service de la circulation monétaire durant la Première Guerre mondiale. Mémoires de

l’Académie de Nîmes. Tome LLXXVI, 2003, H84.

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Armand Lacroix, numismate5, a repéré dans l'histoire de nombreux exemples d'apparition de monnaies de substitution. Dans l'Antiquité, les légions romaines des marches de l'Empire ont émis en certaines occasions des "deniers saucés" c'est-à-dire frappés sur les flans de bronze trempés dans un bain d'argent. C'est de la même manière l'éloignement qui justifie au XVIIe siècle dans la colonie française du Canada l'apparition d'une monnaie particulière ; pour pallier le refus de la métropole d'introduire des quantités suffisantes d'espèces métalliques d'or et d'argent et la pénurie qui s'en suit, l'Intendant Jacques de Meules met en œuvre une solution originale. En 1685, il utilise des cartes à jouer qu'il fait timbrer au revers d'un poinçon aux armes de France ; s'y ajoutent de façon manuscrite la date, la valeur et la signature des autorités (Intendant, Gouverneur). A la Réunion, le général Decaen, gouverneur de l'île sous l'Empire profite de la prise de 230 000 piastres à un bateau portugais par le Brick du Capitaine Bouvet pour, après refonte, frapper la piastre Decaen, écu de 10 livres, à la légende "Ile de France et Bonaparte" et "Ile Bonaparte", nom de la Réunion à cette période. Il résout ainsi le manque de monnaies résultant du blocus anglais des colonies. Les sièges et les blocus, souvent très longs pendant les guerres de l'Ancien Régime, ont également nécessité le maintien d'une activité économique. Les assiégés ont ainsi dû battre des monnaies dites "obsidionales", c'est-à-dire frappées sur un métal résultant de la fonte des vieux canons. Pendant les trois mois du siège de Lille de 1709, épisode de la guerre de succession d'Espagne, le maréchal de Boufflers, assiégé, fait ainsi frapper des pièces de 5, 10, 20 sols. Toujours avec le bronze de vieux canons, en 1793, le général de Custine encerclé par les Prussiens fait battre des monnaies de 1, 2 et 5 sols. A Anvers en 1814, Lazare Carnot, assiégé par les Prussiens, fait émettre des pièces de bronze de 5 et 10 centimes à l'effigie de Napoléon puis de Louis XVIII après l'abdication de l'Empereur. Quelques Chambres de Commerce ont aussi acquis une expérience dans le domaine monétaire. En 1790, à l'occasion de la crise des assignats, elles font parvenir à l'assemblée des mémoires alarmistes6. Pendant la Révolution, des monnaies de confiance sont émises par divers commerçants parisiens tels que les frères Monneron, Lesage etc. La crise révolutionnaire est une période d’intenses émissions de monnaies de nécessité en beaucoup d’endroits. Ainsi à Bordeaux, en 1790 dans la plupart des cafés de la ville on met en circulation des billets imprimés7. Au début du XIXe siècle, lors de l'institution du franc germinal par le Premier consul Bonaparte, le gouvernement a sollicité, par l'entremise des préfets, le concours des chambres de Commerce pour mettre fin au désordre monétaire en faisant disparaître les pièces d'Ancien Régime et les assignats. La Chambre de Commerce d'Avignon, par exemple tout comme celle de Tours rachète au poids les pièces rognées de 6 livres Tournois8. Beaucoup de Chambres de Commerce font l’expérience de l’action monétaire à l’occasion de la guerre de 18709. Entre 1870 et 1873, une multiplicité d'émissions de bons de monnaies (320 émetteurs dont 16 chambres de commerce) circule localement pour faciliter le règlement de salaires d'ouvriers ou de transactions commerciales. Cette expérience confirme d'ailleurs la banalisation du billet de banque même dans les classes populaires.

5 Numismate, Armand Lacroix a été conservateur du remarquable petit Cabinet de monnaies et

médailles du Revest dans le Var. Il dispose de la première collection française de monnaies de

nécessité et en particulier des chambres de commerce. Il a mis à notre disposition quatre brochures

d'information très documentées que nous suivons ici. 6 Sédillot (René), Le Franc : histoire d'une monnaie des origines à nos jours, Paris, Ed. Sirey,

1953, page 121. 7 Traimond (Bernard), La fausse monnaie au village. Les Landes aux XVIII et XIX

e siècles, Terrain,

Les usages de l’argent, N° 23, oct. 1994. 8 Giry (Alfred de), Deux siècles d'économie tourangelle vécus par la Chambre de Commerce et

d'Industrie, Ed. CLD, 1981, page 47. 9 L’ouvrage de référence de Roth (François), La guerre de 1870, Paris, Ed . Fayard, 1990, 778 p.

ignore totalement le phénomène des monnaies de nécessité.

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Les Chambres de Commerce face aux questions monétaires

Une vigilance monétaire au XIXe siècle Les chambres et la lente conquête de la monnaie fiduciaire

8918 SIGNES + 2 271 notes de bas de page = 11 189 signes

Pages 4 – 5 (encadré central)

Tout au long du XIXe siècle, période de relative stabilité monétaire qui débute avec

l’instauration du franc germinal10, les Chambres de Commerce ont avant tout constitué des lieux d'observation des phénomènes monétaires. Elles sont particulièrement attentives aux problèmes de circulation dénonçant les pénuries et les monnaies parasites qui entravent le bon fonctionnement des activités économiques. Elles suivent de prêt par exemple l’usage des billons, cette monnaie d’alliage qui ne représente pas commercialement, la valeur pour laquelle elle est mise en circulation (plus communément la loi désigne, alors, la monnaie divisionnaire de bronze et, par extension, celle de nickel ; les pièces en circulation, à la veille de la guerre sont les 25 centimes nickel, et les 10, 5, 2 et 1 centimes bronze). Le franc Germinal est long à s’imposer : pièces étrangères, fausses ou démonétisées concurrencent longtemps les nouvelles pièces comme le montrent des études locales dans les Landes ou en Dordogne par exemple11. L’anarchie monétaire laisse des traces dans les mémoires et pratiques jusqu’à la fin du siècle et l’Etat est obligé de tolérer les espèces les plus bizarres qui participent aux échanges. En 1868, 33 types de pièces de bronze ont un court légal en France et on parle encore en sous ou en réaux comme en Bretagne. Les Chambres de Commerce s’intéressent aussi à la diffusion du billet de banque. Après l’échec de Law à la fin de l’Ancien Régime et l’expérience malheureuse des assignats, les Français sont longtemps réticents à l’égard des billets de banque. Toutefois la création de la Banque de France en 1801 qui reçoit en 1803 son statut définitif et bénéficie seulement en 1848 du privilège exclusif d’émettre des billets de banques rassure et facilite de développement du billet. La période de 1880 à 1914 en particulier est reconnue comme "l'âge d'or de la monétarisation française"12. On entend par monétarisation l'évolution des fonctions monétaires remplies par la monnaie : étalon de valeur, moyen de paiement, d'épargne et de crédit. Avant la Première Guerre mondiale, une division fonctionnelle entre les billets utilisés pour les gros paiements et les pièces affectées aux petites transactions s'est confirmée comme le démontrent les enquêtes du ministère des Finances et de son Service de Mouvement Général des Fonds13. Les pièces d'or reculent, mais les billets moyens et petits progressent aussi dans l'ensemble des

10 Les discussions et enjeux de la loi de germinal sont étudiés par Thuillier (Guy), La réforme

monétaire de l’an XI. La création du franc Germinal, Comité pour l’histoire économique et

financière de la France, Paris, 1993. 11 Voir : Thuillier (Guy), La monnaie en France au début du XIX

e siècle, Paris, Ed. Droz, 1983,

Confavreux (Joseph) Usages sociaux de la monnaie en Dordogne dans la première moitié du XIXe

siècle, Ruralia, 2000, 07 et Traimond (Bernard), op. cit. 12 SAINT-MARC (Michèle), Histoire monétaire de la France 1880-1980, Paris, Ed. PUF, 1983,

p.129. 13 Enquête citée par BOUVIER (Jean) in sous la direction de BRAUDEL (Fernand) et LABROUSSE

(Ernest), Histoire économique et sociale de la France, Paris, Ed. PUF, 1979, tome IV 1, pages 164-

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paiements courants. Dans une de ces enquêtes, les départements ruraux apparaissent plus utilisateurs de l'or et des pièces métalliques en particulier que les régions à fort développement économique et urbain. A la veille de la guerre en 1913, la monnaie métallique aurait atteint le montant de 9,4 milliards de francs et le billet de banque 5,7 milliards de francs. Des chambres en état de veille : l’exemple de Valence et de Nîmes De 1880 à 1914, longue période de stabilité monétaire et de paix, la Chambre de commerce de Valence14 et de la Drôme prend conscience de ses possibilités dans le domaine monétaire à deux occasions. Tout d'abord en 1892, Octave Berger, épicier en gros15, signale à la chambre la circulation, à Valence et Romans, de petites monnaies étrangères (principalement suisses et italiennes16, mais aussi argentines et indo-chinoises). « Les petits commerçants la rendent aux gros industriels qui la donnent à leurs ouvriers ». Ces derniers, qui réalisent leurs achats avec cette monnaie parasite, créent ainsi un cercle vicieux contre lequel répond le ministre, "l'administration ne dispose d'aucun moyen d'action". Entre 1894 et 1896, le phénomène semble concerner tout le Sud-est et suscite des pétitions de petits commerçants, tandis que la Chambre de Commerce alerte le ministre des Finances. Sur proposition de ce dernier, "La chambre demande aux commerçants de retenir ces monnaies et de s'en servir pour payer leurs impôts ou se faire rembourser"17. Ensuite en 1894 et 1904, la Chambre de Commerce fait campagne pour l'utilisation des chèques barrés, vulgarisant ainsi un système encore peu usité18. La chambre se révèle comme un lieu stratégique d’observation des problèmes monétaires, d'autant plus que de nombreux élus consulaires participent à l'organisation bancaire locale comme conseiller ou censeur à la succursale de la Banque de France, ou comme administrateur des caisses d'épargne et des banques privées locales. Il n'est donc pas étonnant que l'institution consulaire soit parmi les premières à poser le problème de la circulation monétaire pendant la Grande Guerre. A Nîmes19 on relève, dans les délibérations consulaires d’octobre 1910 à octobre 1913, des interventions et débats concernant les manques de monnaies et de billons en circulation. Dès 1910, les représentants de la Chambre de Commerce de Nîmes expriment les doléances des négociants. Des démarches sont faites auprès du Trésorier Payeur Général qui reçoit 6.000 F du ministère. Mais cela est notoirement insuffisant. Pour parer aux besoins du commerce dans la circonscription, il faudrait obtenir l’envoie de 30 000 F. Juvenel, seul, en demande pour 4.500 F. Les plaintes des commerçants et les protestations de la chambre se renouvellent.

14 Les éléments qui suivent s’appuient sur : Bouchardeau (Philippe), Histoire de la Chambre de

Commerce de Valence, tome 2, Valence, 1988, Ed. Université des Sciences Sociales de Grenoble et

Chambre de Commerce de Valence, pp.136 à 158 et Bouchardeau (Philippe), Les monnaies de

nécessité de la Chambre de commerce de Valence, Revue drômoise, n° 493- 494, déc. 1999, pp. 95 à

113. 15 On trouve dans différents fonds d’archives des traces de l’intérêt de négociants pour les questions

monétaires. Voir par exemple dans les papiers de famille de petits industriels drômois les circulaires

ministérielles de 1903 et 1904 relatives aux monnaies de nickel (Archives Départementales de la

Drôme ADD J 657 4). 16 Des instructions des années 1860-1870 autorisaient la circulation des monnaies italiennes, suisses et

belges en France (ADD 1 P19). En 1838, on signalait des monnaies étrangères dans tous les

arrondissements drômois et le Sous-préfet de Montélimar écrivait : "Il y a beaucoup de billons (pièces

d'environ 10 centimes) frappés dans le royaume d'Italie" (ADD 6 Mc20). 17 Bulletin de la Chambre de commerce de Valence et de la Drôme –BCCVD- 1 1894 et 4 1896.

18 Archives de la Chambre de commerce de Valence et de la Drôme –ACCVD- IC 200 (21:04/1894) et

BCCVD 3 1904. 19 Michel (Pierre-Marie), op.cit.

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La pénurie est telle qu’il faut payer une prime de 1 à 2% pour s’en procurer. Les démarches ont des effets toujours limités car l’environnement est de plus en plus défavorable. Certes la production est peu importante du fait qu’il n’existe qu’un atelier, celui de la Monnaie de Paris, mais pour certains les raisons de cette pénurie tiennent à la situation politique de la France. En effet, à une période de stabilité succède une série de crises ministérielles avec huit gouvernements, dont certains sont particulièrement prodigues des deniers publics, ce qui crée un défaut de confiance à l’égard des institutions. A cela s’ajoutent les dépenses militaires entraînées soit par les opérations au Maroc, soit par les mesures pour faire face au pangermanisme. Après les conférences d’Algésiras le risque de conflit devient imminent20. Aussi bien, les déficits budgétaires successifs conduisent au lancement d’un emprunt de 1.300 millions de francs, fin 1913. La thésaurisation due à la peur et un début d’inflation se renforce alors. A la veille de la guerre, les Chambres de Commerce ont acquis une reconnaissance officielle de la part des pouvoirs publics par la loi de 1898. Elles disposent aussi d’une instance nationale de représentation avec l’assemblée des présidents des chambres de commerce.

Les Chambres de Commerce et la loi de 1898 : de la représentation à l’action La loi du 9 avril 1898 fonde encore aujourd’hui le droit relatif aux Chambres de Commerce. Ce texte longuement débattu définit dans son article premier les Chambres de Commerce comme « étant auprès des pouvoirs publics, les organes des intérêts commerciaux et industriels de leur circonscription ». Ce sont des établissements publics et leurs attributions sont de deux natures d’après l’article 11 : d’une part « donner des avis et informations et avis sur les questions industrielles et commerciales » et « présenter les moyens d’accroître la prospérité de l’industrie et du commerce» et d’autre part « d’exécuter des travaux et d’administrer des services nécessaires aux intérêts dont elles ont la garde.» Certains avis sont obligatoirement requis par les pouvoirs publics d’après l’article 12 de la loi notamment sur les règlements relatifs aux usages commerciaux, les taxes destinées à rémunérer les services de transport concédés sur l’utilité des travaux publics à exécuter…D’autres avis sont à l’initiative des chambres comme par exemple les changements de législation commerciale, sur les tarifs douaniers et plus généralement sur les tarifs et règlements des services des transports et des établissements ouverts à l’usage du commerce. La fonction d’administration des services dévolus aux chambres de commerce se traduit par l’autorisation de construire et d’administrer des établissements à l’usage du commerce, magasins généraux, salles de vente, entrepôts ou à vocation d’enseignement, écoles de commerce ou professionnelles. Les chambres peuvent également être concessionnaires de travaux publics ou chargées de services publics, ports maritimes, voies navigables, aéroports … Leur rôle est reconnu dans le domaine de l’enseignement technique, la délivrance de certificats d’origine pour les marchandises destinées à l’exportation. Enfin les dispositions financières du titre III de la loi de 1898 donnent le droit aux chambres de lever l’impôt en autorisant « une imposition additionnelle au principal de la contribution des patentes ». Elles peuvent être autorisées par décret à contracter des emprunts. Précisant leur rôle, la loi de 1898 donne une dimension nouvelle aux Chambres de Commerce.

20 En fait, c’est dès 1911 que les mesures financières pour accompagner l’effort de guerre sont prises.

C’est la fameuse « Circulaire Bleue ». Voir : Valance (Georges), Histoire du franc, Paris, Ed.

Flammarion, 1998, p. 225.

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Les Chambres de Commerce face aux questions monétaires

Le constat des désordres monétaires dès août 1914 et jusqu'aux années 1920 12 574 signes +1 905 signes notes de bas de page = 14 479 signes Pages 6-7-8-9.

A la veille de la guerre, le système monétaire français distingue les pièces d’or et les pièces de

cinq francs qui ont cours légal et valeur libératoire des pièces divisionnaires (un franc et cinquante centimes) qui sont au titre de 835 millièmes. Le franc est donc devenu une monnaie de compte dont le pouvoir libératoire est limité. Le centime en bronze pèse un gramme, ce qui met le cuivre à dix francs le kilogramme.

Y a t-il insuffisance de monnaies métalliques à la veille de 1914 ? En 1914 quelles sont les masses métalliques en circulation ? L’encours or est de l’ordre de quatre à six milliards en pièces de cent, vingt, dix et cinq francs frappées sous le Second Empire et la IIIe République. L’encours argent est évalué de six millions à un milliard pour les pièces de cinq francs qui toutes ont cours légal et libératoire de même que les pièces d’argent de l’Union latine21 et d’environ deux cent quarante millions pour les pièces divisionnaires sans compter celles en circulation dans les colonies et à l’étranger. Pour les pièces de bronze l’encours est d’environ soixante dix millions de francs en pièces de un, deux, cinq et dix centimes. De 1852 à 1914, un milliard cent cinquante sept mille pièces de bronze sont frappées dont 440,6 millions de 10 centimes et 717 millions de cinq centimes. Par ailleurs, quarante millions de pièces en nickel pur de 25 centimes « Patey » sont émises en 1903, 1904, 1905. Puis la loi du 4 août 1913, un an donc avant le conflit, prescrit l’émission de monnaie de nickel d’un type nouveau, du graveur Lindauer, au flanc troué pour éviter la confusion avec les pièces d’argent. La nouvelle série commence en 1914 avec quelques exemplaires rarissimes de 10 et 5 centimes et 941.133 exemplaires de 25 centimes. Globalement l’encours de monnaie divisionnaire est donc satisfaisant pour les besoins du temps de paix ; mais on peut estimer que l’Etat, devant la montée des tensions avec l’Allemagne, engage trop timidement et trop lentement les émissions qu’autorise la loi du 4 août 1913.

21 La France, la Suisse, la Belgique et l’Italie se regroupent au sein d’une communauté monétaire le

23 décembre 1865, sous le nom de l’Union latine. Cet accord permet la libre circulation des monnaies

au sein de cette zone, mais ne concerne que les pièces. Vaslin (Jacques-Marie), Le franc et l’Union

latine, Le Monde, 22 janvier 2002.

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Thésaurisation et première pénurie de l’été 1914 L'annonce de la déclaration de guerre et la mobilisation de l'été 1914 ont provoqué diverses réactions très significatives de la psychologie des Français : devant beaucoup de banques des queues se forment et un mouvement de retrait de grande ampleur met temporairement en difficulté certaines banques comme le Crédit Lyonnais ou le Comptoir National d'Escompte, tandis que le ministère des Finances prend un arrêté limitant à 50 francs les remboursements des Caisses d'Epargne22. Cette réaction faite à la fois de panique et de prévoyance, dictée par la crainte du manque d'argent et la fuite devant le papier monnaie, met en évidence la sensibilité de l'indicateur que constitue l'attitude du public à l'égard des problèmes de monnaie. Dès le mois d'août 1914, une pénurie de petites monnaies touche la région parisienne et les régions du nord de la France. Le Matin journal parisien signale dans son édition du 2 août23 que les billets de 5 et 20 francs se cachent et que bien des jeunes soldats partent au front sans un sou. Pourtant dès son édition du 7 août ce même journal se veut rassurant : « Le jour, Paris a un air de fête. Foule sur les boulevards … On commence à revoir de la monnaie et le change d’un billet de 50 francs n’est plus une opération qui, lundi semblait irréalisable».24 En avril 1915, le rapport du conseil d'administration du Comptoir National d'Escompte présenté à l'assemblée générale annuelle relate qu'en juillet et août 1914, outre un important retrait de fonds, une panique a saisi la clientèle, "panique encore accrue par la raréfaction de la monnaie conséquence d'un dangereux mouvement de thésaurisation"25. La pénurie de monnaie accélère la thésaurisation ; la crainte de manquer d’appoint est comme contagieuse, particuliers et commerçants tentent d’en faire des stocks, des spéculateurs drainent le numéraire avec l’espoir d’en tirer bénéfice. Les régions proches du front sont particulièrement affectées. A Amiens la situation monétaire prend un tour dramatique à la fin de l’été 1914, d’autant plus que la ville a été occupée par les troupes allemandes. Le 6 septembre 1914, les membres de la Chambre de Commerce entendent le président qui, d’après le registre de délibérations, « expose la situation pleine de péril qui est faite actuellement au commerce et à l’industrie depuis le premier jour de la mobilisation époque à laquelle la vie industrielle et commerciale a été presque complètement arrêtée par suite de la difficulté de se procurer des fonds en banque pour la paiement des salaires de ouvriers. » 26 Mais le sud de la France est aussi très vite touché par la pénurie. Les archives du ministère du Commerce et de l'Industrie ont gardé la trace des multiples difficultés liées à la circulation monétaire dès août 1914 et des sollicitations faites auprès des Chambres de Commerce. Au fil des mois, les problèmes vont en augmentant.

22 Becker (Jean-Jacques), 1914. Comment les Français sont entrés en guerre, Paris, Presse de la

FNSP, 1977, 638 pages index et bibliographie, pages 513-514. Voir aussi Pourcher (Yves), Les jours

de guerre. La vie des Français au jour le jour 1914-1918, Paris, Ed. Plon, Collection Pluriel, 1994,

pages 57-58. 23 Cité par Darmon (Pierre), Vivre à Paris pendant la grande guerre, Paris Ed. Fayard, 2002, p.9.

24 Idem p. 14

25 Becker (Jean-Jacques), op. cit., page 515. Voir aussi Pourcher (Yves), op. cit., pages 58-59 et 116-

117. 26 Chambre de commerce d’Amiens. Registre de délibérations dépouillé par H.H. Thickett.

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10

Dans sa séance plénière du 12 août 1914, la commission permanente de la Chambre de Commerce de Nîmes entreprend auprès du ministre des Finances une démarche appuyée par Gaston Doumergue, sénateur du Gard, et ministre des Colonies afin d’obtenir «l’envoi immédiat de monnaies de nickel et de bronze pour faciliter les paiements des salaires des ouvriers du commerce, de l’industrie et de l’agriculture ainsi que les transactions en général.» La réponse arrive le 8 septembre par le télégraphe : « Impossible actuellement envoyer monnaies »27. Le télégramme est envoyé de Bordeaux où le gouvernement s’est replié sur l’insistance du général Joffre face à l’arrivée de l’armée allemande jusqu’à la Marne. La Chambre de Commerce de Nîmes s'inquiète aussi spécifiquement pour le paiement des vendangeurs. Elle délibère dès le 5 septembre 1914 pour demander 50 000 F en monnaie de billon afin de "remédier à la raréfaction monétaire dans sa circonscription". Le ministre rappelle alors qu'il n'est "pas possible d'approvisionner en monnaie de nickel et bronze", mais demande à la Banque de France du Gard de prendre des mesures28. Comme à Nîmes, à Bordeaux, l'approche des vendanges et les frais liés à la récolte inquiètent aussi la chambre de commerce qui, en septembre 1914, propose de donner sa garantie à la Banque de France pour débloquer les sommes nécessaires29. Le témoignage d'un petit commerçant de Saint-Jean-d'Angély qui écrit au ministre du Commerce replié à Bordeaux le 9 décembre 1914, est précieux. "Je me permets de venir attirer votre attention sur la crise terrible qui surgit en ce moment-ci, concernant la petite monnaie de 5 centimes à 50 centimes. Elle a été complètement retirée de la circulation, ce qui nous cause, à nous commerçants, un préjudice considérable. Nous sommes soumis à manquer la vente à crédit, ce qui n'est pas le moment ..."30. Même loin du front et des opérations militaires, la pénurie de monnaies divisionnaires se fait sentir. A Mostaganem en Algérie, les salaires des moissonneurs puis des vendangeurs ont nécessité une grande quantité de petites monnaies. Mais là, en septembre 1914, la Chambre de Commerce fait appel à la Banque de l'Algérie même "si certaines Chambres de Commerce de la métropole suivies par la Chambre de Commerce d'Alger, ont pris la très louable initiative d'émettre des petites coupures ..."31. Des crises monétaires qui se succèdent de 1914 à 1920 La déclaration de guerre passée la pénurie persiste. Une chronologie des crises est proposée par Guy Corvol32 qui détecte une crise générale d'accès à la petite monnaie dès août 1914, puis entre août et novembre 1915 et à nouveau au mois d'août en 1916 jusqu'à la fin 1918. La crise la plus forte est celle d'octobre 1919 à mars 1920. C'est la plus intense et la dernière. Faute de dépouillement d'archives à travers toute la France, il est encore impossible de valider cette chronologie de manière certaine. Pour éviter une crise monétaire liée à l'état de guerre, la Banque de France, dès le décret de cours forcé du 5 août 1914, fait sortir de ses réserves et met en circulation des billets de "20 F bicolore" imprimés de 1874 à 1905 et de 1906 à 1913, encore jamais utilisés33. Par ailleurs, elle ressort un stock de billets de "5 F bleu" émis et ayant circulé entre 1871 et 1874 ainsi qu'un nouveau tirage de ces billets imprimés.

27 CCI de Nîmes 28 AN F12/8042.

29 AN F12/8042.

30 AN F12/8042.

31 AN F12/8042.

32 Corvol (Guy), L'émission des bons de monnaie par les chambres de commerce, thèse pour le

doctorat, Ed. Rousseau et Cie, Paris, 1930, 288 pages, bibliographie. 33 Habrekorn (Raymond), Au secours de la circulation monétaire. Les chambres de commerce

émettrices de monnaie de nécessité, document dactylographié, APCCI, 1970, page 1.

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Les premières émissions de billets, mais aussi de petites monnaies par la Banque de France (en août 1914, puis d'août à novembre 1915) permettent de ralentir un peu le phénomène de thésaurisation. Dès février 1915, la Chambre de Commerce de Valence est saisie des doléances de petits commerçants qui manquent de petite monnaie34. A l'automne 1915, les Français prennent conscience d'une guerre longue35. En octobre 1915, par exemple, Charles Huguenel, Président de la Chambre de Commerce de Valence note : "Nous ne sommes pas au bout des hostilités, la monnaie divisionnaire n'est pas prête de reparaître ..."36. La pénurie fait l’objet d’échos dans la presse et n’a pas été étrangère à la représentation nationale. Dans un rapport de 1915 à l’Assemblée nationale, un député dénonce les atteintes à la circulation de la monnaie et « ceux qui amassaient une quantité de monnaie supérieure à leurs besoins ». Il indique que la crise provoquée par la disparition d’une partie de la petite monnaie jetée dans la vie économique du pays un grave trouble et provoque dans l’esprit du public une « vive et légitime émotion ». Il ajoute que « cette crise pourrait avoir demain des conséquences particulièrement graves si l’on ne s’empressait d’y porter remède.37 » Une pénurie persistante de la guerre à la paix En 1916, la Banque de France met en circulation des billets de 10 F. Mais ces émissions n'ont donc pas concerné les petites valeurs de 0,25 F à 2 F. Néanmoins, une pénurie moins rigoureuse s'étend à l'ensemble du pays. En mars 1916, le soyeux Lambert de Saillans petite cité de la vallée de la Drôme, conseiller général et membre de la Chambre de Commerce de Valence souligne que "malgré la vaillance de nos officiers et soldats, il est difficile de prévoir dès maintenant la fin des hostilités"38. A partir de l'automne 1916, jusqu'en 1918, la pénurie latente de petite monnaie s'aggrave. En septembre 1916, le Préfet de la Drôme, Charles Maulmond, déjà conscient du phénomène, décide de l'envoi d'une circulaire à tous les maires du département : "Je suis avisé que dans certaines communes, la pénurie de monnaie divisionnaire continue à se faire sentir"39. La rareté a pénalisé d’abord les petits commerçants incapables de rendre la monnaie puis les entreprises agricoles ou industrielles dont les salariés sont souvent payés à la semaine ou à la quinzaine. En octobre 1920 la pénurie n’a pas fini de se faire sentir dans la circonscription de la Chambre de Commerce d'Amiens : " Le commerce de détail et l'industrie éprouvent encore des difficultés dans les paiements, surtout les jours de paie.40" Bien plus tard que le petit commerce et l’industrie, le secteur des transports urbains longtemps pourvoyeur de petites monnaies finit aussi par être affecté. A Paris, des receveuses du tramway prétextent l’insuffisance d’éclairage pour n’accepter que les voyageurs capables de présenter l’appoint. Dans le métro, la vente de billets individuels devient impossible. Mais les carnets de dix billets sont trop onéreux pour les petites bourses.

34 BCCVD 1 1915.

35 Becker (Jean-Jacques), Les Français dans la Grande Guerre, Paris, Ed. Robert Laffont, 1980,

pages 101 à 105. L'auteur ne s'est pas intéressé aux problèmes monétaires, pourtant très révélateurs de

la psychologie des Français (approche privilégiée dans ses ouvrages) et essentiels pour comprendre

comment le pays "a tenu". De même, Yves Pourcher n'évoque pratiquement pas la question des

monnaies de nécessité. 36 BCCVD 2 1915.

37 Nice

38 BCCVD 1 1916.

39 ADD 200 M 603 (circulaire du 6 septembre 1916).

40 CCI d’Amiens 12 octobre 1920

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Les statistiques de la Compagnie des tramways de Nice révèlent la gravité de la situation locale. Les encaissements hebdomadaires en monnaies divisionnaires de billons et d’argent qui avaient sensiblement fléchi depuis 1914 se réduisent considérablement à partir d’août 191641. Les surveillances de la police détectent quelques trafics illicites comme le fait apparaître par exemple un rapport des policiers parisiens du 10 janvier 1918 : « A la station d’autobus place de la Madeleine, quatre receveuses ont été vues remettant de la monnaie à un garçon du restaurant Weber, rue Royale, qui les attendait sous une baraque du marché aux fleurs.42» Mais c'est après l'armistice, entre octobre 1919 et novembre 1920, que la crise est la plus intense : le Journal de Valence, en octobre 1919, alerte ainsi les autorités par un long article reproduit de la Dépêche de Toulouse. En 1920, un journaliste drômois de l'Avenir s'émeut de cette pénurie qui s'est étendue aux petits billets de banque : "du papier de grâce, du papier pour l'amour de Dieu !"43. La presse et les autorités n’en finissent pas de s'interroger sur les raisons de cette pénurie qui persiste en temps de paix.

41 Nice

42 Darmon (Pierre), op. cit., p. 195

43 CORVOL (Guy), op. cit., page 70.

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Les Chambres de Commerce face aux questions monétaires

Les Chambres de Commerce, lieu d’observation des désordres monétaires

Des difficultés d'origines psychologiques autant qu'économiques, financières et sociales 11 138 signes +1 477 = 12 615 Pages 10-11

Les analyses du phénomène par les observateurs mettent d’abord en avant des causes

psychologiques. D'après le préfet de la Drôme, dans sa circulaire de 1916 aux maires du département : "cette pénurie est provoquée en grande partie par la thésaurisation abusive et irréfléchie, pratiquée par certaines personnes". Cette accumulation stérile de valeurs semble d'abord un réflexe de prévoyance naturel, personnel et définitif : tout ce qui pouvait servir de moyens de paiement était bon, pensait-on, à conserver en attendant des jours meilleurs, c'est-à-dire monnaies d'or, pièces d'argent et même billets. On explique ainsi aisément la thésaurisation des pièces d’or et d’argent même si pour ces dernières la valeur réelle est en 1914 depuis longtemps inférieure à la valeur nominale. Le stockage de métaux précieux même avec un risque de dépréciation est toujours un réflexe de défiance, de crainte dans un avenir incertain. On comprend beaucoup moins bien l’éclipse des pièces de billon de 5 ou 10 centimes communément appelées un ou deux sous qui n’ont pas de valeur intrinsèque. Y a t il confusion de la part du public ? assimilation de tout ce qui brille aux métaux précieux ? Pour certains, « il faut attribuer probablement cette dissimulation à la méfiance du paysan et du petit commerçant qui croyaient mettre en réserve une forme de richesse ; prenant le signe pour la chose. 44» La rumeur n’est pas étrangère aux pratiques de thésaurisation. Ainsi en juin 1918, d'après un télégramme codé du ministère de l'Intérieur très méfiant au préfet de la Drôme, le réflexe est provoqué : "En certaines régions, notamment dans le Sud-Ouest, une campagne est menée en vue d'ébranler la confiance du public dans les billets de Banque"45. D'après le ministère, une campagne de ce type est menée dans l'arrondissement de Montélimar, ce qui laisse l’historien perplexe, le préfet et la presse locale restant muets à ce sujet46.

44 Dormoy (Jacques), Les émissions de billets de banque à bordeaux, Actes de l’Académie de

Bordeaux, tome XXIX, 1974, p.52. Document signalé par Josiane Chirol, responsable « archives

courriers » à la chambre de commerce de Bordeaux. 45 ADD 200 M 603. Circulaire du ministère de l'Intérieur aux Préfets.

46 Pas de mention aux ADD, ni dans les sondages effectués dans le Journal de Montélimar et le

Journal de Valence ; la note a été transmise au commissariat de police dont les rapports n'ont pu être

retrouvés.

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Toutefois, déjà en 1915, on dénonçait la présence d'étrangers à la recherche d'or pour le compte des Austro-Hongrois. En 1916 puis surtout 1917 et 1918, on demande aussi au sous-préfet de Montélimar de "surveiller activement la propagation de nouvelles fausses et tendancieuses". L'arrondissement de Montélimar situé sur un axe de circulation important de la vallée du Rhône semble donc avoir été une zone sensible, même si les preuves manquent47. A Belfort, on met en cause l’occupant allemand. D’après la Chambre de Commerce, le billon est « raflé par les agents de l’Allemagne où cette monnaie est transformée en étui de cartouches.48» En revanche, le rapprochement de la chronologie des pénuries (aggravation de l'automne 1916) et des campagnes d'emprunt ou de collectes de l'or (intensification de la propagande, dans la Drôme, et lancement du deuxième emprunt à l'automne 1916), met en évidence le fait que la thésaurisation est aggravée par la collecte officielle et la réquisition des pièces d’or et d’argent mais aussi de certaines pièces en nickel. Les thésaurisateurs se trouvaient ainsi confirmés dans l'idée que les pièces même de petites valeurs conserveraient toujours leur valeur dans l'éventualité d'une guerre longue. A l'explication psychologique s'ajoutent néanmoins des causes proprement financières et économiques mal connues. Tout d'abord, malgré l'expérience de 1870-1871, la Banque de France n'a officiellement rien prévu pour accroître la circulation ou éviter la thésaurisation des pièces divisionnaires, croyant à une crise passagère. Certes, à l'issue du décret de cours forcé du 5 août 1914, la Banque de France fait sortir de ses réserves et met en circulation des billets de 20, 10 et 5 F. Imprimés entre 1871 et 1913, ces billets avaient été stockés49. Mais rien n'est fait en ce qui concerne la petite monnaie pendant l'année 1914 et même après. Le rapport présenté par le gouverneur de la Banque de France, Georges Pallain, le 28 janvier 1915, évoque pourtant la question, mais semble la considérer comme résolue avec des émissions de nouveaux billets de 20 et 5 F. "Nous devions penser aussi que la thésaurisation privée de toutes les espèces en circulation aurait pour résultat de provoquer, dès la veille du conflit, une crise monétaire particulièrement gênante pour toutes les petites transactions. Le Conseil Général (de la Banque de France) avait voté en temps utile tous les crédits permettant de constituer un approvisionnement considérable de billets de 20 F et de 5 F"50. De plus, à partir de 1916, de nouveaux billets de 10 F sont imprimés. Ces mesures ne contentent pas les besoins accrus spécifiquement en petite monnaie : la solde des militaires, les envois des parents de mobilisés, la fin des ventes à crédit, le paiement comptant systématique dès le 1er août 1914 ..., sont à l'origine d'une très forte consommation de petites pièces. Certes la thésaurisation est réelle mais elle concerne surtout les monnaies d'argent de 20, 50 F, de 1 F ou 2 F. L'aggravation de la thésaurisation est aussi liée à la réquisition des pièces de nickel et à la collecte officielle de l'or. La monnaie d'argent a disparu elle aussi assez rapidement51. Même pour les ménages aux petits budgets, les espèces métalliques de bronze et de nickel de petite valeur, 1, 2,5 ,10, et 25 centimes n'ont qu'un intérêt limité à être rangées dans un bas de laine, en attendant des jours meilleurs. Pourtant ces espèces, tout comme les pièces d'argent, se font rares, voire disparaissent. Elles sont certes concernées par la thésaurisation, mais d'autres facteurs ont joué.

47 ADD 200 M603 et 200 M951 (arrondissement de Montélimar).

48 D’après Guillaume (Gérard), Petite histoire partielle de la chambre de commerce et d’industrie

du territoire de Belfort, Ed. CC du Territoire de Belfort, 1998, p.77. 49 CORVOL (Guy), op. cit., page 109 et HABREKORN (Raymond), op. cit., page 1.

50 BECKER (Jean-Jacques), 1914 comment les Français entrent en guerre, op. cit., pages 128 et

129, note n° 22. 51 HABREKORN (Raymond), op. cit., p. 1.

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A propos des origines de la crise on accuse pêle-mêle la sempiternelle avarice des paysans, la manie des soldats qui garderaient les petites pièces pour jouer à la manille et les ouvriers qui perdent une partie de leurs salaires dans les machines à sous !52 Chacun y va ainsi de son explication au nom d’une morale méprisante pour les classes populaires accusées de bien des vices, mais tous constatent impuissants qu’une grande quantité de pièces est immobilisée. Ainsi, parmi les explications avancées, en particulier pour la carence de petites monnaies, il convient d'insister sur le phénomène de multiplication des portefeuilles. Armand Lacroix souligne "le fait que brusquement, toute la population valide de France, bourgeoise et paysanne, soit environ 15 millions d'âmes, chez qui l'écu était la règle et qui vivait surtout dans les campagnes, en collectivité familiale et où un porte-monnaie suffisait souvent pour 6 à 8 personnes se soit tout à coup trouvée disséminée à la ferme, dans les mines et dans les armées. Les porte-monnaie se sont multipliés en conséquence"53. Mais la pénurie ayant persisté après le retour des soldats du front, il y a d'autres explications encore qui sont entrées en jeu. On peut toutefois penser que la multiplication des portefeuilles est devenue une habitude. De plus, après la première expérience, les émetteurs (chambres de commerce ou petits commerçants désormais connus) ont trouvé des avantages à ces émissions : intérêt financier, prestige ... Les raisons économiques et monétaires ne sont pas non plus à exclure. La hausse des prix et l'inflation d'abord limitée et rampante (depuis les années 1900 puis surtout dans les années 1920) ont nécessité une plus grande utilisation de la monnaie. Les problèmes de change ont peut-être influencé aussi la circulation monétaire ; à l'issue de la stabilisation de 1917, les fluctuations du change sont très fortes entre mai 1919 et 1920, période d'intense pénurie de petite monnaie. La presse dénonce à plusieurs reprises des spéculateurs malhonnêtes qui exporteraient du numéraire dans les pays au change avantageux54. De la gêne au retour du troc Les conséquences de cette pénurie de petite monnaie sont multiples : localement elle se traduit par la gêne pour les transactions quotidiennes du petit commerce. En 1910 déjà, la Chambre de Commerce de Valence prenait connaissance de plaintes de petits commerçants drômois sur le manque de pièces de 5 et 10 centimes55. En 1916, le préfet de la Drôme insiste auprès des maires sur "les inconvénients pour les transactions commerciales de la thésaurisation de la monnaie divisionnaire »56. Une nouvelle note du préfet, de 1917, rappelle que le décret de l'Assemblée nationale du 22 Avril 1790 précise que "le débiteur sera toujours obligé de faire l'appoint et par conséquent de se procurer le numéraire nécessaire pour solder exactement la somme dont il est redevable"57.

52 Explications relevées par Darmon (Pierre), op. cit., p.194.

53 Lacroix (Armand), Les billets des Chambres de Commerce de France, document dactylographié,

op. cit., page 2. 54 CORVOL (Guy), op. cit., pages 70 à 88.

55 BCCVD 4 1910.

56 ADD 200 M602.

57 ADD 200 M603.

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En 1918, encore, le Journal de Valence s'interroge : "d'où vient donc la gêne que nous éprouvons pour effectuer nos transactions ? En serait-il de la petite monnaie comme de l'or et de l'argent ? Se cacherait-elle ?"58. Dans certaines régions, un arrêt total des menues transactions est constaté par les chambres de commerce 59. Les pièces de valeur d'or ou d'argent disparaissant pour toujours de la circulation, la masse monétaire est simplifiée et se partage entre chèques et billets. D'après le Journal de Valence en 1919, les pièces de valeur entrent dans les bas de laine, attirent spéculateurs et collectionneurs, sont fondues en lingots60 ou transformées par des bijoutiers61. Ainsi le romancier René Barjavel, dont les parents étaient boulangers à Nyons, illustre ce fait dans ses mémoires : "Mon père piquait parfois le dimanche dans sa cravate une épingle que ma mère lui avait offerte, faite d'une pièce de 10 F, un "demi-louis" découpé autour du geste de la semeuse"62. Mais c'est la gêne quotidienne dans les transactions qui pousse les Chambres de Commerce à intervenir même si quelques solutions pratiques ont été peut-être parfois trouvées pour payer le litre de lait (30 c), le timbre poste (15c) ou le journal (15 c). Face à cette situation de pénurie de petites monnaies, des solutions temporaires ont sans doute été trouvées avant même l’émission des bons de monnaies de nécessité et même après. Il faudrait en savoir plus sur ces pratiques peut-être déjà usitées en temps normal mais qui ont dû se répandre ; groupement des commandes chez les commerçants, pratique de l'ardoise (c'est-à-dire enregistrement des petits achats successifs chez le commerçant), notes et bouts de papiers et même retour du troc. Produits alimentaires du jardin, temps de travail, petits services, ont été échangés contre des cartes pour le pain, du lait, le journal ... Mais le troc est lui mal adapté à de très petits achats et il reste toujours difficile d'équilibrer l'offre et la demande dans un système manquant de souplesse. Yves Pourcher évoque les difficultés du petit commerce français et les clients excédés par la vie chère comme par le manque de denrées et de monnaies. "La crise de la monnaie de billon aggrave encore les incessantes querelles qui opposent les commerçants et leurs clients. Le refus de rendre la monnaie sur les billets de 5 et 20 F oblige souvent les ménagères à patienter près des étalages en attendant que les commerçants aient réuni assez de monnaie pour leur rendre l'appoint. Le ton monte dans ces groupes de femmes qui se forment : contre la rigueur du temps, contre les gens du commerce et contre le Gouvernement"63. Les Chambres de Commerce sont parmi les premières institutions à être informées de ces difficultés.

58 J de V 31/01/1918.

59 Corvol (Guy), op. cit.

60 ADD 200 M602 : une loi d'octobre 1919 interdit la fusion et la refonte des pièces d'or ou d'argent en

lingots et prévoit des sanctions. 61 J de V 24/10/1919.

62 Barjavel (René), La charrette bleue, Paris ed. Denoël 1980, p 202. La mémoire du romancier est

ici défaillante car la semeuse n’a jamais figuré sur les pièces d’or, mais seulement sur les faibles

valeurs de 50 centimes ou 1 francs, justement remplacées par les billets de nécessité. 63 Pourcher (Yves), op. cit., page 167.

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Des monnaies consulaires salvatrices

Les Chambres de Commerce, entre revendications et acquis …

12591 signes + 1218 notes de bas de pages = 13 809

Pages 12 -13-14

La place des commerçants est prépondérante dans la revendication monétaire. Certes la gêne est également réelle pour les industriels employeurs de main d’œuvre payée à la semaine ou à la quinzaine plus encore que pour les négociants que le niveau des transactions et les habitudes de paiements (chèques etc.) mettent à l’abri des pénuries de petites monnaies. La montée des revendications des petits commerçants Même s’ils ne sont pas entrés en force dans toutes les Chambres de Commerce à l’occasion de la réforme électorale de 1908, les petits commerçants sont largement présents au sein des institutions consulaires pour faire entendre leurs revendications spécifiques. Leurs organisations professionnelles et tout particulièrement les UCI (Unions Commerciales et Industrielles) sont devenues en bien des endroits puissantes et organisées. Mobilisées sur des revendications fiscales et de réglementation du travail, les UCI sont souvent à l’écoute des plaintes relatives aux pénuries monétaires. De plus industriels et négociants ont objectivement intérêt à éviter que la pénurie de petites monnaies ne comprime l’activité par le canal d’une contraction de la consommation. Voici par exemple les commerçants de la circonscription de Montluçon-Gannat qui adressent une pétition à la chambre dès le 11 août 1914. Dans sa délibération du même jour la chambre une des toutes premières à émettre lance le principe de mise en service de petites coupures de 0,50 centimes.64 Une pétition est aussi adressée le 21 octobre 1915 à la Chambre de Commerce de La Rochelle par 198 commerçants de la circonscription qui font part de leurs difficultés.65 A Sète, la persistance de la pénurie tout au long de l’année 1916, incite les petits commerçants à solliciter la Chambre de Commerce pour une nouvelle émission. On apprend à cette occasion que « le commerce bitterois, avec l’appui de la chambre de commerce (de Béziers), a fondé une société qui aura pour objet de frapper des jetons de en aluminium »66. Au mois de mars 1917, la Chambre de Commerce de Nice se trouve interpellée par des commerçants de la ville et notamment Les Galeries Lafayette qui déplorent les conséquences qualifiées de très graves causées par l’impossibilité de plus en plus grande de se procurer de la monnaie de billon. Les antécédents et acquis de la guerre de 1870 Pour répondre aux injonctions pressantes du petit commerce en particulier, les premières demandes d'émissions sont faites par les Chambres de Commerce sur des bases acquises pendant la guerre de 1870.

64 Paynat, Quand la planche à billet tournait à Montluçon, Centre économique, décembre 1981,

Document transmis par Bruno Paugam, chef du service communication et technologies de

l’information. 65 CC de La Rochelle

66 BCC Sète 29 novembre 1916

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Cette guerre de 1870 a été, il est vrai, l’occasion pour un certain nombre de Chambres de Commerce de s’initier aux émissions de monnaies. Dans un premier temps, il s’est agit de pallier la thésaurisation et la pénurie liées au fait que la Banque de France n'est pas autorisée à baisser à 10 puis à 5 F sa coupure minimum avant 187167. A partir de la fin de l'année 1871, l'objectif est de permettre la reprise économique, particulièrement dans le nord-ouest de la France68. Une réponse du ministre des Finances du 15 novembre 1871 à la Chambre de Commerce de Lyon (elle n'émettra pas de billets et la première chambre à réaliser une émission est celle d'Amiens le 21 septembre 1870) sert de base juridique aux émissions consulaires de la Grande Guerre et situe bien l'esprit de l'accord des autorités. "L'émission de bons par ... les Chambres de Commerce ... ne comporte pas en principe l'autorisation officielle. En fait la mesure, toute d'expérience, trouve sa justification dans les circonstances actuelles. La nécessité fait loi, mais son application reste sous la responsabilité des corps ou associations qui en prennent l'initiative"69. Au total la circulation de ces bons de monnaie, consulaires, municipaux, ou ayant d'autres origines, s'est élevée à 30 millions de francs et a été résorbée totalement en 187670. Les premières initiatives consulaires, des chambres initiatrices : Limoges, Lille … et le retard de Paris Très vite, dans le cadre de leur mission visant à préserver le potentiel économique et à organiser la vie de l'arrière, les chambres de commerce ont pris des initiatives dans le domaine monétaire. La première chambre à émettre est celle de Limoges le 10 août 1914 ; elle profite ainsi de son expérience acquise en 1870. Pendant ce temps, la chambre de Lille décide, le 8 août 1914, de ressusciter sa banque d'émission de 1870 et les premiers bons de 1 et 2 F apparaissent dès le 17 août. La métropole du Nord étant occupée à partir d'octobre 1914, la chambre cesse ses émissions à la fin de l'année 1915. Précoce et instruite par l’expérience acquise en 1870, la chambre de Bordeaux décide d’une première émission dès le 12 août 1914 pour 500 000 francs en 4000 000 coupures La Chambre de Commerce de Paris avait donné le ton mais sans pouvoir concrétiser ses intentions. Dès le 6 août 1914, lors d'une séance extraordinaire tenue sous la présidence de David Mennet la Chambre de Commerce de Paris demande au gouvernement l'autorisation d'émettre des petites coupures. Dans une lettre du 14 août publiée au Journal Officiel du 15 août 1914, le ministre des Finances Noulens écrit : "Le principe d'une telle émission ne comporte pas d'autorisation officielle, mais ne peut être qu'approuvé par le Gouvernement"71. L’opération de lancement des monnaies est prévue pour le 1er septembre 1914, trois semaines seulement après la délibération consulaire. Il s’agit d’émettre pour une valeur de 10 millions de francs en coupures de 2, 1 et 0,50 francs. Le délai de remboursement est fixé après le 1er janvier 1916 et ne doit pas être inférieur à 5 ans. La chambre procède à l’embauche de « petites mains » pour un salaire de 5 francs par jour tandis qu’au ministère du Commerce, le directeur de l’Office national du commerce met à disposition quelques une de « ses dames » à temps partagé.72

67 Saint-Marc (Michèle), Histoire monétaire de la France 1880-1980, Paris, ed. PUF, 1983, page

158. 68 Habrekorn (Raymond), op. cit., p. 3.

69 CORVOL (Guy), op. cit., page 28.

70 SEDILLOT (René), op. cit., page 203.

71 HABREKORN (Raymond), op. cit., page 7.

72 A partir de l’article de Boudry ( ), CCI Paris

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Le 2 septembre l’opération est brusquement suspendue. Paris menacé par l'avancée allemande, l'émission réalisée par l’imprimerie Chaix et les planches sont détruites afin de ne pas tomber entre les mains de l’ennemi. La bataille de la Marne passée, l’opération est remise à plus tard et la Chambre de Commerce de la capitale sera la dernière à faire imprimer des petites coupures, en 1920. Mais cette tentative d’émission ne constitue pas un échec total car l’élan est donné ; la réponse ministérielle ne mettant pas de conditions particulières à l’émission a été largement diffusée et incite nombre de chambres à se pencher sur ce dossier d’autant que le ministre ajoute : « Je m’empresse d’ajouter d’accord avec M. le ministre du commerce de l’industrie et des postes et des télégraphes qu’en présence de l’insuffisance momentanée de numéraires et des inconvénients qui en résultent tant pour les transactions commerciales que pour le paiement des petits traitements, l’initiative prise par la chambre de commerce de Paris ne peut être qu’approuvée par le gouvernement. »73 Des hésitations En bien des lieux les hésitations des Chambres de Commerce retardent des décisions. A Cholet dans le Maine et Loire, par exemple, la chambre cherche d’abord une entente avec les chambres d’Angers, qui se lance dès 1915, et celle de Saumur qui finalement s’abstient.74 Bien souvent, jusqu’en 1915, c’est l’espérance d’une guerre courte et l’optimisme qui prévalent comme à La Rochelle. Ainsi le 20 août 1914 le trésorier de la Chambre de Commerce rappelle l’initiative parisienne et l’encouragement donné par le ministre des Finances. Le président et d’autres membres estiment cette initiative un peu hâtive. Selon eux le numéraire existe. Caché au moment de la mobilisation, il recommencera à circuler.75 La Chambre de Commerce de Sète pèse longuement les avantages et les inconvénients d’une émission en août 1915 : « Ce système de remplacement de petites monnaies est une mesure d’exception dont les conséquences sur la santé du crédit public risquent d’être plutôt fâcheuses, car elles constituent un aveu patent du malaise économique et par conséquent ne peuvent que contribuer à l’augmenter. Par contre, ses bons effets sont certains puisque les petites coupures ainsi émises jouissent tout de suite dans le rayon d’action de l’établissement public qui les émet, d’une confiance absolue, et remplace les pièces d’argent qui se cachent. »76 Le plus souvent, après le temps des hésitations, vient celui de l’action et des parades pour les Chambres de Commerce conscientes de la gravité de la situation. La recherche de parades L’information du public est d’abord faite pour rassurer et calmer la thésaurisation. Rappelant son action durant les premiers mois de la guerre, la Chambre de Commerce de Sète indique, « qu’il convenait tout d’abord de rassurer le public plutôt que de souligner et d’aggraver par là même, les difficultés qu’une raréfaction de monnaie, qu’on pouvait espérer passagère, apportait aux petites transactions. C’est ce que nous fîmes en publiant ou en inspirant des notes dans la presse locale. »77 Le premier réflexe est ensuite de se retourner vers les banques et la Banque de France. La Chambre de Commerce d’Amiens interroge d’abord les banques privées pour la réalisation d’émissions qui seraient garanties par la municipalité78. A Cholet la Chambre de Commerce sollicite la Banque de France dès octobre 1914. De petites pièces d’argent sont effectivement mises

73 Cette lettre est par exemple largement citée dans les délibérations de la chambre de commerce

d’Amiens du 21 octobre 1915. 74 Beaumon (Dominque), p.4

75 Chambre de commerce de La Rochelle Texte de Christophe Bertrand archiviste.

76 BCC Sète 11 août 1915

77 BCC Sète 11 août 1915

78 CC Amiens 6 septembre 1914

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en circulation en janvier 191579. Quelques semaines plus tard c’est cette même Banque de France qui incite la chambre à se lancer dans une émission : « Le meilleur moyen écrit le directeur au président de la chambre, serait la création d’une monnaie n’ayant qu’un cours local, c'est-à-dire l’émission de bons de monnaie de la chambre. »80La Chambre de Commerce toujours pas décidée se tourne ensuite vers sa banque le Crédit Industriel de l’Ouest. Parfois la Banque de France a pu répondre un temps aux besoins comme à Sète où la Chambre de Commerce a dans un premier temps écarté le principe d’une émission en décembre 1914, le directeur de la Banque de France ayant « assuré … qu’il pouvait mettre en circulation par petites quantités à la foi, un certain stock de petites monnaies » … et qu’il était «disposé à faciliter l’échange des billets aux commerçants qui manquent de petits numéraires. »81 L’idée de devenir émetteur de petites monnaies n’est pas du goût de tous. Le procès-verbal de la séance du 28 décembre 1916 de la Chambre de Commerce de Saint-Nazaire est un bon témoignage. Il est affirmé que « ces pratiques constituent un retour fâcheux aux anciens droits de frapper monnaie, droit abolis à juste titre en raison de l’incommodité des échanges et de nécessité qui s’impose d’un système monétaire unique ». En conséquence, il est demandé que la Banque de France « seule autorisée à créer un système fiduciaire ayant cours légal, soit invitée par l’Etat à établir d’urgence des coupures de cinquante centimes, d’un franc et au besoin de deux francs. »82 Après les appels souvent restés infructueux auprès de la Banque de France, les chambres se tournent vers les compagnies de transports en commun. C’est le cas à Cholet, dont la chambre sollicite La Compagnie de chemin de fer du Métropolitain de Paris83 et de La Rochelle qui voyant la situation monétaire se dégrader fait appel à la même compagnie qui adresse en janvier 1915 à la Banque de France la somme de 200 000 francs. Trois mois plus tard les commerçants de l’Ile de Ré manquent totalement de monnaies, et en mai 1915, une nouvelle somme de 90 000 francs est allouée par le Métro qui a du réduire ses envois pour servir d’autres chambres comme celle de Rennes. En août, la source du métro s’est tarie et la Chambre de Commerce de La Rochelle demande sans succès que l’appoint soit fait aux divers bureaux d’octroi de la ville. 84. A Saint Malo les commerçants regroupés sous l’égide de la chambre de commerce se font approvisionner jusqu’au mois de mai 1915. Les réserves du métro sont ensuite épuisées.85 Quels sont les effets de ces premières initiatives ? La Chambre de Commerce de Sète qui utilise les monnaies du métropolitain s’interroge en août 1915. « L’efficacité du remède se manifesta pendant six mois. Au commencement de juillet, en présence des plaintes du petit commerce qui recommençait nous avons procédé à une nouvelle distribution, mais cette fois, l’efficacité a été très faible ».86 Face à une pénurie aggravée, durable et généralisée, surtout à partir de l’été 1915, il faut trouver d’autres solutions « le commerce et l’industrie étant absolument paralysés »87 comme le déclare le président de la Chambre de Commerce de Belfort.

79 Beaumon (Dominique), Les monnaies de nécessité, Revue d’histoire consulaire, novembre 1999,

p.3. 80 Idem p.4

81 BCC de Sète décembre 1914 (document recueilli par Claude Bonfils)

82 Cité par Menard ( ), p.7

83 Beaumon (Dominique), op. cit., p.4.

84 CC de La Rochelle

85 Documents transmis par D Queinnel responsable CCI info à Saint Malo

86 BCC Sète 11 août 1915

87 Guillaume (Gérard), p.78

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Des monnaies consulaires salvatrices

Les Chambres de Commerce, créatrices de monnaies 22 878 signes + 2 784 notes de bas de pages = 25662 Pages 15-16-17-18-19

Quels sont les processus de décision mis en œuvre dans les Chambres de Commerce ?

L’émission de monnaies constitue une décision lourde de conséquences, qui implique des connaissances techniques des questions financières et monétaires et une bonne appréhension du contexte local et institutionnel. Il convient de rappeler que dans un grand nombre de chambres, des banquiers à la tête d’établissements locaux ou régionaux tiennent une place importante. La décision de battre monnaie : entre réactivité et lenteur Par ailleurs, très souvent, les présidents, trésoriers ou d’autres membres des chambres sont bien introduits auprès des succursales de la Banque de France et des banques locales dont ils sont administrateurs ou qu’ils contrôlent, ce qui facilite la mise en place et le déroulement des opérations. Pour gérer la mise en place des émissions et suivre le fonctionnement de ce système fiduciaire supplétif, les chambres organisent le plus souvent des commissions ad hoc. A Amiens, en septembre 1915, une commission de papier monnaie est constituée avec des membres de la Chambre de Commerce, le sénateur-maire et le député. Ensemble les deux élus locaux ont rencontré le ministre des Finances Alexandre Ribot. Pour organiser le travail, on crée à la chambre de Cherbourg la « commission spéciale des petites coupures » qui présente régulièrement des rapports et reste en contact étroit avec le président et le trésorier.88 Ces commissions assurent un travail de suivi une fois les émissions lancées. Les séances plénières des chambres sont aussi très fréquentes pour entériner les décisions des commissions. Ainsi, la Chambre de commerce de Montluçon-Gannat est largement occupée par la question des monnaies de nécessité. Pour procéder à 9 émissions différentes soit 3 millions de francs, il lui faut consacrer 42 séances de travail entre 1914 et 1925.89 Le plus souvent, les chambres sont appelées à travailler très vite. La rapidité de réaction est le fait de la chambre de Rouen. Dès sa séance du 13 août 1914, elle décide d’émettre des bons. Les choses ne traînent pas car il y a urgence et le lendemain une réunion qui a lieu à la mairie de Rouen débouche sur la décision de lancer un tirage de bons de monnaie de 2 millions de francs. Une commission est ainsi mise sur pied avec des représentants de la ville et de la Banque de France.90 En 1920, l’urgence est encore le maître mot à la Chambre de Commerce de Cherbourg qui « constate qu’il est nécessaire que le public puisse obtenir ces coupures le plus tôt possible 91»

88 BCC Cherbourg 1920-1921

89 Paynat

90 Tanguy (Jacques)

91 BCC Cherbourg mai 1920

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Si dans nombres de chambre la décision d’émettre est prise rapidement et la réalisation des coupures est prompte, il arrive que les délais s’allongent. A Cholet, en 1915, on est d’abord attentif aux démarches des chambres voisines en particulier de celle d’Angers et aux discussions de l’assemblée des présidents. En 1917, le dossier revient à l’ordre, du jour la chambre « estime devoir faire elle même cette émission », mais elle ne prend aucune décision d’exécution. On attend aussi les échantillons demandés à un fabricant de Lyon. Une délibération est prise le 14 novembre 1917. Un mois plus tard les jetons de 25 centimes sont en circulation.92 Les échanges d’informations entre Chambres de Commerce et d'autres émetteurs vont bon train sur la question de monnaies de nécessité. Ainsi, la Chambre de Commerce de Nice correspond avec la ville de Nantes qui avait fait fabriquer des jetons pour les besoins des entreprises de transports publics ; la Chambre de la Rochelle envoie son secrétaire archiviste à Angers. Il est accompagné de l'imprimeur et du graveur. Mais c'est surtout au sein de l'assemblée des présidents que se nouent les contacts et que fructifient les échanges. L’Assemblée des Présidents de Chambres de Commerce : entre pragmatisme et légalisme, ou comment la nécessité fait loi L’Assemblée des Présidents de Chambres de Commerce a fonctionné comme une caisse de résonance nationale pour traiter des multiples questions et initiatives relatives aux monnaies de nécessité. C’est le 2 octobre 189993 que se constitue légalement l’assemblée des présidents de chambres de commerce. Dès le mois de mai, dix présidents de chambres s’étaient réunis à Paris à l’hôtel Continental. L’initiative de cette rencontre revient au président de la Chambre d’Angers et à son vice-président et successeur Dominique Delahaye qui deviendra sénateur monarchiste du Maine et Loire. Dès son origine cette institution est marquée par un souci de légalisme. Certes la création de cette assemblée est souvent présentée comme l’acte audacieux de notables se réunissant le 22 mai 1899 en dehors de la loi et bravant l’interdiction formelle du ministre du Commerce. En fait en 1896 déjà une initiative de réunion est lancée par la Chambre de Commerce de Paris, après que le Sénat l’ai désapprouvé. En 1899, c’est sous le régime de la loi du 9 avril 1898, véritable charte consulaire organisant les Chambres de Commerce qu’un nouveau projet de réunion est proposé. Mais cette loi n’a pas prévu explicitement d’assemblée de présidents. Millerand, ministre du Commerce s’en remet alors au Conseil d’Etat qui ne rend son avis favorable qu’après la fameuse réunion du 22 mai. Cet avis du Conseil d’Etat permet au ministre de préciser dans une circulaire du 23 septembre 1899 les prérogatives des présidents réunis de nouveau dès le 2 octobre 1889 pour mettre en place cette nouvelle institution qu’est l’Assemblée des Présidents des Chambres de Commerce. Circulaire interprétative, le texte du 23 septembre reconnaît que la loi de 1898 confère «aux présidents une nouvelle prérogative autre que le droit de correspondance directe ; que ce droit est évidemment d’intervenir personnellement pour se réunir à leurs collègues en vue de se préparer les décisions à soumettre à leur chambres respectives ; que cette faculté de réunions préparatoires des présidents doit porter non plus sur les objets spéciaux d’intérêt général mais bien sur tous objets rentrant dans les attributions des chambres de commerce et intervenant à la fois leurs circonscriptions respectives ».

92 Beaumon (Dominique), p.5

93 Sur les débuts de l’APCC (Assemblée des présidents de chambres de commerce) voir Conquet

(André), Si les Chambres de commerce m’étaient contées, APCCI, Lyon, Audin, 1972 et le de

l’avis du Conseil d’Etat dans la Revue d’Histoire Consulaire n° 13, novembre 1997, p 31, et sur la

loi de 1898 voir Delecluse (Jacques), Revue d’Histoire Consulaire, n°11, novembre 1996, p 14.

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Rassemblant les présidents de chambre pour lancer des discussions sur des thèmes communs l’assemblée des présidents ne s’est intéressée à l’émission de leur monnaie qu’à partir de mars 1915. 94 La première mention de la question des monnaies de nécessité figure au procès verbal de la réunion du 28 mars 1915 et la dernière est au compte rendu de la réunion du 12 novembre 1924. Au total une vingtaine de séances de cette assemblée ont été consacrées à la question des monnaies de nécessité. Cela représente environ une centaine des pages de comptes rendus imprimés. Ces comptes-rendus reprennent les dialogues des présidents des chambres. De façon générale les présidents de l’APCC ouvrent les débats en faisant le point de la situation, souvent à la demande d’une chambre. Parmi les plus actives à prendre part aux discussions on note les chambres de Paris, Lyon, Marseille mais aussi une multitude de chambres de localités ou départements de moindre importance. Le style «parlé », les nombreux jeux de questions réponses, la présence dans le texte de mention des réactions de l’assemblée (avec les «ah ! Ah ! », « Applaudissements »,«protestations »), les points d’exclamations, les interruptions des intervenants chacun étant mentionné par son titre (le président de la chambre de commerce de…) font penser que ces comptes rendus constituent une trace très vivante et fidèle des discussions qui n’ont été que peu retravaillés par le rédacteur. C’est presque une transcription mot à mot. Dans ces comptes-rendus s’ajoutent aux dialogues des textes (comptes rendu de séance, vœux de Chambres de Commerce, textes officiels de type circulaire, échanges de lettres, etc.) lus par les intervenants en séances. Il est d’ailleurs fréquent que copies de ces textes soient remis en séance, le rédacteur des comptes-rendus les reprenant ensuite. Suspendant leurs discussions, les présidents accueillent parfois un intervenant extérieur comme en novembre 1920, avec Fighièra le directeur des affaires commerciales et industrielles du ministère du Commerce. Mais précise le président de l’assemblée des chambres de commerce, « hors séance M. Fighèra nous donnera quelques explications. La question est complexe, il faut la connaître »95. Soumis à l’approbation des participants d’une séance à l’autre ces comptes rendus ne font presque jamais l’objet de rectifications et sont transmis rapidement semble t-il aux Chambres de Commerce. Atermoiements de l'administration et divergences des intérêts consulaires apparaissent très tôt. La question des monnaies de nécessité est évoquée pour la première fois à l’occasion de la séance du 28 mars 1915 de l’assemblée. Le président de la Chambre de Commerce de Lyon fait le constat qu’"il y a une douzaine de chambres de commerce qui ont émis des billets de monnaies divisionnaires». La force des Chambres de Ccommerce réside dans l’initiative et l’action locale, dans la créativité. Dès lors, leurs représentants sont mal à l’aise face à un système financier centralisé des ministères et administrations. Le dialogue est parfois difficile avec les représentants des ministères ou de la Banque de France, alors même que l’exigence d'agir sur le terrain se fait tous les jours plus pressante. Du côté de l’Etat, l’improvisation face à une situation quasi inédite est souvent de mise tant pour les services centraux des ministères et les cabinets ministériels que pour les administrations locales.

94 Les procès verbaux imprimés de l'Assemblée des présidents de chambres de commerce sont disponibles

sous formes de microfilms au service des archives la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, rue

Chateaubriand. Archives de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris. Procès verbaux de l'Assemblée

des présidents de chambres de commerce (APCC). Les micros films 5MI 5 à 5MI 10 ont été dépouillés et

feront l’objet d’une analyse en cours de rédaction. Cette source d’information précieuse a été utilisée par

Guy Corvol auteur d’une thèse les monnaies de nécessité consulaires. Mais cet auteur ne procède pas à une

analyse de l’attitude de l’APCC ni de sa stratégie dans les négociations avec les ministères. 94 APCC 8/11/1920

95 APCC 8/11/1920

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Le tour d’horizon effectué par les présidents à l’occasion de la séance du 28 mars 1915 de l’Assemblée des Présidents de Chambres de Commerce est édifiant ! La chambre d’Agen a pu déposer et échanger de ses émissions « des bons du trésor sur lesquels elle révèlerait un intérêt de 5 pour 100 ». Le président de la Chambre de Commerce de Limoges s’est lui rallié à la position du ministère des Finances avançant le risque d’inflation : après tout, s’exclame t il, les chambres sont « gardiennes des intérêts publics ». Pour le président de la chambre de Clermont Ferrand, sa compagnie a été contrainte d’aller de l’avant pour conjurer la crise monétaire. « Nous nous sommes trouvés dans la circonscription de la chambre… dans l’impossibilité absolue de nous procurer de la monnaie divisionnaire et des maisons comme Michelin, Bergougnon et autres nous ont déclaré catégoriquement que devant la crise monétaire, elles ne pouvaient pas tenir. Nous sommes cependant arrivés à conjurer la crise monétaire, crise très interne chez nous à cause des manufactures de caoutchouc et autres » A Angoulême, le directeur de la Banque de France, favorable à la contre partie en bons du trésor s’est vu opposé une fin de non recevoir par son administration. Cette séance du 28 mars 1915 sur la question des contre parties des monnaies de nécessité aborde également le problème de la légitimité de l’assemblée des présidents à émettre un vœu sur ce point. Pour certains élus consulaires, il vaut mieux partir en ordre dispersé et bénéficier des atermoiements et des dispositions parfois contradictoires du ministère et surtout de la souplesse locale d’application. Le centralisme a tôt fait de produire des textes contraignants redoutés par certains présidents. Initiative décentralisée, l’émission des monnaies de nécessité suscite de vigoureuses controverses entre les Chambres de Commerce déjà engagées qui ont bénéficié d’autorisations de placements en bons de la défense nationale et celles qui veulent que les règles nationales soient édictées pour lancer leur émission. Les chambres pragmatiques s’opposent alors aux légalistes ! Faute de consensus, le président de l’assemblée conclut par un constat d’impuissance : « Messieurs, la question ne peut pas être mise à l’étude devant l’Assemblée ; il est entendu que les chambres de commerce intéressées s’entendront entre elles. » Il en sera ainsi à de multiples reprises. Des débats et échanges très nourris et approfondis sur les questions des monnaies de nécessité ont ainsi lieu de 1915 à 1924. Il ressort de ces débats 96une impression d’improvisation et d’anarchie dans les méthodes et la gestion de ces questions de monnaies de nécessité tant de la part des services fiscaux locaux de l’Etat (receveurs, contrôleurs …), que de la Banque de France ou des trésorier payeurs généraux ou même encore des services centraux du ministère des Finances. Si bien des problèmes rencontrés par les Chambres de Commerce dans leur circonscription sont communs les solutions et réponses apportées varient d’un département à l’autre en fonction des initiatives des fonctionnaires et des responsables locaux mais aussi des rapports de force politiques entre les chambres de commerce, les élus locaux, les administrations, la Banque de France …. C’est sous la pression des événements que les pouvoirs publics réglementent progressivement les émissions puis surtout les conditions de retrait des bons de monnaie. Un exemple : les émissions de la Chambre de Commerce de Valence en quatre étapes. Le cas d'intervention de la Chambre de Valence permet d'illustrer le processus de décision et de mise en œuvre technique. Quatre étapes distinctes sont nécessaires : information, montage et préparation, délibération et demande, autorisation et émission.

96 Archives de l’APPCCI microfilmées au service des archives de la chambre de commerce de Paris (

5MI 5 et suivantes).

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Saisie par plusieurs groupes de commerçants au début de l'année 1915, la Chambre de Valence s'informe d'abord auprès de la Banque de France97, du Trésorier payeur général et de plusieurs Chambres de Commerce, souvent proches (Lyon, Annonay en Ardèche, cette dernière ayant déjà réalisé des émissions en 1872). Elle enquête sur les formalités et les modalités techniques de fabrication des monnaies. De plus, des garanties sont prises par la Chambre de Commerce de Valence auprès de la Compagnie PLM et de l’administration des PTT pour qu'elles acceptent dans leurs guichets du département, de prendre les billets98. Ces assurances obtenues, des modalités techniques précises sont à régler. Le banquier valentinois Auguste Giraud, trésorier de la Chambre, dispose de plusieurs possibilités. Les émissions peuvent être réalisées par la Chambre de Commerce seule ou en association avec la ville (sur l’exemple de la Chambre de Commerce de Castres)99 ou avec d'autres chambres (cas du Nord). Il est vrai que les initiatives ont foisonné, de multiples organismes, seuls ou associés, ont émis des bons de monnaie : municipalités, banques locales (caisses d'épargne, sociétés de crédit ...), sociétés industrielles, groupements commerciaux non officiels et même bureaux de bienfaisance100. Deux problèmes essentiels sont posés : les frais à engager et les gages à fournir. En général, les Chambres de Commerce prélèvent les frais sur le fonds de réserve de leurs recettes, comme l'autorise l'article 26 de la loi du 9 avril 1898. La Chambre de Valence, dès 1915, a pris : "des bons de la Défense Nationale pour se procurer les fonds nécessaires", mais le ministère refuse cette procédure adoptée pour les premières émissions de 1915 et 1916. A la présentation des comptes consulaires de l'année 1916, Auguste Giraud le trésorier, précise : "notre Chambre de Commerce a été victime du trop d'empressement qu'elle a mis à faciliter nos concitoyens dans leurs paiements ; le Gouvernement n'a pas admis pour nos premières émissions le mode adopté plus tard, de faire face aux dépenses d'émissions par le placement de sommes suffisantes en Bons du Trésor. C'est donc notre budget qui a dû payer". Sept mille francs de frais sont inscrits à ce poste pour les premières émissions de 1915101. Pour ce qui concerne les garanties fournies par la Chambre de Commerce, Auguste Giraud résume le principe adopté. "L'administration supérieure veut que les Chambres de Commerce déposent en nantissement dans les Trésoreries Générales, le montant des contre valeurs qui constituent le gage de la Banque et qui permettent à celle-ci de rembourser les petites coupures sur présentation"102.

97 La consultation des livres de procès verbaux des séances des conseils d’administration n’a pas

permis de retrouver trace de prises de position de la Banque de France de Valence sur cette question

des monnaies de nécessité. Archives de la Banque de France de Valence IV e Livre des PV des

séances des conseils d’administration (3 volumes de 1874 à 1952). 98 BCCVD 1 1915 et ACCVD ID 400.

99 CCI de Castres, Centenaire 1871-1971, brochure éditée à Lavou, 1971, pages 151 et 152.

100 CORVOL (Guy), op. cit.

101 BCCVD 1 1917.

102 BCCVD 3 1916. CORVOL (Guy), op. cit., page 163.

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Une fois ces modalités techniques réglées, les délibérations officielles de la Chambre et les accords du

Gouvernement103 pour chacune des émissions, constituent l'étape suivante. Au total, la chambre de Valence

réalise ainsi entre avril 1915 et avril 1923 18 tirages successifs (de 95 000 au minimum à 500 000 F au

maximum), soit un total de 4 950 000 F en 59 399 200 coupures (soit en moyenne 0,85 F par coupure)104.

Ces petites coupures rectangulaires, d'environ 5 centimètres, de 0,50, ou 1 F, réalisées par l'imprimerie Céas

de Valence, comportent au recto les armes de la ville de Valence, entourées par deux muses, le montant et la

signature du Président et du Trésorier de la chambre. Au verso, figurent la liste des membres de la chambre

et la date de la libération du 23 Février 1915105.

Les créateurs de monnaies, imprimeurs et typographes Le plus souvent des imprimeurs locaux sont sollicités pour procéder aux émissions. Mais certains grands centres d'imprimerie comme Paris, Lyon et Marseille ont acquis une bonne spécialité avec des imprimeurs renommés. Plusieurs Chambres de Commerce comme celle de Nice procèdent à un appel d'offre. A Nice les conditions sont connues précisément : "Prix identique pour toutes les coupures, papier parcheminé, exécution des vignettes et du texte en lithographie, dessins fournis par la chambre, tirage des vignettes en trois couleurs dont une en noire, numérotation des billets par série de 50 000, la série commençant par 00.001 pour se terminer par 50 000, délai d'exécution : 45 jours." A Bordeaux on change d'imprimeur au fil des émissions Les premiers billets ont été tirés par Gounouilhou qui fabrique encore les deux émissions suivantes. En 1917, le travail est confié à l'imprimerie Arnaud et en 1920 à l'imprimerie Wetterwald frères avec des vignettes du peintre Roganeau. A Montluçon, c'est une imprimerie de la ville qui est retenue. Herbin et Bouché impriment dès le mois d’octobre 1914 l'émission décidée le 30 septembre 1914 car il a fallu faire très vite106. Les billets sont mis en circulation dans les premiers jours de novembre. A Marseille les coupures bleues de 1915 sont dessinées par Valère Bernard et imprimées par Moullot dans les locaux même de la bibliothèque de la Chambre de commerce. C'est le même imprimeur qui est retenu en 1917, mais il imprime alors les billets dans ses propres locaux107. Il réalise aussi l'impression des billets de Cette. Il semble que pour les émissions plus tardives l'urgence étant moindre, les chambres ont pu prendre le temps de solliciter d'autres imprimeurs que ceux du crû. En 1920, la chambre de La Rochelle décide de procéder dans des conditions analogues à celles prévues en 1915, à une nouvelle émission Les billets différents par leur taille et leurs illustrations sont réalisés par la maison Devambez à Paris. Les techniques d’impression ont dû évoluer pour améliorer la qualité des papiers et de l’encre, limiter les contrefaçons tout en réduisant les coûts souvent pour des quantités plus importantes. Ainsi l'imprimeur de la Chambre de Commerce de Nice indique qu'il retient le procédé photomécanique et non lithographique pour reproduire plus fidèlement le dessin des billets. Avec le passage des coupures de papier aux jetons métalliques, d'autres métiers que celui d'imprimeurs sont sollicités. La Chambre de Commerce d'Amiens s'entend par exemple avec Borg, "un ingénieur mécanicien graveur 21 rue du Temple à Paris qui pourrait livrer régulièrement 50 000 jetons de 25 centimes par semaines "108

103 ACCVD ID 400 et 401.

104 ADD 200 M602.

105 Archives privées de Mme TEZIER à Valence, de M. CEAS, imprimeur et consultation de M.

VANNIER, numismate professionnel. 106 Paynat

107 Boulanger (Patrick)

108 CC Amiens 24 mars 1920

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La mise en service de la petite monnaie Une fois édités, il faut mettre en circulation les bons de monnaie. C’est le rôle de la Banque de France qui procède à l’échange de petites coupures consulaires contre des pièces d’or et d’argent, des billets de fortes valeurs ou des chèques. Le détail comptable de l'opération de mise en circulation est simple. Mais c'est un travail au quotidien qui est nécessaire comme le rappelle une note administrative du secrétariat général de la Banque de France en date du 9 juillet 1915 qui précise les conditions dans lesquelles la Banque apportera son concours à la Chambre de Commerce d'Orléans pour la mise en circulation de ces coupures : "Chaque jour, au fur et à mesure des besoins, vous comprendrez dans vos recettes , paiements et échanges , un certain nombre de bons prélevés sur le stock déposé entre vos mains , en sorte qu'il se produira dans votre caisse un excédent au crédit d'un compte de dépôt de fonds ouvert à cet effet sur vos livres au nom de la chambre de commerce. Ce compte, dont le solde représentera la garantie même de l'émission, ne pourra être débité qu'ultérieurement du montant des coupures retirées de la circulation sans jamais faire l'objet d'un prélèvement effectif de la chambre de commerce.109" Plus de 100 chambres émettrices dès 1916 et 124 en 1924 Fin 1916, au cœur de la guerre dans toutes les régions de France, jusqu'à la limite du front, 100 Chambres de Commerce, même dans les colonies, ont lancé des émissions. Elles ont été réalisées surtout après le premier semestre 1916, car à l'issue d'une réunion du 5 avril des présidents des chambres de commerce, il est apparu clairement que le gouvernement ne prendrait pas à son compte ce type de tâche110. Ce refus d'intervenir qui vaut délégation, s'appuie sur trois principaux arguments. D'une part, dans ce contexte de crise, l'initiative consulaire soulage l'Etat assailli par les problèmes. «La décentralisation de l’émission de petites coupures destinées à suppléer l’insuffisance de la monnaie divisionnaire présente l’avantage, écrivait en 1915 le gouverneur de la Banque de France, de conserver à la crise son caractère local et, normalement, passager ! »111 D'autre part, les Chambres de Commerce reconnues comme représentatives (depuis la réforme de 1908, tous les patentés sont électeurs), sont les premières à recueillir les doléances des petits commerçants et donc à pouvoir répondre localement aux besoins. Enfin, la nature de ces institutions, devenues établissements publics depuis la loi du 9 avril 1898 favorise une délégation de ce type : organismes indépendants et locaux, "leur crédit ne risquait pas de se confondre avec celui de l'Etat"112. Ce statut d'établissement public inspire confiance et facilite les contrôles du ministère du Commerce. Entre le 8 août 1914 et le 15 mai 1924 dates de la première et de la dernière émission soit un peu moins de 10 ans les Chambres de Commerce ont imprimé pour près de 700 millions de francs de bons de papier.113 Carte Le nombre de chambres émettrices est passé de 100 exactement en 1916 à 124 en 1924. Paris avec son émission tardive du 1er juin 1920 de 200 millions représente ainsi près de 30% du total. Viennent ensuite les chambres de Lille (50 millions pour le groupement économique régional), Lyon (48 millions), Nancy (16,450 millions), Marseille (16 millions), Brest Quimper (12, 850 millions), Bordeaux (11 millions) etc. Vie et mort d’un outil de l’échange original

109 Vautravers (Alain), p.3 110 CORVOL (Guy), op. cit., page 116 et surtout compte-rendu microfilmé de l'APCCI 5 avril 1916.

111 Cité par Delécluse (Jacques), Les consuls de Rouen. Histoire de la chambre de commerce de

Rouen, Rouen ed. du Pe’tit Normand, 1985, p 249. 112 CORVOL (Guy), op. cit., page 116.

113 Le montant exact est de 668 millions de francs émissions initiales et émissions de remplacement.

Par ailleurs 975 millions de jetons ont été émis pour remplacer progressivement les billets. D'après le

rapport à la chambre des députés du 22 janvier 1925.

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Le crédit des monnaies consulaires Pages 20 -21 8107 signes

Il semble que partout les monnaies consulaires aient été bien acceptées par le public114.

Comment expliquer autrement la multiplication de ces opérations ? Comment expliquer les émissions à répétition, presque partout systématiques, si le public avait été si réticent ? Partout les émissions se sont répétées, le record français étant de 23 tirages pour la Chambre de Commerce de Nancy 115 Des monnaies bien acceptées Les problèmes de circulation des bons de monnaie ont toutefois été bien repérés dès l’origine par les Chambres de Commerce émettrices. La cohabitation de deux monnaies interroge. Le Trésor a longtemps craint les effets de la loi dite de Gresham. Cet économiste anglais (1519-1579) avait mis en évidence, que lorsque deux monnaies circulent sur un même territoire, l'une est considérée par le public comme bonne, l'autre comme mauvaise, la mauvaise chassant la bonne. En novembre 1915, le président de l'Assemblée des Présidents de Chambres de Commerce formule les mêmes craintes et souligne l'importance qu'il y a à rétablir la circulation de la monnaie de billon : "Malheureusement, nous nous trouvons toujours en présence de ce fait que la mauvaise monnaie chasse la bonne et que le papier qui, aux yeux du cultivateur est une mauvaise monnaie, empêche la circulation de la monnaie divisionnaire préférée par certaines classes de la population"116. Preuve du succès de ses monnaies de papier, à Cahors, on précise que la première émission de coupures divisionnaire de 100 000 francs décidée le 16 janvier 1915 est épuisée en quelques … heures seulement. Au total cette chambre procède à 12 émissions entre février 1915 et décembre 1920 pour des montants de 100 à 300 000 francs. 117 Il en est partout de même. Dans la circonscription de la Chambre de Commerce de Montluçon les émissions sont très favorablement accueillies par les commerçants, annonce la chambre. Mais les billets sont au départ boudés par les caisses de l'Etat, recettes des finances, postes, perceptions sous prétexte que ces coupures sont encombrantes et donnent un surcroît de travail lors des arrêtés de caisses. La chambre demande au ministre qu'il donne des instructions pour que ce papier monnaie soit accepté par toutes les caisses de l'Etat et de la commune de Montluçon.

114 A noter que d’après Pierre Darmon traitant de la situation de Paris, Alexandre Ribot, ministre des

Finances "autorise les chambres de commerce à émettre des petites coupures, dont personne ne veut."

Son affirmation ne renvoie à aucune source précise et ne peut être reprise pour la province ou nulle

part les sources n'apportent d'indication sur un accueil défavorable. Darmon (Pierre), p. 194 115 HABREKORN (Raymond), op. cit., page 11.

116 Archives de l'Assemblée permanente des chambres de commerce, 8 novembre 1915, 5 MI 5.

117 Histoire de la chambre de commerce du Lot

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Le succès de l'opération est net dans la Drôme avec 18 tirages de la Chambre de Commerce ; les stocks de billets sont épuisés de plus en plus rapidement et en 1917, deux élus consulaires romanais soulignent que la demande en petites coupures est "forte à Romans où la population ouvrière est nombreuse", tandis que Auguste Giraud, banquier valentinois et trésorier de la Chambre de Commerce, indique "qu'il en est de même dans de nombreux points du Département"118. La demande semble s'accélérer à partir de l'automne 1919, car la pénurie s'accroît avec la fin des hostilités, le redémarrage de l'économie et des relations commerciales. Les petites coupures qui inspirent désormais largement confiance se répandent. Afin de mieux répondre à cette faim de petite monnaie, les montants des émissions sont particulièrement élevés dans cette période ; c'est sur demande de la succursale de la Banque de France que la Chambre de Valence par exemple procède à ces nouvelles émissions119. C'est aussi à cette période que bon nombre de Chambres de Commerce ont commencé à émettre des petites coupures : Paris, Reims, etc. commencent ainsi tardivement leur émission. La circulation de ces bons de monnaie dans les départements d'abord tolérée par les commerçants ou consommateurs locaux, semble rapidement se populariser bien que ces billets de circonstance n'aient jamais eu de cours légal. Dès 1915, Auguste Giraud déclare à propos des utilisateurs que : "ce papier monnaie a rendu de grands services ; il a été facilement accepté par le public, je ne dirais pas à cause des signatures des membres de la Chambre de Commerce ..., mais surtout à cause de la maison qui s'est chargée de son émission, c'est-à-dire la Banque de France". L'acceptation de ces petites coupures traduit bien aussi ce qui a été une révolution mentale, le passage à monnaie de plus en plus fiduciaire. Une position originale dans une chaîne de confiance Quelle place occupent ces émissions consulaires dans le système monétaire ? Les monnaies consulaires sont avant tout l'expression d'un localisme120 monétaire palliatif et pragmatique et non pas revendicatif121. L'intérêt est de proposer une solution alternative et temporaire et non pas exclusive et durable. Ce localisme monétaire consulaire s'accommode parfaitement de l'unité de mesure décimale et unique. Il n'est jamais question de créer une nouvelle unité. Si la diversité s'exprime dans la forme et l'imagerie, l'unité de compte du franc demeure. Le système monétaire composite ainsi constitué fonctionne sur une base commune et unique sans remise en cause de la souveraineté monétaire de l'Etat et de l’unité de compte, le franc. On peut toutefois distinguer deux sphères monétaires, aux fins différentes. Les échanges quotidiens de faible valeur relèvent de la sphère des monnaies de nécessité, les échanges plus onéreux de la sphère de la monnaie nationale. Le localisme monétaire consulaire complète, ajuste, adapte et donc conforte le système national. La présence de la norme monétaire nationale sur les billets des chambres de commerce (l'unité de compte du franc mais aussi la mention de la date d'autorisation administrative) contribue à donner confiance et à faire comprendre la complémentarité des émissions.

118 BCCVD 2 1917.

119 BCCVD 2 1919, 1 1920, 2 1922, 2 1923.

120 Sur ces réflexions voir les travaux de Blanc (Jérôme), Formes et rationalités du localisme

monétaire, L'Actualité économique, Revue d'analyse économique, vol. 78, N° 3 septembre 2002,

pp. 347 à 364 et Ménard 121 Il conviendrait toutefois d'analyser finement la façon dont sont interprétées les émissions de

monnaies locales consulaires ou d'autres émetteurs dans les régions françaises comme la Corse, la

Bretagne etc. des expressions régionalistes voire autonomistes sont fortes.

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Une iconographie originale, expression d'un localisme marchand A l'unicité de la monnaie nationale, se substituent avec les monnaies de nécessité, en particulier consulaires, des expressions fiduciaires multiples et personnalisées. Dans la diversité des billets et leur bigarrure, quelques traits communs, qu'il conviendrait d'inventorier plus systématiquement, sont identifiables. D'une part les monnaies sont l'expression d'un émetteur qui doit être repéré comme d'origine locale avec la représentation d’éléments caractéristiques : monuments (le lion de Belfort… ), sites remarquables, paysages de villes (la vue du bassin de Clermont-Ferrand par exemple pour les billets de la XVIIe Région économique, le pont de Cahors, l'église de Honfleur, … ), ou de campagnes (vignes et oliviers à Cette par exemple) mais aussi ports (à Nice, Cette, Rouen et son pont transbordeur, ..) ou entrepôts et armes de la ville (à Marseille, Abbeville, Le Mans, etc.). D'autre part l'identité consulaire et marchande est affirmée par la représentation des palais ou bourses du commerce, quand ils existent et constituent des repères forts (à Marseille, Toulon, Rouen etc. ) ainsi que par des thèmes iconographiques spécifiques largement répandus. Par exemple la corne d'abondance, symbole de prospérité d'inspiration antique est très présente. Le caducée ailé symbole des marchands est largement utilisé. Le dieu Mercure, dieu du commerce et du voyage est d'un des thèmes iconographique favori. La Chambre de Commerce de Marseille y recourt de façon récurrente. Pour l'émission de monnaies de 1871, le dessinateur marseillais Deloume avait détourné le dieu Mercure crée par le graveur Domard en 1829 pour la grande médaille de la Chambre de Commerce. Le dieu figurait sur les coupures entre le palais de la bourse et le fort Saint Jean, deux monuments emblématiques de Marseille122. Les pièces en bronze d'aluminium émises par l'Etat et portant l'inscription "Chambre de commerce de France" à partir des années 1920 reprennent ce Mercure que Domard avait exécuté presque un siècle auparavant pour Marseille. Certes les choix iconographiques visent à promouvoir une communauté locale et à affirmer une identité consulaire. Mais il ne s'agit pas de revendiquer pour autant une souveraineté monétaire. D'ou l'importance sur les billets des mentions rappelant le principe du dépôt en contre valeur, la durée limitée de validité des billets, la possibilité d'échange auprès de la Banque de France, etc. De façon générale, localisme et symboles convenus d'un art classique se marient dans l'iconographie des monnaies consulaires. Ces représentations graphiques originales confirment le caractère culturel autant qu'économique et financier de la monnaie

122 Boulanger (Patrick),

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Vie et mort d’un outil de l’échange original

Problèmes de circulation, la fin des monnaies consulaires Pages 22-23-24-25-26 21 544 signes + 2024 notes de bas de pages = 23568 signes

Les Chambres de Commerce françaises émettent des monnaies de nécessité sous trois formes :

bons ayant l'apparence de petits billets (de 0,25 à 2 F en majorité), tickets (cartons de petits formats de 5 à 25 centimètres) et jetons (en métal de 5 à 25 centimètres)123.

Des restrictions de validité Partout en France, ces monnaies de nécessité ne restent valables que dans la circonscription de leur chambre. Cette restriction vise à conserver un caractère local à la crise monétaire et à proportionner l'émission aux besoins. Cependant assez rapidement, elles circulent dans les départements voisins et parfois très loin de leurs lieux d'émission. Les émissions ne relèvent pas d'agissements de principauté ou de potentats locaux qui voient en la monnaie un instrument malléable au service d'un pouvoir économique. L'espace de circulation correspond à un territoire de l'institution consulaire. Mais l'espace d'acceptation est plus ou moins large. Très restreint pour les petites monnaies de petits commerçants (le quartier parfois), ou celles des unions commerciales (la ville ou le canton), cet espace s'élargit au moins à l'arrondissement pour les chambres de commerce et le plus souvent au département. Ainsi la validité de ces petites coupures reste en général étroitement localisée ; en avril 1919, par exemple, le Journal de Valence signale que la succursale de la Banque de France à Valence refuse de payer les billets émis par d'autres Chambres de Commerce que celle de la Drôme. La diffusion des billets de chambres en dehors de leur circonscription est un fait courant. On a par exemple trouvé dans les archives municipales de Glandage, tout petit village du haut Diois, des billets de 0,50 des Chambres de Commerce de Paris, Lyon et Marseille124. Cette restriction s’applique à beaucoup d’autres émissions. Déjà en 1917, le maire de Pierrelatte, ville du Sud du département interrogeait le préfet à propos de billets émis par la Société Générale de Belgique en possession de réfugiés belges ; en 1918 un réfugié à Combovin, village aux pieds du Vercors formule une même requête125.

123 HABREKORN (Raymond), op. cit., pages 2 et 14 et BCCVD 3 1920 et 1922.

124 ADD J 646 4. 125 ADD 200 M602.

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Dans la Drôme, malgré des mesures prises par le ministère de l'Intérieur et des Finances dès 1917 pour faciliter l'échange des billets émis dans d'autres régions que celles où s'effectuent les opérations (délivrance d'un certificat d'échange), les plaintes affluent126. Plus d'une vingtaine de circulaires et lettres du ministère conservées dans les dossiers des archives de la préfecture de la Drôme révèlent l'impossibilité de faire entrer en application ces mesures pour assurer la fluidité du marché monétaire. Ces circulaires répétées sont sans aucun doute envoyées dans toutes les préfectures de France, traduisant une situation chronique à l’échelle nationale. A partir de mai 1919, à certains guichets, ces remboursements deviennent possibles127. De même dans les bureaux de poste extérieurs au département, il semble qu'il y ait des difficultés à faire accepter les billets drômois malgré les assurances de l'administration des PTT. Ainsi régulièrement cette validité est remise en cause hors du département128. De plus le sud de la Drôme est menacé par un véritable impérialisme monétaire marseillais. La Chambre de commerce de Marseille qui émet pour toute la région provençale dans le cadre d'un groupement consulaire correspondant à la région économique Clémentel, demande que les cantons du sud de la Drôme soient rattachés à sa zone d'émission et à sa zone de ravitaillement129. En 1916130, la Chambre de Commerce de Valence s'inquiète de ces dispositions, mais ne peut empêcher la circulation intensive de monnaies avignonnaises ou marseillaises de la Région économique provençale dans le sud du département, surtout à partir de 1919131. Ces émissions ont donc contribué à révéler et structurer des espaces de transactions : l'espace drômois concerné par les émissions de la chambre de Valence semble donc homogène et solide, sauf dans le sud où l'intervention marseillaise est vigoureuse132. Entre coordination et concurrence d'émissions Comment résoudre les difficultés de circulation ? Deux types de réponses ont été apportés pour mieux coordonner les initiatives. Une première étape de la coordination concerne le plus souvent les Chambres de Commerce d'arrondissements dans un même département. Ainsi en Charente Inférieure la coordination est effective dès le début de l'année 1916. Les billets des chambres de commerce de La Rochelle et de Rochefort sont acceptés indifféremment, dans les deux circonscriptions, les deux compagnies couvrant ainsi tout le territoire. En Ille et Vilaine, la coordination est imparfaite ; les chambres de Rennes et de Saint-Malo trouvent un accord pour une émission commune qui aura cours dans tous le département sauf dans l'arrondissement de Fougères dont la chambre a lancé sa propre monnaie133. La coordination des émissions de petites coupures des chambres de commerce est ensuite assurée dans le cadre des « Régions Clémentel ». A nouvelle zone plus large à desservir nouvel émetteur. C'est ainsi que se sont imposées les régions économiques qui permettent le regroupement d'espaces monétaires trop restreints en créant des espaces d'échanges plus vastes. Ainsi la Région économique du bassin de Loire, sous-division du groupement de la région parisienne instituée en mars 1920, est composée des territoires des chambres de Blois

126 ADD 200 M602

127 J de V 18/05/1922.

128 BCCVD 3 1922 et J de V 29 et 30/01/1921.

129 J de V 18/05/1922.

130 BCCVD 1 1916 et CORVOL (Guy), op. cit., pages 133 à 134.

131 J de V 1 1919.

132 Une mesure de l'influence de ces émissions sur les circonscriptions consulaires peut être réalisée à

partir d'un ratio simple ; total des émissions en francs : population de la circonscription consulaire. 133 Saint Malo p. 109

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et Orléans. Elle lance une émission de 1 million de francs dès avril 1920 pour couvrir les besoins du Loiret et du Loir et Cher.134 La XVIIe Région économique, connue sous l'appellation de Région économique du Centre, regroupe les chambres de Clermont-Ferrand, Issoire, Ambert, Riom, Thiers, Montluçon-Gannat, Moulin-Lapalisse, Brioude, Tulle et Aurillac. Constituée en en 1918 elle décide en septembre 1921 une émission de 1,5 millions de francs destinée à alimenter l’ensemble de ce vaste territoire.135 Au-delà des problèmes de coordination des émissions, d’autres difficultés moins épineuses sont apparues. Des fraudes limitées Peu d'indications sont disponibles sur l'ampleur d'éventuelles fraudes. On peut penser qu'elles ont été relativement limitées, s'agissant de petites coupures dont l'impression est onéreuse au regard de leur valeur et dont l'espace de circulation est longtemps réduit. Il reste que souvent la question de la contrefaçon est posée. Pour lutter contre le risque de falsification les responsables recherchent des solutions techniques : changement du type, utilisation de papier filigrané …A Nice on précise dans le détail les conditions d'émission pour éviter les fraudes. " La surveillance doit s'exercer sur les dessins les opérations de reproduction. L'opérateur doit travailler sous la présence constante du surveillant, même dans la chambre noire. Toutes les pièces dessins , clichés procédés de reproduction ne doivent à aucun moment être laissés aux mains de l'opérateur, hors de la présence du surveillant la nuit, le surveillant devra emporter les dessins ou la clicherie ou les placer dans des conditions qui ne permettent pas, en son absence que l'opérateur ou toute autre personne puisse reproduire tout ou partie des dessins de la clicherie." Ce grand luxe de précautions n'est pas inutile car des émissions clandestines seront effectuées et des planches seront soustraites par des préposés niçois indélicats. Signe que les risques de contrefaçons sont réels, mais tout autant marque de confiance de l'Etat accordé au système monétaire palliatif des monnaies de nécessité consulaires, la loi du 19 avril 1921 étend par son article 29 « aux contrefacteurs des bons ou jetons de monnaies émis par les chambres de commerce les peines prévues à l’article 1er du code pénal contre les faux- monnayeurs ».136La fraude s'est elle manifestée avec plus de vigueur quand les aires de circulation se sont étendues ? C’est possible. A Amiens par exemple, en février 1923, le président de la Chambre "informe ses collègues que la coupure de 2 francs émise par la chambre antérieurement à 1922 a été contrefaite : un certain nombre d'exemplaires falsifiés a été constaté dans la région de Lyon"137. Le cas des billets falsifiés de la Chambre de Commerce de Clermont-Ferrand est aussi à signaler.138 En revanche à Orléans en 1924, le directeur de la Banque de France qui conduit une enquête, précise qu'il n'a été décelé aucune vignette fausse en circulation139. Si les monnaies de papier ou de carton les plus courantes font parfois l'objet de contre façons la principale difficulté réside dans le fait qu’elles s'usent très rapidement.

Une monnaie loqueteuse Dès 1915, de nombreuses Chambres de Commerce procèdent à des émissions de remplacement pour échanger les coupures trop maculées et mises hors d'usage. De toute la France parviennent des plaintes sur la qualité de ces billets.

Vautravers p.9

135 Paynat

136 Cité par Menard (O), p. 7

CC Amiens février 1923

138 HABREKORN (Raymond), op. cit., pages 10 et 13.

139 Vautravers (Alain), p.8

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La Chambre de Commerce de Cette souligne dès 1915 "qu'au bout de peu de temps de circulation ces papiers deviennent sales et déchirés".140 A Marseille après la première émission de 1915, il faut prévoir pas moins de quatre tirages de remplacement tant l'usure est rapide en raison de la médiocre qualité du papier.141 A Belfort on parle de "billets de pacotille… sales et déchirés "142 Dans la Drôme, les commerçants de Montélimar se plaignent, en 1916, de billets malpropres qui, au contact des pièces de monnaie, se détériorent. La Chambre de Commerce de Valence recherche alors une meilleure qualité de papier143. En 1917 la chambre de Saint Malo rappelle l'état pitoyable de ses monnaies et demande pour le nouveau tirage "que le papier soit d'une qualité supérieure à celui employé pour les précédentes émissions."144 A Amiens, les émissions se multiplient en raison de la persistance des pénuries mais aussi de l'état des "coupures très usagées dont les 4/5 ne sont plus utilisables.145 " Un conseiller municipal de Tours, va plus loin encore et déclare en 1917 que "les coupures se sont transformées en véritables chiffons de papier, ternis, crasseux, rapiécés au petit bonheur à l'aide de papier collant. Leur état est tel, qu'on n'ose plus les toucher."146 Le romancier René Barjavel, dans ses souvenirs d'enfance passée dans le Nyonsais petite région du sud de la Drôme indique que "vers la fin de la guerre, presque toutes les pièces avaient disparu car la fabrication des obus aspirait les moindres bribes de métal. Des billets les remplaçaient ... Ils furent très vite salis, déchirés. On les rapiéçait avec du papier collant qui se déchirait à son tour". Les autres instruments de paiement ne valent pas mieux. Dans les années 20, "des timbres poste servaient de monnaie. Ils se déchiraient encore plus vite que les billets et collaient aux doigts humides ...". « Quelques grandes marques d'apéritif mirent en circulation des sortes de médaillons transparents contenant un timbre et portant au dos le nom de la firme", note René Barjavel147. Cette "monnaie crasseuse, loqueteuse, de mauvaise mine"148 reste tout de même une véritable monnaie. Sa mauvaise qualité explique aussi la rareté actuelle de ces billets prisés par un petit nombre de collectionneurs. Mais le péril sanitaire est bientôt invoqué pour demander le retrait de ces petites monnaies de substitution.

140 BCC Cette, 11 août 1915 141 Boulanger (Patrick),

142 Guillaume (Gérard),

143 BCCVD 2 1916.

144 Saint Malo p. 109 et 110.

145 Amiens 25 février 1920

146 Cité sur le site Internet jetons.monnaie.net

147 BARJAVEL (René), op. cit., pages 201-202.

148 SEDILLOT (René), op. cit., page 240.

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Les monnaies consulaires une affaire d’hygiène publique Voici que dans sa délibération du 22 décembre 1918, le conseil municipal de Saint-Servan en Bretagne réclame déjà le retrait des coupures de la chambre de Saint-Malo. "D'une part, parce qu'elles sont répugnantes et de nature à donner des maladies. Ensuite parce qu'elles n'ont plus de raison d'être, maintenant, l'armistice étant signé, les peureux sortent leurs sacs de monnaie divisionnaires, et que celles ci reparaîtraient certainement si les billets disparaissaient de la circulation".149 Quelques semaines plus tard, en 1919, à la chambre de Cette, on parle "de la malpropreté répugnante " de la monnaie consulaire et "des plus grands dangers comme les maladies contagieuses" qu'elle peut faire courir150. La question des monnaies de nécessité est devenue une affaire de salubrité et de santé publique à tel point qu’en 1920, une délibération du conseil départemental d’hygiène de Seine-Maritime demande un retrait immédiat de tous les bons. Des bacilles de la diphtérie ont été découverts sur des bons de monnaie151. Jusqu’à la fin de leur circulation, ces monnaies soulèvent du dégoût. Dans un article paru dans La France de Bordeaux et Sud-Ouest, en mars 1924, sous la signature de Claude Pascal, on peut lire :"On sait à quel degré de malpropreté et de précoce délabrement atteignirent rapidement les coupures que les personnes les moins délicates ne manieraient pas sans un véritable haut le cœur et pour la confection desquelles on semblait au surplus avoir recherché le papier de la plus basse qualité."152 Le remplacement des billets par des jetons est pour partie motivée par cette question sanitaire. A Amiens en novembre 1920 on se félicité du recours aux jetons métalliques salué "d'un intérêt évident…tant au point de vue des transactions commerciales que de l'hygiène publique." En 1920 insistant sur la question sanitaire, le ministre des Finances François Marsal "ne doute pas que les chambres de commerce prêtent leur concours au gouvernement pour doter le pays d'un instrument d'échange commode et hygiénique."153 La fin des monnaies consulaires, le passage aux jetons La question des modalités de remplacement des monnaies par des jetons métalliques suscite la multiplication des circulaires du ministère du Commerce et de l’Industrie à l’attention des présidents des Chambres de Commerce à partir de fin 1920 (15 décembre 1920, 5 avril 1921, 29 novembre 1921). Le ministère rappelle en particulier qu’il appartiendra à l’Etat « dans l’intérêt des Chambres de Commerce et du public, de prendre des mesures générales entourées d’une très large publicité pour fixer les délais après lesquels les petites coupures devront être considérées sans valeur, les chambres de commerces restant jusque là tenues envers les porteurs. »

149 Saint Malo p. 110. 150 BCC Cette 29 octobre 1919

151 Tanguy (Jacques)

152 Cité par Dormoy (Jacques), op. cit., p.54.

153 Cité par Boudry ( )

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Le ministre ajoute qu’il « importe toutefois dans l’intérêt de l’hygiène publique que pour diminuer les risque de contrefaçon dont les Chambres de Commerce doivent en définitive supporter les conséquences, que ces compagnies prennent les mesures nécessaires pour retirer méthodiquement de la circulation toutes les coupures dont la malpropreté ou le mauvais état de conservation rendent l’usage incommode ou même difficile. En attendant que la quantité de jetons métalliques frappés actuellement par la Monnaie soit suffisante pour pouvoir remplacer une notable partie des coupures de Chambres de Commerce, ces compagnies devront procéder à de nouvelles émissions chaque fois que les nécessités monétaires locales l’exigeront… Lorsque les jetons métalliques seront en quantité suffisante pour pourvoir aux besoins du pays en monnaie divisionnaire, il appartiendra aux pouvoirs publics de prescrire par voix de mesure législative, le retrait général des billets des Chambres de Commerce en fixant alors seulement le délai à partir duquel ces billets devront être considérés comme sans valeur »154. C’est cette dernière disposition qui met le feu aux poudres. Bon nombre de chambres s’élèvent comme celle d’Amiens « contre la prévision de M. le ministre de Finances de faire régler par voie législative la liquidation des émissions de coupures alors que les conditions de cette liquidation ont été définies et précisées par les Chambres de Commerce lors de ces émissions et confirmées par les déclarations du ministre du Commerce et du ministre des Finances (Circulaire ministérielle du 30 juillet 1917) ». Une opération délicate : le retrait Primitivement le retrait des billets devait être réalisé à l'expiration de l'année qui suivrait la date officielle de cessation des hostilités (soit le 31 décembre 1920). Mais, une circulaire du 22 novembre 1919 fixe à 5 ans, à compter de l'émission, la date de retrait. Dès 1921, de nouveaux projets de retraits des billets sont élaborés. Mais, la Chambre de Valence, comme la plupart des institutions consulaires françaises, demande un allongement des délais en raison de la pénurie persistante de petite monnaie155. En 1920, une incinération de coupures trop usagées d'une valeur de 397 000 F est réalisée à Valence. La masse restant en circulation s'établissant alors à 1 590 500 F se révèle insuffisante et de nouvelles émissions sont réalisées jusqu'en 1923. Cette année là, un projet de retrait intégral des coupures est de nouveau examiné ; la Chambre de Commerce demande à nouveau un délai de 6 mois, tandis que le Journal de Valence s'inquiète des conséquences de ce retrait, la pénurie persistant encore156.

154 Circulaire du 22 juin 1921 155 BCCVD 1 1921.

156 BCCVD 3 1923 et J de V 04/03/1923.

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Il faut ainsi attendre janvier 1926, en pleine crise financière précédant la stabilisation Poincaré, pour qu'une loi du 12 et une circulaire du 30 du ministère des Finances prescrivent le retrait obligatoire et définitif des petites coupures entre le 1er février et le 30 avril 1926157. Une campagne d'information est alors lancée par la presse française et dans la Drôme par le Journal de Valence notamment. Comme dans la quasi-totalité des Chambres de Commerce, à Valence toutes les coupures sont récupérées et incinérée dans les délais fixés158. Pour cette chambre, au total 4 950 000 F ont été émis et les frais d'imprimerie s'élèvent à 61 270 F. La brièveté des délais de récupération, trois mois, explique sans doute l'important boni résultant de la non présentation des billets au remboursement. De plus, des billets ont été détruits en cours de circulation, en raison de la mauvaise qualité du papier et quelques rares billets contrefaits ont été refusés.

« Ni fleurs ni couronnes », l’incinération des billets à Orléans rapportée par le Progrès du Loiret en 1918

A la Chambre de Commerce d’Orléans, la première incinération de coupures hors d’usage et remboursées nécessite des vérifications d’usage sous la responsabilité d’une commission composée de représentants de la chambre de commerce, de la ville et de la Banque de France. Un journaliste du Progrès du Loiret est présent et relate les faits dans l’édition du 30 janvier 1918 avec un article au ton grave. « Obsèques civiles. Il commence à faire nuit. Le camion attend devant la Banque de France. Des employés en uniforme, bicorne sur la tête, sortent, portant un corps qu’ils déposent dans le camion avec de religieuses précautions. Et le char s’en va, suivi d’un cortège peu nombreux, mais formé exclusivement de gens de qualité : M. Henry, directeur de la Banque de France, en redingote rigide ; M. Brissard, du chœur des bonzes, grave comme un croquemort ; M. Piprot-Aubert, conseiller municipal, solennel au possible, et M. Leuret, conseiller municipal, la démarche noble et la barbe bien taillée. Le cortège suit la rue de la République, tourne vers l’usine à Gaz. Là, une opération peu catholique se déroule en des rites païens : l’incinération du cadavre. Ni fleurs, ni couronnes. Pas d’avis d’obsèques. Pas de discours. Pas de salut à la famille. … Il s’agissait, hier soir, de brûler dans les cornues de l’usine, les billets de 1 franc et de 50 centimes trop usagés et inutilisables.

157 Une des dernières études sur le sujet de l’historien américain Kenneth Mouré qui suit pourtant pas

à pas la politique monétaire de Poincaré à cette période n’évoque pas le sujet des monnaies de

nécessité : MOURE (Kenneth), La politique du Franc Poincaré Perception de l’économie et

contraintes politiques dans la stratégie monétaire de la France 1926 1936, Paris, 1998, ed A.

Michel. L’auteur s’appuie en particulier sur les archives du ministère des Finances et de la Banque de

France. 158 J de V 13/02 et 09/04/1926, etc. et ACCVD ID 401.

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De sorte que les abonnés de la ville, en faisant cuire ce matin leur petit déjeuner, ont donné flamme et néant à cent mille francs de coupures volatilisées en gaz d’éclairage. »159

La question de l'utilisation des "boni" et le bilan Dès 1917, le problème de l'utilisation de ce boni a été posé ; l'Etat demande un droit de regard sur les diverses émissions consulaires et prétend avoir droit aux avantages qui pourraient en résulter. Mais après deux ans de discussion avec le Service du Mouvement Général des Fonds du ministère des Finances, les chambres de commerce obtiennent gain de cause avec la promesse de la libre disposition des gains pouvant résulter de l'opération, à condition de les "employer à des travaux d'intérêt public local", après avis favorable du ministère du Commerce160. En 1926, les bilans des émissions se soldent par des bénéfices assez importants pour l'ensemble des Chambres de Commerce françaises. A l'échelle nationale, c'est en moyenne 8% du total des sommes (total s'élevant à 668 millions de Francs) qui ne sont pas présentés pour remboursement. Mais dans ces bilans, il conviendrait de déduire les frais d'émission. De plus à partir de 1921, les fonds déposés en contre-valeurs à la Banque de France, correspondant aux émissions postérieures à 1916, sont transférés au Trésor et bénéficient d'un intérêt de 2% l'an. Le détail de l'utilisation des bénéfices de la Chambre de Commerce de Valence est connu. Au total, un peu plus de 460 000 F sont utilisables (capital plus intérêt) : 5% soit 23 000 F sont attribués au personnel de la Banque de France chargé des opérations comptables pour "reconnaître son dévouement ... et parer aux erreurs de caisse", 11% (soit 50 000 F) des bénéfices sont versés "comme contribution à la souscription volontaire ouverte par l'Etat", 32% complète un fonds de réserve dont l'objectif est l'achat d'actions de la C.N.R. (Compagnie Nationale du Rhône) en cours de constitution161. Les 52% restant, soit environ 270 000 F, sont destinés à aménager le nouvel hôtel consulaire qui voit le jour en 1927162. "Bien que cette dernière proposition ne réponde qu'imparfaitement aux indications contenues dans la circulaire ministérielle"163, elle est acceptée pour Valence comme pour beaucoup d'autres Chambres de Commerce164. Mais très souvent, les Chambres de Commerce se lancent dans une politique d'équipement et de travaux. La Chambre de Commerce de Lyon, par exemple, utilise ses bénéfices à la construction du Port Rambaud.

159 Article cité par Vautravers (Alain) p5.

160 CORVOL (Guy), op. cit., page 260. HABREKORN (Raymond), op. cit., pages 12 et 13 et BCCVD

2 1917, 3 1921, 3 1925 et ACCVD ID 401 (circulaire du 29/03/1926). 161 CORVOL (Guy), op. cit., pages 252 à 260.

162 BCCVD 2 1925, 3 1926 et ACCVD ID 400.

163 BCCVD 5 1926.

164 Cas de la Chambre de Tours par exemple. GIVRY (Albert), op. cit., page 48.

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CONCLUSIONS ET REFLEXIONS… Pages 27 à 28 Plusieurs types de conclusions sont à tirer de cette expérience des monnaies de nécessité consulaires. D’abord celles relevant de leur influence sur le système monétaire français ; ensuite celles relatives aux Chambres de Commerce. Un bilan financier et économique à l'échelle nationale mesurant l'influence de l'action consulaire en matière monétaire, serait à dresser de façon précise mais d’ors et déjà trois conclusions apparaissent. Une première conclusion est que les Chambres de Commerce, avec d'autres émetteurs, ont contribué par leur monnaie au maintien d'un système monétaire pendant la Première Guerre et les crises financières qui ont suivi. Et ce, contrairement à certains pays, comme l'Allemagne en 1923, qui a subi une démonétisation totale et un retour au troc165. Dans les régions occupées du Nord, dès le printemps 1915, en raison des réquisitions et des dissimulations par les populations occupées, la disparition du numéraire est à l'origine du troc qui prend de l'ampleur entre villes et campagnes. C’est l'émission de bons de monnaie communaux réalisée par un syndicat et de bons régionaux avec la bénédiction de l'occupant qui a permis le retour à des transactions normales166. Les émissions consulaires ont un effet certain mais la pénurie n’a pas cessé totalement entre les deux guerres. Des recrudescences sont constatées après la disparition des monnaies consulaires. Ainsi après le retrait des coupures en 1925, mais surtout en 1928, la Chambre de Commerce de Valence est assaillie de demandes originaires de la région de Crest, pour que cesse la pénurie qui s'est à nouveau installée. A cette fin, en 1930, encore le ministère des Finances débloque auprès du trésorier payeur général de la Drôme un stock de petites pièces167. Une deuxième conclusion dans le domaine monétaire, concerne l’affirmation de la division fonctionnelle entre billets utilisés pour les gros paiements et pièces affectées aux petites transactions168 ; la guerre et la large diffusion des monnaies consulaires, particulièrement sous la forme de billets, a incontestablement accéléré le phénomène de remplacement des pièces par des billets. Pour le rapporteur de la commission des Finances du Sénat à la séance du 17 mars 1921 "la guerre et la situation économique qui en résulte, ont singulièrement découronné notre hôtel des monnaies. L'intérêt s'est déplacé et la machine à frapper a reculé devant la machine à imprimer. En fait, notre grand établissement monétaire ne frappe plus que la monnaie d'appoint, pièce de 25 centimes, de 10 centimes et de 5 centimes, soit en quelque sorte des jetons. De monnaie réelle ou vraiment représentative, il n'est plus. La valeur de celle-ci n'est plus que relative. C'est au change qu'elle se mesure"169.

165 Cette contribution est particulièrement reconnue par SAINT-MARC (Michèle), op. cit., page 111

et suivantes et page 206. 166 BLANCPAIN (Marc), La vie quotidienne dans la France du Nord sous les occupations (1814-

1944), Paris, Hachette, 1983, pages 246 à 255. 167 BCCVD 3 1928, 5 1929, 5 1930 et ACCVD III Q 10.

168 Enquête du Mouvement général des fonds citée par BOUVIER (Jean) in sous la direction de

BRAUDEL (Fernand) et LABROUSSE (Ernest), Histoire économique et sociale de la France,

Paris, Ed. PUF, 1979, tome IV 1, pages 164-165. 169 Document parlementaire du Sénat, séance du 17/03/1921, annexe n° 155, classé dans la liasse F

12/8167 aux Archives Nationales.

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Les émissions de la 2ème guerre A l’occasion de la 2ème Guerre Mondiale, des difficultés de circulations monétaires surgissent à nouveau. Là encore les Chambres Commerce sont parmi les premières informées. Mais les émissions monétaires ne seront pas de l’ampleur de celles de la guerre de 1914-1918. Ainsi en 1939, pendant la drôle de guerre, les élus consulaires drômois demandent à la Banque de France l'émission de billets, car la thésaurisation apparaît déjà, mais précisent que "l'émission de petites coupures par la Chambre de Commerce n'est pas envisagée"170. En 1943, sur demande de la chambre, la Banque de France met en circulation en six mois plus d'un millier de francs en petites coupures dans les arrondissements de Die et Valence171. Par ailleurs, dans certaines régions situées dans la moitié nord de la France, neuf Chambres de Commerce sont obligées de garantir des émissions de bons de monnaie ; c'est en raison de la désorganisation des services de la Banque de France qui avait prévu un repli et de la fermeture des agences bancaires locales, plus que pour des problèmes de thésaurisation, que les chambres interviennent. Dès le mois de juillet 1940, l'occupant interdit toute émission locale et les succursales de la Banque de France s'ouvrent à nouveau172. Carte Une troisième conclusion est à formuler dans le domaine monétaire à propos de l’influence des émissions consulaires sur l’inflation. Les monnaies de nécessité ont-elles contribué à alimenter cette inflation qui ronge la France depuis les années 1900 avec un accès de fièvre dans les années 1920, la même valeur étant représentée à la fois par la coupure et par les titres servant de gage ? En fait, la masse monétaire représentée par les petites coupures consulaires a sans doute peu joué sur la circulation monétaire nationale et les conséquences de ce type d'émission sont à étudier avant tout à l'échelle micro-économique et locale. Certes, les émissions consulaires contribuent au suréquipement de l'espace de paiement français constaté dans les années 1920. Mais, il faut relativiser l'influence quantitative de cette masse (668 millions de francs sur une masse monétaire totale estimée à 109 milliards173 en 1926, soit 0,6%). En réalité, malgré les illusions de la politique financière de convertibilité, ces bons de monnaie n'ont sans doute qu'un rôle limité sur l'inflation des années 1920. L'objectif des politiques monétaires, avant la stabilisation Poincaré de l'été 1926174, a bien été la réduction de la masse de billets émis pour combler le déficit budgétaire, afin de revenir à la convertibilité des billets en or. Ainsi c'est pendant la crise financière du premier semestre 1926, juste avant l'arrivée de Poincaré, que les pouvoirs publics décident de faire disparaître ces billets consulaires dans l'optique d'une réduction de la masse monétaire.

170 BCCVD 3 1939.

171 BCCVD 2 et 3 1943.

172 HABREKORN (Raymond), op. cit., page 20.

173 Estimation de SAINT-MARC (Michèle), op. cit., page 37.

174 Sur cet épisode essentiel de l’histoire monétaire voir : MOURE (Kenneth), La politique du franc

Poincaré (1926-1936), Paris, ed. Albin Michel, 1998, 554 p. L’auteur utilise les archives de la

Banque de France et n’évoque pas la question des monnaies consulaire même s’il cite à plusieurs

reprises les chambres de commerce comme groupe de pression.

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Pour les Chambres de Commerce, le bilan d'ensemble est très positif. Outre les bénéfices financiers qui ont pu être dégagés, ce sont avant tout des bénéfices politiques qui peuvent être mis en évidence. Les institutions consulaires ressortent ainsi de la guerre dans une position renforcée. Elles ont été investies d'une véritable délégation de pouvoir de l'Etat : le droit de battre monnaie, même si la Banque de France garde le privilège du monopole réel de l'émission et assure elle-même la mise en circulation des petites coupures consulaires. Cet épisode est révélateur de l'étendue des possibilités légales et de la souplesse d'adaptation de l'institution consulaire ainsi que de son aptitude à passer d'un rôle passif à un rôle actif. Mais la monnaie symbole du pouvoir économique et matériel a aussi une autre dimension : elle apparaît comme le reflet et le prolongement du pouvoir quasi sacré de la puissance émettrice. Compte tenu de sa nature fiduciaire et supplétive, la monnaie consulaire supposait de la part des utilisateurs d'autant plus de confiance dans la puissance émettrice. A travers l'exemple de ces bons consulaires et des problèmes de circulation monétaire étudiés à l'échelle micro-économique et microsociale, les fonctions de la monnaie apparaissent multiples : financières, économiques, sociales, mais aussi culturelles et psychologiques. C’est un lien social essentiel175 auquel les Chambres de Commerce ont su apporter leur contribution.

Philippe BOUCHARDEAU

175 Sur cette approche voir Valade (Bernard), Les fils d’argent du lien social, in sous la direction de

Michèle Merger et Dominique Barjot, Les entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux,

techniques et pouvoirs XIXe- XXe siècles. Mélanges en l’honneur de François Caron , Paris, ed.

Presse de l’université de Paris-Sorbonne, 1998, pages 209 à 228.