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Notes de lecture

Pour une ouverture biologique B la psychologie de l’intelligence Par Paul-Emile PILET

Pour faire une bonne biologie expirimentale - et j’ai personnellement dCfendu cc point de vue B maintes reprises - il faut d’abord apprendre la phy- sique. Or, il apparait de plus en plus Cvident - et tout particulikrement en lisant Jean Piaget - que les qualitCs d’un psychologue sont d’autant plus remarquables que celui-ci est ou a Ctk biologiste.

Cet article qui dkpasse par son format et son propos, les habituelles chro- niques que notre Revue consacre aux livres ricernment publib, a CtC suscitC par la lecture attentive d’un trks remarquable ouvrage que le Professeur J. Piaget a consacrk a la psychologie de l’intelligence (1). En fait, et c’est 1; dCj8 une contri- bution originale B 1’CpistCmologie scientifique, Piaget a Ccrit tout ii la fois un livre cle biologie et un livre de psychologie. Et malgrk ses petites dimensions (il ne cornpte qu’une centaine de pages), l’on peut affirmer - et le biologiste que je suis le fait sans rCserve - qu’il s’agit 18 d’un ouvrage critique, ax6 sur l’ana- lyse thkmatique de l’kvolution, qui dkpasse par sa cohkrence, ses commentaires rigoureux tout en nuances et ses hypothkses inkdites, tous les livres consacrks, ccs dcrnicres annkes, au problkme toujours plus actuel de l’adaptation vitale.

Cherchant B se libkrer des thkses nko-lamarkiennes dont on attend encore la confirmation et, dans la m&me mesure, des schCmas simplistes du nCo-darwi- nisme orthodoxe, Piaget - en s’appuyant sur des exemples de rCgulation, d’adap- tation et d’kquilibration - propose un modble original ob, en particulier, les (( processus endoghem remplacent les ccaccomodations empiriques,. Ce modble rend compte i la fois des ktapes de I’Cvolution biologique et de celles de la for- mation dcs connaissances. I1 parait bien devoir fonctionner ii tous les niveaux du dCveloppement.

A I’aide d’arguments complkmentaires ou, le plus souvent, tout A fait inCdits, le Professeur Piaget rejoint, dans une synthbse de premikre ordre, les thbses qu’il avait preckdemment dCfendues (2).

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S’il cst un chapitre de la biologie moderne qui, en dCpit de l’impression d’une prestigieuse unit6 ordonnatrice (d’ailleurs superficiellement constatke) et malgrC les innombrables notions premihre vue dCfinitives, est en complbte rbvision, c’est

Dialectica Vol. 31, No 1-2 (1977)

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bien celui de l’hiriditf‘ (3). Pour une science, commc pour une mithode, le prin- cipe de (( rCvisibilit.5 D, cher F, Gonseth (4), conserve ainsi toute son actualit6 et toute son importance.

Le concept de gkne (ce <( support )) chromosomique des phknes ou caractkres macroscopiques, morphologiques ou fonctionnels) a CclatC et fait place, aujour- d’hui aux unitis de recombinaisnn et aux unit& de fonction (cistrons). De plus, le (< g h e )) partage avec d’autres (( responsables x situCs ailleurs que dans lc noyau cellulaire (dans le cytoplasme, le chloroplaste, la mitochondrie . . .), la charge de fixer I’hCrCditC. Celle-ci n’est donc plus strictement nuclkaire - comme le MendClisme I’avait remarquablement prCcis6 - mais elle est aussi extra- nuclkaire. Par ailleurs, l’analyse ultrastructurale bouleverse les modkles acquis. Le nuclCosome, avec son DNA et ses histones constitutifs, remplace I’image incertaine d’un stroma riche en acides nuclCiques et constituant l’essenticl du chromosome. La notion m&me de flux irriversible de I’information - partie essentielle du u dogme )) de la biologic molCculaire - est contestke. Contraire- ment B ce que I’on affirmait et B ce que certains soutiennent encore, I’information gCnCtique ne u circule )) pas excluisvement du DNA au RNA, puis du RNA aux protkines (5). Le RNA serait susceptible d’inscrire sa propre information ilu sein mime du DNA grice B l’intervention d’une <( transcriptase rCverse D.

Cest dans le contextc de ce type de remises en question que s’inscrit la notion de phhnocopie, remarquablement introduite par Piaget. Sans entrer dans le dCtail, disons simplement que le biologiste reconnait deux types de variations. Les varia- tions phknotypiques (somations) sont non transmissibles et n’affectent que le corps (soma) des individus. Les variations ghnotypiques (mutations) touchent, par contre, le germen et s’inscrivent dans le patrimoine hCrCditaire. Entre ces varia- tions, il convient de placer prCcisCment la phknocopie. Celle-ci est en quelque sorte une espkce de somation mais qui converge avec le caractBre morphologique d’une mutation.

La phhocopie est un c< accomodat )) qu’il est logique de situer avant mCme que la mutation ne prenne naissance. Ces t en somme la copie du phhotype par le gCnotype qui lui succkde. Cette notion capitale complkte et prolonge une thkse chkre B Hugo de Vries qui soutenait qu’une somme de somations pourrait induire une mutation. Initialement, Lorentz avait proposC le terme de (( gCnocopie )). Mais celui de Piaget est infiniment plus convaincant car il tient compte de I’aspect chronologique du processus. Et I’on concoit, sans ambigui’tk, que si le (( suiveur ))

ne peut qu’imiter 1’<( Oeuvre )) rCalisCe par celui qui I’a prCckdC, d’aucune faqon il n’a les moyens de cc copier )) celle que fera celui qui viendrait a p r b h i .

Reprenant ses propres observations sur les variations de la coquille des Lirnnnea (6) d’une part et, de I’autre, sur celles des plantes de Sedum (7), le Pro- fesseur Piaget illustre son argumentation par un nombre de donnCes significa- tives. I1 constate ainsi la mise en place probable de phCnocopies - jouant un r61e dans I’hCrCditC des caractkres acquis (concept qui reprend tout son int6rCt aujourd’hui) (8) - en observant que, face 2i un environnement modifiC, des soma- tions peuvent &tre a converties D en mutations.

Revenons un instant B la thCorie gCnCrale du nCo-darwinisme en laquelle aujourd‘hui beaucoup de biologistes n’ont plus tout B fait confiance. La notion de silection, par exemple, est i nuancer. Elle ne saurait impliquer uniquement le

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seul triage alkatoire et automatique qu’affirmait le mutanionisme, ce (< tamisage x, en quelque sorte, qui conduisait L des Climinations ou L des survies. De plus, la silection ne saurait dtre dissocike des choix que le vivant, constamment, est amen6 B faire. C’est un lieu commun aujourd’hui d’admettre que l’organisme choisit tout autant son milieu qu’il ne dipend lui-m&me de ce milieu. Mais la silection implique encore de permanentes rCgulations du (< milieu intkrieur )>, des adaptations endogenes qui corrigent, complktent et nuancent ce que la c( s6lection aveugle )) des purs darwiniens aurait de simpliste et de dkfinitif. Un dernier com- mentaire, et non le moindre, concerne le programme mCme de l’hCrkdit6. Les mutations, jusqu’h maintenant catalogukes, ne concernent que de t r h minimes modifications de programmes hkrkditaires. I1 n’est pas exclu alors que ces altbra- tions du patrimoine puissent dkpendre du seul hasard. Mais qu’en est-il des grands changements kvolutifs qui ont profond6ment modifik le programme infor- mationnel? Le (( programme )) des vertCbrCs, par exemple, est infiniment plus riche - I’on s’en doute - que celui d’une mousse et bien plus encore que celui d’une bactkrie.

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Ces quelques breves remarques sont commentkes par Piaget avec pertinence et une louable objectivit6. C‘est pour cela, sans doute, et pour bien d’autres (( clairvoyances )) dont son livre est si riche, que cette Ctude de J. Piaget - nous nous y attendions - va susciter des discussions passionnkes et de virulentes pol& miques. Ses adversaires conformistes, ne marqueront pas de lui reprocher (com- bien imprudemment) un retour au lamarkisme, alors que Piaget se situe nettement (ne parle-t-il pas lui-mdme, B propos de son modkle, de tertium entre le transfor- m i m e lamarkien et 1’Cvolutionisme darwinien) entre ces deux grandes thkories fondamentales.

Le modPle que suggere - avec un rare talent de persuasion - Piaget, pro- c5de de plusieurs ktapes que je rksumerai succintement. Sous I’effet du milieu ambiant, une somation apparait. Elle se reconstituera, h chaque gCnCration, sous I’action de semblables facteurs. Mais si cette somation est cause de dks6quilibres; des altkrations locales marqueront le milieu intkrieur. Lorsque l’kquilibre n’est pas rktabli, l’appareil hCrCditaire est touch6 et des mutations se produisent. Les variations se situent dans le cadre du milieu int6rieur qui, par action sklective, stabilisera des variations nouvelles. Par reconstruction endogkne, elles convergent avec le accomodats semi-exogknes de dkpart.

Comme J. Piaget l’kcrit dans ses conclusions gCnkrales, son essai (( repose sur deux hypotheses risqu6es: celle d’une certaine gbnhalitk du processus de la phk- nocopie, comme si toute adaptation nouvelle dkbutait par des explorations et essais phknotypiques . . . et celle d’une parent6 entre les phknocopies organiques et cognitives, comme si les propriktks d’kquilibration et d’autorkgulation que l’on retrouve en tous les domaines de la vie entrainaient I’existence d’une tendance gknkrale B la reconstruction endogene des acquisitions instables de nature exo- gene B.

I1 faut ajouter que les deux theses du Professeur Piaget sont indissolublement likes et resultent d’un fait essentiel. Les transformations 6volutives impliquent une signification adaptative dont vont dCpendre de nouveaux comportements.

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RCfkrences

(1) J. Piaget - Adaptation vitale et psychologie de l'intelligence. Glection organique

(2) I. Piaget - Biologie et connaissance, Gallimard, Pans, 1967. (3) P. E. Pilet - Rev. de synthbse, 3, 171-197, 1963. (4) F. Gonseth - Dialectica, 13, 16-26, 1959. (5) P. E. Pilet - Dialectica, 25, 3-15, 1971. (6) J. Piaget - Rev. suisse de zoologie, 28, 125-153, 1920. (7) J. Piaget - Candollea, 21-22, 137-239, 1966. (8) P. P. Grass6 - Savoir et action, novembre 1972, pp. 13-24.

et phbnocopie. Hermann, Paris, 1974.

lnstitut de Biologie et de Physiologie vkggdtales de I'Universitd Place de la Riponne 1005 Lausanne (Suisse)

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