Transcript
Page 1: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 113

Quelle épistémologie historique ?Kuhn, Feyerabend, Hacking

et l’école bachelardienne

RÉSUMÉ. — Pendant un demi-siècle, la méthode appropriée en philosophie des scien-ces dans la tradition continentale était l’étude historique ; dans la tradition anglo-saxonne, l’analyse logique. Ce clivage au sein du discours philosophique s’est grande-ment estompé de nos jours. D’une part, Kuhn a défendu la pertinence philosophique del’histoire des sciences. D’autre part, Vuillemin et Gilles-Gaston Granger ont promul’étude de la philosophie analytique et l’emploi de ses techniques logiques. Le rappro-chement des deux traditions a pris encore une nouvelle tournure dans les derniers textesde Feyerabend et dans les travaux de Ian Hacking. Celui-ci associe délibérément lesinstruments historiques de l’école française avec les procédés logiques de l’école nord-américaine. Quelle est la signification de ce rapprochement ? Quels problèmes fait-ilsurgir ? Quelles directions de recherche ouvre-t-il ? Telles sont les questions que nousaborderons par le biais d’une étude comparée de certains développements récents de laphilosophie des sciences en France et en Amérique du Nord.

ABSTRACT. — For over half a century the continental tradition favored a historicalmethod in philosophy of science, while the Anglo-American tradition promoted a logicalmethod. In recent years this contrast has tended to lessen. On the one hand, there hasbeen a growing interest since the 1970s in France for the analytic tradition, due to thepioneering studies of Vuillemin and Gilles-Gaston Granger. On the other hand, Kuhnhas brought out the philosophical relevance of history of science. This tendency takes anew turn in Feyerabend’s final texts as well as in the works of Ian Hacking. The latterdeliberately combines the historical instruments of the French school with the logicaltechniques of the North-American school. How to understand this evolution ? Whatdirections of research does it open up ? I address these questions by way of a comparativestudy of some recent developments in philosophy of science both in France and NorthAmerica.

INTRODUCTION

Il pourrait sembler qu’une parenthèse se referme aujourd’hui, celle d’une silongue séparation entre deux pratiques philosophiques. Pendant un demi-siècle,la méthode appropriée en philosophie des sciences de ce côté-ci de l’Atlantique

Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2006

Page 2: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 114

et de la Manche était l’étude historique ; de l’autre côté, l’analyse logique. Cettesituation s’est mise en place après la Première Guerre mondiale. Bachelard etKoyré rejetaient alors nettement le positivisme, qui avait longtemps dominé lapensée française. Ils affichaient une attitude réaliste et se ralliaient au rationa-lisme. Au même moment, les membres du cercle de Vienne se réclamaient dupositivisme, qui était apparu tardivement en Autriche, et adhéraient à l’empi-risme. Ils allaient exercer une influence décisive sur la philosophie anglo-saxonne. Le contraste ne pouvait être plus grand : d’une part, on employait lesinstruments de l’histoire ; de l’autre, on se servait des techniques de la logique.La conséquence fut deux traditions étrangères l’une à l’autre.

Ce clivage au sein du discours philosophique s’est grandement estompé denos jours. C’est cette situation nouvelle que je voudrais interroger. Quelle estla nature de cette évolution ? Quelle est la signification de ce rapprochement ?D’une part, Kuhn et ceux qui l’ont suivi ont réhabilité le contexte de découverte ;ils ont approfondi les méthodes historiques. D’autre part, Vuillemin et Gilles-Gaston Granger ont promu l’étude de la philosophie analytique ; ils ont appliquéaux problèmes philosophiques des techniques logiques. Nous voyons surgirmaintenant des recherches qui associent histoire et logique. On peut faire étatd’un programme de recherche sur lequel travaillent de nombreux chercheurs enFrance comme à l’étranger, qui consiste à explorer les origines du positivismelogique et les sources de la philosophie analytique. Qu’est-ce sinon une miseen perspective historique du projet de la construction logique du monde ? Il estmême des auteurs qui conjuguent délibérément les deux traditions. Ainsi IanHacking se réclame-t-il aussi bien de l’orientation historique de Foucault quede la perspective logique de Wittgenstein et d’Austin 1. Ces développementsnous obligent à réfléchir derechef sur notre conception de l’histoire. Quel usagefaire de la méthode historique en philosophie ? Comment articuler philosophiedes sciences et histoire des sciences ? Dans les travaux actuels, je perçois deuxtendances qui me semblent caractériser cette nouvelle approche : l’historicité etla réflexivité. En effet, l’évolution de l’épistémologie a conduit à donner àl’histoire plus de substance. L’explication historique se distingue fondamenta-lement de la reconstruction logique : l’histoire devient dialectique. On noteégalement cette exigence d’expliciter la situation à partir de laquelle l’étude estmenée. Le philosophe historien opère un retour sur les conditions de possibilitéde son propre discours.

1. Ian HACKING, Historical Ontology, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2002, p. 70-71.

114 Anastasios Brenner

Page 3: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 115

KUHN ET BACHELARD : UN MALENTENDU

Essayons de dégager certaines lignes d’évolution de la philosophie des scien-ces en Amérique du Nord et en France. On sait que les difficultés rencontréespar le positivisme logique ont conduit Kuhn et d’autres, dans les années soixante,à remettre en cause l’attention exclusive portée au contexte de justification. Lepost-positivisme prend acte de l’échec du positivisme logique. Cette réactionpart de la conviction que le positivisme fournit un cadre trop étroit pour rendrejustice à l’entreprise scientifique. Il faut élargir le champ d’investigation poury inclure des éléments historiques. Le post-positivisme opte donc pour l’étudede la science dans son processus d’élaboration. Ses adeptes insistent sur le faitque la philosophie des sciences doit s’appuyer sur l’histoire des sciences. Oncommençait alors à recourir à cette méthode historique que les épistémologuesfrançais n’avaient cessé de pratiquer depuis Comte. Un rapprochement devenaitpossible avec l’école française, laquelle avait tourné le dos à l’analyse logique 2.

L’un des apports du post-positivisme est l’idée d’une unité de significationplus large que la théorie en tant que système axiomatique, le paradigme dansla terminologie de Kuhn. Seule cette structure étendue et relativement stablepermet de comprendre le changement scientifique. Le paradigme comprend nonseulement des lois mais également des méthodes et des valeurs. On se rapprochede cette pluralité de facettes que Bachelard percevait dans l’activité scientifique.La notion de paradigme entraîne une périodisation : la science prend, au coursdu temps, différentes formes, autant de visions du monde. Il est difficile de nepas voir une analogie avec les types d’esprits ou les épistémès.

Or la notion de paradigme est intimement liée à une certaine conception duchangement scientifique. Tous les tenants du post-positivisme acceptent, d’unemanière ou d’une autre, l’idée d’un développement discontinu de la science. Ilsrejettent le continuisme des positivistes logiques, tout comme Bachelard etKoyré rejetaient celui de leurs prédécesseurs. En même temps, Kuhn et ceuxqui appartiennent au même mouvement de pensée explorent historiquement lapossibilité de remanier les énoncés d’observation servant à contrôler les hypo-thèses scientifiques. Ces énoncés, selon les post-positivistes, ne s’expliquentpas seulement par l’état de développement de nos connaissances ; ils dépendent

2. On peut consulter les bilans critiques du post-positivisme établis par Laudan et ses collabo-rateurs : Larry LAUDAN et al., « Scientific change : philosophical models and historical research »,Synthese, 69, 1986, p. 141-223 ; Arthur DONOVAN et al., Scrutinizing Science, Dordrecht, Kluwer,1988. Ainsi que Frederick SUPPE (dir.), The Structure of Scientific Theory, Urbana, University ofIllinois Press, 1977, et « Understanding scientific theories : an assessment of developments, 1969-1998 », Philosophy of Science, 67, 2000, p. 102-115.

115Quelle épistémologie historique ?

Page 4: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 116

fondamentalement du paradigme. Lors d’une révolution scientifique, même lesénoncés proches de l’observation peuvent changer brusquement de sens ; parlà, les post-positivistes remettent en cause le positivisme logique ; ils dépassentégalement Popper 3. Les révolutions scientifiques s’accompagnent de commu-tations perceptives. On retrouve le double aspect, général et local, de la ruptureépistémologique de Bachelard. Ainsi est mis en place un discontinuisme radical,qui est à la fois gnoséologique et historique. On aurait pu s’attendre à unralliement des auteurs américains et français sous la bannière d’une philosophiedes sciences fondée sur l’histoire des sciences. Il n’en fut rien.

Les recherches menées dans deux traditions aussi différentes ne pouvaient serejoindre aisément. La réception de l’œuvre de Kuhn sur le continent européenne pouvait avoir la même signification : ici, la perspective historique n’avaitjamais été abandonnée. Certes, l’auteur mettait à profit cette différence ; ilpuisait des arguments en faveur de son approche chez des auteurs continentauxpeu étudiés outre-Atlantique. Il pouvait s’appuyer sur tout un courant d’histoirephilosophique des sciences. Kuhn montrait le lien qui peut être établi avec desthèmes de la philosophie américaine abordés jusqu’alors par des méthodesanalytiques. Le mérite lui revient d’avoir lancé un appel en faveur d’un rappro-chement des traditions anglo-saxonne et continentale 4. Il n’en reste pas moinsque Kuhn n’a fait que quelques pas timides dans cette direction. Il cite spora-diquement les auteurs continentaux ; ses références sont subordonnées à la tâchequ’il poursuit de construire une doctrine du changement scientifique. Parfoisses lectures paraissent même superficielles. De plus, Kuhn montre une préfé-rence pour les auteurs de la génération antérieure : si Meyerson, Brunschvicget Metzger sont cités, Canguilhem et Foucault sont passés sous silence.

Il faut rappeler que les travaux de Kuhn et des autres membres de l’écoleaméricaine ont rencontré tout d’abord une certaine résistance en France. AinsiCanguilhem émet-il un jugement sévère à l’égard de Kuhn : celui-ci pencheraitvers l’aristotélisme, perceptible dans la combinaison de la logique et de l’empi-risme par le cercle de Vienne, dont il ne se serait pas affranchi. La traditionfrançaise, en revanche, tendrait vers un mathématisme militant, autant dire unplatonisme revu à la lumière des progrès scientifiques 5. Ainsi que l’indique lenom de post-positivisme, l’unité de la doctrine vient principalement de la cri-

3. Voir Thomas KUHN, The Structure of Scientific Revolutions, University of Chicago Press,1962, p. 167-168, 175 ; trad. fr. L. Meyer, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flam-marion, 1983. Cf. Anastasios BRENNER, Les Origines françaises de la philosophie des sciences,Paris, PUF, 2003, chap. VII.

4. KUHN, The Essential Tension, University of Chicago Press, 1977, p. 9, 11, 108 ; trad. fr.M. Biezunski et al., Paris, Gallimard, 1990. Cf. KUHN, The Road Since Structure, J. Conant etJ. Haugeland éd., Chicago University Press, 2000, p. 14, note 2.

5. Voir Georges CANGUILHEM, Idéologie et rationalité, Paris, Vrin, 1977, p. 26. Cf. p. 22-23.

116 Anastasios Brenner

Page 5: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 117

tique du positivisme logique. On n’a pas véritablement tenu compte de l’appro-fondissement de l’épistémologie historique opérée par Bachelard et ses succes-seurs. Comme le remarque Hacking, les thèses de Kuhn pouvaient paraître du« déjà-vu » dans le contexte de la pensée française 6. Il y a ici, semble-t-il, uneincompréhension entre l’école kuhnienne et l’école bachelardienne.

VERS UN RAPPROCHEMENT

Le post-positivisme a considérablement évolué depuis la publication par Kuhnde La Structure des révolutions scientifiques en 1962. Si nous examinons lasituation quelque trente ans après la naissance de ce mouvement, nous notonsun affinement de la méthode historique. Dans un article de 1986, « Scientificchange », suivi d’un livre, Scrutinizing Science, Larry Laudan et ses collabora-teurs posent la question du rôle philosophique de l’histoire des sciences. C’estle statut de l’école post-positiviste, représentée par Kuhn, qui est en jeu. Ainsique le note Laudan : « Les théories de la science qui ont été proposées neremplissent ni de près ni de loin les conditions de contrôle dont leurs auteursfont si grand cas en science 7. » Il manque l’équivalent d’une méthode expéri-mentale pour contrôler les théories du changement scientifique, un laboratoireépistémologique. Ce n’est pas parce que l’histoire a fourni au point de départquelques intuitions philosophiques que nous ne sommes pas en droit d’exigerune comparaison rigoureuse avec les données historiques, afin d’éprouver laconception globale qui a été élaborée. De même, si une théorie scientifique apu être suggérée par quelques faits, on doit encore passer au crible ses consé-quences. Les partisans du post-positivisme sont d’accord pour attribuer un rôleessentiel à l’histoire des sciences ; on n’est pas encore parvenu à définir exac-tement ce rôle.

En réponse, Laudan formule le projet d’élaborer un vocabulaire commun. Àdéfaut de pouvoir examiner toutes les théories proposées, on choisira les prin-cipales, en dégageant leurs thèses caractéristiques. Ces thèses seront comparéeset évaluées à la lumière d’événements historiques choisis. L’histoire n’est plusévoquée à titre de simple justification ; elle devient un véritable tribunal. Onaboutit à un bilan critique tout à fait remarquable. Cependant, cette probléma-tique n’est pas entièrement nouvelle : elle se trouve déjà chez Dijksterhuis etdans la tradition française. Cet effort s’oriente vers l’étude de cas, vers unemicro-histoire. Mais en envisageant l’histoire en tant que laboratoire de l’épis-

6. HACKING, op. cit., p. 93. Cf. p. 91-92.7. LAUDAN, op. cit., p. 142 ; je traduis.

117Quelle épistémologie historique ?

Page 6: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 118

témologie, il trahit un reste de positivisme 8. On cherche à calquer l’épistémo-logie sur la science. Par là, on accorde à l’histoire un rôle purement externe.

Plus novateurs me paraissent les derniers textes de Feyerabend. Ils signalentpeut-être la fin du post-positivisme et le début d’une nouvelle approche. Quoiqu’il en soit, dans un article de 1989, « Realism and the historicity of know-ledge », qui fournit l’un des thèmes de son ouvrage posthume Conquest ofAbundance, Feyerabend pose avec netteté le problème de l’histoire : « Commentdes enseignements qui sont le résultat de changements historiques particulierspeuvent-ils avoir pour objet des faits et des lois qui sont indépendants del’histoire 9 ? » En d’autres termes, comment nos connaissances peuvent-ellestranscender le contexte historique dans lequel elles prennent naissance ? Feye-rabend développe ici des thèmes soulevés dans son Adieu la raison 10. C’est unemanière d’aborder la question de l’objectivité : pouvons-nous formuler, dans lasituation contingente qui est la nôtre, des connaissances qui soient valablesuniversellement ? Feyerabend dégage deux présuppositions, dont il s’agit d’exa-miner la compatibilité : « Les théories, les faits et les procédés qui constituentla connaissance d’une époque donnée sont le résultat de développements his-toriques à la fois spécifiques et hautement originaux » ; « Ce qui a été trouvéd’une manière originale et culturellement dépendante existe indépendammentdes circonstances de sa découverte » 11. À première vue, ces présuppositionsparaissent évidentes. Il est clair qu’une découverte surgit dans un contexte qu’onpeut caractériser historiquement. Nous pouvons également affirmer que nosconnaissances se détachent de leur contexte d’origine, pour revêtir une existenceindépendante.

Or la conjonction de ces deux présuppositions conduit à des difficultés. Lecritère de séparabilité, ou separability assumption, permet non seulement d’attri-buer une réalité aux entités de la science, mais conduit à conférer une existenceà tout ce qui a été découvert : en ce sens, on devrait dire que les dieux del’Olympe existent, tout comme les atomes. Afin d’éviter cette conséquenceindésirable, il faudrait restreindre le critère en question à des croyances raison-nables. Mais, selon Feyerabend, ce genre de restriction soulève des problèmes :

8. Voir ibid., p. 146. Pour un examen de cette tentative, voir BRENNER, « Duhem face au post-positivisme », Revue internationale de philosophie, 46, 1992, p. 390-404. À l’évidence, Hackingne suit pas la même voie que Laudan : The Social Construction of What ?, Cambridge, MA, HarvardUniversity Press, p. 197-198 ; trad. fr., Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ?,Paris, Éd. de la Découverte, 2001.

9. Paul FEYERABEND, « Realism and the historicity of knowledge », Journal of Philosophy, 86,1989, 393-406, p. 393 ; je traduis. Article repris dans Conquest of Abundance, B. Terpstra éd.,University of Chicago Press, 1999.

10. FEYERABEND, Farewell to Reason, Londres, Verso, 1987 ; trad. fr. B. Jurdant, Adieu la raison,Paris, Éd. du Seuil, 1989.

11. FEYERABEND, « Realism and the historicity of knowledge », p. 393-394.

118 Anastasios Brenner

Page 7: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 119

devons-nous admettre que les choses se règlent sur nos critères de rationalité ?Le réalisme risque alors de se transformer en idéalisme ; il est de plus difficiled’établir de manière absolue ce qui constitue des croyances raisonnables. Feye-rabend fait remarquer que « nous devons conclure que l’autorité d’un domaine,comme sa forme, est le résultat de développements historiques originaux 12 ».À l’issue de cette analyse, la première thèse concernant le caractère historiquede nos connaissances en sort renforcée. La tâche du philosophe est de biendégager la nature et les moments de l’évolution historique. En revanche, laseconde thèse, qui affirme l’indépendance de nos croyances rationnelles parrapport à leur origine, doit être limitée ; elle n’est pas toujours applicable. Sicertains concepts ou théories peuvent survivre au contexte qui les a vus naître,si certains objets ou résultats peuvent être transposés dans d’autres environne-ments, cela ne signifie pas que ces choses existent indépendamment de toutcadre conceptuel. Ainsi que l’écrit Feyerabend : « Les atomes existent moyen-nant le cadre conceptuel qui les projette 13. »

Comment représenter cette position philosophique ? Le monde est unematière qu’on informe ; cette matière oppose une résistance, mais peut revêtirdiverses formes. Le réalisme en sort atténué. Nous ne pouvons pas échapper ànous-mêmes, transcender absolument notre situation, afin de comparer notrethéorie du monde avec le monde tel qu’il est. Ou dans la formulation de Feye-rabend : « Nous ne pouvons pas expliquer comment l’approche que nous avonschoisie se rapporte au monde et pourquoi elle réussit par rapport au monde.Sinon nous connaîtrions les résultats de toutes les approches possibles ou, cequi revient au même, nous connaîtrions l’histoire du monde avant que le mondene parvienne à sa fin 14. » En d’autres termes, l’épistémologue doit avoir présenteà l’esprit l’irréductible historicité de nos connaissances. Feyerabend s’efforcede dépasser l’ambivalence dont on l’a accusé : il cherche à développer unréalisme historique, qui n’est pas sans affinité avec l’ontologie historique pro-posée par Foucault et par Hacking 15.

La pensée française, qui avait longtemps manifesté de la méfiance pour lesprojets philosophiques fondés sur la logique, a fini par s’y intéresser. L’intro-duction de la philosophie analytique en France remonte aux années soixante.Que l’on pense aux travaux pionniers de Vuillemin et de Granger 16. Ces travaux

12. Ibid., p. 399 ; je traduis.13. Ibid., p. 402 ; je traduis.14. Ibid., p. 406 ; je traduis.15. Sur l’attitude de Hacking à l’égard de Feyerabend, voir « Paul Feyerabend, humanist »,

Common Knowledge, 3, 1994, p. 23-28. Cf. Historical Ontology, p. 163, 167, 176.16. Jules VUILLEMIN, La Première Philosophie de Russell, Paris, Armand Colin, 1968 ; cf. « Ma

vie en bref », dans Gordon BRITTAN, Causality, Method and Modality : Essays in Honor of JulesVuillemin, Dordrecht, Kluwer, 1991. Gilles-Gaston GRANGER, Ludwig Wittgenstein, Paris, Seghers,

119Quelle épistémologie historique ?

Page 8: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 120

ont ouvert la voie à un cercle de chercheurs qui n’a cessé de s’élargir. Il resteà savoir quelles conclusions tirer de ces recherches. Rappelons que Vuillemina suivi l’enseignement de Bachelard et de Cavaillès. Ses premiers travaux sontconsacrés à Kant, et il a été associé à l’école d’histoire de la philosophie réunieautour de Gueroult. Il aborde la philosophie analytique à partir de cette expé-rience. Quant à Granger, il s’est assigné explicitement la tâche de renouer lesfils d’une tradition philosophique qui s’était séparée en deux courants antago-nistes au début du XXe siècle.

D’aucuns ont été tentés de renoncer à Bachelard au profit du dialogue retrouvéavec la philosophie anglo-saxonne. Mais un tel renoncement ne paraît pasopportun. On peut noter un assouplissement de la tradition analytique, et ceuxqui veulent défendre une épistémologie historique peuvent puiser des argumentspositifs aussi bien chez Bachelard que chez Kuhn. De plus, il serait paradoxalqu’on cessât de lire Bachelard dans son propre pays au moment même où ilcommence à faire l’objet d’une étude approfondie à l’étranger 17. Car, indénia-blement, l’intérêt porté à Bachelard et à son école s’est accentué tout récemmentoutre-Atlantique.

HACKING ET L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES

Portons maintenant notre attention sur Ian Hacking, dont le dernier livre,Historical Ontology, semble particulièrement intéressant pour notre propos.Voici un penseur formé dans la tradition analytique, qui fait un emprunt exprèsà l’école française. L’expression d’ontologie historique renvoie à Foucault. Hac-king l’adopte pour caractériser ce vers quoi tendent ses recherches 18. Si Foucaultreste sa principale source d’inspiration dans la philosophie française, Hackingn’ignore pas ceux qui le précèdent, Bachelard et Canguilhem. Ses considérationssur l’expérimentation scientifique ont été confortées par les analyses bachelar-diennes. Et il fait sien le rationalisme appliqué et le matérialisme technique.Telle est l’une des significations de la rupture épistémologique : l’instrumentintroduit une discontinuité profonde ; de nouveaux phénomènes sont créés. Maisce genre de création a la particularité de persister ; d’où le réalisme expérimentalou réalisme dialectique que Hacking met en avant 19. Il peut dénoncer l’idéalisme

1969 ; cf. Joëlle PROUST et Élisabeth SCHWARTZ (dir.), La Connaissance philosophique : essais surl’œuvre de Gilles-Gaston Granger, Paris, PUF, 1995. Signalons aussi Jacques BOUVERESSE, LaParole malheureuse, Paris, Éd. de Minuit, 1971.

17. Sur la réception de la pensée bachelardienne à l’étranger, voir Jean GAYON et Jean-JacquesWUNENBURGER (dir.), Bachelard dans le monde, Paris, PUF, 2000.

18. Hacking reconnaît avoir subi l’influence de Foucault dès 1975, op. cit., p. 73. Cf. p. 2-5, 52.19. Ibid., p. 44. Sur la dialectique bachelardienne, se reporter à Georges CANGUILHEM, Études

120 Anastasios Brenner

Page 9: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 121

de tout un pan de la philosophie anglophone, c’est-à-dire la préoccupationdominante pour la théorie, donnant implicitement raison à Canguilhem dans sacritique de Kuhn.

Pour les auteurs anglophones, Bachelard a été une découverte tardive.L’expression « épistémologie historique » a dû être inventée une seconde foispour qu’on revienne sur sa première occurrence cinquante ans auparavant. Ellesert maintenant à caractériser toute une série de travaux visant à mettre enperspective historique les concepts constitutifs ou architectoniques de notrediscours sur la connaissance. Hacking se plaît à souligner le décalage entrel’épistémologie américaine et l’épistémologie française 20. Il a fallu refaire lecheminement, retrouver les résultats, ce qui explique que l’adoption d’uneméthode historique de part et d’autre n’ait pas entraîné d’emblée une confluencedes deux traditions.

L’expérience des tentatives antérieures permet de perfectionner une méthode :Canguilhem et Foucault ont fait un usage un peu différent de l’histoire parrapport à Bachelard, un usage plus large et plus systématique. L’épistémologiefrançaise a franchi une nouvelle étape, elle est devenue archéologie du savoir.Ainsi que le note Hacking, il s’agit d’un changement d’orientation : Bachelards’intéressait à la science révolutionnaire ou extraordinaire, tandis que Foucault,tout comme Kuhn, s’est penché sur la science normale. C’est la formulation deFoucault que Hacking retient : on effectue une étude de la trajectoire desconcepts ; on pratique une distanciation ou ascension sémantique pour parvenirà une méta-épistémologie 21. Cette technique peut même être appliquée à l’œuvrede Bachelard elle-même, à son rôle dans la transformation de la pensée épis-témologique : « Là où Bachelard souligne que les considérations historiquessont essentielles pour l’exercice de l’épistémologie (epistemology), le partisand’une méta-épistémologie historique étudie la trajectoire des objets qui jouentun rôle dans une réflexion sur la connaissance et la croyance. (Ce qui pourraitinclure un examen du propre rôle de Bachelard dans la transformation de lapensée épistémologique.) La méta-épistémologie historique, ainsi entendue,tombe sous le concept généralisé d’ontologie historique que je suis en train dedévelopper 22. »

Mais cette appropriation de la tradition ne signifie pas pour Hacking unrenoncement à sa formation initiale. Déjà sa lecture de Foucault suggère-t-elle

d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, PUF, 1968, p. 196-197, 206. Ainsi qu’à FrançoisDAGOGNET, Gaston Bachelard, Paris, PUF, 1965 et à Dominique LECOURT, L’Épistémologie histo-rique de Gaston Bachelard, Paris, Vrin, 1969 et 2002.

20. HACKING, op. cit., p. 44.21. Voir ibid., p. 17, 23, 95, 98. Cf. Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard,

1969, p. 11.22. HACKING, op. cit., p. 9 ; je traduis.

121Quelle épistémologie historique ?

Page 10: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 122

une approche inédite, qui a pour effet de l’ancrer plus nettement dans le cadrede la philosophie des sciences. En effet, on pouvait craindre une dérive desréflexions épistémologiques vers la sphère politique, une absorption de la phi-losophie des sciences dans la philosophie politique. Hacking estime que desraisons internes expliquent l’évolution de la pensée épistémologique ; on sortde la fascination du discours, pour repenser la nature de l’homme en tant quesujet. La notion de pouvoir doit être entendue en un sens large, comprenant nonseulement le pouvoir de répression mais également le pouvoir de constitution.Il y a une interaction entre les catégories créées par nous et les objets ou sujetssubsumés sous elles. Enfin, il faut donner un sens concret à la tentative derapporter les discours à leurs situations historiques. Et Hacking de nous proposerune analyse précise des lieux de production des sciences expérimentales, deslaboratoires et des centres de recherche 23.

De plus, il nous montre qu’on peut parfaitement retrouver par là certainesdes préoccupations qui animent la philosophie analytique. Hacking attire notreattention sur la diversité des courants qui constituent cette tradition. Certainsde ces courants se prêtent bien à une alliance avec l’orientation historique del’école française, c’est peut-être davantage le cas de la tradition proprementanalytique que du positivisme logique ou du pragmatisme 24. L’ontologie his-torique est une manière de prolonger l’analyse : on rapporte chronologiquementles usages conceptuels à leurs sites d’énonciation. L’option historique peut servirégalement à l’élimination ou au dépassement des problèmes qui nous hantentaujourd’hui. On aboutit au programme que l’auteur présente en ces termes :« L’ontologie historique concerne les manières dont les possibilités de choix etd’être surgissent dans l’histoire. Elle ne doit pas être pratiquée au moyen d’abs-tractions grandioses, mais au moyen de formulations explicites à travers les-quelles nous pouvons nous constituer nous-mêmes, formations dont les trajec-toires peuvent être tracées aussi clairement que celles des traumatismes ou dudéveloppement de l’enfant ; ou, de manière plus éloignée, dont les trajectoirespeuvent être décrites plus obscurément au moyen de concepts d’organisationplus larges tels que l’objectivité ou encore les faits eux-mêmes 25. »

Nous avons déjà évoqué l’émergence d’un programme de recherche sur l’his-toire de la philosophie des sciences. Y participent des chercheurs provenantaussi bien de la tradition continentale que de la tradition anglo-américaine. Sansdoute, la direction la plus frappante est l’étude des origines du cercle de Vienne.Parmi les résultats notables : le néokantisme d’un Carnap ou d’un Schlick, la

23. Voir ibid., p. 80, 115.24. Voir ibid., p. 24, 70-71.25. Ibid., p. 23.

122 Anastasios Brenner

Page 11: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 123

lignée de Bolzano et le rapport avec la phénoménologie 26. On peut élargir auxdivers courants dans ce domaine, afin de développer une histoire générale dudiscours épistémologique. En d’autres termes, nous pouvons revendiquer laréflexivité de la discipline. Ce qui est remarquable, c’est que, partant de moti-vations différentes, on ait pu se rejoindre. D’une part, Kuhn et ceux qui l’ontsuivi réclament un rôle pour l’histoire ; ils ont développé une critique du posi-tivisme logique. D’où l’idée de tourner la méthode historique vers le discoursépistémologique lui-même. Enfin, les difficultés rencontrées par ce mouvementont conduit à procéder à une réévaluation de la philosophie du cercle de Vienne.D’autre part, en France, on a voulu intégrer les résultats obtenus par ces recher-ches dans le cadre d’une tradition historique existante. Sans doute a joué icil’articulation entre philosophie des sciences et histoire de la philosophie.

Cependant, une étude historique ne peut nous fournir des intuitions profondessur notre façon de formuler les problèmes aujourd’hui que si elle est suffisam-ment approfondie. Or il existe des zones d’ombre que nous devons éclairer :nous avons vu que Kuhn prétend avoir bénéficié davantage de la lecture desauteurs continentaux que de celle de ses compatriotes acquis à la méthodeanalytique 27. S’il y a une part de polémique dans cette remarque, il reste néan-moins à préciser la connexion que Kuhn suggère entre sa doctrine et ces auteurs.D’autre part, on pourrait approfondir ce témoignage de Vuillemin au sujet deses rapports avec les philosophes de la tradition analytique : « Chemin faisant,une différence est apparue cependant entre la majorité des analystes anglo-saxons et moi-même. Il y avait ceux qui, exclusivement soucieux de traquer leserreurs grammaticales dans les discours des philosophes, oubliaient l’existencede langages scientifiques. Mais même ceux qui appliquaient à ces langages laméthode de “reconstruction rationnelle” leur imposaient le plus souvent leurspropres principes. Je résistais à cette violence faite à l’histoire, faisant confianceaux sciences telles qu’elles sont et non pas telles qu’elles devraient être. Desurcroît, il est présomptueux de négliger la tradition philosophique 28. »

26. Parmi les travaux récents, on peut signaler Alan RICHARDSON, Carnap’s Construction of theWorld, Cambridge University Press, 1998 ; Friedrich STADLER, The Vienna Circle, Vienne, Springer,2001 ; Jean-Pierre COMETTI et Kevin MULLIGAN, La Philosophie autrichienne de Bolzano à Musil,Paris, Vrin, 2001.

27. Voir KUHN, The Essential Tension, p. 44. Cf. KUHN, The Road Since Structure, p. 284-285.28. VUILLEMIN, « Ma vie en bref », p. 4 ; je traduis. Au sujet de la redécouverte par Quine de

la thèse de Duhem, on lira VUILLEMIN, « On Duhem’s and Quine’s theses », Grazer philosophischeStudien, 9, 1979, p. 69-96.

123Quelle épistémologie historique ?

Page 12: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 124

CONCLUSION

Le cas de Hacking nous montre qu’on peut très bien associer les instrumentshistoriques de l’école française avec les techniques logiques de l’école améri-caine. Associer ne veut pas dire concilier : logique et histoire sont par naturedifférentes, je serais tenté de dire que ce sont deux pôles extrêmes de notresystème de connaissance. Mais elles interviennent partout à l’intérieur de cesystème. Ainsi la physique est-elle chargée d’histoire ; seulement cette dimen-sion s’en est détachée pour former une discipline à part entière. Dans les scienceshumaines, en revanche, une telle séparation n’a pas été opérée, et il n’est passûr qu’elle puisse l’être. L’association des deux traditions que nous proposeHacking me semble féconde à condition que soient pleinement assurées cesdeux exigences : l’historicité et la réflexivité.

Il paraît essentiel de parvenir à une conceptualisation adéquate de l’histoire.On peut remettre en cause certaines idées simplificatrices. L’histoire ne se laissepas épuiser dans une reconstruction rationnelle. Nous ne devons pas nouscontenter d’une opposition commode entre contexte de découverte et contextede justification. Enfin, l’histoire n’est pas simplement le laboratoire de l’épis-témologie. Par la même occasion, certaines notions ont été mises à mal : l’unitédes sciences sous l’égide de la logique, ou l’unicité de l’explication aussi bienpour les sciences de la nature que pour les sciences de l’homme. Il faut admettreune interaction complexe entre le progrès scientifique et les conceptions épis-témologiques. La philosophie doit intégrer une conscience historique aiguë. Ilreste des difficultés : Hacking propose de conjuguer des recherches menées dansdifférentes écoles, pour développer une histoire des styles de raisonnement. OrGeoffrey Lloyd est venu souligner les divergences entre l’école anglo-saxonneet l’école française en matière d’histoire des sciences 29. L’école française metau centre de sa démarche la notion de mentalité ou ses équivalents, état, esprit,épistémè. Selon Lloyd, cette notion présente des difficultés : soit une époquemanifeste une seule mentalité – alors le terme revêt un sens singulièrementvague et général –, soit plusieurs mentalités peuvent coexister – alors le termen’est plus caractéristique d’une époque. En substituant à la notion de mentalitécelle de styles de raisonnement, Lloyd prétend disposer d’un instrument dedescription à la fois plus précis et plus souple. Il s’appuie, pour développer saméthode historique, sur les résultats de la philosophie analytique, citant Witt-

29. Geoffrey LLOYD, Demystifying Mentalities, Cambridge University Press, 1990 ; trad. fr.F. Regnot, Pour en finir avec les mentalités, Paris, Éd. de la Découverte, 1994. Cf. HACKING, op.cit., p. 178, 198.

124 Anastasios Brenner

Page 13: Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyerabend, Hacking et l´ecole bachelardienne

Dossier : f20593 Fichier : meta01-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 37 Page : 125

genstein, Quine et Davidson. On constate que le rapprochement des traditionsrequiert une exploration attentive des présupposés et des implications des dif-férentes pratiques.

Ce qui m’amène à la réflexivité : la nécessité de mener de pair l’enquêtehistorique et la prise en compte de la situation à partir de laquelle l’analyse estconduite. À titre d’exemple, nous pourrions développer la mise en perspectivehistorique de Bachelard que Hacking suggère. Une telle étude révélerait sansdoute la dette envers Comte, qui insiste sur la nécessité de fonder la philosophiedes sciences sur l’histoire des sciences. C’est ce qui a longtemps distingué latradition française de la tradition américaine. Hacking souligne judicieusementla différence entre le positivisme de Comte et celui du cercle de Vienne. Ilconvient également, pour comprendre la position de Bachelard, de faire étatd’une certaine attitude à l’égard de la logique, qui se met en place à la fin duXIXe siècle. En conjuguant hardiment nominalisme dynamique et réalisme dia-lectique, Hacking permet de mieux comprendre aussi les rapports que Bachelardentretenait avec ses prédécesseurs immédiats 30. Le réalisme de Bachelard nes’opposait pas directement à l’idéalisme, mais, plus classiquement, au nomina-lisme. D’où l’incompréhension de certains commentateurs américains : la posi-tion de Bachelard ne correspond pas à ce qu’on entend habituellement parréalisme scientifique. Bachelard réagissait au débat entre nominalisme et réa-lisme, qui secouait la philosophie française au tournant des XIXe et XXe siècles.Il opérait certes un retournement en faveur du réalisme, mais non sans emprunterdes éléments à ses prédécesseurs. Signalons chez Le Roy le choix d’une phi-losophie de l’action, l’affirmation d’une résistance des choses à nos catégorieset la conception de l’instrument en tant que théorie matérialisée. Il ne s’agitpas ici de rabattre l’originalité de Bachelard, mais de préconiser une histoire del’épistémologie française qui explicite pleinement le contexte d’élaboration desdoctrines et la nature de leurs filiations complexes.

Anastasios BRENNER

Université Paul-Valéry,Département de Philosophie

30. Ibid., p. 2, 42, 63.

125Quelle épistémologie historique ?