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0123 JEUDI 23 JUILLET 2015 ANALYSE arnaud leparmentier éditorialiste Modifié ERIC LEGER C’ était au dernier Conseil européen. L’Europe s’effon- drait, incapable de sauver la Grèce en faillite ou d’ac- cueillir les migrants en Méditerranée. Et voilà que les chefs d’Etat et de gouvernement ont pris, ce 26 juin, la grande dé- cision : décerner à Jacques Delors, mythique président de la Com- mission européenne (1985-1995), le titre de citoyen d’honneur de l’Europe. A 90 ans, le père du marché unique et de l’euro (et de Martine Aubry) rejoint Jean Monnet, qui lança en 1950 l’aventure européenne, et son grand ami Helmut Kohl, chancelier de l’unité allemande. Joint par téléphone, Jacques Delors commence par se désoler. « Ce jour-là, j’aurais préféré qu’ils trouvent une bonne so- lution pour la Grèce. Ce n’était pas le moment. » Avant de lâcher, ému : « Cela me fait quelque chose, quand même. » Hommage paradoxal rendu par des héritiers piteux, aveu de leur propre faillite alors que l’Europe est au plus mal ? « C’est le prix du remords », lance le centriste Jean-Louis Bourlanges. Ou envie de renvoyer avec Kohl et Monnet cet aîné encombrant aux livres d’histoire ? « Ce sont les pères de l’Europe dont les gens ne veulent plus », persifle l’ex-ministre des affaires étrangères Hu- bert Védrine, qui raille notre « combat fédéral donquichottes- que ». Il le précise, Delors ne voulait pas en finir avec les nations. Mais il incarne l’âge d’or communautaire, lorsque l’Europe proté- gée par l’OTAN et cernée par le rideau de fer pouvait prospérer. Tout a changé lors de la chute du communisme. Certes, à la dif- férence de Mitterrand, Delors accompagna immédiatement le sens de l’Histoire. « Ich habe keine Angst » (« je n’ai pas peur »), dé- clara-il dès le 12 novembre 1989 à la télévision allemande, préci- sant que les Allemands de l’Est appartenaient à l’Europe. Mais cette libération ouvrit la voie à une Europe sans frontiè- res, dominée par l’Allemagne réunifiée et dont la spécificité dans la mondialisation heureuse semblait bien ténue. Le souverai- niste Jean-Pierre Chevènement remporta en 1990 un prix d’hu- mour politique pour son bon mot : « Le mur de Berlin s’écroule, un mort : Jacques Delors. » C’est vrai, la vieille Europe est morte avec le mur de Berlin, le monde de Delors semble si lointain : il a reçu pour ses 90 ans une gentille lettre de George Bush père. UNE VISION ET UNE MÉTHODE Mais Jacques Delors est bien vivant. Il incarne une vision et une méthode. Sa vision est résumée dans ce triptyque suranné mais toujours valable si l’on veut construire l’Europe : « La concurrence qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit. » Il décupla les aides régionales pour aider les pays les plus pauvres à résister au marché unique. Surtout, il ne cessa de répéter que l’euro ne pourrait survivre que s’il marchait sur ses deux jambes, monétaire (la Banque centrale) et économique. Las, les gouverne- ments voulurent conserver leurs prérogatives budgétaires et la jambe économique resta atrophiée. « Depuis cette époque, je dis que le système a un défaut de construction », poursuit Delors. Précurseur, il imagina des grands travaux financés par l’em- prunt en 1993. Puis proposa en 1997 une coordination des politi- ques économiques. Projets restés lettre morte, alors que l’Europe plongeait dans l’euromédiocrité des Chirac-Jospin-Schröder- Blair-Aznar-Berlusconi. En 2009, la crise de l’euro rattrape les Européens : union budgétaire, solidarité financière, plan Juncker. Il a fallu en catastrophe reconstruire Maastricht à l’envers. Hom- mage rétrospectif à Delors, dont l’Union se fût bien passée. Delors, c’était aussi une méthode, celle d’exploiter le champ du possible. Lors de sa nomination en 1984 à la Commission, l’an- cien ministre des finances de François Mitterrand avait fait la tournée des capitales européennes. Il avait bien vu que les voies politiques pures (défense, union politique…) étaient trop escar- pées et a emprunté la voie de l’économie et du marché unique. Avec ses cohortes de directives adoptées à marche forcée, non plus à l’unanimité mais à la majorité qualifiée. Le projet était porté à la fois par Kohl, bien sûr, Mitterrand, qui avait besoin de convertir ses amis marxisto-socialistes à l’entreprise, et la con- servatrice anglaise Margaret Thatcher. La méthode Delors consistait à multiplier les initiatives et à avoir le génie inventif pour sortir les Européens de l’impasse. « Le président de la Commission est au service des gouvernements et pas d’un idéal abstrait européen », confie celui qui faisait bûcher ses collaborateurs sur toutes les hypothèses imaginables. « La préparation des conseils européens, c’était un enfer », se souvient son chef de cabinet Pascal Lamy. Delors était de tous les compromis, de toutes les réunions qui se tenaient en comité restreint pour débloquer une situation. « Pas un seul confessionnal ne s’est tenu sans ma présence », se souvient-il fièrement. Cette belle machine s’est déréglée. Avec des présidents de la Commission moins flamboyants. Avec l’arri- vée de pays sortis du joug soviétique moins enclins aux déléga- tions de souveraineté. Avec l’affaiblissement du couple franco-al- lemand. « Depuis quelques années, il y a un climat qui rappelle beaucoup plus le congrès de Vienne [fondé sur l’équilibre des mo- narchies après la chute de Napoléon] que l’Europe », soupire De- lors, qui cherche un brin d’âme dans l’Europe d’aujourd’hui. p Quand les Européens rendent tardivement justice à Jacques Delors

Jacques DELORS - Une vision, une méthode !

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Page 1: Jacques DELORS - Une vision, une méthode !

0123 JEUDI 23 JUILLET 2015 ANALYSE

arnaud leparmentier éditorialiste

Modifié ERIC LEGER

C’ était au dernier Conseil européen. L’Europe s’effon-drait, incapable de sauver la Grèce en faillite ou d’ac-cueillir les migrants en Méditerranée. Et voilà que les

chefs d’Etat et de gouvernement ont pris, ce 26 juin, la grande dé-cision : décerner à Jacques Delors, mythique président de la Com-mission européenne (1985-1995), le titre de citoyen d’honneur del’Europe. A 90 ans, le père du marché unique et de l’euro (et de Martine Aubry) rejoint Jean Monnet, qui lança en 1950 l’aventureeuropéenne, et son grand ami Helmut Kohl, chancelier de l’unitéallemande. Joint par téléphone, Jacques Delors commence par sedésoler. « Ce jour-là, j’aurais préféré qu’ils trouvent une bonne so-lution pour la Grèce. Ce n’était pas le moment. » Avant de lâcher, ému : « Cela me fait quelque chose, quand même. »

Hommage paradoxal rendu par des héritiers piteux, aveu deleur propre faillite alors que l’Europe est au plus mal ? « C’est leprix du remords », lance le centriste Jean-Louis Bourlanges. Ou envie de renvoyer avec Kohl et Monnet cet aîné encombrant auxlivres d’histoire ? « Ce sont les pères de l’Europe dont les gens neveulent plus », persifle l’ex-ministre des affaires étrangères Hu-bert Védrine, qui raille notre « combat fédéral donquichottes-que ». Il le précise, Delors ne voulait pas en finir avec les nations. Mais il incarne l’âge d’or communautaire, lorsque l’Europe proté-gée par l’OTAN et cernée par le rideau de fer pouvait prospérer.

Tout a changé lors de la chute du communisme. Certes, à la dif-férence de Mitterrand, Delors accompagna immédiatement le sens de l’Histoire. « Ich habe keine Angst » (« je n’ai pas peur »), dé-

clara-il dès le 12 novembre 1989 à la télévision allemande, préci-sant que les Allemands de l’Est appartenaient à l’Europe.

Mais cette libération ouvrit la voie à une Europe sans frontiè-res, dominée par l’Allemagne réunifiée et dont la spécificité dansla mondialisation heureuse semblait bien ténue. Le souverai-niste Jean-Pierre Chevènement remporta en 1990 un prix d’hu-mour politique pour son bon mot : « Le mur de Berlin s’écroule, un mort : Jacques Delors. » C’est vrai, la vieille Europe est morte avec le mur de Berlin, le monde de Delors semble si lointain : il a reçu pour ses 90 ans une gentille lettre de George Bush père.

UNE VISION ET UNE MÉTHODEMais Jacques Delors est bien vivant. Il incarne une vision et une méthode. Sa vision est résumée dans ce triptyque suranné mais toujours valable si l’on veut construire l’Europe : « La concurrencequi stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit. » Il décupla les aides régionales pour aider les pays les plus pauvres àrésister au marché unique. Surtout, il ne cessa de répéter que l’euro ne pourrait survivre que s’il marchait sur ses deux jambes,monétaire (la Banque centrale) et économique. Las, les gouverne-ments voulurent conserver leurs prérogatives budgétaires et la jambe économique resta atrophiée. « Depuis cette époque, je dis que le système a un défaut de construction », poursuit Delors.

Précurseur, il imagina des grands travaux financés par l’em-prunt en 1993. Puis proposa en 1997 une coordination des politi-ques économiques. Projets restés lettre morte, alors que l’Europeplongeait dans l’euromédiocrité des Chirac-Jospin-Schröder-Blair-Aznar-Berlusconi. En 2009, la crise de l’euro rattrape les Européens : union budgétaire, solidarité financière, plan Juncker.Il a fallu en catastrophe reconstruire Maastricht à l’envers. Hom-mage rétrospectif à Delors, dont l’Union se fût bien passée.

Delors, c’était aussi une méthode, celle d’exploiter le champ dupossible. Lors de sa nomination en 1984 à la Commission, l’an-cien ministre des finances de François Mitterrand avait fait la tournée des capitales européennes. Il avait bien vu que les voies politiques pures (défense, union politique…) étaient trop escar-pées et a emprunté la voie de l’économie et du marché unique.Avec ses cohortes de directives adoptées à marche forcée, nonplus à l’unanimité mais à la majorité qualifiée. Le projet était porté à la fois par Kohl, bien sûr, Mitterrand, qui avait besoin de convertir ses amis marxisto-socialistes à l’entreprise, et la con-servatrice anglaise Margaret Thatcher.

La méthode Delors consistait à multiplier les initiatives et àavoir le génie inventif pour sortir les Européens de l’impasse. « Leprésident de la Commission est au service des gouvernements etpas d’un idéal abstrait européen », confie celui qui faisait bûcher ses collaborateurs sur toutes les hypothèses imaginables. « Lapréparation des conseils européens, c’était un enfer », se souvient son chef de cabinet Pascal Lamy.

Delors était de tous les compromis, de toutes les réunions quise tenaient en comité restreint pour débloquer une situation. « Pas un seul confessionnal ne s’est tenu sans ma présence », se souvient-il fièrement. Cette belle machine s’est déréglée. Avecdes présidents de la Commission moins flamboyants. Avec l’arri-vée de pays sortis du joug soviétique moins enclins aux déléga-tions de souveraineté. Avec l’affaiblissement du couple franco-al-lemand. « Depuis quelques années, il y a un climat qui rappelle beaucoup plus le congrès de Vienne [fondé sur l’équilibre des mo-narchies après la chute de Napoléon] que l’Europe », soupire De-lors, qui cherche un brin d’âme dans l’Europe d’aujourd’hui. p

Quand les Européens rendent tardivement justice à Jacques Delors

Eric LEGER
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Carole
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