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jean-pierre-bozzonne
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La maison s’élève sur trois étages. Il y a mes parents et mes deux frères.
Nous habitions " dernier étage première porte à droite".
Une petite maison en briques rouges qui date du début des années 1930. Elle parait bien
quelconque en cette époque d'urbanisme échevelé où l'urgence est de caser des familles
entières en des temps record. Pendant la seconde guerre mondiale, elle a un temps, abritée
Gabriel Péri, le résistant communiste abattu en 1941 !
La lumière aujourd’hui comme hier
C'est qui la porte que l'on tue
Et les porteurs se substituent
Mais rien n'altère la lumière
Dans le cimetière d'Ivry
Sous la terre d'indifférence
Il bat encore pour la France
Le cœur de Gabriel Péri
Louis Aragon
C'est pourtant la seule maison que je revendique aujourd'hui à travers toutes les autres
dans lesquelles j'ai vécu mais qui ne furent jamais véritablement les miennes. Car cette
maison m'appartenait.
J'étais la cage d'escalier dont le premier étage était en marbre et les deux autres en bois
blanchi.
J'étais cette rampe aussi, traçant sa belle ligne spiralée faite d'un bois fragile, fendu à
plusieurs endroits, accrochée par des maintiens de fer qui menaçaient à chaque instant de
s'écrouler.
J'étais cette minuterie avare de sa lumière qui n'acceptait pas les poses entre les étages et
vous laissait alors dans une pénombre si lourde qu'il vous fallait compter avec votre
intuition de l'espace pour continuer de grimper jusqu’ en haut.
J'étais ces couloirs sombres que la lumière plafonnière n'atteignait pas : des ombres
gigantesques léchaient les murs gris et lézardés. Elles me faisaient si peur que je sifflais
très fort jusqu’au troisième étage pour repousser ces fameux trous noirs.
J'étais cette cour ronde et froide où le vent s'engouffrait follement entre la porte d'entrée,
toujours ouverte, et l'entrée de la cour, elle, sans porte. Cette cour qui vu d'en haut était un
joyeux précipice à plein de choses sacrifiées à l'envol, et dont la vue d'en bas me tordait le
cou si je voulais tout apercevoir.
J'étais cette porte de cave énigmatique, presque tombale dont les premières marches
étaient saupoudrées de mort-aux-rats. Puis, l'autre porte, donnant sur l'arrière boutique de
la droguiste. Une porte ornée d'une magnifique tête de mort pour le cas où quelques
curieux auraient été tentés d’y pénétrer.
J'étais tout cela. J'étais aussi cette haute fenêtre inaccessible, placée dans le prolongement
du mur d'escalier qui assurait à elle seule la clarté naturelle de l’intérieur de la cage.
J'étais enfin ce papier peint, héroïque, déchiré en lambeaux par endroit, laissant derrière
lui un plâtre ajouré, jauni par le soleil et noirci par la poussière.