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José Manuel Losada: La culpabilité de don juan

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Cet article discute, selon le contexte historique et religieux, la responsabilité que la société applique au séducteur Don Juan dans une série d'oeuvres littéraires européennes.

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LA CULPABILITÉ DE DON JUAN

José Manuel Losada Goya Universidad Complutense (Madrid)

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Selon le cadre général du mythe, Don Juan est susceptible d’accusation de culpabilité envers le Ciel comme envers la terre. Cette accusation porte sur certaines fautes répréhensibles par la justice céleste et terrestre. Il reste à savoir dans quelle mesure Don Juan accepte les méfaits qui lui sont reprochés et s’il mérite la condamnation qui lui est imposée.

Le tout commence dans l’alcôve de la duchesse Isabelle dans le palais du roi de Naples. Ayant découvert qu’elle a été trompée par un homme qui a feint être le duc Octave, Isabelle pousse des cris et attire les habitants de la cour. L’ambassadeur d’Espagne, Don Pedro Tenorio, et des gardes arrivent en hâte ; Don Juan reconnaît aussitôt son oncle et tous les deux parlent en aparté. Au cours de leur dialogue, Don Juan avoue son méfait tout en se retranchant derrière « l’innocence » de la jeunesse : « Oncle et seigneur, je suis jeune et tu l’as été aussi ; puisque tu as connu l’amour, que mon amour trouve grâce à tes yeux » (Tirso, I, v. 61-64). Cette demande de pardon montre à l’évidence que Don Juan admet le mal qu’il a fait, selon les critères de l’époque. En effet, par son action il a commis une faute double : en abusant de la duchesse (et indirectement en abusant le duc Octavio), il a porté atteinte au roi. Selon le code de l’époque, le déshonneur des femmes impliquait des conséquences immédiates sur le maître de la maison où elles résidaient. Don Juan en est conscient, d’où son argument sur son manque de maturité destiné à lui faire obtenir un adoucissement de la peine. De fait, son oncle accepte ce raisonnement afin de ne point voir souiller la réputation de sa famille : il ordonne à son neveu de partir en Sicile ou à Milan ; il fera en sorte que le duc Octavio soit tenu pour responsable à sa place. Ainsi donc, si le protagoniste est bien conscient du mal qu’il fait, sa condition sociale et son astuce viennent in extremis à son secours ; quant à la justice, elle est vite repue dès qu’on lui sert une victime (innocente ou pas, peu importe) qui expie la coulpe.

Le recours aux exigences de sa jeunesse a tiré Don Juan d’un danger imminent. Cet événement et plus encore le naufrage qui s’ensuit aurait pu lui donner sujet à réflexion. C’est du moins ce que pense son valet dans Le Festin de pierre de Dorimon. Comme ils sortent sains et saufs du naufrage et que son maître s’exclame « Vivons plus saintement », Briguelle se montre « surpris d’un pareil changement » (IV, 2, v. 1056-1060). Il n’en est rien. Ni dans cette pièce ni dans Le Festin de pierre de Villiers Don Juan n’est prêt à mettre fin à ses forfaits. Mieux, la nouvelle allusion à sa jeunesse ôte toute ombre de doute : « Le feu de mes jeunes années / Ne peut souffrir encor mes passions bornées, / Il ne saurait donner de règle à mes désirs, / Et je ne prescris point de borne à mes plaisirs » (I, 5, v. 303-306). Autrement dit, Don Juan trouve dans sa jeunesse une raison suffisante pour agir impunément face aux hommes et face au Ciel.

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Ainsi conçue, cette juvénilité est une excuse qui met le héros toujours à l’abri de toute accusation de culpabilité. Ce même prétexte est avancé par Sganarelle dans la pièce Molière. Comme le valet de Done Elvire s’étonne du « départ si peu prévu » de Dom Juan et de l’injure qu’il commet à l’égard de sa maîtresse, Sganarelle explique la raison des actions de son maître : « C’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage… » (I, 1). Or cette irresponsabilité juvénile n’empêche pas le protagoniste de tirer le plus beau parti devant ses accusateurs, qui sont les frères de l’amante abusée. Si dans leur première entrevue il avait promis à Dom Carlos de lui donner satisfaction de Dom Juan (III, 3), lors de la deuxième il a de nouveau recours au subterfuge utilisé dans les pièces précédentes. Adoptant un ton hypocrite, il exprime sa résolution « de corriger désormais par une austère conduite tous les dérèglements criminels où [l’] a porté le feu d’une aveugle jeunesse » (V, 3).

Cet expédient est nettement mis à profit pendant la période romantique. Ainsi, dans le Don Juan de Byron, ce « consommé de jeunesse » (VIII, XXIV) « croissait en grâce et en sainteté » (I, XLIX) : on aura remarqué le référent évangélique qui rapproche l’innocence de Don Juan de celle de Jésus-Christ (Luc, II, 52). Don Juan apparaît donc comme une quintessence de beauté poétique qui se répand dans sa qualité morale. Dans Namouna, Musset enveloppe son héros d’un manteau de pureté jusqu’alors inconnue. Dans ce conte oriental, une simplicité toute spéciale le rend « si candide et si frais que l’ange d’innocence / Baiserait sur son front la beauté de son cœur » (II, XXVIII). Le Don Juan romantique reste impuni jusqu’à la première version de Don Juan de Maraña de Dumas. Puis il subit des sorts différents selon les auteurs : celui de Lenau trouve qu’il n’agit aucunement mal car il ne fait que suivre « les ardentes pulsations de [sa] jeunesse » (p. 4). Cette manifestation du désir de conquête est fort élaborée dans la pièce de Zorrilla où, tout comme dans l’édition Lévy de Dumas (1864), Don Juan est sauvé par la candeur d’une de ses plus jeunes victimes. Enfin, au XXe siècle, la jeunesse exempte le séducteur de toute culpabilité. Comme il refuse d’épouser Doña Anna de Ulloa aux pieds de l’autel, son propre père s’exclame : « Ah !, jeunesse, jeunesse ! » (Frisch, II).

Il est licite de se demander la raison de ce recours continuel à la jeunesse. Max Frisch essaie d’expliquer ce comportement en attirant l’attention sur le fait que Don Juan reste toujours sans descendance. Peu importe qu’il ait mille trois enfants, en fin de compte il ne lui en reste aucun ou presque. En effet, si Don Juan venait à accepter la paternité il aurait cessé d’être jeune (postface, p. 95). Autrement dit, tant qu’il est jeune, Don Juan est considéré comme immature par la société et, par conséquent, à l’abri de toute culpabilité. Ses fautes ne pourront lui être imputées qu’après qu’il aura atteint la majorité. Don Juan trouve dans sa jeunesse un alibi ou, pour le moins, une cause atténuante de la culpabilité que les tribunaux de la terre voudraient lui faire endosser.

Les données du problème changent au fur et à mesure que le héros grandit non seulement « en grâce et en sainteté », comme disait Byron, mais aussi « en connaissance » devant Dieu et devant les hommes. La conséquence est manifeste. Peu à peu Don Juan n’est plus ce jeune frivole et aventureux de l’Espagne du Siècle d’Or ni ce libertin hypocrite des écrivains français. Mieux, bientôt finissent ses voyages romantiques à travers l’Europe. Dans plusieurs ouvrages du XXe siècle, ses membres, autrefois pleins de fraîcheur, ont pris des traits défectueux et maladifs, comme chez Delteil où ils portent les signes de la syphilis. Il en arrive autant dans la pièce de Montherlant où le héros, déjà sexagénaire, n’est plus que « cendre, poussière, néant, crotte de lapin » (II, 1). Le résultat est évident : la perte de la

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jeunesse entraîne la perte de l’âge d’innocence, le passage de l’inconscience à la conscience. Les deux pôles où se trouve le caractère moral de toute action de la personne humaine sont aussitôt activés ; dès lors, aucun acte n’est plus indifférent car il est le résultat d’une intelligence et d’une volonté agissant en toute liberté et responsabilité. Toute action donjuanesque acquiert un caractère méritoire ou nuisible selon qu’elle soit bonne ou mauvaise. Don Juan le sait et, conscient qu’il deviendrait coupable, il revêt le manteau de l’innocence juvénile.

D’après Pierre-Jean Jouve, le dédoublement opéré chez le personnage de Don Juan pourrait dispenser le héros de toute culpabilité. Le registre de rapports entre maître et valet tisse une toile d’araignée en forme d’anaphores autour de la vérité paradoxale du donjuanisme : l’enthousiasme de chaque nouvelle conquête efface immédiatement de la mémoire du séducteur la précédente. Le rôle du valet est ici de jouer la « partie basse » de Don Juan, l’élément non coupable et terrestre de son maître. Certes, le théâtre se révèle être ici le lieu le plus adéquat pour la représentation de l’intime identification du binôme mythique. Il convient tout de même de rappeler que cette réflexion peut atténuer en quelque sorte la culpabilité du héros, mais non pas la supprimer. Le caractère objectif des actions reste toujours hors de question : la « partie basse » de Don Juan n’est pas « l’élément non coupable » de Don Juan, et cela parce que la culpabilité ne tient ni à la partie ni au membre qui commet les actions mais au sujet tout entier en tant que personne humaine.

Ces principes énoncés forment la défense de Don Juan contre une accusation de culpabilité. Ils sont assez solides, car l’histoire du mythe prouve que, généralement, Don Juan reste impuni par la justice de la terre. Or, il est une justice qui continue de l’accuser. La justice céleste ne se contente pas des preuves données par le héros, elle scrute les cœurs et c’est là qu’elle trouve matière suffisante pour déclarer Don Juan coupable.

Don Juan a été jaugé selon les critères dont se sert habituellement le Ciel de l’occident chrétien où le mythe donjuanesque est né et s’est largement développé. Ces critères sont la moralité des actes, l’utilisation des facultés humaines et les normes de conduite. Il serait fastidieux d’étudier ici par le menu ces critères qui soupèsent la culpabilité de Don Juan ; on se limitera donc à les énoncer. La moralité de tout acte humain tient à trois éléments : l’objet, la fin et les circonstances. Un acte sera considéré comme bon lorsque ces trois éléments le sont également ; en revanche, il sera considéré comme mauvais lorsque l’un des trois éléments ne l’est pas : Bonum, ex integra causa ; malum, ex quocumque defectu, dit à ce propos le célèbre aphorisme. Pour ce qui est des facultés humaines, l’intelligence et la volonté, il suffit de dire qu’elles sont absolument nécessaires pour que tel ou tel acte soit considéré humain et, par conséquent, susceptible d’évaluation morale. Quant aux normes de conduite, elles sont au nombre de deux : la conscience comme norme première ou proche et la loi comme norme secondaire ou lointaine. Laissant de côté les aspects contingents de chaque époque, comme par exemple les us et coutumes, il faut ne jamais oublier le caractère humain de Don Juan : il a, par conséquent, été loti d’une loi naturelle et une conscience dont il peut se servir pour connaître le bien et le mal. A cela on peut ajouter que Don Juan se développe dans un milieu précis. Don Juan n’est pas un individu capable de s’adapter à toutes sortes de climats ; ou, si l’on préfère, Don Juan n’atteint son épanouissement que dans la culture occidentale chrétienne.

On pourrait néanmoins émettre deux réserves. La première concerne la conscience de Don Juan et la deuxième les pièces où le cadre n’est pas chrétien. Pour ce qui est de la conscience, il est vrai que la conscience peut parfois ne pas avertir du caractère mauvais

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d’un acte concret. Cela arrive peu souvent car les principes de la syndérèse qui régissent notre conscience (comme par exemple faire le bien et éviter le mal) sont égaux pour tous les hommes. Certes, il existe des consciences dépravées au point de devenir presque insensibles par la répétition d’actes mauvais. Mais cela est fort rare et il reste toujours un fond qui prévient même lorsqu’il s’agit d’une conscience laxiste, ne fût-ce que de manière fort discrète : la conscience peut être obscurcie, mais non pas éliminée (sauf en cas d’absence de liberté, et alors il n’y a plus d’acte humain pas plus que de valeur morale qui vaille). Enfin, les principes de morale de la culture occidentale n’oublient pas que toute personne est tenue de conserver ou de récupérer selon les cas une conscience bien formée. Pour ce qui est du cadre, on pourrait dire qu’il y a des cristallisations du mythe qui ne suivent pas les critères de la culture chrétienne : Don Juan a été aussi traité selon des optiques panthéistes comme celle de Lenau. Cette approche est devenue plus habituelle dans la déconstruction moderne du mythe : que l’on songe aux traitements démystificateurs de Shaw, de Frisch ou de Montherlant. Ils restent généralement étrangers à toute mise en valeur de la question morale. Cette objection est vraie : ce dernier aspect n’est pas absolument indispensable. Rien n’empêche cependant de remarquer que le dénouement de ces pièces est le plus souvent conforme à la tradition : Don Juan est puni, que ce soit sous forme de suicide indirect, de résignation après la révolte sociale, de soumission au mariage ou d’angoisse vitale. C’est comme si le destin du mythe se cernait sur lui et lui imposait de subir les effets d’une culpabilité abstraite dont on ne connaît pas la cause finale. C’est, somme toute, la preuve évidente que Don Juan souffre de la culpabilité inhérente au mythe qu’il incarne.

Ce qui précède peut être vérifié dans plusieurs œuvres où Don Juan est directement confronté à la valeur interne de ses actions. On se souvient, par exemple, de la scène de L’Abuseur de Séville où le héros donne la main à la statue du Commandeur. A peine commence-t-il à sentir dans sa main la chaleur des flammes de l’enfer et son épuisement face aux forces de l’au-delà, qu’il avance un prétexte qui puisse lui épargner le châtiment : « Je n’ai pas profané ta fille… Elle avait démasqué ma ruse auparavant ». Mais la réponse n’admet pas d’excuses : « Il n’importe, puisque tel était bien ton but » (III, v. 2851-2854). La réponse du Ciel est fort éloquente : c’est égal que l’essai de séduction n’ait pas abouti ; le mal ne réside pas seulement dans l’accomplissement de l’objet, mais aussi et surtout dans l’intention du sujet ayant recours à l’intelligence et à la volonté. Autrement dit, le Ciel juge surtout le for intérieur et, en l’occurrence, la conscience de Don Juan. Ainsi, c’est sa propre conscience qui l’accuse devant lui-même et devant Dieu. La perspicacité de Doña Ana de Ulloa ne diminue donc pas le caractère mauvais de l’action de Don Juan : celle-ci est mauvaise car son but l’est aussi.

On peut appliquer aussi ces principes dans de nombreuses pièces romantiques. Dans Le Convive de pierre de Pouchkine, s’entremêlent curieusement les deux grands forfaits de Don Juan : la séduction invétérée et le défi à la transcendance. Nul doute que ce dernier est bien plus grave que le premier ; mais le premier conduit souvent au dernier. Dans la quatrième scène de la pièce de Pouchkine, Don Juan, qui se fait passer pour Don Diego, s’entretient avec Doña Anna. Sa souffrance est poignante car il constate qu’elle continue d’aimer et d’être fidèle à la mémoire de son époux Don Alvar, jadis tué par Don Juan. C’est alors qu’il lui supplie de ne plus torturer son cœur « en rappelant éternellement [son] époux » ; il veut qu’elle cesse de le punir ainsi. Bref, sa conscience lui suggère que « peut-être [il a] mérité d’être châtié ». Bien sûr, Doña Anna ne comprend pas ce qu’il dit et lui

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demande le sens de ces mots : « Seriez-vous coupable à mon égard ? / En quoi, dites-le moi ? […] Vous reprochez-vous quelque chose envers moi, dites ? […] Répondez-moi. En quoi donc êtes-vous coupable devant moi ? » Les paroles de Doña Anna mettent Don Juan face à son méfait. Mais son amour pour cette femme est si fort qu’il finit par préférer sa propre mort au mal qu’il a pu lui causer en tuant son époux. Voulant donc expier sa mauvaise action, il avoue son identité et demande à Doña Anna de le poignarder sur-le-champ afin de venger son époux. Ce qu’aucune instance de la terre n’avait obtenu, un amour véritable envers cette femme l’a réussi : il a pu enfin éliminer son dessein de la séduire et reconnaître sa faute. Évidemment elle ne tue pas Don Juan, la tâche reviendra à la statue du Commandeur à la fin de cette scène. Elle commence à défaillir avant de s’évanouir et Don Juan, dans ce laps de temps, avoue toute la vérité sur lui : « N’est-ce pas, on vous avait décrit [Don Juan] / comme un malfaiteur, un monstre, ô Doña Anna ? / Ces bruits peut-être ne sont pas sans vérité, / il est peut-être lourd, le fardeau de mes fautes, / et ma conscience est bien lasse ». Voici la preuve que Don Juan s’épanouit à merveille dans un cadre occidental chrétien ; il est repu de forfaits, mais prêt aussi, par l’intercession d’une femme aimée, à écouter la voix de sa conscience qui le met face à sa coulpe.

Ce même sentiment remplit l’âme du héros dans la pièce de Zorrilla ; c’est encore par l’entremise de l’amour d’une femme que Don Juan reconnaît sa méchanceté. La scène se déroule à la villa du héros, de l’autre côté du Guadalquivir, où Don Juan a amené Doña Inès après l’avoir séquestrée. C’est là qu’il lui fait la cour et, de séducteur qu’il était, il dévient séduit : les paroles de la novice changent tout son être et semblent lui ouvrir les portes du Ciel. Don Juan, dédaignant les appâts de Satan, avoue que « c’est Dieu qui lui inspire cet amour afin de le gagner pour Lui » (1e partie, I, 3, v. 2265-2267). Pour son malheur, cette conversion subite est aussitôt mise à l’épreuve car le Commandeur et Don Luis Mejía surviennent. Chose imprévue, le séducteur se met à genoux devant Don Gonzalo et lui raconte comment sa fille « a régénéré son être et peut faire que celui qui fut un démon se transforme en ange » (1e p., IV, 9, v. 2509-2511). Rien n’y fait, humilié par le père et tourné en dérision par son rival, Don Juan tue les deux sur-le-champ et prend la fuite en disant qu’il devront répondre de ce malheureux dénouement. Mieux, avant de sauter sur le bateau qui l’attend, il rejette sur le ciel toute responsabilité de ses fautes car il ne l’a pas écouté lors de son repentir.

Shaw reprend à sa manière ce même argument. Arrivé en enfer, Don Juan incrimine le Commandeur de « l’indigne hypocrisie de son comportement en tant que Statue » ; ce à quoi la statue répond que le Ciel est le seul responsable de tout (III, p. 164). On voit bien que ce traitement de la culpabilité est cohérent avec la nouvelle conception du mythe. La notion de coulpe a perdu en partie son sens. Dans le Don Juan de Frisch, la scène se répète. Don Balthazar López aura beau faire grief à Don Juan de ses crimes ; le héros insiste sur sa propre misère et sur le peu de raison qu’il y a dans cette accusation (IV). Ici il n’y a plus de Ciel comme le prouve le fait que Don Balthazar lui-même, déguisé en évêque, n’est qu’un mari cocu parmi tant d’autres. Quant à la justice terrestre, qui tout au long des siècles a montré à l’évidence son incapacité à mettre Don Juan face à sa coulpe, elle se révèle dépourvue de tout sens. Comme Alcacer le rappelle, la culpabilité de Don Juan ne dépend que d’une décision tout à fait arbitraire : « Savoir si le Roi voudra que vous soyez coupable, ou s’il ne le voudra pas » ; et Don Juan de lui répondre : « Tu as résumé en quelques mots l’institution de la justice humaine » (III, 1).

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Les divers alibis se sont montrés efficaces pour éviter le pire devant la justice de la terre. Or le Ciel, qui lit dans le cœur du héros, lui demande raison de ses fautes et le trouve coupable. C’est ici que prennent naissance les deux possibilités du mythe : tant qu’il y aura une instance céleste qui exerce la justice, Don Juan sera condamné ; en revanche, dès la disparition de la transcendance Don Juan échappe à toute accusation de culpabilité.

Bibliographie des éditions BYRON, Georges Gordon, Don Juan, trad. Benjamin Laroche, nlle éd. Stéphane Michalon

et Julie Pribula, Paris, Florent Massot, 1994. DELTEIL, Joseph, Don Juan, Paris, Bernard Grasset, 1930. DORIMON, Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, in Le Festin de Pierre avant Molière.

Dorimon, de Villiers, Scénario des Italiens, éd. G. Gendarme de Bévotte, nlle éd. Roger Guichemerre, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1988.

DUMAS, Alexandre, Don Juan de Maraña, in Trois Don Juan. « Don Juan de Maraña » d’Alexandre Dumas (introd. et annotation Loïc Marcou), « Don Juan », d’Alexis C. Tolstoï, « L’Étudiant de Salamanque » de José de Espronceda, préf. Pierre Brunel, Paris, Florent-Massot, 1995.

FRISCH, Max, Don Juan ou l’Amour de la Géométrie (Don Juan oder die Liebe zur Geometrie), trad. Henry Bergerot, Paris, Gallimard, 1991 (1969).

JOUVE, Pierre-Jean, Le Don Juan de Mozart, Paris, Christian Bourgois, 1993. LENAU, Nicolaus Niembsch von Strehlenau, Don Juan. Ein dramatisches Gedicht, éd.

Walther Thomas, Paris, Aubier, 1993 (1931). MOLIÈRE, Dom Juan ou le Festin de Pierre, comédie, in Molière. Œuvres complètes, éd.

Georges Mongrédien, t. II, Paris, Garnier-Flammarion, 1992 (1965). MONTHERLANT, Henry de, La Mort qui fait le trottoir (Don Juan), in Théâtre, préf.

Jacques de Laprade, préf. complémentaire Philippe de Saint Robert, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.

MUSSET, Alfred de, Namouna. Conte oriental, in Premières Poésies (1829-1835), éd. Maurice Allem, Paris, Garnier, 1967.

POUCHKINE, Alexandre Sergueievitch, Le Convive de Pierre. La Roussalka, éd. Henri Thomas, Paris, Éditions du Seuil, 1947.

SHAW, Bernard, Man and Superman. A Comedy and a Philosophy, éd. Dan H. Laurence, Harmondsworth, Middlesex, Penguin Books, 1957.

TIRSO DE MOLINA, El burlador de Sevilla. Atribuida a Tirso de Molina, éd. Alfredo Rodríguez López-Vázquez, Madrid, Cátedra, coll. « Letras Hispánicas », nº 57, 7e éd., 1995.

— L’Abuseur de Séville. (Don Juan). El Burlador de Sevilla, éd. Pierre Guenoun, bibliogr. nlle Bernard Sesé, Paris, Aubier, coll. « Domanine hispanique », 1991 (1968).

VILLIERS, Sieur de, Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, in Le Festin de Pierre avant Molière. Dorimon, de Villiers, Scénario des Italiens, op. cit.

ZORRILLA, José, Don Juan Tenorio, éd. Luis Fernández Cifuentes, introd. Ricardo Navas Ruiz, Barcelona, Crítica, 1993.

Note : pour les éditions non françaises, c’est nous qui traduisons.

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