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Mars-avril 2009 128 Standards ouverts, open source, logiciels et contenus libres : l’émergence du modèle du libre Jean-Baptiste Soufron * LE succès du libre ne se démontre pas : il se constate un peu plus chaque jour. Il correspond à un phénomène complexe qui allie des modèles techniques, économiques, sociaux et juridiques. Le HTML est un standard ouvert de document hypertexte ayant réussi à dominer les formats propriétaires concurrents et qui est maintenant utilisé par l’ensemble des sites internet. VLC est un logiciel de lecture vidéo développé collaborativement sous licence libre qu’on retrouve aujourd’hui dans de nombreux boîtiers ADSL triple play à travers le monde. Flickr est un site internet qui permet de mettre en ligne des photos sous licence libre. En 2008, il hébergeait trois milliards de photos et était utilisé par la plupart des journaux et des magazines à travers le monde. Wikipedia est une encyclopédie collaborative autour de textes et de contenus multimédias mis à disposition dans des licences libres. Elle figure régulièrement dans le palmarès des cinq sites les plus visités du monde et fédère de nombreuses commu- nautés spécifiques. Creative Commons est une association américaine qui a créé une série de contrats de licences types permettant d’éche- lonner les différents niveaux de liberté que des auteurs peuvent accorder à leur public. Le libre : un système juridique de protection et de diffusion Le mécanisme fondamental du libre repose sur l’autorisation préa- lable qu’un auteur consent à donner pour permettre à ses utilisateurs de participer activement au développement de son œuvre. À n’en pas * Avocat, responsable du think tank de Cap Digital, ancien chief legal officer de la Wikime- dia Foundation, cofondateur de nonfiction.fr et de la revue Amusement.

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Standards ouverts, open source, logicielset contenus libres :

l’émergence du modèle du libre

Jean-Baptiste Soufron*

LE succès du libre ne se démontre pas : il se constate un peu pluschaque jour. Il correspond à un phénomène complexe qui allie desmodèles techniques, économiques, sociaux et juridiques. Le HTML estun standard ouvert de document hypertexte ayant réussi à dominerles formats propriétaires concurrents et qui est maintenant utilisé parl’ensemble des sites internet. VLC est un logiciel de lecture vidéodéveloppé collaborativement sous licence libre qu’on retrouveaujourd’hui dans de nombreux boîtiers ADSL triple play à travers lemonde. Flickr est un site internet qui permet de mettre en ligne desphotos sous licence libre. En 2008, il hébergeait trois milliards dephotos et était utilisé par la plupart des journaux et des magazines àtravers le monde. Wikipedia est une encyclopédie collaborativeautour de textes et de contenus multimédias mis à disposition dansdes licences libres. Elle figure régulièrement dans le palmarès descinq sites les plus visités du monde et fédère de nombreuses commu-nautés spécifiques. Creative Commons est une association américainequi a créé une série de contrats de licences types permettant d’éche-lonner les différents niveaux de liberté que des auteurs peuventaccorder à leur public.

Le libre : un système juridique de protection et de diffusionLe mécanisme fondamental du libre repose sur l’autorisation préa-

lable qu’un auteur consent à donner pour permettre à ses utilisateursde participer activement au développement de son œuvre. À n’en pas

* Avocat, responsable du think tank de Cap Digital, ancien chief legal officer de la Wikime-dia Foundation, cofondateur de nonfiction.fr et de la revue Amusement.

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douter, le succès de ce modèle correspond à l’une des principalesrévolutions du savoir apportée par le numérique.En dépit d’un manque de reconnaissance par les milieux juridi-

ques, économiques et politiques, le libre repose sur des mécanismesrobustes, offre une véritable sécurité juridique, et permet d’élaborerde véritables chaînes de valeur.C’est l’une des grandes surprises économiques du XXe siècle. Mais

ce succès reste peu étudié. Il correspond à l’interaction complexe demodèles eux-mêmes complexes. Ceux qui les ont financés ou qui ontparticipé à leur développement n’avaient pas nécessairementconscience de leur impact final, ni de la façon dont ils joueraient lesuns avec les autres.À cela, il faut ajouter nos propres incapacités à s’approprier la

question numérique. Par exemple, le logiciel reste un inconnu qu’ilfaudrait pouvoir appréhender simultanément sous l’angle du produitcommercial, du standard collaboratif, de l’infrastructure industrielleet d’un outil connaissance. À ce jour, nous avons encore des difficul-tés à comprendre l’utilisation d’un simple logiciel, à en représenterl’impact économique et à planifier son évolution.Enfin, l’étude du libre est encore compliquée par notre propre dif-

ficulté à analyser l’échange non marchand et la création de bienscommuns informationnels. Il peut tout aussi bien s’agir de stratégiesde standardisation émanant de grands acteurs de l’informatique, quede la capacité d’un groupe d’individus à se fédérer autour d’un projetcommun en acceptant de réguler leurs bénéfices individuels pour tra-vailler ensemble.Mais même si la réussite du libre est arrivée comme une surprise et

qu’elle est difficile à systématiser, elle correspond à des changementsde fond. Les répercussions des nouvelles infrastructures qu’ellecontribue à ériger se font sentir dans l’ensemble des industries de laconnaissance, et au-delà.

Une logique d’autorisation préalable

Le succès du libre repose pourtant sur une logique simple. Il s’agitde la création d’un écosystème dans lequel chaque membre est pousséà réutiliser au fur et à mesure la création des autres.D’un point de vue juridique, il est remarquable que la réalisation

de ces écosystèmes soit intervenue à travers l’institution du contratde droit privé. En effet, les conditions de la collaboration entre lesindividus sont créées par l’enchaînement de contrats de licence. Lesobligations qu’ils génèrent sont suffisamment souples pour permettreà chacun d’utiliser la création collective, ou de remettre ses propres

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créations au pot commun. Mais c’est bien l’interaction de contratsinvididuels dans le temps qui tisse le réseau constitutif de la struc-ture fondamentale de la collaboration.Ce modèle se retrouve à tous les niveaux. Sans être aussi clair que

dans l’exemple du logiciel ou des contenus libres, il est par exemplereprésentatif de la différence entre l’internet et les premières versionsd’America Online ou le minitel. Aujourd’hui en effet, n’importe quipeut créer un site internet en utilisant les standards ouverts dévelop-pés à cet effet par le W3C, l’IETF et l’IEEE. Il n’est pas nécessaire depasser par les protocoles brevetés qui étaient autrefois développéspar des acteurs comme AOL ou France Télécom et dont l’utilisationétait soumise à leur autorisation préalable. De même, n’importe quipeut envoyer des courriels sans avoir besoin d’acquérir les licencesde Pop ou d’Imap, les protocoles d’envoi et de récupération de mes-sages. Ce sont des standards ouverts dont les licences ont été accor-dées à l’avance par leurs développeurs, à des conditions prévues unefois pour toutes.Les entreprises et les développeurs tiers sont même autorisés à

imaginer de nouveaux usages et de nouveaux logiciels. Ils ont ainsipu atteindre de meilleurs niveaux d’interopérabilité et créer des mar-chés dont la taille a rapidement surpassé celle de leurs concurrentsnon standardisés. Pour reprendre l’exemple du courriel électronique,il est aujourd’hui très facile d’envoyer un message d’un smartphonevers un site de courriels, un logiciel de messagerie, un autre smart-phone, et tout un ensemble de terminaux dont le nombre et la variéténe cessent d’augmenter. La possibilité d’utiliser des standardsouverts de messageries et de transmission de données a permis auxfabricants et aux développeurs d’imaginer des produits et des ser-vices sans avoir besoin de négocier le droit de les utiliser auprès deleurs créateurs, et sans se soucier de leur compatibilité avec lesautres solutions existantes.C’est aussi une façon de voir apparaître de nouveaux modèles éco-

nomiques indépendants des modèles techniques et juridiques sous-jacents. Le minitel et America Online imposaient une facturation à ladurée de consommation qui était intrinsèquement limitante de l’usagepar le public. D’autres modèles étaient déjà possibles, mais ilsn’étaient pas favorisés par les opérateurs accordant les autorisationsd’utilisation. Le minitel pouvait permettre d’accéder à des serveursquasi gratuits via des numéros en 3614. À l’image de The Source,d’autres services de données en ligne qu’America Online ou Compu-serve pouvaient facturer au forfait ou adopter des modèles mixtes.La possibilité de ne pas dépendre d’une autorisation préalable

pour utiliser des standards ouverts ou des logiciels libres a permis àde nombreux acteurs de développer une gamme beaucoup plus com-plète de modèles économiques. Wikipedia repose sur le don. Flickr

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propose son service gratuitement, mais ils vendent aussi une solutionpremium incluant des fonctionnalités supplémentaires. World of War-craft n’est accessible qu’en échange du versement d’un forfait men-suel. Et, naturellement, de nombreux sites internet ont adopté unmodèle publicitaire en proposant leurs contenus gratuitement, et ense chargeant soit de revendre leur trafic auprès de leurs annonceurs,soit de s’inscrire à des régies automatiques.Mais en réalité, bien plus que la publicité, c’est le libre qui est au

cœur de l’internet et de la révolution numérique. Le gratuit n’en estqu’une conséquence économique. Il correspond à la possibilité deprofiter des diminutions de coût de développement et de licence pourfaire des économies d’échelle et déclencher des stratégies de standar-disation. De même, l’internet participatif, les modèles collaboratifs etle Web 2.0 ne sont que des formes applicatives rendues possibles parl’irruption du libre et de l’ouvert.À cet égard, il n’est pas anodin que les grands acteurs du modèle

publicitaire se retrouvent également être de grands défenseurs desmodèles libres. Google, par exemple, met de nombreuses applicationsà disposition sous des licences libres, dont son système d’exploitationpour téléphone mobile. De même, ils sont à l’origine du Google Sum-mer of Code, un concours de programmation réunissant plus d’un mil-lier d’entreprises et d’universités américaines et internationales dontles productions doivent impérativement être mises à disposition sousdes licences libres afin de pouvoir être réutilisées par Google, maisaussi par les autres participants.

Le libre est présenttout au long de la chaîne de la création numérique

Largement utilisés dans l’environnement numérique, les modèleslibres s’appliquent désormais à l’ensemble de l’écosystème. Sansentrer dans le détail des différences qui peuvent exister entre cesdiverses notions, on parle de standards ouverts quand les modèles dulibre s’appliquent à des formats de fichiers, des protocoles de trans-mission de données ou des normes technologiques. En matière delogiciels, on parle de logiciel libre ou d’open source. Enfin, l’explo-sion de la bande passante apporte de plus en plus de visibilité auxcontenus libres, notamment dans le secteur du multimédia.Par souci de simplicité, il faut utiliser les notions traditionnelles et

parler de libre et de propriétaire. Mais il faut aussi les expliciter. Lelibre ne se construit pas comme une opposition au droit de propriété.Au contraire, il en constitue même une forme de parachèvement dansl’utilisation très avancée qu’il fait du droit de la propriété intellec-tuelle et des licences de droit d’auteur.

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Cette capacité du libre à se construire dans le cadre du droit exis-tant est pour une grande part à l’origine de sa force. Il lui procure unevéritable sécurité juridique et garantit son intégration dans les pra-tiques des communautés d’acteurs.Juridiquement, en effet, le libre est une solution simple à la ques-

tion de savoir comment travailler collaborativement tout en respec-tant le droit d’auteur. Loin de créer des incertitudes juridiques, ils’appuie sur les mécanismes connus qu’est la licence de droit d’au-teur. La principale de ses innovations consiste en fait à exiger desobligations non pécuniaires plutôt que d’exiger un prix commecontrepartie.Pour résumer le fonctionnement du libre, il s’agit essentiellement

de l’auteur d’une œuvre qui utilise son droit d’auteur pour autoriserun certain nombre d’usages à l’avance.En effet, le droit d’auteur permet d’interdire les utilisations et les

modifications de son œuvre. Mais il permet aussi de les autoriser.Certes, cette autorisation est généralement accordée en échanged’une contrepartie financière, mais elle peut aussi être donnée contredes obligations diverses et variées, comme l’obligation de dévoilerpubliquement les améliorations éventuelles.Concrètement, il peut s’agir d’une entreprise ou d’un auteur de

logiciel qui souhaite diffuser son travail et profiter du feedbackd’autres auteurs. Dans ces conditions, il va profiter de son droit d’au-teur pour écrire une licence, ou choisir une licence déjà existante. Cedocument lui permet de décrire les conditions auxquelles il est prêt àlaisser d’autres que lui utiliser son logiciel, ainsi que les utilisationsprécises qu’il autorise, et celles qu’il n’autorise pas. Il lui suffit alorsde diffuser son travail accompagné de la licence de son choix. Rienne l’empêche aussi d’utiliser plusieurs licences correspondant à desusages différents, ou bien de conclure une licence accompagnéed’une contrepartie pécuniaire à des conditions différentes de salicence libre.L’auteur ne renonce à aucun moment à ses droits sur son œuvre. Il

ne sort pas du régime contractuel et privé du Code de la propriétéintellectuelle. Au contraire, il crée une relation contractuelle avecchacun de ses utilisateurs. Il s’engage envers eux à les laisser utiliserson travail dans le cadre du contrat de licence, tandis qu’eux s’enga-gent envers lui à respecter les conditions qu’il y a spécifiées. Lalicence libre est un contrat type de même valeur que les conditionsgénérales d’utilisation des logiciels vendus en boîte. Dans l’hypo-thèse où un fraudeur s’écarterait des conditions qui y sont spécifiées,son usage serait alors qualifié de contrefaçon, et il serait soumis auxsévères sanctions qui y sont associées.Par exemple, si un photographe met des photos sur Flickr en auto-

risant leur usage non commercial, n’importe qui peut les télécharger

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mais une revue qui s’aviserait de les exploiter comme illustrationsans le prévenir se mettrait immédiatement dans son tort et risqueraitd’autant plus d’être punie que le site internet lui fournit toutes lesinformations nécessaires pour contacter l’auteur de la photo et obte-nir de lui l’autorisation ad hoc dont elle aurait besoin.Les autorisations les plus classiquement accordées par les licences

recouvrent quatre libertés : le droit d’utiliser l’œuvre de l’auteur, ledroit de prendre connaissance de son fonctionnement, le droit de lareproduire, le droit de la modifier, le droit de la distribuer. Lescontreparties les plus courantes concernent surtout le respect de lapaternité du ou des auteurs, ainsi que le devenir des œuvres dérivéesqui pourraient être bâties de l’œuvre originale.Historiquement, les premiers modèles de licences libres touchent

au domaine du logiciel. Il en existe un très grand nombre dont la plu-part sont cataloguées par des associations comme la Free SoftwareFoundation ou l’Open Source Initiative. Certaines ne concernentqu’un seul projet et n’ont pas vocation à servir de modèle ; d’autresrencontrent une popularité particulière, soit en raison de la naturefédératrice de leur projet de naissance, soit en raison de leur capacitéà exprimer les besoins standards des créateurs.À cet égard, le modèle de contrat de licence le plus connu est la

GNU Public License (GNU-GPL) qui a été rédigée par Richard Stall-man et Eben Moglen, et dont la version la plus récente date de 2007.Elle est suivie en nombre d’utilisations par la Lesser GNU Public Li-cense (GNU-LGPL) et la Berkeley Software Distribution (BSD). Dans ledomaine des contenus, les modèles les plus utilisés sont la GNU FreeDocumentation License (GNU-FDL) qui régit les articles de Wikipedia,et les contrats Creative Commons qui ont été traduits en plusieurslangues et qui régissent de nombreux contenus multimédias.Certaines institutions françaises ont aussi cherché à élaborer des

licences directement rédigées en français. Sur le modèle de la GNU-GPL, le CNRS, le CEA et l’Inria ont ainsi décidé de créer la série deslicences CeCill.Le besoin se faisait sentir avec urgence chez ces acteurs de la

recherche obligés de partager leur travail entre eux, mais aussi avecdes entreprises. L’utilisation du libre est devenue un des piliers deleur politique de transfert technologique. En effet, c’est la façon laplus simple de diffuser immédiatement la connaissance dans uncadre juridiquement sécurisé, par exemple grâce à la mise à disposi-tion du code source de logiciels communs entre les centres derecherche et les industries. De leur point de vue, c’est aussi un élé-ment d’optimisation de la recherche, un vecteur d’innovation et unefaçon de promouvoir des spécifications pouvant, à terme, devenir denouvelles normes.

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Les trois formats de licences CeCill visent trois types d’utilisationspécifiques à leurs créateurs (juridique, information, transfert). Leurrédaction est homogène pour assurer leur compatibilité. Enfin, ellesorganisent leur propre compatibilité avec la licence GNU-GPL.Concrètement, l’auteur d’un travail sous licence CeCill s’engage paravance à autoriser son utilisation sous licence GNU-GPL si l’élémentsous licence GNU-GPL était agrégé à son logiciel. Dans ce cas, lesdéveloppements ultérieurs obéiraient à la seule licence GNU-GPL etnon plus à la licence CeCill.Les raisons qui peuvent pousser un auteur à mettre son œuvre à

disposition via une licence de logiciel libre sont au moins de troistypes. Le projet peut être trop important pour lui et nécessiter de faireappel à une communauté de développeurs à laquelle il propose departiciper en échange de la mise en commun des améliorations. C’estl’exemple de nombreux logiciels développés par des PME, des univer-sitaires ou des particuliers. C’est aussi l’exemple des auteurs deWikipedia qui n’auraient individuellement pas les moyens de contri-buer à un projet aussi important que le site de l’encyclopédie. Maisc’est aussi la situation dans laquelle se retrouvent de très grandsgroupes informatiques comme IBM qui n’utilisent plus leurs res-sources pour développer du logiciel en tant que tel, mais plutôt pourmanager les communautés de développeurs, dont certains font partiede leurs employés, et d’autres non.Il se peut aussi que le travail ne nécessite pas forcément des res-

sources extérieures, mais qu’il ne soit qu’une brique dans unensemble plus complexe et que son usage soit très limité en tant quetel. C’est la situation du photographe ou du musicien qui souhaitefaire connaître son travail, mais qui ne dispose pas du circuit profes-sionnel pour le valoriser. C’est aussi la situation de nombreux blo-gueurs qui diffusent leur blog avec une licence Creative Commonspour faciliter sa réutilisation sur d’autres blogs, susciter sa reprise etmaximiser leur audience et leur réputation.Enfin, il arrive aussi que le logiciel ou le contenu à diffuser ait peu

de valeur en lui-même, qu’il soit déjà communément présent sur lemarché et qu’il ne soit pas difficile à réaliser. Dans ce cas, le diffuseren libre ou réutiliser des briques libres existantes permet à l’auteurde se concentrer sur des services, c’est-à-dire sur son apport person-nel extérieur à l’œuvre elle-même. Certaines sociétés de serviceinformatique se sont ainsi spécialisées dans le support et la mainte-nance d’un ensemble de logiciels libres, d’autres se sont concentréessur l’adaptation aux besoins spécifiques de leurs clients, etc.Partant de là, chaque intervenant déploie son modèle unique

autour de toute la palette offerte par le libre. De très nombreux pro-jets proposent des services originaux, mais qui fonctionnent sur labase d’une architecture de logiciels et de contenus libres.

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Ils participent ainsi à la création d’un écosystème complexe ausein duquel chacun se relie à l’autre par les licences qu’il utilise.Feedbooks, par exemple, est un service qui permet de télécharger deslivres du domaine public ou en licence libre pour son téléphonemobile ou son e-reader. Sans même parler du site en HTML et de sonhébergement sur des logiciels libres, les livres sont envoyés via lestandard ouvert RSS. Et le logiciel qui permet d’adapter leur formataux différents appareils disponibles sur le marché est construitautour d’un groupe d’applications dénommé Ruby on Rails et créé àl’origine par une société américaine appelée 37signals. L’outil quipermet de lire ces livres sur Mac est un logiciel libre du nom deCalibre. Il permet aussi de récupérer des magazines depuis leur siteinternet et de les intégrer à son e-reader grâce à l’utilisation des stan-dards ouverts RSS et HTML.Cette capacité à donner son autorisation à l’avance par le biais

d’un contrat de licence type est fondamentale pour déclencher lastructuration d’une communauté autour du travail de l’auteur. C’estelle qui permet aux tiers innovants de se greffer sur la création del’auteur, sans pour autant le priver de son droit et de son contrôle.

Un modèle généralisable?

Aujourd’hui, il semblerait que le libre soit adaptable à la plupartdes modèles économiques existants. Il peut servir aussi bien à déve-lopper des projets innovants de petite taille, qu’à accompagner lamise en place de véritables chantiers d’infrastructures informatiques.De même, d’un point de vue social, le libre semble pouvoir fonction-ner aussi bien avec de petits groupes composés d’individus qu’avecdes consortiums regroupant des institutions publiques ou des grandesentreprises.Il n’existe pas un modèle du libre, mais une logique et des outils.

L’important est de créer une bonne adéquation entre les possibilitésoffertes par telle ou telle licence choisie par un projet, et par lesbesoins ou les envies de sa communauté de développeurs. Dans lefutur, ces choix seront importants en ce qu’ils formeront la colonnevertébrale du modèle économique éventuel de l’œuvre, mais en cequ’ils dessineront aussi les grandes lignes de sa gouvernance en tantque projet. Certains créateurs feront payer leur service ou leurrenommée. D’autres essaieront de générer de l’audience et de lapublicité. D’autres encore utiliseront les économies réalisées sur ledéveloppement de leurs produits pour casser les prix et pénétrer lemarché. Mais tous devront désormais composer avec la communautéde leurs utilisateurs dans une gouvernance commune, à des condi-tions définies à l’avance.

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Ces modes de gouvernance émergents existent depuis l’apparitiondes premiers logiciels libres. Ils ont donné lieu à des structures aussiconstruites que la fondation Debian qui organise le développement dela distribution Linux de référence. Mais ils sont aujourd’hui particu-lièrement visibles sur des sites comme Wikipedia. La rédaction del’encyclopédie est ouverte au public qui peut reprendre ou modifiertout ou partie d’un article. Dès lors, il arrive bien sûr que les rédac-teurs ne soient pas d’accord entre eux et qu’il faille les départager. Denombreuses fonctions de gouvernance sont donc apparues au fil dutemps. Par exemple, chaque article est désormais associé à une pagede discussion où les participants peuvent échanger leurs points devue sur la question de savoir s’il faut ou pas remodeler une partied’un article, faire appel à un arbitre extérieur, demander des vérifica-tions des sources de l’article, etc.Le libre a donc vocation à transformer des biens individuels en

biens communs via la mise en place de structures de gouvernance quiprennent la forme d’un enchaînement de licences de droit d’auteur.Ces structures de gouvernance sont des enjeux fondamentaux pour

le développement de l’économie numérique dans les années qui vien-nent. Leur forme et leur taille peuvent être très diverses. Flickr s’ap-parente à une sorte de forum où les gens viennent s’échanger leursphotos, la Wikimedia Foundation est une association américaine àbut non lucratif qui accepte des dons et contrôle la marque Wikipe-dia, la Mozilla Foundation est une association à but non lucratif cou-plée à une société commerciale principalement financée par Google.Dans toutes les hypothèses, le modèle du libre prend de plus en

plus d’ampleur. Il est l’outil idéal de la création collaborative dansl’environnement numérique. On peut donc s’attendre à ce que l’inté-rêt des grands groupes ne fasse que s’accentuer. À cet égard, il estpar exemple remarquable que l’une des premières décisions deBarack Obama ait été de confier une mission sur le logiciel libre àScott McNealy, le président fondateur de Sun.Il devient donc urgent de mieux prendre ce modèle en compte,

dans le cadre de la politique de l’innovation bien sûr, mais aussi entermes de politique de concurrence, de compétitivité internationale etde diversité culturelle.

Jean-Baptiste Soufron