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N°06 © Août 2014 TRIBUNE LIBRE Alain Laurent est philosophe, essayiste et directeur des collections « Bibliothèque classique de la liberté » et « Penseurs de la liberté » aux Belles Lettres. Il est l’auteur en 2013, d’un essai : En finir avec l’angélisme pénal . Édité par l’Institut pour la Justice Association loi 1901 Contacts : 01 70 38 24 07 [email protected] Justice restauratrice, justice dénégatrice Alain Laurent philosophe, essayiste et directeur de collections aux Belles Lettres.

Justice restauratrice, justice dénégatrice

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N°06 © Août 2014

TribuNe libre

Alain Laurent est philosophe, essayiste et directeur des collections « bibliothèque classique de la liberté » et « Penseurs de la liberté » aux belles lettres. il est l’auteur en 2013, d’un essai : En finir avec l’angélisme pénal.

Édité par l’Institut pour la JusticeAssociation loi 1901Contacts : 01 70 38 24 [email protected]

Justice restauratrice, justice dénégatrice

Alain Laurent

philosophe, essayiste et directeur de collections aux belles lettres.

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Justice réparatrice, justice dénégatrice

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Le souci affiché d’aide aux victimes de violences peut parfois prendre des formes inattendues. L’une d’elles, qui a singulièrement le vent en poupe en ce moment, consiste à favoriser la rencontre entre les victimes et leurs agresseurs détenus (pour autant qu’il demeure encore des détenus à l’heure de la « contrainte pénale »). À priori, pourquoi pas, sous condition du consentement réellement volontaire des victimes directes ou indirectes d’un acte délictueux, et surtout s’il s’agissait par là de confronter l’infracteur à l’horreur de ce qu’il a commis et de lui faire ainsi davantage prendre conscience du caractère légitime de la peine qui a été prononcée.

Mais, dans la perspective de cette nouvelle extension du champ de la compassion dévoyée pour les auteurs de violences contre les droits d’autrui qu’on nomme « justice restauratrice » ou « restaurative », il n’en est rien. Le face-à-face « médiateur » organisé entre victimes et détenus ou désormais « personnes pénalement contraintes » y répond manifestement à d’autres fins que celles précitées. La victime s’y trouve en effet ni plus ni moins qu’instrumentalisée au bénéfice moral et social de son agresseur, sous prétexte de prévenir toute récidive de sa part et de lui assurer une conviviale et absolutrice réintégration dans la communauté.

Pour savoir en quoi au juste consiste cette innovation qu’est la susdite « justice restauratrice », rien de mieux que de consulter le récent ouvrage d’Emmanuel Jaffelin, Apologie de la punition (Plon, 2014) qui, tout au contraire de ce que suggère son titre, est d’abord un réquisitoire contre la peine de prison, cette « impasse totale » qui « nourrit la frustration du détenu » et « contribue au développement du crime », « fabrique » délinquants et criminels – on connaît déjà trop cette rengaine néo-abolitionniste.

Comment donc mettre fin à cette abomination carcérale et « fermer l’essentiel des bastilles » (p. 267) que sont les prisons ? La fin du livre (pages 210 à 250) le révèle en nous instruisant justement de ce qu’est l’« humaniste » solution salvatrice : la « justice restauratrice » ou « réparatrice » ou encore « reconstructive » (p.237) avec laquelle la punition change radicalement de portée et de signification – et c’est peu dire. N’y apprend-on pas, en effet, qu’avec cette « affirmation d’un nouveau pouvoir pénal », on pourra enfin « escompter la réconciliation » et « développer le pardon » (p.213) ? Car sous le prisme restaurateur, « la punition est le chemin du pardon » tandis que « le nouveau sens de la punition…peut s’articuler autour de l’idée de la réconciliation ».

Sur un plan plus pratique, il s’agit, à l’instar de ce qui se pratique déjà au Canada dans le cadre des « cercles de soutien et de responsabilité », de mettre en présence « victimes et délinquants afin de provoquer compréhension et conciliation », et de ce fait « recoudre le lien social qui a été déchiré par la faute ». et pourquoi en passer par là ? Parce qu’ « il est temps que la punition soit l’occasion pour la victime et le fautif de tisser une relation qui ne passe ni par la vengeance ni par la prison » (p.246). De plus, loin de seulement et éventuellement compléter l’accomplissement de peines légères, la justice restauratrice et réconciliatrice est proposée comme alternative totale à l’actuelle justice pénale pourtant déjà si éloignée de toute finalité punitive. Elle ambitionne tout simplement de s’y substituer :

« La justice restauratrice pourrait couvrir l’ensemble des fautes commises pour peu que soient modifiés les principes

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du droit et le fondement de la justice [...] Il importe d’importer la justice restauratrice dans notre système pénal non comme complément de celui-ci mais comme mise en œuvre d’une nouvelle manière de punir » (pp. 240 et 243).

Consulter la rhétorique jargonnante déployée sur les sites internet dédiés à la promotion de ladite « justice restauratrice » et aux comptes-rendus extasiés des premières et discrètes expérimentations faites en France dans le système pénitentiaire n’est pas moins instructif et complète utilement ce qui vient d’en être dit. La finalité majeure y apparaît bien davantage de restaurer le confort moral et l’estime de soi de l’agresseur que de « faire exister les victimes ». Dans des processus où il s’agit de « comprendre les victimes et les auteurs (de violence) à part égale » dans une « démarche d’intercompréhension » et d’« interaction sociale harmonieuse » fondée sur le « partage » et la « réciprocité », tout est effectivement d’abord focalisé sur une secourable prise en charge de l’agresseur, auquel il faut « tendre la main ». Car « le coupable mérite toujours notre attention et notre respect » (italique ajouté par l’auteur), « il demeure une personne ayant sa place dans la communauté ».

Mais pour que ça marche, encore faut-il que la victime y mette du sien, qu’elle « dépasse le désir de vengeance vindicatif et destructeur » qui pourrait l’animer. Tout est donc bien finalement suspendu à son geste de pardon valant absolution : on se propose donc d’« accompagner les victimes et les auteurs sur le chemin du pardon […] Le pardon est aussi à apprendre aux victimes ». Cette dernière proposition est hautement révélatrice : qu’il faille « apprendre » aux victimes à pardonner implique l’intrusion extérieure d’un tiers, suscitant éventuellement un syndrome de Stockholm étendu à la relation agresseur/victime. Ne s’agirait-il donc pas en dernier ressort de culpabiliser la victime pour insidieusement l’amener contre son gré à « pardonner », et à plus forte raison si elle s’y refuse ? Et pourquoi donc devrait-elle forcément « pardonner » à son agresseur ou à son bourreau, sinon pour le plus grand bien de ce dernier, pris pour un malheureux dont il faudrait à tout prix améliorer le sort ?

Ces légitimes interrogations ne sont pas les seules à s’imposer en présence de l’accumulation de biais, de raccourcis et de sophismes dont est truffé un discours restaurateur et réconciliateur dont la caractéristique principale semble bien être la dénégation de la réalité qui s’exprime dans la commission des transgressions violentes. En voici quelques autres :

1. Si le « lien social » a été effectivement rompu par l’acte violent, c’est uniquement du fait de l’agresseur qui en a pris l’initiative et a ainsi pleinement engagé sa responsabilité personnelle: pourquoi faudrait-il que son rétablissement passe par une « réconciliation » impliquant un effort quasi surhumain sinon inhumain de la victime et en fait l’effacement de ce qui a été commis ?

2. A qui fera-t-on croire que l’agresseur ne savait pas qu’il faisait du mal à sa victime en la dépouillant, la molestant parfois gratuitement, la violant ou la torturant – et qu’il importe donc de lui en faire prendre conscience ? La jouissance de faire souffrir autrui n’entre-t-elle pas au contraire fort souvent dans la motivation principale des auteurs d’actes délictueux et criminels ?

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3. Tel qu’il est prôné par la « justice restauratrice », le face-à-face entre victime et agresseur ne revient-il pas à mettre en présence et à égalité deux victimes (l’infracteur étant lui aussi institué en un autre genre de « victime »), invitées à finalement tout oublier et communier dans un glauque « Embrassons-nous Folleville » ?

4. Puisqu’il est aussi question de « justice réparatrice », quel genre de « réparation » peut donc proposer à la victime son violeur, son bourreau ou son meurtrier, ou tout simplement celui qui s’est arrogé le droit divin de faire peur, de traumatiser ou de ruiner un autre individu ? De plates « excuses » ou une indemnisation financière seraient-elles censées mettre fin à la souffrance ou au désespoir d’autrui ?

5. Sur la proposition d’ « intercompréhension » : mais qu’y-a-il donc à « comprendre » qui soit si important et énigmatique ? Il n’y a chez l’agresseur rien d’autre que sa volonté de considérer toutes les autres personnes comme autant de « sous-hommes » à traiter comme de vulgaires moyens voués à satisfaire des pulsions prédatrices. Quant à la « compréhension » par l’agresseur des torts et souffrances infligés à la victime, voir notre 2)…

6. Enfin, pourquoi faudrait-il qu’à tout prix la victime « pardonne » à son agresseur et doive fatalement se réconcilier avec lui – sinon pour l’exclusif bien-être moral et psychique de ce dernier, du coup conforté dans la certitude qu’il n’a rien commis de vraiment grave – à moins que ce ne soit sous l’empire d’un accès de masochisme ? Il convient à cet égard de souligner que quand bien même pour des raisons qui lui sont purement personnelles une victime pardonnerait à celui qui a délibérément et brutalement violé ses droits, cela n’a rien à voir avec l’administration d’une justice digne de ce nom dont l’action n’en doit pas être pour autant éteinte ni atténuée. Sa finalité est de faire respecter la loi protégeant l’égale liberté de tous et de sanctionner ce qui y contrevient, et non de dépendre des foucades subjectives des uns ou des autres ou du relativisme ambiant. S’il en allait autrement, ce ne pourrait être qu’au détriment de futures victimes et des normes objectives permettant la coexistence pacifique des individus dans une société civilisée.

Fondée sur la dérive toujours plus accentuée de « vertus chrétiennes devenues folles » (Chesterton) comme la compassion, la rédemption et le pardon, la « justice restauratrice » représente le stade ultime d’un angélisme pervers et autodestructeur. Que pour la légitimer, ses promoteurs invoquent de surcroît l’exemple communautaire des sociétés maori ou amérindiennes où elle serait traditionnellement pratiquée, montre que l’enjeu est bel et bien de défendre le principe cardinal de la responsabilité individuelle et la rigueur de sa logique contre la tentation d’une régression tribale si justement dénoncée par Karl Popper, Friedrich Hayek et Ayn Rand.

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