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N°02 © Mai 2013 TRIBUNE LIBRE Alexandre GIUGLARIS, juriste et délégué général de l’Institut pour la Justice. Il est diplômé de droit à l’Université Nice Sophia-Antipolis, de sciences politiques à l’IEP d’Aix-en-Provence et de communication au CELSA. Édité par l’Institut pour la Justice Association loi 1901 Contacts : 01 70 38 24 07 [email protected] Politique pénitentiaire : réconcilier éthique de conviction et éthique de responsabilité Alexandre GIUGLARIS délégué général de l’Institut pour la Justice.

Politique pénitentiaire: réconcilier éthique de conviction et éthique de responsabilité

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N°02 © Mai 2013

TribuNe libre

Alexandre GiuGlAris, juriste et délégué général de l’institut pour la Justice. il est diplômé de droit à l’université Nice Sophia-Antipolis, de sciences politiques à l’ieP d’Aix-en-Provence et de communication au CelSA.

Édité par l’institut pour la JusticeAssociation loi 1901Contacts : 01 70 38 24 [email protected]

Politique pénitentiaire : réconcilier éthique

de conviction et éthique de responsabilité

Alexandre GiuGlAris

délégué général de l’institut pour la Justice.

Politique pénitentiaire : réconcilier éthique de conviction et éthique de responsabilité

Tribune libre Mai 2013 – Page 3

un dÉbAt biAisÉl’actuel Gouvernement a décidé dans le domaine de la justice

pénale de mettre fin au projet de construction de 24 000 places de prison prévu dans la loi de programmation relative à l’exécution des peines votée début 2012. Cette décision, annoncée durant la campagne présidentielle, doit aujourd’hui être questionnée, en particulier sur le plan des principes et des valeurs.

un relatif consensus médiatique et politique existe, pour certains, autour d’un postulat, pourtant largement contestable, la prison favorise la récidive et est « indigne de la république ». Cette idée que plus personne ne songe à contester est révélatrice de ce qu’elisabeth Noëlle-Neumann nomme une « spirale du silence » :

« On peut conclure qu’une minorité convaincue de sa domination future, et, par suite, disposée à s’exprimer, verra son opinion devenir dominante, si elle est confrontée à une majorité doutant que ses vues prévalent encore dans le futur, et donc moins disposée à les défendre en public »1.

Ce qu’elisabeth Noëlle-Neumann suggère avec ce concept de « spirale du silence », c’est qu’une opinion, même majoritaire, tend à décliner lorsqu’elle se sent minoritaire. l’inverse étant vérifié également. Il semble que les débats sur la prison se prêtent particulièrement bien à la vérification empirique de ce concept.

en effet, c’est une véritable « spirale du silence » qui entoure aujourd’hui les débats sur la politique pénale et en particulier sur la question des prisons. Des intérêts et des opinions médiatiques et politiques, pourtant minoritaires, convergent dans un seul sens, celui d’une véritable difficulté à accepter l’utilité et la nécessité de la prison dans notre société.

l’inconvénient de cette situation est que tout débat public est par essence biaisé car l’information de l’opinion publique est parcellaire et orientée ce qui nuit à l’objectivité, voire à la neutralité scientifique de tout débat. il n’est pour s’en convaincre, qu’à prendre un exemple particulièrement éclairant. en octobre 2011, le journal Le Monde publie un dossier au titre choc : « Comment les prisons françaises fabriquent de la récidive ». à partir d’une étude statistique de qualité de l’administration pénitentiaire, Le Monde tire deux conclusions réductrices et contestables : une première (« les prisons fabriquent de la récidive ») qui ne peut pas être déduite de l’étude, et une seconde (« plus les condamnés restent enfermés, plus ils récidivent en sortant ») que les auteurs de l’étude appellent précisément à ne pas tirer. en effet, Annie Kensey et Abdelamlik benaouda sont très clairs dans leur étude2 :

« Les résultats n’indiquent pas forcément un lien de causalité (entre aménagement de peine et taux de récidive) ».

Pourtant, malgré les précautions scientifiques des auteurs, cette étude est devenue la référence incontournable tendant à mettre

1 elisabeth Noëlle-Neumann. « l’opinion publique entre apathie et mobilisation : la spirale du silence », dans L’Opinion publique. Dir. Nicole d’Almeida. les essentiels d’Hermès. CNrS Éditions.

2 Annie Kensey et Abdelamlik benaouda. « les risques de récidive des sortants de prison. une nouvelle évaluation », dans les Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques.

Des intérêts et des opinions médiatiques et politiques, pourtant minoritaires, convergent dans un seul sens, celui d’une véritable difficulté à accepter l’utilité et la nécessité de la prison dans notre société.

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en lumière la responsabilité de la prison dans l’aggravation du taux de récidive des personnes incarcérées. elle est citée par tous les opposants à l’accroissement de notre parc carcéral ainsi que par ceux qui sont philosophiquement ou intellectuellement opposés à la possibilité même de mettre à l’écart de la société des personnes qui pourtant le méritent en raison de leurs actes délictuels ou criminels.

la prison a mauvaise presse, c’est incontestable. Parce qu’en dehors de faciliter la récidive (la prison serait évidemment l’école du crime), la prison révèlerait les échecs individuels dont la société serait l’unique responsable.

là encore, un discours convenu, et pourtant largement répandu, explique que les causes de la délinquance (et donc parfois d’incarcération légitime) sont à trouver dans les origines et conditions sociales des individus. Faisant fi des études montrant que le taux de pauvreté est plus bas dans certaines zones rurales qu’en Seine-Saint-Denis3, « la “culture de l’excuse” a conduit l’intelligentsia à ignorer le parti de la victime pour prendre trop souvent le parti du délinquant ».

Cette phrase est d’Hervé Algalarrondo, rédacteur en chef adjoint au Nouvel Observateur, qui ajoute :

« Croire, comme les bien-pensants, que le retour du plein-emploi, d’une part, le recrutement massif d’éducateurs sociaux, d’autre part, permettraient d’en finir avec la délinquance s’apparente à une douce utopie. À rebours de l’angélisme propagé par Mai 68, il faut réhabiliter la norme, et son corollaire, la sanction »4.

Or, on sait pourtant depuis le XViiie siècle avec Cesare beccaria et son ouvrage Des délits et des peines, que la sanction (et donc la justice) pour être crédible et respectée, doit être rapide, certaine et prévisible. Pour parvenir à cet objectif indispensable dans un état de droit qui garantit à chaque citoyen son droit à la sécurité, le droit à la sûreté étant en effet un droit naturel et imprescriptible de l’Homme depuis la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et donc par extension un droit constitutionnel aujourd’hui ; notre pays a besoin d’une politique pénitentiaire ambitieuse menant à la construction de 20 000 à 30 000 places de prison.

A. Pourquoi construire 20 000 places ?

Avant de répondre à cette question essentielle, il faut d’abord battre en brèche une idée, qui, si elle ne cesse d’être répétée, n’en est pas, pour autant, devenue une vérité. il s’agit de cette idée selon laquelle la France aurait connu, ces dernières années, une politique de « tout carcéral ». la simple évocation de cette expression mériterait de la part de ceux qui l’emploient, une explication minimale, mais contentons-nous d’observer quelques chiffres pour remettre en cause cette idée fausse.

Commençons par comparer la situation française à celle de nos voisins européens. On observe ainsi que le tout carcéral est un mythe

3 Voir à ce sujet des rapports de l’iGAS ou de l’iNSee sur les taux de pauvreté et l’analyse de Christophe Guilluy dans Fractures françaises, François bourin Éditeur.

4 Hervé Algalarrondo. Sécurité : la gauche contre le peuple. robert laffont

La prison a mauvaise presse, c’est

incontestable. Parce qu’en dehors de faciliter

la récidive (la prison serait évidemment

l’école du crime), la prison révèlerait les

échecs individuels dont la société serait l’unique

responsable.

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vivace mais parfaitement erroné. Ainsi, selon les statistiques pénales annuelles du Conseil de l’europe et le rapport parlementaire d’Éric Ciotti sur l’exécution des peines, la France compte 96 détenus pour 100 000 habitants contre 106 en italie, 152 au royaume-uni et 173 en Espagne pour une moyenne européenne de 143 pour 100 000 habitants, donc bien au-dessus du niveau français.

Plus intéressant encore, les capacités carcérales pour 100 000 habitants, c’est-à-dire le nombre de places est de 83 pour 100 000 habitants en France contre 97 en Allemagne, 113 en espagne et 155 au royaume-uni pour une moyenne européenne, là encore supérieure au niveau français de 138 pour 100 000 habitants. Notre pays est donc, comparativement aux niveaux européens, très loin de connaître une politique de « tout carcéral ».

Mais au-delà des comparaisons, quelques chiffres, propres à notre pays, donnent également un ordre de grandeur des besoins et des réalités de l’administration pénitentiaire de notre pays ; bien loin des discours convenus sur le « tout carcéral ». Ainsi, au 31 décembre 2012, le France comptait pas moins de 99 600 peines de prison en attente d’exécution. Enfin, sur les 1,4 million d’infractions qui font l’objet d’un traitement ou d’une poursuite, environ 10 % aboutissent à une peine de prison (123 000 peines de prison fermes prononcées en 2010), sachant que 20 % de ces peines de prison ferme prononcées ne sont pas exécutées. Tout cela sans parler évidemment des libérations conditionnelles, des crédits de réduction de peine automatiques et supplémentaires qui permettent à un détenu de réduire sa peine de prison de 5 à 6 mois chaque année.

Ces quelques chiffres donnent la mesure des marges de progrès qu’il y a accomplir dans le domaine de l’exécution des peines, en particulier pour les peines de prison. Mais il convient à présent de répondre à notre questionnement.

b. Pourquoi punir, pourquoi emprisonner ?

l’objectif principal que l’on doit assigner à une politique pénale et à une politique pénitentiaire est de parvenir à concilier l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction que le grand sociologue Max Weber mettait en avant dans son essai, le Savant et le politique. le propre du politique est bien de concilier ces exigences à la fois morale, intellectuelle et politique.

les critiques systématiques à l’égard de la prison et d’une politique pénitentiaire, qui atteindrait au moins le niveau moyen européen, au nom de la lutte contre ce prétendu « tout carcéral » et de « valeurs humanistes » là encore, prétendument généreuses et supérieures ; vont pourtant précisément à l’encontre de l’humanisme qui se convainc de l’utilité de la peine, utilité pour le condamné tout d’abord, mais également pour la victime et pour la société dans son ensemble.

Si certains se parent du costume de défenseurs des grands principes et notamment des droits de l’Homme, c’est qu’ils méconnaissent à la fois ces grands principes qui animent notre éthique de conviction

Si certains se parent du costume de défenseurs des grands principes et notamment des droits de l’Homme, c’est qu’ils méconnaissent à la fois ces grands principes qui animent notre éthique de conviction mais également la réalité de la situation de la délinquance.

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mais également la réalité de la situation de la délinquance dans notre pays et de nos prisons qui doivent, elles, déterminer le niveau ou l’éthique de responsabilité de nos dirigeants politiques.

il n’est que temps que cessent les débats idéologiques et les postures sur les questions de sécurité et de prisons. à titre d’exemple, on ne parle des prisons que comme de cachots du XiXe siècle en mettant en avant certains établissements pénitentiaires effectivement indignes mais en occultant le fait que plus de la moitié de notre parc pénitentiaire a moins de trente ans, grâce aux différents programmes de construction lancés en 1986, 1994 et 2002.

la responsabilité politique aujourd’hui est de poursuivre un vaste plan de construction de prison en dégageant les moyens nécessaires à cette prérogative régalienne de l’État. Construire 20 000 à 30 000 places de prison supplémentaires permettrait ainsi de répondre à l’ensemble des défis qui se posent en matière pénale et pénitentiaire.

Cela permettrait de mettre fin aux situations d’indignité des détenus et d’améliorer les possibilités d’encellulement individuel.

Mais cela permettrait aussi d’appliquer, enfin, les peines de prison qui sont prononcées. On entend souvent évoquer, avec inquiétude ou agacement, la question de la séparation des pouvoirs dans notre pays. Or, en refusant de construire des places de prison, on condamne les juges à ne pas voir les peines de prison qu’ils prononcent, mises à exécution et l’on nuit ainsi à la crédibilité de l’autorité judiciaire.

le manque de places de prison conduit également au développement systématique des aménagements de peine avant leur exécution. Ces aménagements de peine mis en œuvre par le juge d’application des peines créent une « justice aux deux visages » qui transforme en toute discrétion les peines prononcées devant la société. en effet, la sanction prononcée publiquement dans l’enceinte d’une juridiction devant les victimes et la société toute entière, n’est pas forcément celle qui sera mise en œuvre, car elle est aménagée en toute discrétion après le prononcé. Si l’on se refuse à voir le fossé entre la justice et les citoyens se creuser davantage, préoccupation sur laquelle tout décideur public doit pouvoir se retrouver, il faut que les aménagements de peine cessent d’être effectués dans une relative obscurité et avec pour principale préoccupation d’éviter la surpopulation carcérale. là encore, la seule solution crédible et ne menaçant pas la sécurité quotidienne, revient à augmenter notre parc pénitentiaire sous dimensionné.

Enfin, la prison répond à d’autres fonctions que l’on n’évoque pratiquement jamais dans le débat public, tant la préoccupation première semble être de demander à la prison de réinsérer les détenus. Pourtant, la prison a une fonction sociale essentielle au sein de la société, elle vient réaffirmer que le non-respect des règles communes doit être sanctionné. Cette fonction de communication de la prison avait d’ailleurs été analysée par Émile Durkheim dans l’éducation morale. Ainsi, punir c’est communiquer pour rappeler à la société la nécessité de respecter la loi.

Cette fonction de communication est par ailleurs, intimement liée à la fonction de dissuasion de la prison, dissuasion qui s’applique aussi bien aux délinquants qu’à la société toute entière. en effet, un

Si l’on se refuse à voir le fossé entre la

justice et les citoyens se creuser davantage,

préoccupation sur laquelle tout décideur public doit pouvoir se

retrouver, il faut que les aménagements de

peine cessent d’être effectués dans une

relative obscurité et avec pour principale

préoccupation d’éviter la surpopulation

carcérale.

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individu ayant eu à connaître une détention, réfléchira peut-être à deux fois avant de récidiver s’il ne souhaite pas retourner en prison. De même, cette fonction de dissuasion est particulièrement vérifiée auprès de la population dans son ensemble. enfreindre la règle commune, c’est prendre le risque d’être condamné à une privation de liberté. la crainte de la sanction, en particulier si elle est certaine et rapide, est une idée qui n’a rien de novateur, beccaria en a ainsi beaucoup parlé. il serait cependant utile de renouer avec ce principe aujourd’hui.

la prison a, pour terminer, un rôle de neutralisation des délinquants et criminels qui est essentiel. en écartant certains individus de la société, on peut les aider à se réinsérer (ou à racheter leur faute), mais on permet aussi de renforcer la sécurité commune. De nombreuses études concordantes au niveau international ont mis en évidence l’existence d’un noyau dur de la délinquance. Ce noyau dur de 5 % des délinquants serait responsable d’environ 50 % des crimes et délits. il est donc indispensable de crédibiliser la réponse pénale en construisant de nouvelles places de prison pour réduire la délinquance.

la politique pénitentiaire ne doit plus être l’objet de débats idéologiques dont les principaux intervenants seraient uniquement animés par une éthique de conviction centrée sur les détenus, mais doit, au contraire, être réappropriée par les décideurs politiques.

Ceux-ci peuvent réussir à concilier éthique de conviction et éthique de responsabilité car construire des places de prison supplémentaires, c’est à la fois conforter la dignité des détenus sans renoncer à une politique de sécurité efficace, mais c’est aussi assurer la séparation et le respect de l’autorité judiciaire tout en répondant aux attentes légitimes des Français en matière d’exécution des peines.

C’est donc bien le nombre de places de prison qui doit être adapté aux besoins de notre justice et non le nombre de détenus et de peines prononcées qui doivent être réduits pour tenir compte du nombre de places de prison, comme le suggère la proposition de création d’un « numerus clausus » dans les prisons. On doit aujourd’hui définitivement sortir de la « spirale du silence » pour permettre de concilier idéaux humanistes et responsabilités politiques en matière de politique pénale et pénitentiaire.

On doit aujourd’hui définitivement sortir de la « spirale du silence » pour permettre de concilier idéaux humanistes et responsabilités politiques en matière de politique pénale et pénitentiaire.

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