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Mission Régionale - Prospectives Rurales en Aquitaine * Une approche sociologique des territoires et de la ruralité Ruralité – Entreprises et Patrimoine L’économie : entre satisfaction et optimisation Dynamiques sociodémographiques, ressources locales et fractures sociales Christophe THIEBAULT – Sociologue des territoiresPage 1 Egalit é des territoires &

Egalité des territoires et coopération

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Mission Régionale - Prospectives Rurales en Aquitaine

*

Une approche sociologique des territoires et de la ruralité

Ruralité – Entreprises et PatrimoineL’économie : entre satisfaction et optimisationDynamiques sociodémographiques, ressources

locales et fractures sociales

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Egalité des territoires

&Développement

coopératif

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Nouvelles coopérations pour l’Egalité des territoires*

« Seuls de grands états d’âmes collectifs ont le pouvoir de transformer une mauvaise perception en une légende »

Marc Bloch « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », 1921

Avant-propos

Ce document de travail a pour objectif d’apporter quelques pistes de réflexion au débat public sur le thème de l’égalité des territoires et des nouvelles coopérations. Il s’appuie à la fois sur des éléments d’expérience mais également sur des travaux de recherche qui attribuent aux dynamiques sociodémographiques territoriales un rôle ségrégatif de renforcement des clivages sociaux. La lutte contre les déséquilibres territoriaux qui constituaient il y a peu un objectif central des politiques publiques régionales se trouve aujourd’hui en perte de vitesse mais aussi de repères.

Face aux phénomènes d’agglomération, de densification des aires urbaines, de centralisation décisionnelle ; il semble que les métropoles soient devenues des centres prescripteurs pour l’ensemble des territoires. «  Cette domination culturelle et politique des centres, résume C. Guilluy dans Fractures Françaises, fait ressortir encore davantage l’invisibilité culturelle et politique des périphéries périurbaines et rurales. ».

C’est dans ces espaces périurbains et ruraux où se concentrent désormais la majorité des ouvriers et des employés que la question sociale se délocalise et s’incruste par un phénomène de relégation. D’un côté, un modèle métropolitain grisé par les grands projets de fluidité et d’échange avec au grand large l’horizon intégrateur à l’économie-monde. De l’autre, des territoires périurbains qui accueillent des fonctions étendues de distribution et de logement ; des villes moyennes et des collectivités rurales qui s’accrochent encore, condamnées à végéter. Dès lors, il n’y aurait rien de mieux à faire qu’à tenter de sauvegarder une France en

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voie de disparition comme on cultive une marotte pour les vieilleries, les scènes de genre et les cartes postales.

Faut-il renoncer au développement des territoires périurbains et ruraux ? La question est abrupte mais elle a le mérite de poser clairement le problème des choix politiques et sociaux qui ont substitué au milieu des années quatre-vingt-dix le développement durable au développement local. Comme l’exprime très justement C. Guilly en transférant le débat public sur les enjeux sociétaux on a du même coup affaibli l’exigence d’égalité sociale sous-tendue par les politiques de développement local. Ce glissement conceptuel n’est pas anodin en proposant de nouveaux repères (indicateurs) valables pour tous les territoires et en considérant de manière indifférenciée les conditions sociales de ce développement, c’est l’ensemble des territoires périurbains et ruraux qui s’est trouvé affecté ; les acteurs locaux notamment les plus enracinés se sentant dépossédés de leur fonction traditionnelle de « prescripteur politique, économique ou culturel » ont laissé à d’autres, le soin de proposer des projets répondant à ce nouveau cadre souvent éloignés des problèmes auxquels ils sont, au quotidien, confrontés.

C’est à partir de ces constats que nous proposons quelques pistes de réflexion susceptibles d’installer de nouveaux repères pour l’initiative et l’expérimentation, de réduire les fractures territoriales, d’engager de nouvelles voies de coopération. .

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SOMMAIRE

Avant-propos

Approche sociologique des territoires et de la ruralité page 4

Ruralités : Entreprises et Patrimoine page 6

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Economie : entre optimisation et satisfaction page 11

Dynamiques sociodémographiques, ressources locales et fractures sociales page 15

Nouvelles coopérations pour l’Egalité des Territoires en Aquitaine page 22

1 – Une Egalité de liberté2 – Une politique de compensation et de réciprocité

page 233 – Une extension des domaines de participation et de solidarité

page 26

3.1 Encourager la réflexion prospective sur les préférables du

développement

3.2 faciliter la connaissance réciproque et l’accès des concitoyens à la délibération

3.3 Stimuler la fonction entrepreneuriale des territoires autour des ressources humaines et de l’organisation

« L’espace est un doute, il ne donne pas prise immédiatement à l’identité(il ne nous est pas donné). Il faut en “faire la conquête”. »

G. Perrec

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Approche sociologique des territoireset de la ruralité

Le premier numéro de la Revue Française d’Ethnologie (Janvier – Mars 2004) consacré aux rapports entre sociétés et territoires, débutait par une question qui mérite ici notre attention. Comme il existe des cultures hors-sol, peut-on définir des sociétés sans territoires ?

Cette question nous rappelle que le rapport au lieu relève avant tout d’une production sociale permanente qui révèle les recompositions culturelles, politiques, économiques et sociales, les manières de vivre ensemble et d’habiter l’espace. La multiplication même des références au territoire n’échappe pas à cette production sociale. Pour autant sur le plan sociologique nous avons peu de références, de repères sur ce qu’est un territoire. Comment il se constitue comme référence pratique, politique, patrimoniale, administrative… ? Comment surtout chaque territoire particulier peut utiliser à bon escient les tensions et les conflits qui le traversent ?

Si la définition du territoire pose problème, on peut s’en faire une idée au travers des perceptions sociales et des contenus symboliques, naturels, juridiques, matériels qui le constituent à la fois comme étendue et extension. Les territoires où les individus se sentent chez eux sont des territoires dont ils peuvent mentalement symboliser les frontières à partir d’un chez soi et d’un entre-nous. Il y a bien là un retour de la géographie face à l’histoire ce qui a bien sûr des conséquences sur les constructions identitaires, la socialisation, le sentiment d’appartenance, la mobilité. Tout ce qui se passe ici et maintenant – dans l’instant – a et aura désormais plus d’importance que la longue suite des évènements dont nous sommes le produit. L’exclusion et la fracture sociale commencent avec le sentiment « qu’il ne se passe – jamais ! – rien, là où je suis. ». Et ce sentiment de « zone » gagne du terrain et s’enracine dans les territoires périurbains, les villes moyennes et leur couronne, les petits pôles ruraux.

De la monographie villageoise à la fabrique de territoires (mission du patrimoine ethnologique par exemple, création des pays, marques de protection géographique, parcs naturels régionaux…) ; il existe plusieurs manières de s’approprier le terrain. Quel que soit le lieu ou la place que l’on occupe pour parler de ce territoire, quels que soient les supports qui nous aident à le saisir (données sociodémographiques ou économiques, débats publics,

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évènements festifs, projets d’aménagement, rapports d’activités, dynamiques commerciales…) que l’on s’y installe ou qu’on le traverse ; il n’y a pas de territoire qui puisse échapper à la vocation de donner à ceux qui le produisent un avenir.

C’est en considérant ce territoire humain dans sa diversité que nous devons proposer d’autres repères de développement que ceux qui paraissent par commodité instituer le même uniforme pour tout le monde. Partant, il nous semble essentiel de contribuer à cet enjeu par une réflexion sur ce que pourrait être une sociologie du territoire capable de proposer des repères de développement plus égalitaires, de favoriser des espaces de délibération et de mise en commun, d’orienter les politiques publiques dans ce sens. Sans doute que les enjeux de la mondialisation, de la mobilité hors sol, de la mise en réseau de la planète convertissent ce défi en combat d’arrière-garde. L’ampleur de la crise que traverse l’Europe risque de réduire à l’impuissance nombre de territoires déjà en grande difficulté. Les mesures de réparation ou de redistribution sont d’ores et déjà insuffisantes pour réduire les fractures territoriales provoquées par les dynamiques sociodémographiques.

Quel serait alors le coût pour la collectivité d’un découragement de toutes les initiatives publiques, institutionnelles, associatives et privées qui contribuent encore au maintien et au développement des activités dans les territoires sensibles ou fragiles ?

On peut regretter que ces questions ne fassent pas l’objet d’une plus grande attention de la part des chercheurs, des universitaires, des ethnologues notamment dans la région Aquitaine qui pourrait constituer fort à propos un laboratoire d’idées, de réflexion et d’expérimentation sur ces sujets que l’on confie un peu trop vite à des missions d’insertion ou d’économie sociale sans avoir une clarté sur les perceptions sociales, les tensions et conflits qui traversent les territoires en « jachère de projets », sans évaluer l’état de ce qu’il est convenu d’appeler « le vivre-ensemble ».

Il semble en effet, qu’en deçà des grands problèmes économiques et sociaux qu’instruisent les disciplines classiques de l’économie et de la sociologie contemporaines à grands renforts de statistiques et d’études comparatives, et au-delà des approches micro-logiques – monographies, histoires d’entreprises ou de lieux, pratiques sociales, identités professionnelles - ou thématiques – emploi, éducation, santé…- il reste une zone intermédiaire peu explorée, une sorte de « sociologie du milieu ». Un espace transitionnel

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à construire qui permettrait de mieux comprendre les complexités territoriales – au sens étymologique de ce qui est tramé et ce qui se trame – et de réfléchir aux médiations pratiques et aux réciprocités qui faciliteraient l’émergence de nouvelles formes d’associations et de coopérations moins défensives ou concurrentielles, plus ouvertes à l’inventivité et à la diversité.

Ruralité : entreprises et patrimoine

« L’invisibilité culturelle et politique » pour reprendre l’expression de C. Guilluy ne concerne pas seulement les populations en difficulté reléguées à la périphérie des grandes métropoles ou dans les communes rurales. Elle frappe aussi les petits entrepreneurs et les exploitants agricoles en périphérie des villes moyennes et en ruralité où « l’assignation à résidence » génère un mal-être profond, un sentiment d’isolement et d’incompréhension, des attitudes défensives et un repli sur soi.

Les évaluations que nous avons réalisées dans le cadre du dispositif du Pacte ADER déployé dans les Pyrénées Atlantiques ont montré combien le lien social de proximité et la relation privée étaient des contenus essentiels à la dynamique entrepreneuriale, en particulier concernant les exploitants agricoles. Indépendamment des effets des crises agricoles ou des difficultés économiques, le moral des chefs d’exploitation varie en fonction du sentiment de sécurité et de confiance qu’ils attribuent à l’écoute et la disponibilité d’un consultant avec qui « ils peuvent parler de tout ».

Si cette expérimentation a pu être réalisée avec le soutien des politiques territoriales et de l’Europe, on peut regretter qu’elle ne suscite guère plus d’enthousiasme à se diffuser selon d’autres

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modalités ou d’autres formes d’organisation dans des territoires où sans doute, elle pourrait être un soutien actif à l’accompagnement des entrepreneurs. Au demeurant, il convient de s’interroger sur le caractère peu visible de ce type d’expérimentation.

A première vue il semble, en dépit de ce que la plupart s’autorise à en dire, que les très petites entreprises constituent un objet faiblement identifié, étrangement éclectique et qu’il convient de les traiter avec prudence puisqu’il ne peut y avoir de solution unique pour répondre aux préoccupations du plus grand nombre. A première vue encore, l’esprit d’indépendance qui qualifie la libre entreprise, ne pousse pas son chef à se confier aisément au premier venu, fût il un expert ou un professionnel de la question. De là à penser que les entrepreneurs n’ont besoin de personne ou qu’ils sont suffisamment entourés pour trouver des réponses, il n’y a qu’un pas que l’on peut discrètement franchir.

Si l’on s’en tient à ce point de vue, la question sociale ne se pose pas, chaque entrepreneur a la possibilité d’accéder aux ressources dont il a besoin et de s’engager librement dans des dispositifs qu’on lui propose. Le problème est que ni les ressources qui sont à leur disposition, ni les dispositifs qu’on leur propose ne semblent répondre à leurs préoccupations.

Dans un rapport de 2007, l’Inspection Générale des Finances résumait le problème des aides aux entreprises par le paradoxe suivant : «  Il y a trop d’aides mais aussi pas assez… Comprendre et admettre ce « mal d’aide » en quelque sorte, c’est en réalité savoir prendre la mesure de l’inefficacité d’un mode de régulation trop juridique et trop centralisé… Dans ces conditions, la modernisation passe par une adaptabilité accrue aux besoins concrets des entreprises et aux réalités économiques locales ». Sur la base de ces constats, l’inspection des finances préconisait un renversement majeur visant à passer d’une régulation juridique et centralisée à une régulation managériale et territorialisée.

Cette préconisation a été inspirée par les pratiques de gouvernance mises en œuvre par les collectivités territoriales notamment dans le cadre de la politique régionale européenne.

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Partant, il y a à la fois obligation de fonder l’intervention publique sur un corps de doctrine commun et partagé entre les services publics de l’Etat et ceux des collectivités territoriales mais également nécessité de contribuer à des innovations organisationnelles dans la perspective d’un management territorial favorisant l’égalité d’accès des territoires les plus fragiles, aux dispositifs publics et régionaux. En un sens, il s’agirait d’apporter des ressources permanentes – compétences, savoir-faire managériaux, expertises, travaux de recherche, évaluation…- et d’encourager de nouvelles coopérations (institutions, entreprises privées, monde associatif, collectivités locales) dans les territoires périurbains et ruraux les plus fragiles. C’est cet enjeu qui était sous-tendu à travers la création de la SCIC ADER et de son dispositif d’accompagnement des TPE dans les Pyrénées Atlantiques. Les enseignements de cette expérimentation pourraient être proposés à l’échelle régionale et intégrés à une mission prospective plus large.

Cette proposition suppose de voir d’une autre façon l’entrepreneuriat et tout ce qui concourt à l’activité créatrice et productrice d’un territoire. De façon générale, la relation de l’entrepreneur à son entreprise et à son territoire n’est pas posée, or c’est de cette question que dépend pour le meilleur et parfois pour le pire, la dynamique même des très petites entreprises dans les territoires éloignés des grands centres régionaux de décision. Cette question est plus affective – ou identitaire, si l’on préfère- qu’économique ou institutionnelle.

La très petite entreprise n’obéit pas exclusivement à une logique de croissance fondée seulement sur l’optimisation mais elle vise d’abord - nous y reviendrons - un ensemble de satisfactions. Un petit patron ne peut s’extraire du regard que portent ceux qui l’entourent sur cette satisfaction dont ils sont à la fois les témoins et les bénéficiaires. Il y a là une dimension psychologique ou morale qui est à la fois la condition et la finalité même de l’acte entrepreneurial et qui permet aussi de saisir les conséquences humaines d’un échec toujours possible, toujours envisagé.

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Pour cette raison, les effets d’inertie face aux changements sont importants et les décisions plus lentes à « mûrir » surtout si l’entrepreneur n’est pas en mesure d’anticiper les gains de satisfaction qu’amèneront ces changements. Sans doute, cette même attitude permet-elle de résister aux pressions de l’environnement, aux difficultés de toutes sortes, aux contraintes qui pour d’autres seraient insupportables. C’est en ces termes que se pose la question de l’adaptation des TPE. Elle ne peut consister seulement à trouver des solutions sous contraintes mais à élever les raisons qui permettront au décideur d’estimer ces gains de satisfaction – pour lui et les siens - au terme d’un effort raisonnable et reconnu.

C’est pourquoi, les comportements, les liens sociaux de territoire, les relations de travail, la nature du risque personnel et de ses conséquences familiales et patrimoniales, - tout ce qui entre comme données dans la décision - semblent récuser l’idée selon laquelle le mode de fonctionnement des TPE devrait s’inspirer des méthodes de management des grandes unités de production. Si les différences entre le modèle normatif - du type « corporate governance » - et les spécimens - de type « patrimonial-local » - sont assez largement occultées c’est qu’elles ne font guère l’objet de comparaisons qui permettraient d’enrichir les dispositifs d’accompagnement et de les adapter aux attentes des entrepreneurs et aux sensibilités – voire aux susceptibilités - collectives locales. Sur ces sujets, les recherches sont assez faibles. Les très petites entreprises ne constituant pas le terreau privilégié d’insertion professionnelle des futurs économistes, politologues, sociologues, experts-comptables, juristes, diplômés des grandes écoles de commerce etc. On peut regretter cette lacune mais on peut aussi tenter de la corriger.

Quelles que soient les singularités liées à l’activité, la taille, la situation, la propriété, le marché, l’histoire des entreprises, il semble que le lien au territoire constitue le point d’entrée et de liaison entre toutes les entreprises. C’est en effet, selon l’expression de M. Maffesoli « Le lieu [qui] crée le lien » et par un étrange paradoxe, en dépit du don d’ubiquité virtuelle qu’apporte la multiplication des réseaux d’échanges et d’informations ; la fréquentation de ces réseaux ne saurait se délier des affinités électives qui se constituent à travers un lieu, un territoire, ni se passer du « besoin physique » de rencontre, de confrontation, d’appartenance à un groupe de référence. Le sentiment d’être proche (la proxémie qu’illustrait M. Maffesoli dans « le Temps des Tribus ») devient plus essentiel que la proximité. Ce qui est étranger - y compris l’étranger lui-même - contribue plus que le familier – le voisin que l’on peut ignorer - à faire émerger l’altérité constitutive du regard local. Citant F. Calame : «  La maison appartient pour moitié à son propriétaire,

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et pour une autre à celui qui la regarde, au passant ». Les territoires peuvent donc être enclavés mais ils sont de moins en moins isolés. La multiplication des sites de commerce et de services dans les villes moyennes et les espaces ruraux sont des moyens par lesquels se définissent de nouvelles frontières d’attractivités et de solidarités moins dépendantes des contraintes physiques et matérielles d’un milieu. Cet exemple illustrant la désormais célèbre expression : le global c’est le local moins les murs.

Dans « l’homme foudroyé » l’écrivain B. Cendrars imaginait déjà que la nationale dix passait devant sa porte au Tremblay sur Mauldre et s’arrêtait au rio Paraná, en plein cœur des solitudes sud-américaines, sur la frontière du Paraguay. Ce paradoxe du proche et du distant offre à chacun la possibilité d’apporter sa contribution à la conquête du territoire, de « sortir par le haut » du « lieu commun » - invention, innovation, création – de faire venir ici un peu « d’ailleurs » : un palmier ou un olivier dans son jardin. Le territoire étant à la fois ce qui s’offre à produire et qui se donne à voir.

Dès lors la référence au territoire, à ce lieu commun et à son développement peut se définir comme une constitution affective (proxémie), c’est-à-dire comme identité singulière d’appartenance et de réception. C’est en prenant en compte ces transformations des « appareils identitaires » que l’on peut alors comprendre que l’invisibilité culturelle, politique, économique et sociale, la relégation, l’assignation à résidence de ceux qui n’ont pas « les moyens de s’évader » peuvent être perçues comme autant de signes d’abandon. Doit-on alors s’étonner que les dispositifs collectifs proposés quels que soient leurs prescripteurs ne suscitent guère de mobilisation ?

Considérer toutes les entreprises sur un même pied d’égalité constitue un premier impératif de notre mission prospective, le second nous invite à considérer l’activité économique et sociale comme un contenu recevable du patrimoine vivant d’un territoire. En effet, réhabiliter des pratiques d’élevage, une architecture, un savoir-faire artisanal, des fêtes rurales oubliées ou des races rustiques en voie de disparition n’équivaut pas à conserver des reliques du passé. Il s’agit bien davantage d’intégrer des objets vivants, indissociables

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des activités des hommes et des femmes qui vivent dans les campagnes, aux nouvelles donnes d’une économie à l’échelle d’une Europe des régions. De même l’on peut considérer les TPE ainsi que les systèmes d’échange et de production locaux, en raison même du caractère familial et patrimonial auquel ils sont attachés, comme les composantes vives d’un patrimoine commun contributif à l’identité d’un territoire.

Cette conception est clairement visible dans le monde agricole où se joue plus qu’ailleurs cette dimension patrimoniale liée aussi bien à la production qu’au paysage et où comme l’exprime très justement B. Hervieu « le paysan doit entrer d’une certaine manière dans le paysage pensé de la ville et dans une nouvelle étape du savoir de nature, au moment même où la ville cherche désespérément l’authenticité des campagnes anciennes ». La qualité majeure du patrimoine rural est bien là : être un espace multidimensionnel apte à produire et à donner à voir la diversité. Car si les effets de la modernisation et de la globalisation ont entraîné dans certaines pratiques sociales et représentations une uniformisation, les différences n’ont pas disparu et les singularités ne cessent de se reproduire, de se reconstruire, de se revendiquer. Un des grands enjeux de nos sociétés est justement de ne plus vouloir raboter ces particularités au nom de règles assimilatrices.

Ce qui doit alors nous intéresser dans la relation entre l’entreprise, le territoire et son patrimoine c’est la façon dont ce territoire est sélectionné, revendiqué, transmis, recomposé par les générations actuelles pour leur propre usage. Dès lors, une des manières de redéfinir sans a priori le patrimoine est d’en faire un outil au service du développement ; développement consistant à utiliser au mieux les ressources locales et à mettre en cohérence les multiples interventions publiques pour accompagner l’évolution économique, sociale, culturelle du territoire et de ses habitants (cf. revue Autrement n°194 Vives campagnes, Mai 2000). « La question des diversités créatrices et culturelles dans des aires de cohésion souplement organisées devient donc primordiale » comme le résument B. Hervieu et J. Viard – La campagne et l’archipel paysan – c’est de cette réflexion organisationnelle que dépend en grande partie la réussite de notre

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mission prospective. Nous reviendrons sur ces aspects dans la seconde partie de notre proposition.

Economie : entre optimisation et satisfaction

Si l’on se réfère brièvement à la façon dont nous pensons le lien entre économie et entreprise, il semble que deux conceptions ou paradigmes s’affrontent dans l’histoire des sciences économiques.

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L’approche néoclassique tout d’abord aborde la question économique sous l’angle de la décision à laquelle s’attache une rationalité objective considérée comme universelle. Dans cette conception (Robbins, 1932) les choix sont dépendants de moyens disponibles et limités – rareté des ressources- ; ces moyens peuvent être utilisés alternativement suivant un calcul d’optimisation des coûts et profits espérés et dans le but de satisfaire au mieux les besoins humains. Par conséquent les fins et moyens sont objectivement connus et se présentent comme des données indépendantes des perceptions humaines et sociales de sorte que, de manière implicite, le problème économique se trouve réduit à un problème technique de simple assignation, maximisation ou optimisation, soumis à des restrictions que l’on suppose également connues.

Dans ce modèle donc, toute l’information est supposée donnée en termes de certitude ou de probabilité. Les choix se trouvent donc largement conditionnés par la disponibilité, l’usage et le coût des ressources, si bien que la décision est le résultat d’un calcul de recherche d’équilibre qui finit par s’imposer ; le désir, le sentiment, la volonté, l’intuition des acteurs de l’entreprise jouant une part marginale dans l’équation. Autrement dit, comme le résume l’économiste Huerta de Soto : « L’homme de Robbins est un automate ou une simple caricature de l’être humain qui se limite à réagir passivement devant les évènements.»

En allant jusqu’au bout de notre modèle - celui dominant la pensée économique officielle- ce sont bien les hommes et les femmes au travail qui constituent le véritable problème de l’entreprise dans la mesure où ce sont les lois fonctionnelles de l’économie qui vont déterminer des positions concurrentielles indépendantes de l’action humaine. Il n’est donc pas nécessaire de prendre en compte la variabilité des actions et interactions humaines pour comprendre l’économie et rechercher le meilleur équilibre possible. Par conséquent les hommes et les femmes ne sont tout au plus qu’une ressource passive, une information parmi d’autres, une donnée de l’entreprise considérée comme simple facteur supplémentaire de production. Par ailleurs, toujours selon les économistes néo-classiques, les conduites humaines sont elles-mêmes prévisibles et obéissent à une rationalité objective consistant pour chaque individu à rechercher son intérêt. Il existerait en effet, une fonction de calcul propre à l’individu qui le conduirait « naturellement » à rechercher de façon empirique un profit ou une utilité maximale, un plus grand plaisir ou une moindre peine. Cette fonction universelle serait à la base de la performance économique et de la prévision. Dans ce cadre le futur est une affaire mathématique dont le résultat serait une tendance à l’équilibre des intérêts concurrents.

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A l’opposé de cette conception, les théoriciens autrichiens – Mises, Kirzner – conçoivent l’économie comme une théorie de l’action plus que de la décision et considèrent avant tout les modalités subjectives des conduites humaines telles qu’elles se découvrent dans l’action à travers la perception des fins et des moyens. Cette approche subjectiviste repose sur un double principe de rationalité limitée (Simon, 1956) et de créativité de l’agir entrepreneurial constituant les objections fondamentales au modèle néo-classique de l’économie. Pour Simon, deux individus rationnels ne vont pas nécessairement se comporter de la même manière, même si leurs objectifs sont identiques car ils n’ont pas les mêmes visions du monde. De plus la rationalité est limitée par les capacités de l’esprit humain à se saisir des situations complexes et en tirer profit en toutes circonstances : anticipation des comportements d’autrui, environnement incertain, révolutions technologiques, conflits latents. Cette montée en complexité – interdépendance, globalisation des économies, vitesse des interactions – rend de plus en plus aléatoires les comportements d’optimisation. Comme l’exprime Demsetz à la suite de Simon « L’incapacité de résoudre rationnellement des problèmes complexes conduit à substituer la satisfaction à l’optimisation en tant que critère décisionnel ».

La seconde objection au modèle néo-classique, nous vient des théoriciens autrichiens. Pour Kirzner, le sens même de l’action humaine consiste à chercher ou inventer de nouveaux moyens et de nouvelles fins, tout en apprenant du passé et en usant d’imagination pour découvrir et créer par l’action, un futur. Contrairement aux théories classiques, le futur est donc non déterminé et non prédictible. Le subjectivisme consiste dès lors à construire l’économie toujours à partir de l’individu considéré comme acteur créatif et initiateur de tous les processus sociaux. Pour Mises, « la théorie économique ne porte pas sur des choses et des objets matériels, elle traite des hommes, de leurs appréciations et, par conséquent, des actions humaines en dérivant. Les biens, les marchandises, les richesses… ne sont pas des éléments de la nature, mais des éléments de l’esprit et de la conduite humaine. » Partant de cela, la fonction entrepreneuriale est centrale dans l’école autrichienne alors qu’elle brille par son absence dans l’économie néo-classique. La critique fondamentale portée à l’encontre de la

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théorie néo-classique est qu’elle pose comme postulat que l’intérêt de l’acteur consiste à agir dans un souci d’optimisation sur la base d’un calcul des coûts et profits espérés. Mais comment le profit pourrait-être calculé alors que la valeur du produit n’est pas encore créée ? Tout se passe en effet comme si l’information était disponible alors qu’elle n’est que le résultat à terme d’un processus de création et de transformation des moyens et des fins. Ainsi comme l’exprime Huerta de Soto, en considérant l’entreprise comme un facteur supplémentaire de production qui peut être affecté en fonction des profits et des coûts espérés, les néo-classiques « tombent dans une contradiction logique insoluble : demander des ressources entrepreneuriales en fonction de ses profits et coûts espérés implique de croire que l’on dispose d’une information aujourd’hui (valeur probable des profits et des coûts futurs) avant que celle-ci n’ait été créée par la propre fonction entrepreneuriale.

La fonction principale de l’entrepreneur consiste justement à créer et à découvrir une nouvelle information qui n’existait pas auparavant. En attendant la réalisation de ce processus d’information, celle-ci n’existe ni ne peut être connue, de sorte qu’il est impossible de prendre au préalable aucune décision d’assignation de type néoclassique sur la base des profits et coûts espérés. Autrement dit, de façon plus simple, une bonne décision ne peut être dictée par une rationalité calculée mais par le sentiment que « ça vaut le coût » ou que « ça vaut la peine » c’est-à-dire que les acteurs assument pleinement la valeur subjective des buts qu’ils poursuivent sans y mettre d’autres termes que le temps nécessaire à la réussite de leurs actions.

Si nous avons pris le temps de différencier en les opposant, ces deux approches économiques – optimisation et subjectivisme - de l’entreprise, c’est aussi dans le but de montrer qu’il ne peut y avoir - surtout si l’on se place dans une perspective politique de développement plus égalitaire de l’entrepreneuriat – de domination d’un modèle sur un autre et qu’il est tout à fait concevable de proposer des méthodes de réflexion et d’accompagnement facilitant la prise en compte de ces deux approches. On ne peut, en effet ni s’affranchir du critère de rentabilité, ni considérer que le but lucratif est exclusif, car cela conduirait à détruire l’action elle-même. Il nous semble

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aujourd’hui que le modèle de la rationalité objective fondée sur l’optimisation des coûts et profits tend à instrumentaliser les relations humaines, figer le contexte social de travail autour de relations clients/fournisseurs, conduire à la déréalisation des individus et à une perte de sens des enjeux collectifs. Dans le même temps – autre paradoxe – d’autres voix s’expriment et en appellent à l’initiative, la créativité, l’excellence, la responsabilité, l’autonomie, l’éthique, la coopération… si bien que l’on ne voit pas très bien par quel cheminement concilier optimisation et satisfaction. C’est autour de ce paradoxe qu’une réflexion prospective doit être conduite afin d’amener véritablement à la prise en compte des facteurs subjectifs d’accompagnement entrepreneurial et encourager par des postures nouvelles de conseil les potentiels d’action et d’innovation individuels et collectifs. Ne doutons pas que la diversité des potentiels d’action est dans les faits bien réelle, mais la tendance à vouloir standardiser et même coloniser, par des transferts d’outils et de méthodes, tous les domaines de gestion – y compris dans le domaine public et associatif - a largement occulté les principes fondamentaux de l’action humaine, principes selon lesquels les acteurs sont eux-mêmes à l’initiative des processus sociaux qu’ils conduisent et par là même parviennent à franchir les obstacles qu’ils rencontrent. Comme le résume B. Segrestin et A. Hatchuel dans « Refonder l’entreprise » : « La mission de l’entreprise se caractérise non pas par le profit, mais par son ambition d’innover, de créer des produits nouveaux, de conduire des progrès collectifs. L’entreprise suppose la création de ressources originales qu’on ne peut trouver sur un marché et qui ne s’acquièrent que par des processus d’apprentissage collectif. En fin de compte, la mission de l’entreprise, c’est d’engendrer par la conception et la mise en œuvre d’actions coordonnées, de nouvelles capacités d’action pour le collectif et son futur. Dans cette perspective, la conception classique des « facteurs de production » correspond mal aux conditions de la création de valeur. »

Le Pacte ADER s’était donné pour ambition à travers son dispositif de prévenance et d’accompagnement de concilier à la fois les domaines d’optimisation - mise en conformité, prévisions et simulations, aide à la résolution de problèmes… - et de satisfaction – bilans relationnels, accompagnement à la décision, médiation sur les enjeux familiaux et patrimoniaux, aide à la transmission,

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diversification d’activités…Cette expérimentation a pu contribuer à encourager sur le territoire, l’initiative entrepreneuriale malgré les crises que traverse l’agriculture. Pouvons-nous pour autant affirmer que nous avons su, pour et avec nos clients, prendre les bonnes décisions les concernant ?

Bien évidemment non, la question de l’accompagnement ne peut se résoudre par le principe du « One best way ». Par définition les comportements sont désordonnés et, dans un environnement ou sur un marché toujours en déséquilibre, on ne peut parier ni sur la constance, ni sur l’opportunité mais plutôt sur l’apprentissage et l’expérimentation. L’entrepreneur et le consultant agissent au présent au vu d’informations partielles. Que la décision soit bonne ou mauvaise après coup, on trouvera toujours les meilleures raisons de la justifier rétrospectivement. Ce n’est donc pas la décision qui compte mais la possibilité de corriger avec le temps, une initiative commencée parce que les conditions et les buts mêmes qui l’ont motivée se sont transformés en cours d’action. Dans la même logique, l’anticipation ne se trouve plus liée « génétiquement » à une décision opportune mais à une façon d’être entrepreneur c’est-à-dire de conduire ses propres processus sociaux en vue d’un résultat satisfaisant pour l’ensemble des acteurs de l’entreprise.

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Dynamiques sociodémographiques, ressources locales

et fractures sociales

Deux principes fondateurs ont orienté les théories de l’économie classique. Le premier, nous l’avons vu, était fondé sur un modèle d’équilibre général des intérêts où l’on devinait l’œuvre d’une main invisible à l’origine de la richesse des nations. Le second principe bien antérieur à la révolution industrielle était tout aussi optimiste, prenant ses racines au milieu du XVIII° siècle dans les structures sociales de la France paysanne d’avant la révolution. Comme le soulignait M. Bloch dans « Les caractères originaux de l’histoire rurale française » : en France comme en Angleterre ce sont les problèmes agricoles qui ont offert pour la première fois, l’occasion d’exprimer avec la naïveté de la jeunesse, ce qu’il faut bien appeler la doctrine capitaliste selon laquelle l’inégalité n’était qu’un mauvais moment à passer avant que tous bénéficient du profit généré par quelques-uns.

N’était-il pas reconnu, comme l’écrivait en 1766 le subdélégué de Montier-en-Der que « tout ce qui est avantageux au public, le devient nécessairement au pauvre » ; en d’autres termes que le bonheur du pauvre, dont tout l’espoir doit être de trouver aisément du travail et de ne pas connaître la disette, finit, tôt ou tard, par sortir de la prospérité du riche ? (Bloch, 1952) « En général – disait Calonne, jeune intendant de Metz – les manœuvres et les journaliers n’étant, à l’égard des cultivateurs, que comme l’accessoire est au principal, il ne faut pas s’inquiéter de leur sort lorsqu’on améliore celui des cultivateurs ; c’est un principe constant qu’en augmentant les productions et les subsistances dans un canton, on augmente l’aisance de tous ceux qui l’habitent dans tous les grades et dans toutes les conditions ; le renversement se fait de lui-même, et ce serait mal connaître l’ordre naturel des choses que d’avoir sur cela le moindre doute. »

La doctrine du capitalisme classique qui sera portée un siècle plus tard par la révolution industrielle n’aura guère à faire preuve d’originalité pour défendre selon les mêmes voies positives le caractère irrévocable du progrès social à travers les vertus redistributives du profit. A l’échelle de la mondialisation d’aujourd’hui, il se trouve encore nombre d’économistes pour penser que cet ordre naturel des choses n’est pas à remettre en

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question malgré le creusement des inégalités, la concentration des richesses, la financiarisation de l’économie. Argument de poids des pourfendeurs de la régulation : le poids de la dépense publique et l’échec des politiques de lutte contre les inégalités ne plaideraient pas en faveur de l’intervention de l’état ou des collectivités pour corriger durablement les conséquences territoriales, sociales et humaines des crises – par définition transitoires - dues à la mondialisation des échanges – mondialisation heureuse par principe. Dans ce vieux débat, il ne s’agit pour les uns que de réparation et pour les autres que d’adaptation à la nouvelle donne de l’économie-monde. D’un côté l’assistance sociale, de l’autre le même uniforme pour tous…

Bien évidemment, il s’agit d’une caricature qui prêterait à l’indifférence ou la défiance – attitudes qui semblent hélas les mieux partagées – si derrière les constats d’apparence, il n’y avait pas des transformations sociologiques, économiques et politiques beaucoup plus profondes qui ne sont pas seulement les conséquences d’une « crise dominos » à l’échelle de l’Europe mais le commencement d’un déclin à l’échelle des territoires européens. Tentons d’éclairer notre propos à partir de quelques données concernant la Région Aquitaine en prenant également pour références les travaux des géographes C. Guilluy et C. Noyé sur le territoire national.

Depuis 2005, un Aquitain sur deux vit dans les aires urbaines de Bordeaux – Pau – Bayonne. Ce chiffre signifie-t-il que l’Aquitaine périurbaine et rurale serait en voie d’extinction ? Si l’on comptabilise en effet, les pôles urbains et périurbains on a en France 80% de personnes qui vivent en ville. Mais dans quelle ville ? La réalité c’est que le centre dense, la ville-centre ne représente plus aujourd’hui que 25% de la population, si on inclut les banlieues on arrive à 30% ou 35%. 35% c’est le chiffre que représente la population des trente premières agglomérations françaises par rapport à la population totale. L’étalement urbain favorisant le développement d’un espace périurbain de plus en plus éloigné de la banlieue ou de l’agglomération, c’est donc aujourd’hui une majorité de français qui vivent sur des territoires périurbains, ruraux et industriels et dans des petites ou moyennes communes à l’écart de la ville dense et des métropoles les plus actives. En France, on perd aujourd’hui 200 ha de terres agricoles par jour, conséquences de la périurbanisation et de l’augmentation

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des surfaces habitables : entre 1972 et 2006 on est passé de 26 à 40 m²/hab. En Aquitaine, entre 2006 et 2009, ce sont 8000 ha/an qui sont sortis du giron de l’agriculture régionale. Dans les seules Pyrénées Atlantiques, ce serait 30.000 ha de terres agricoles qui pourraient disparaître à l’horizon 2030.

Pourtant si l’on observe selon la taille des communes, la répartition des populations en Aquitaine, l’on est surpris de constater la fracture territoriale qui s’opère entre les départements ruraux et urbains. En Dordogne, 3ème département français par la superficie, 86% de la population vit dans des communes de moins de 10.000 habitants ; dans les Landes et le Lot et Garonne le chiffre s’élève à 77%, alors qu’en Gironde 5ème département français par la population - à l’exception des départements de l’Ile de France - plus d’un habitant sur deux vit dans des communes supérieures à 10.000 habitants. C’est en Aquitaine, que se posent de manière abrupte les problèmes d’aménagement du territoire en raison même des fractures de densité des populations à l’intérieur de la Région. Cette situation doit nous amener à poser sans équivoque, la question du sens et de la direction des politiques publiques territoriales. A cela s’ajoutent, les préoccupations sociales car c’est au sein des espaces périurbains et ruraux que se concentrent désormais les populations d’ouvriers, d’employés, les petits indépendants, les catégories populaires et bien sûr les demandeurs d’emploi. Au point même comme le remarque C. Guilluy que la connexion entre la disparition de l’emploi pour les catégories populaires et leur disparition de la ville devient évidente.

La question sociale se trouve par conséquent reléguée dans les territoires périurbains et ruraux, ce qui pose en des termes nouveaux le problème des solidarités territoriales à mettre en œuvre à l’intérieur d’une même région. Car si les problèmes sociaux ont migré avec les populations, les systèmes de gouvernance, de décision et les ressources humaines affectées aux politiques publiques restent largement concentrés dans les métropoles et les capitales régionales. Dès lors, on peut constater que si les fractures territoriales sont la conséquence des recompositions sociales qui se jouent au sein même d’une grande région - la perte d’emploi ou le départ en retraite pouvant être les principaux motifs des migrations intra-régionales- ces fractures sont aussi la conséquence d’une concentration des ressources et

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d’une centralisation des décisions qui favorisent en priorité le développement des métropoles c’est-à-dire les lieux mêmes où les choses se décident.

Si nous disposions des données, deux chiffres nous permettraient d’appréhender le problème des inégalités de territoires : le taux et la localisation des « emplois cadres » de la fonction publique corrélé au niveau de vie des populations et le montant de la dépense publique – y compris les fonds structurels européens - corrélé à la nature et la localisation des investissements d’équipements, des projets de développement et de soutien à l’entrepreneuriat. Si l’on observe la ventilation des dépenses des administrations publiques locales, on est surpris de constater la grande stabilité de cette répartition. Sur la période 1999-2010, les principales dépenses en % par fonction et ordre d’importance concernent les services publics généraux, la protection sociale, l’éducation, le logement et le développement urbain, viennent ensuite les affaires économiques autour de 13% des dépenses dont une partie relève des aides aux reconversions industrielles ou reclassement professionnel. Au regard de ces données, on peut douter qu’au cours des dernières années, les affaires économiques malgré la médiatisation des problèmes industriels et des plans sociaux aient pu constituer une priorité nationale. Quant à la question de l’entrepreneuriat et des TPE, il semble là encore que les mesures d’aide et d’accompagnement répondent mal aux attentes des acteurs économiques locaux en dépit du succès du dispositif d’auto-entrepreneuriat.

Quelques données doivent nous permettre de saisir la spécificité de l’entrepreneuriat. En France, 40% des créations d’entreprises sont le fait de demandeurs d’emploi, dont presque la moitié, rappelle le sociologue P. Trouvé dans un article du Monde Economie – 20/09/2009, sont au chômage depuis plus d’un an, contre seulement 15% de chefs d’entreprise qui tentent leur chance une seconde fois : « Qu’on le regrette ou non, le comportement entrepreneurial dérive le plus souvent de stratégies défensives ou d’adaptation. « L’indépendance » ou « la création de son propre emploi » prédominent toujours dans les enquêtes françaises sur les motivations de la démarche de création aux dépens de « l’invention de nouveaux produits/services » ou « la saisie d’opportunités ». Le statut d’auto-entrepreneur s’inscrit bien dans cette tendance de fond où l’activité complémentaire ou occasionnelle est avant tout une recherche de sécurisation de l’entrepreneur, un garde-fou contre un risque d’exposition trop grand face au marché local qui constitue souvent le seul débouché réaliste à l’auto-entrepreneuriat.

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C’est pourquoi, il convient de nuancer la conception enchantée de « l’esprit d’entreprise » et du « small business ». Des travaux scientifiques récurrents, souligne P. Trouvé révèlent qu’aux Etats-Unis, considérés comme la terre d’élection de l’initiative entrepreneuriale, les capacités entrepreneuriales sont entravées par la faiblesse du système de protection sociale et de santé des auto-employeurs et des patrons de petites entreprises. Cette carence expliquerait que la proportion d’auto-entrepreneurs y soit plus faible (7,2% de la population en emploi) que dans les pays où ils peuvent bénéficier de l’accès universel au système de protection sociale et de santé (9% en France, 12% en Allemagne, 26% en Italie). En France, le fait que le statut d’auto-entrepreneur puisse être compatible avec celui de fonctionnaire ou de salarié a pu contribuer de façon importante au succès du dispositif sans pour autant répondre au problème de l’emploi de ceux qui ne se sentent pas suffisamment sécurisés, accompagnés ou en confiance pour créer le leur.

La faiblesse des revenus issus d’une activité indépendante reste la question centrale de l’entrepreneuriat individuel. Une enquête réalisée en 2004 par l’INSEE sur la base des indicateurs de pauvreté monétaire à 60% et 50% du revenu médian fait apparaître que 16,5% des indépendants se situent à 60% de ce revenu et 11% à 50%. Presque un chômeur sur deux et un inactif sur trois se situent au seuil de 60% de ce même revenu médian. Les 4 taux de pauvreté à 60% les plus élevés révélés par cette enquête sont respectivement de 31% (agriculteurs), 15,5% (artisans – commerçants), 15,2% (ouvriers) et 14% (employés). Ce sont cependant chez les jeunes que les symptômes de la précarité sont les plus visibles. Comme le rappelle le sociologue Louis Chauvel dans un article du Monde du 03/01/2011 : « depuis 1998, nous n’avons rien fait, alors que nous savions. Chaque fois les périodes de rémission ont donné l’illusion du rétablissement, mais, en réalité, la situation s’est dégradée… La jeunesse a servi de variable d’ajustement. Chômage record, baisse des salaires et des niveaux de vie, coût du logement, précarisation, développement de poches de travail quasi gratuit (stages, piges, free-lance, exonération de charges…), état de santé problématique et faible recours au soin, absence d’horizon lisible. »

La fragilité de l’entrepreneuriat peut également se mesurer à l’aune du lien de dépendance aux pouvoirs publics. En effet, les

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entreprises de moins de 50 salariés représentent 70% de l’emploi aidé. 50% des emplois financés par les pouvoirs publics se concentrent sur les micro-entreprises de 1 à 5 salariés. Les chances de développement des entreprises créées sans aucun salarié sont quasi nulles et ce, quelle que soit la durée de vie de l’entreprise. Il y a bien là quelque matière à réflexion que l’on doit appréhender et approfondir dans la perspective d’un accompagnement innovant des TPE situées pour la plupart dans cette France périphérique - périurbaine et rurale - éloignée des centres de décision et d’influence. Cette France périphérique était souvent décrite dans les années 70 comme la France pavillonnaire des classes moyennes. A cette époque, jusqu’en 1975, cette réalité s’inscrivait dans une logique positive d’ascenseur social. Aujourd’hui arrivent sur ces territoires des gens modestes dont la moitié est constitué de précaires. Il y a bien une spécification sociale des migrants sur ces territoires, conséquence d’une spécialisation des métropoles vers des emplois de plus en plus qualifiés et d’une augmentation du coût des logements.

Pour autant, l’attractivité de la France périphérique semble bien réelle - l’INSEE précise ainsi qu’un certain nombre de départements ruraux (Landes, Vendée, Alpes de Haute-Provence, Lozère) ont enregistré de nombreuses arrivées depuis l’an 2000 principalement dans les petites villes – même si cette attractivité semble se composer sur des logiques de relégation qui rendent difficiles l’intégration économique et sociale des nouveaux arrivants : la majorité des diplômés au chômage sont des jeunes des espaces ruraux et périurbains. C’est sur ces mêmes territoires que se multiplient également les plans sociaux et que les ouvriers et employés subissent depuis vingt ans une dégradation sensible de leurs conditions de travail et parfois de vie. La géographie des plans sociaux est celle de la France périphérique plus que celle des métropoles : Libourne, St Loubès, Vayres, Tonneins, Villeneuve, Fumel etc.… La longue liste des communes concernées par les plans sociaux sonne comme le tour d’une France rurale, industrielle, périurbaine, une France où les petites villes et les villes moyennes sont extrêmement nombreuses.

Dans une étude réalisée sur des communes rurales de la Somme et concernant les transformations sociales des espaces ruraux, les auteurs E. Pierru et S. Vignon notent que de manière générale, beaucoup d’habitants définissent leur lieu de résidence par le manque : manque de travail, manque de loisirs pour les jeunes, manque de magasins, de commerces, d’équipements, etc… On

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comprend mieux ainsi, ajoutent les chercheurs, dans ces territoires aux bornes de plus en plus étroites, la ressource stratégique que représente la mobilité spatiale, mais également le ressentiment qui nait des jeux de dénonciation/stigmatisation favorisant le radicalisme politique. Dans ce contexte comme le résume Guilluy, le capital d’autochtonie qui était la référence culturelle de ces territoires devient de plus en plus un handicap : « Tout se passe comme si, à l’heure de la mondialisation, il fallait effacer la figure du « natif » et surtout celle du « sédentaire ». Dans une société où la mobilité est devenue un horizon indépassable, l’évocation de celui qui est originaire du territoire sur lequel il vit devient impossible. » On peut voir dans ce constat, l’une des causes du malaise identitaire des agriculteurs dans les campagnes françaises en bordure des villes et dans les lieux à forte attractivité touristique.

Cette perception de « déclassement » voire de paupérisation tend à rapprocher sur fond d’angoisse du manque, des catégories hier opposées. L’ouvrier en milieu rural, l’employé du lotissement bas de gamme, le chômeur des régions industrielles, le petit paysan ou commerçant, le retraité ou l’infirmière à domicile partagent la même insécurité, la conviction que les conditions d’existence individuelles et collectives se sont dégradées dans « l’entre-soi » local, la conviction également que les mesures de redistribution qui contribuent à « l’économie du pauvre » favorisent par le bas, l’entrée des nouveaux arrivants sur ces territoires déjà en grande difficulté. Cette conviction de plus en plus partagée ne manque pas d’arguments. Ce sont avant tout les zones à spécialisation industrielle et productive qui ont été rapidement frappées par la crise des années 2008-2009. Or en Aquitaine, les zones d’emploi les plus spécialisées dans l’industrie se situent en ruralité et dans les villes petites et moyennes : Terrasson, Nontron, Orthez, Oloron, Dax, Villeneuve sur Lot… De plus les investissements publics locaux essentiels pour maintenir un équilibre des territoires notamment dans les départements à forte composante rurale risquent d’être largement freinés par la dégradation des comptes publics malgré la mutualisation des ressources engagées dans le cadre des intercommunalités et des Pays.

On peut d’ailleurs douter que ces processus permettent in fine de mettre davantage en cohérence les dépenses d’investissement et de réduire les budgets de fonctionnement des collectivités locales et territoriales par des économies d’échelles : En 2010, plus de la

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moitié des dépenses communales de fonctionnement sont affectées aux rémunérations des personnels, ce poste de dépense étant depuis 1996 en augmentation constante quelle que soit l’échelle territoriale considérée. Quant aux dépenses d’investissement, elles varient en moyenne d’à peine 20% pour les départements à 27% du budget total pour les communes. On peut également douter que les projets mis en œuvre, quelle que soit l’échelle d’intervention politique, parviennent à accorder un poids relativement plus important aux communes les plus en difficultés ; la mutualisation ne réglant pas les rapports de domination d’intérêts des collectivités qui contribuent le plus au financement de ces intercommunalités. Là encore, la réflexion est à peine amorcée sur les solidarités et réciprocités à mettre en œuvre pour corriger durablement les fractures territoriales et sociales ; cette réflexion devant constituer l’un des enjeux essentiel de notre mission prospective.

Au demeurant, si l’on décidait véritablement de mettre les moyens humains au service des territoires les plus en difficulté et d’engager les investissements les plus nécessaires à la revitalisation de ces territoires par où faudrait-il commencer ? Cette question apparemment naïve est pourtant la seule à laquelle il nous faut répondre. Même dans les territoires gagnés par la précarité, l’érosion des compétences, la pression des demandes sociales, le sentiment de manque et d’insécurité, l’on est à même de mobiliser des savoir-faire, des expériences, des forces vives qui ne trouvent pas dans les canaux institutionnels classiques, les possibilités de s’exprimer, de faire entendre une autre voix. Cette absence d’expression mais aussi de représentation ne signifie pas, loin s’en faut, qu’il n’y ait ni ambition, ni volonté. D’un certain point de vue, ce sont bien davantage les carences, les routines voire les « paresses » organisationnelles qui ne permettent pas de créer les conditions d’émergence et d’apprentissage collectif suffisants pour ouvrir la voie à de nouveaux projets.

Dès lors, il s’agit de voir comment des acteurs plus ou moins anonymes, plus ou moins contraints par leurs propres affaires peuvent entrer dans des formes publiques a priori délibératives en apportant leur contribution à l’élaboration d’une ambition commune. Au moyen âge, ces formes d’assemblées consultatives étaient appelées fabriques. Au local, les affaires économiques ne peuvent exclure la question de la participation démocratique… Aujourd’hui, cette ambition commune ne peut être laissée seulement à l’initiative des élus locaux dont la disponibilité sur ces sujets de développement se trouve de plus en plus réduite notamment dans les territoires périurbains, ruraux et dans les petites villes. Par ailleurs, les projets d’investissement, de plus en plus soumis aux exigences des co-financeurs, à la validation des experts et au

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contrôle de l’Etat - avis, commissions techniques, conditions d’éligibilité des projets, obligation de transmission, contrôle de légalité, préconisations, critères relatifs à l’endettement et aux emprunts – privent les élus des moyens de leurs décisions et du pouvoir de maîtrise sur leurs engagements, d’autant plus s’ils n’ont pas sur place, les compétences ou services nécessaires.

Aujourd’hui, les maires se retrouvent très souvent face au Conseil municipal et aux administrés en position d’interface entre les niveaux de décisions administratives et les différents échelons territoriaux. On peut comprendre dans cette situation, les tendances à la démotivation des élus ruraux, démotivation due en partie à un sentiment de dépossession des enjeux, à la montée des demandes sociales, aux tensions d’intérêts qui se manifestent désormais ouvertement au sein des secteurs communaux.

A ces difficultés d’économie politique s’ajoutent les perceptions d’attachement territorial qui forment le patrimoine identitaire géographique de chacun. Dans les enquêtes d’histoire de vie, les communes constituent pour la grande majorité des personnes interrogées, le lieu privilégié de référence pour la « construction des appartenances ». Lors d’une enquête de 2003 réalisée par l’INSEE, 34% des déclarants liaient leur histoire et trajectoire de vie à une seule commune ou un seul département. Dans 67% des cas, les lieux d’origine et les lieux d’attachement étaient les mêmes. Le lieu d’origine étant également le lieu de projet et le lieu de sépulture pour respectivement 58% et 80% des déclarants (Lieux habités – lieux investis, Economie et Statistique n° 393-394 - France Guérin-Pace, 2006). Tout se passe comme si, le lieu donnait finalement un sens et une cohérence aux histoires de vie, chacun puisant dans le hasard de son origine, la raison motivée de ses choix. De ce fait, la commune représente encore le lieu privilégié de production du territoire ; que ce lieu soit d’origine ou de rattachement, de filiation ou d’adoption, il constitue pour beaucoup la composante visible et sensible des évolutions majeures de la société, à travers lesquelles se construisent les débats publics et l’opinion commune.

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« Si faire était aussi aisé que savoir ce qu’il est bon de faire, les chapelles seraient des églises et les chaumières des pauvres gens

des palais de princes ». W. Shakespeare.

Nouvelles coopérations pour l’Egalité des Territoires en Aquitaine

Au terme de nos réflexions, il conviendrait de cerner un peu mieux les contenus et principes sur lesquels pourrait se fonder « l’égalité des territoires ». Nous proposons quatre axes de développement susceptibles d’orienter notre mission prospective : Une égalité de libertés, une politique de compensation et de réciprocité, une extension des domaines de participation et de solidarité, un engagement vers une labellisation d’excellence des territoires.

1 Une égalité de libertés

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« Il FAUT CREER, CE QUE L’ON CHERCHE » écrivait le peintre R. Magritte dans un article de la revue Œsophage signifiant que rien d’évidence ne pouvait se soustraire à notre liberté d’inventer y compris les problèmes et ce qui semble « aller de soi ». Un projet, une initiative commencent très souvent par la liberté que l’on prend pour répondre – c'est-à-dire aussi s’opposer ou résister - à un besoin, une nécessité, une contrainte. On sait par avance que la solution ne se trouve ni dans le marché, ni dans la nature mais dans un processus continu de création procédant par approximation, essais et erreurs. C’est ce premier sens de liberté que nous donnons à toute entreprise humaine qu’elle soit individuelle ou collective, privée ou publique : la liberté que l’on prend, que l’on se donne, que l’on s’accorde.

C’est ce premier niveau de liberté qui définit en quelque sorte notre capacité à agir et à décider. Redonner du sens au développement c’est donc favoriser une égalité de liberté quelle que soit la distribution des richesses, des atouts, des compétences et des revenus entre les individus et les territoires. Ce premier niveau de liberté est en pratique une décision : la décision de faire autre chose ou de faire autrement ce que nous avons l’habitude de faire c’est-à-dire d’exprimer des choix et volontés selon des modalités plurielles de fonctionnement. Pour Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, le développement découle de la place centrale que l’on accorde aux libertés comprises comme l’ensemble des capacités - c’est-à-dire pour Sen des modes de fonctionnement - dont disposent les personnes ou les collectivités pour accomplir ce qu’elles ont raison de vouloir accomplir.

Ce sont ces capacités que nous proposons d’encourager ou de redistribuer afin d’inclure dans la réponse à l’égalité des territoires, une égalité réelle des chances et des conditions à travers la prise en compte par les acteurs eux-mêmes qu’il existe bel et bien une diversité de fonctionnement possible quelles que soient par ailleurs les inégalités de moyens et de ressources entre les territoires.

Cette condition de prise en compte des capacités réelles d’un territoire (compétences, fonctionnements, libertés) permettrait d’inventer des types d’actions positives beaucoup plus diversifiées que ce n’est le cas quand l’intervention publique (dotation, subvention, redistribution) prend la forme du seul

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soutien financier dans le cadre d’une égalité uniforme de traitement. Par conséquent, favoriser l’égalisation des capacités devrait être l’objectif d’une politique visant à lutter contre les clivages territoriaux et les fractures sociales en faisant émerger ce que le philosophe A. Renaut, dans son ouvrage « Egalité et Discriminations » nomme une « démocratie des capabilités. ». Pour répondre à ce défi, il convient de prendre véritablement en compte ce que la réalité nous amène à constater depuis la fin des années quatre-vingt : On ne peut plus faire et agir comme si l’égalité formelle d’accès aux dispositifs publics d’accompagnement au développement était une condition suffisante à l’égalité des chances   ; faire et agir comme si l’aide financière apportée par les politiques publiques visant à corriger les inégalités sociales et les fractures territoriales pouvait constituer le seul élément de rééquilibrage dans le sens de la justice - égalité des chances -

De quelque manière que nous les désignons « politiques préférentielles » ou « politiques d’actions positives », il s’agit d’intervenir activement pour égaliser les chances réelles des territoires les plus fragiles en retrouvant des capacités différenciées d’implication et d’initiative, ce qui sous-entend aussi de traiter différemment ce qui est différent en ménageant des chances raisonnables de réussite, de lutter, par des ressources et moyens plus vastes, contre les fractures territoriales que la redistribution et l’égalité de droit ne peuvent corriger.

2 Une politique de compensation et de réciprocité

Dans un texte ancien, M. Gauchet exprimait à peu près en ces termes, l’exigence contemporaine de l’idée d’égalité sous la forme : « L’égalité ce n’est pas tous pareil, mais tous d’autant plus semblable qu’en foncier discord. » En effet, si historiquement il a fallu pour promouvoir l’égalité des droits effacer les figures de l’altérité en constituant le fond commun d’une identité citoyenne, c’est désormais dans un contexte où apparait une exigence de reconnaissance des différences qu’il faut replacer la question des politiques préférentielles. « On peut en effet se demander comme le résume A. Renaut, si l’affirmation de ces nouveaux besoins d’égalité n’implique pas l’institution de politiques qui consistent à traiter différemment ceux qui sont différents, avec la volonté de donner davantage à ceux qui, en raison de leur différence, ont le plus besoin de voir compenser les injustices dont ils sont collectivement l’objet. »

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Paradoxe apparent auquel il nous faut répondre : Après avoir œuvré à l’effacement des différences, la dynamique de l’égalité nous commande de restituer à l’égal sa différence « sous la forme inédite d’une équivalence dans la différence reconnue ». Autant dire que les pratiques qu’appelle cette nouvelle formulation restent en partie à inventer et à transcrire effectivement dans les relations sociales et humaines. Tâche délicate puisqu’il s’agit de réinscrire la différence au cœur de l’identité sans recreuser des inégalités d’une autre nature comme ont pu en témoigner les débats sur la discrimination positive.

Au demeurant et pour ce qui nous concerne, la question de la compensation – comprise non en termes financier ou juridique mais comme processus de rééquilibrage des capacités - reste au centre de l’égalité des territoires. Si nous sommes d’accord pour penser que les fractures territoriales qui s’opèrent entre les grandes aires urbaines et les espaces périurbains et ruraux obéissent à une logique de segmentation, de division sociale du travail et pour finir d’exclusion, nous devons alors considérer que seules des actions de justice compensatrice et de politiques préférentielles sont à même de corriger ces inégalités. Si l’on conçoit par exemple qu’il faudrait les meilleurs enseignants ou au moins les plus expérimentés sur les terrains d’éducation ou d’apprentissage les moins préparés, on peut sans doute se référer à ce même principe de bon sens pour engager une réflexion approfondie sur les politiques de développement local et mettre au service des collectivités les plus faibles, les ressources les plus fécondes. Ces ressources ne concernent pas les domaines d’expertise pour lesquelles l’offre de consulting est suffisamment abondante et les applications dans le domaine des politiques publiques (études - diagnostics - évaluations - audit etc…) assez largement connues et répandues.

Précisons quelques orientations qui nous semblent essentielles dans la réalisation de notre mission. Nous ne pouvons qu’aborder dans un premier temps les enjeux prospectifs et organisationnels de notre proposition ; les modalités opérationnelles seront précisées au cours d’une étude préalable conduite avec les acteurs souhaitant s’engager dans cette expérimentation. Deux suggestions peuvent être d’ores et déjà avancées :

Constituer une cellule de Recherche – Développement consacrée au management prospectif des territoires et

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favoriser l’émergence de projets à finalité immatérielle reliant l’ensemble des composantes culturelles, patrimoniales, entrepreneuriales et sociales dans les territoires ruraux et périurbains les plus fragiles

Réaliser un Observatoire Régional sur l’égalité des territoires et accompagner les pratiques de gouvernance territoriale vers une labellisation de type qualité ou excellence territoriale intégrant notamment : le bien-être, l’ouverture à l’innovation et l’accueil des projets, la diversité des modalités de fonctionnement, de délibération et de participation des acteurs locaux, la promotion des productions et services, la protection du patrimoine culturel, naturel et bâti…

C’est autour de ces deux propositions structurantes qu’il convient de travailler et d’engager une réflexion sur les enjeux de compensation et de rééquilibrage des territoires aquitains. Il nous semble que les constats qui peuvent être faits aujourd’hui sur les fractures territoriales et la nécessité d’améliorer les pratiques de gouvernance peuvent susciter l’intérêt des élus locaux, des représentants du monde économique et associatif qui pourront chacun à leur endroit contribuer à porter cette ambition au-delà des conflits partisans ou idéologiques. Cette dynamique devant également encourager les réciprocités entre des territoires d’inégales capacités, elle pourrait favoriser les choix stratégiques des groupements de communes et encourager un mode de gouvernance plus équitable.

En reposant sur l’équilibre des relations sociales et l’égalité d’interaction, la réciprocité devient en effet la seule règle admissible par tous, dans des sociétés où comme le notait Tocqueville, chacun veut s’élever à la fois. En ce sens P. Rosanvallon dans son dernier ouvrage « la Société des Egaux » rappelle que c’est une norme sociale et culturelle essentielle et universelle sur laquelle repose les deux modalités de l’organisation collective : l’échange et l’implication.

La première modalité – celle de l’échange - suppose entre les individus une circulation d’éléments qui s’accomplissent par un retour sur chacun (ce que signifie reciprocus en latin). En ce sens la réciprocité n’est pas en contradiction avec l’intérêt des

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individus, elle en diffère seulement le résultat, en modifiant par l’échange les perceptions sociales, sans négliger l’intérêt que chacun peut avoir à agir vers et pour autrui. Dans cette perspective de réciprocité, on pourra alors penser que l’affectivité des individus est une motivation plus essentielle à la satisfaction des buts qu’ils se donnent que l’espoir ou le calcul d’un meilleur gain pour chacun. C’est ce renversement qu’il convient de proposer notamment dans les territoires où les ressources et moyens sont devenus trop rares pour rétablir ne serait-ce qu’une possibilité d’égalité des chances.

La réciprocité d’implication renvoie quant à elle à la relation sociale elle-même : elle peut prendre la forme d’une coproduction de biens relationnels ou d’une parité d’engagement dans la vie sociale. Cette notion de biens relationnels, récente en sociologie, est apparue dans les années quatre-vingt pour désigner des biens qui ne peuvent être possédés qu’en étant partagés et dont la production et la consommation sont simultanées (P. Rosanvallon). Le Pacte ADER que nous avons expérimenté dans les Pyrénées Atlantiques se situe dans le prolongement de ces biens relationnels où l’accompagnement des entreprises s’inscrit à la fois dans une coproduction et une consommation simultanée de « données-solutions » sous condition d’égalité d’engagement. Dans ce sens les moyens mis en œuvre dans ce processus d’accompagnement-conseil constituent en eux-mêmes un résultat puisqu’ils accordent aux biens relationnels une valeur d’innovation et de singularité en leur donnant un statut différent de celui que l’on observe classiquement sur le marché des biens et services. Ce sont ces biens relationnels qui constituent désormais l’enjeu majeur du refondement nécessaire entre les acteurs des territoires.

3 Une extension des domaines de participation et de solidarité

« Il y a deux façons d’envisager la citoyenneté : comme un ensemble de droits ou bien comme une forme sociale .  » (Rosanvallon). Ces deux modalités différentes de la citoyenneté ont des conséquences sur la façon dont on peut concevoir l’intervention de l’état et des collectivités territoriales dans les dynamiques de développement local. Selon que l’on insiste sur l’un

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ou l’autre aspect - légaliste ou interactionniste – le territoire peut-être territoire de droit ou territoire-projet.

Dans le premier cas, le champ laissé à l’initiative, la création, l’innovation, l’apprentissage organisationnel se trouve rapidement en distorsion face aux règles qui fixent le cadre de légitimité relatif à la recevabilité des projets et à la représentativité des acteurs. Ce modèle - vertical et descendant – reproduit depuis plus de trente ans sur l’ensemble du territoire national se trouve aujourd’hui condamné. Certes, les avancées dans le cadre des pays et la mise en place des conseils de développement ont pu encourager une extension des domaines de participation et de délibération, mais très souvent les approches thématiques adoptées en fonction des situations locales n’ont pas permis de « transversaliser » les initiatives et de porter des projets ambitieux s’inscrivant dans une réelle politique d’ouverture et de réciprocité.

Par ailleurs, la politique des pays s’est trouvée confrontée à la création de structures spécialisées (syndicats, communautés d’agglomérations, intercommunalités) chargées de gérer des équipements ou des problèmes communs à différentes municipalités. Cela a été une façon de remédier à l’éparpillement des 36700 communes que compte le territoire national - elles représentent à elles seules presque 40% de l’ensemble des communes de l’Europe des vingt-sept ! - sans pour autant que ces dispositions incitatives au regroupement s’accompagnent d’un allègement du fonctionnement administratif de l’organisation municipale, en témoigne l’évolution des dépenses des collectivités territoriales. C’est désormais dans ce nouveau cadre intercommunal que sont gérés les gros budgets et les affaires sensibles. Mais comme le note Rosanvallon : « le problème est qu’il s’agit d’un cadre strictement fonctionnel organisé autour de syndicats ad-hoc. Il n’y a d’ailleurs aucune vie démocratique à ce niveau. Ces structures sont gérées par les représentants des communes [renouant ainsi avec] les formes anciennes de la démocratie de second degré à l’écart du jugement et de la délibération des citoyens ».

Dès lors, redonner un sens politique local facilitant la participation et la solidarité suppose d’envisager la citoyenneté comme une forme sociale. Le citoyen dans ce cadre n’est plus seulement l’individu doté de droits personnels, il est aussi défini par sa relation aux autres, il s’appréhende pour cela comme concitoyen. D’ailleurs, la notion de civis rappelle en son origine un terme de compagnonnage qui impliquait une communauté d’habitat. Une valeur de réciprocité lui était rattachée comme en témoigne dans la langue germanique le rapprochement de la racine désignant l’ami, le parent ou l’allié. Rosanvallon désigne sous le terme de communalité cette dimension de la citoyenneté comme forme

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sociale, comme civitas c’est-à-dire construction d’un monde commun dans une égalité-relation.

Force est de constater le recul frappant de cette communalité même à l’échelle micro-local. L’individualisme serait-il seul coupable ? L’écrivain M. Houellebecq accréditait de façon saisissante cette hypothèse lors d’un entretien au Monde, au moment où il recevait son Prix Goncourt à l’automne 2010 pour son roman « La carte et le territoire ». « Je ne suis pas un citoyen et je n’ai pas envie de le devenir. On n’a pas de devoir par rapport à son pays, ça n’existe pas. On est des individus, pas des citoyens, ni des sujets. La France est un hôtel pas plus. » On trouve aujourd’hui chez de nombreux artistes, créateurs, écrivains, même s’ils l’expriment de façon moins radicale, une attitude de sécession face à la communauté d’épreuve, une revendication de retrait volontaire de la communalité assumée comme un acte contre-politique devant l’opinion publique et largement relayée par les médias.

Le sentiment d’une perte d’engagement, d’un affaiblissement de la conscience civique, d’une certaine fatalité devant les inégalités sociales et territoriales doit cependant être tempéré. Dans un entretien accordé à Sud-Ouest (07/12/2012), le sociologue R. Sue, président du Comité d’Experts de Recherches et Solidarités, analyse le sentiment de morosité et de désengagement comme la face apparente d’une distance des individus à l’égard de toutes les institutions. « Mais, il y a une autre face cachée, c’est que ces français prétendus si déconnectés sont avides d’échanges. Dans les années soixante, il y avait 250000 associations en France. Aujourd’hui, elles sont 1,3 million et il s’en crée près de 70000 par an... L’utilisation des réseaux démultiplie ce phénomène… Quand les associations se développent, elles donnent naissance chez les individus à de nouvelles compétences, surtout des compétences relationnelles qui peuvent être utilisées. ». Ces compétences relationnelles, présentes aussi bien dans le monde associatif que dans l’entrepreneuriat, sont justement ce qui donne à la citoyenneté sa forme sociale. Pourquoi donc s’en priver ? En quoi ces compétences relationnelles seraient-elles définitivement exclues de toute contribution à la production d’un horizon politique commun ?

Rendre intelligibles les différences, transformer les contraintes ou difficultés en opportunités, faire de ce qui nous différencie un dénominateur commun (comme-un)… ce triple défi constitue le

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leitmotiv de toute entreprise qu’elle soit d’initiative privée (économie et production) ou publique (social et politique). Ce qui pose évidemment problème est la mise en pratique de cette intention qui suggère une extension des domaines de participation et de solidarité, c’est-à-dire in fine une transformation des modes de gouvernance au local qui touche aussi bien les ressources humaines que les modalités de concertation et de délibération des projets au sein de l’espace public.

Dans un contexte où la nécessité de réorganisation et de rééquilibrage des politiques publiques se fait de plus en plus pressante, quelle tâche peut être assignée aux politiques locales ? Quelles suggestions pouvons-nous faire pour favoriser la diversité d’expression des communalités présentes sur un territoire ? C’est à ces questions que notre mission devra répondre. Pour le moment nous présentons quelques éléments d’incitation susceptibles d’ouvrir le débat et de susciter l’intérêt des élus souhaitant participer à cette production commune.

3.1 Encourager la réflexion prospective sur les «   préférables   » du développement

La vision de long terme, la prospective, les réflexions ouvertes sur l’avenir, la production d’idées ou de nouveaux savoirs ne peuvent être centralisées dans les mains de quelques grands élus ou se cacher au fond de quelques têtes pensantes, lesquels seraient à même de proposer en lieu et place de chacun, ce qu’il y aurait de mieux à faire ici ou ailleurs. Cette représentation verticale de l’avenir fondée sur le développement des systèmes-experts, la diffusion des savoirs et l’homogénéisation des pratiques sociales a précipité l’effacement du fait collectif, donnant le sentiment qu’il n’y a plus nécessité vitale à défendre la production en commun. Or c’est justement ce qu’il convient de retrouver si l’on souhaite redonner à la communalité, son horizon politique. Promouvoir la prospective locale consiste à ouvrir, à nouveau et à neuf, l’indétermination de l’avenir car c’est de cette indétermination que se nourrit la volonté politique autant que la liberté d’entreprendre.

Le « retour au local » d’une réflexion prospective ne va pas sans tensions, ni conflits, mais ces tensions existent bien souvent à l’état larvé sans parvenir à s’ordonnancer dans le cadre d’un

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débat. Définir ce qui résulte d’un préférable commun consiste avant tout à distinguer, hiérarchiser et tenter de rassembler les différences en acceptant d’emblée qu’il ne peut y avoir de superposition entre ce qui est délibéré, ce qui est contesté et finalement ce qui peut-être proposé. Peut-être alors faut-il renoncer au « culte de l’uniformité » qui en lissant les différences – y compris celle du langage - interdit de fait tout rapprochement. C’est bien là tout l’enjeu de la gouvernance (du territoire comme de l’entreprise) qui n’apportera aucun changement si l’on ne se pose pas la question de la redistribution de la parole. Cet enjeu est aussi une question de méthode et de comportement que nous pouvons résumer en quelques suggestions :

- Eviter que l’expression des regards et des projets n’emprunte le chemin convenu d’un discours standardisé, impersonnel, répétitif.

- Construire avec les apports de chacun (idées, opinions, difficultés, projets…) les différentes représentations et les confronter à d’autres lectures, d’autres expériences.

- Réunir tous les acteurs et les inviter à prendre conscience collectivement de leurs regards, leurs projets, leurs enjeux, afin qu’ils réalisent ensemble que leurs positions sont probablement porteuses de concurrences, d’antagonismes mais aussi de complémentarités.

- Envisager les conditions d’un appareillage commun malgré les clivages et les blessures. Aucun territoire traversé par l’histoire – la grande comme la petite - n’est vide de ressentiment, de défiance, de dommages. Ce dernier point pose la question du dédommagement et de la reconnaissance d’un préjudice ou d’une erreur de jugement à l’égard de ceux qui se sentent lésés. C’est ici que le sentiment de perte ne peut se réduire à l’indemnisation. D’où l’enjeu de bien saisir ce que représente le territoire pour ses habitants et de redonner un sens plus constructif à la solidarité.

3.2 Faciliter la connaissance réciproque et l’accès des concitoyens à la délibération

L’accès à la délibération est le problème central de la démocratie locale. On considère de façon logique que les grands problèmes : urgences du monde, globalisation économique, interrogations de

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société ne peuvent être confiés qu’à des personnes éclairées, lesquelles sont à même de débattre, de donner force d’arguments et toute légitimité aux décisions à prendre. Dans cette option, il s’agit de promouvoir avant tout la connaissance objective des faits et des évènements, à l’abri de l’opinion locale et du jugement. Ce processus de délocalisation de la démocratie empêche l’accès à la délibération et renforce les fractures entre le citoyen et ses représentants : asymétrie d’information, intercompréhension, centralisation des décisions et du pouvoir, confusion des enjeux, faible circulation des idées et projets, enclavement, défiance… La « bonne » analyse et la « bonne » interprétation de l’information étant la double clé d’entrée de la participation et de la solution, il y a fort à parier que les choses en restent là pour longtemps car on trouvera toujours de bonnes raisons – l’urgence aidant - de remettre à plus tard la participation… Sur ce point là au moins tout le monde est d’accord.

Force est alors de constater que ce cloisonnement ne laisse à peu près aucune place à l’improvisation, l’innovation, la création, le sensible. Par ailleurs, l’on ne voit pas par quels moyens on pourrait relancer une production en commun si la partie la plus importante de la population se trouve exclus du « réflexif commun » et dans la quasi impossibilité de rendre compte de la moindre expérience sociale. Nous devons alors opérer un renversement et considérer a priori que le désir de connaître et de construire ensemble à égalité de liberté et de relation est la seule condition d’accès à la délibération. Cette condition doit être soutenue par une ambition : celle de redéfinir le bien commun et de valoriser les actes d’expression par lesquels s’exprime le pouvoir des individus et des groupes d’agir sur eux-mêmes, par leur propre implication dans l’échange et le don ouvrant alors la communalité à la production d’un territoire commun.

3.3 Stimuler la fonction entrepreneuriale des territoires   autour des ressources humaines et de l’organisation

La distinction que l’on fait, souvent pour des raisons fonctionnelles et juridiques, entre ressources privées et moyens publics ne prive t’-elle pas les territoires en difficulté de capacités nouvelles d’organisation et de développement ? Cette question éminemment sensible puisqu’elle définit les conditions même d’intervention financière des politiques publiques mérite réflexion. Nous proposons ici quelques suggestions qui peuvent permettre d’appréhender de manière différente les problèmes des limites et restrictions d’intervention sous l’angle des

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ressources humaines et de la réciprocité d’engagement en particulier dans le cadre de projets relevant d’un double intérêt public/privé.

S’il est un secteur d’activité qui a permis de faire avancer la réflexion sur les complémentarités à trouver entre le politique et l’économique c’est bien celui de l’économie sociale. Car c’est dans ce secteur que les politiques publiques ont accompagné de façon soutenue, un peu partout, des projets associatifs ou coopératifs porteurs d’innovation sociale et économique. C’est sur le développement de l’économie solidaire que peuvent aussi reposer de nouveaux modèles économiques qualitativement attachés au lien social, à l’insertion professionnelle, à la préservation des ressources, au bien-être, à la transmission et la mise en réseau des savoirs, des compétences et des biens culturels. Mais c’est aussi dans ce secteur que la question de l’aide financière publique peut entrer en conflit avec l’approche concurrentielle du marché notamment sur des offres de service correspondant à des besoins émergeants auxquels pourraient aussi prétendre des entreprises privées en recherche de développement.

L’on conviendra que la frontière entre les deux domaines est très mince et qu’elle suscite toujours débat. L’idée qu’il existerait un bien fondé public qui serait indépendant de toute participation d’acteurs privés relève d’une logique d’opposition ancienne qui, on le conviendra, ne crée guère les conditions d’une communalité innovante. Par ailleurs, est-on certain que les moyens publics suffiront à garantir la qualité et l’intégrité de ces biens communs sans faire appel à d’autres modes de participation, d’autres modes de financement, d’autres compétences et talents. Pour finir, en quoi l’entrepreneuriat pour prendre un exemple parmi d’autre - mais aussi des professions libérales ou indépendantes : médecins, infirmiers, avocats - serait-il dénué d’une conscience ou d’une éthique civique ?

L’intérêt privé ne peut être un motif suffisant pour exclure toute participation des acteurs économiques à la réflexion sur les moyens nécessaires à la production du bien commun. Il existe en effet, même dans les territoires en grande difficulté, des compétences endogènes - professionnelles, sociales et

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relationnelles - qui pourraient être mises au service de la prospective locale. Ne serait-ce pas là une occasion de valoriser et soutenir l’entrepreneuriat en modifiant le regard que la collectivité et les élus portent usuellement sur les chefs d’entreprises en tant qu’employeurs ou contribuables. Ce sont là les prémisses d’une réflexion qui doit nous amener à stimuler la fonction entrepreneuriale des territoires sans réduire la chose publique au seul périmètre politico-administratif local.

L’une des manières de sortir en douceur de cette aporie à laquelle nous condamne la situation actuelle, est de penser l’ensemble des ressources humaines présentes sur un même territoire - indépendamment des métiers, des statuts, des intérêts, des relations clients-fournisseurs, des concurrences – comme une entreprise collective singulière. Cette vision du territoire comme ensemblier soulève des questions plus pratiques auxquelles la mission prospective que nous proposons pourrait répondre, au moins en termes d’expérimentation.

Peut-on considérer toutes les ressources humaines disponibles sur un territoire comme pouvant relever d’une prise en charge politique ?

En quoi les qualités entrepreneuriales peuvent-elles valablement servir à la dynamique des structures associatives et au soutien des politiques publiques ?

Comment répondre d’un même mouvement à la double nécessité de faire évoluer la gouvernance publique et le management des petites et moyennes entreprises ?

Comment favoriser l’intercompréhension des enjeux et intérêts, réduire les blocages de coopération entre acteurs économiques, acteurs associatifs et acteurs politiques ?

Les réponses que nous pouvons apporter, au fil des projets, à ces questions peuvent contribuer à corriger avec les moyens existants, les inégalités territoriales. Le projet bien sûr est ambitieux, mais il n’y a pas en même temps de recette unique pour l’accomplir. Ce

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qu’exprime de façon synthétique P. Rosanvallon à la fin de son ouvrage la société des égaux :

«  Le commun, il faut sans cesse y insister, n’est pas de l’ordre d’une propriété mais d’une relation. Une communauté se comprend de cette façon comme un groupe de personnes unies par un lien de réciprocité, un sentiment d’exploration concertée du monde, le partage d’un entrelacs d’épreuves et d’espérances. »

4 Vers une labellisation d’excellence territoriale

Il s’agit ici d’engager une réflexion à moyen et long terme sur la mise en qualité des territoires et des pratiques de gouvernance locale. L’observatoire concernant l’égalité des territoires et la réflexion prospective ne peuvent encourager l’émergence de projets ambitieux qu’à condition de réformer les modalités de délibération en ouvrant davantage aux acteurs de la société civile la participation au débat local. Dans cette perspective la gouvernance publique pourrait s’inspirer des processus de certification qualité développés dans les entreprises et les associations notamment dans les domaines relevant du management des ressources humaines, de la conception de projet, de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise ou du développement durable. Ce sont là quelques pistes non exhaustives qu’il conviendrait d’enrichir ; ces paramètres pouvant servir d’indicateurs d’évaluation utiles aussi bien au pilotage des différents projets qu’à la conduite des processus d’implication, de délibération et de décision des acteurs publics et privés. Ceci n’est d’ailleurs pas l’innovation majeure de notre dispositif puisque certains de ces indicateurs sont déjà pris en compte notamment dans le cadre des démarches d’évaluation des projets financés par les fonds structurels européens (FEDER, FSE….).

Il s’agirait seulement d’élargir et d’enrichir ces paramètres pour l’ensemble des actions ayant une origine publique ou mobilisant les ressources et moyens financiers des collectivités locales ou territoriales.

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Ce travail de réflexion sur la transférabilité des démarches qualité est un enjeu essentiel d’organisation si l’on prend soin de ne pas figer les processus dans une norme mais au contraire de les mettre au service de l’apprentissage organisationnel. Sur le plan pratique, cela implique d’arranger ou de combiner différemment l’ensemble des capacités présentes sur un territoire selon les modes de fonctionnement les plus efficients ou les plus opportuns. Cette préconisation rejoint celle émise par H. Sibille, dans une tribune publiée dans La Croix (15/01/2013) où le président de l’AVISE faisant référence à un pacte d’innovation sociale suggère aussi une « réforme entrepreneuriale » dans l’approche des politiques publiques :

« Les contraintes des finances publiques ne sauraient conduire nos gouvernants à gérer en simple comptables les coupes budgétaires. Sortir par le haut de cette période anxiogène nécessite de redonner du souffle et de l’imagination aux politiques publiques, de prendre des risques en libérant les forces créatives, de fabriquer de l’estime de soi et de la confiance. Un Pacte d’innovation sociale, reconnu et promu y contribuerait significativement. »

Il s’agit là d’une première étape de mise en qualité, à la suite de quoi il conviendrait également de se pencher sur des critères de spécification et de différenciation plus subjectifs. Si la question de l’égalité ne peut plus se résumer à un travail d’uniformisation, il semble essentiel de parler différemment de ce qui est différent ; de ce qui fait singulièrement l’identité et le caractère d’un territoire en termes d’affectivité, d’image et de notoriété des productions, de civilité des services, d’évènements festifs, de valorisation du cadre de vie, de prévenance et d’anticipation, de soutien à l’entrepreneuriat et à la dynamique associative… ces indicateurs sont autant d’éléments d’appréhension sensible des lieux, ils en constituent en quelque sorte le climat, la signature, la garantie originelle.

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