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153 II Colóquio Internacional Mudanças Estruturais no Jornalismo. Brasília: Programa de Pós-Graduação em Comunicação da Universidade de Brasília, 2013. ISSN: 2237-4248 Disponível em: www.surlejournalisme.com L’identwité des journalistes : entre affirmation de soi et normalisation déontologique Arnaud Mercier Résumé : L’adoption très rapide de la technologie Twitter dans l’exercice du métier de journaliste questionne les pratiques professionnelles à plusieurs titres. Se pose d’abord la question de l’autonomie éditoriale relative que les journalistes tentent de se donner sur ce support, situé en périphérie de l’espace rédactionnel « légitime », autonomie qu’ils affichent dans leur présentation de soi sur leur compte. De plus, les réseaux sociaux produisent une accélération supplémentaire dans le tempo de l’actualité en direct, qui devient proche de l’urgence absolue. Cela ne manque pas de produire des dérapages de journalistes, des atteintes aux principes déontologiques, qui peuvent donner lieu à des sanctions de leur hiérarchie et à la publication de chartes de bon usage pour réguler les pratiques. Cet article revient donc sur les tensions qui se font jour autour du journalisme sur Twitter entre volonté d’autonomisation rédactionnelle et d’expression de soi et contrôle hiérarchique par les groupes de médias. Mots-clés : Twitter, réseaux sociaux, journalistes, déontologie, identité professionnelle" Introduction Les sites de réseaux sociaux connaissent un fort développement depuis une dizaine d’années grâce notamment au potentiel d’expressivité qu’ils offrent aux abonnés. A l’instar du blog, lié à l’idée d’expression personnelle libre pouvant être facilement partagée, les comptes sur des réseaux comme Facebook, Pinterest, Tumblr ou Twitter sont associés à un désir d’affirmation de soi, souvent dans un mixte de récits mettant en jeu sa vie privée et sa face publique, ce que Allard et Vandenberghe (2003) nomment un « individualisme expressif ». Les rédactions ne pouvaient rester en retrait d’un mouvement d’adhésion continue de la population à ces réseaux socionumériques. Aussi, ont-elles laissé des journalistes à l’esprit pionnier s’essayer à l’apprentissage de ces outils à des fins professionnelles, afin d’aller tisser de nouveaux liens avec les publics. Les réseaux socionumériques sont en constante appropriation par les journalistes sous * Professeur à l’université de Lorraine, France, chercheur au CREM. Responsable de l’Observatoire du webjournalisme (http://obsweb.net). E-mail: [email protected]

L'identiwité des journalistes

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Analyse des mises en scène de soi des journalistes français sur leur compte Twitter et de tous les problèmes de régulation déontologique que Twitter peut poser par rapport à cette présentation de soi et aux usages qui en découlent. Etude réalisée par Arnaud Mercier pour Obsweb, l'Observatoire du webjournalisme

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II Colóquio Internacional Mudanças Estruturais no Jornalismo.

Brasília: Programa de Pós-Graduação em Comunicação da Universidade de Brasília, 2013.

ISSN: 2237-4248

Disponível em: www.surlejournalisme.com

L’identwité des journalistes : entre affirmation de soi et normalisation déontologique

Arnaud Mercier•

Résumé : L’adoption très rapide de la technologie Twitter dans l’exercice du métier de journaliste questionne les pratiques professionnelles à plusieurs titres. Se pose d’abord la question de l’autonomie éditoriale relative que les journalistes tentent de se donner sur ce support, situé en périphérie de l’espace rédactionnel « légitime », autonomie qu’ils affichent dans leur présentation de soi sur leur compte. De plus, les réseaux sociaux produisent une accélération supplémentaire dans le tempo de l’actualité en direct, qui devient proche de l’urgence absolue. Cela ne manque pas de produire des dérapages de journalistes, des atteintes aux principes déontologiques, qui peuvent donner lieu à des sanctions de leur hiérarchie et à la publication de chartes de bon usage pour réguler les pratiques. Cet article revient donc sur les tensions qui se font jour autour du journalisme sur Twitter entre volonté d’autonomisation rédactionnelle et d’expression de soi et contrôle hiérarchique par les groupes de médias. Mots-clés : Twitter, réseaux sociaux, journalistes, déontologie, identité professionnelle" Introduction

Les sites de réseaux sociaux connaissent un fort développement depuis une dizaine

d’années grâce notamment au potentiel d’expressivité qu’ils offrent aux abonnés. A l’instar du

blog, lié à l’idée d’expression personnelle libre pouvant être facilement partagée, les comptes sur

des réseaux comme Facebook, Pinterest, Tumblr ou Twitter sont associés à un désir

d’affirmation de soi, souvent dans un mixte de récits mettant en jeu sa vie privée et sa face

publique, ce que Allard et Vandenberghe (2003) nomment un « individualisme expressif ». Les

rédactions ne pouvaient rester en retrait d’un mouvement d’adhésion continue de la population à

ces réseaux socionumériques. Aussi, ont-elles laissé des journalistes à l’esprit pionnier s’essayer à

l’apprentissage de ces outils à des fins professionnelles, afin d’aller tisser de nouveaux liens avec

les publics.

Les réseaux socionumériques sont en constante appropriation par les journalistes sous

• * Professeur à l’université de Lorraine, France, chercheur au CREM. Responsable de l’Observatoire du webjournalisme (http://obsweb.net). E-mail: [email protected]

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des formes qui s’inventent au fil du temps. Nous avons procédé à une première étude

systématique des usages de Twitter et Facebook par les journalistes français et les sites

d’information, durant le mois de janvier 2012, en établissant une liste d’environ 600 comptes sur

chacun des deux supports. Une synthèse des principaux résultats a été mise en ligne

(http://obsweb.net/2012/05/14/enquete-sur-les-usages-des-reseaux-sociaux-par-les-

journalistes-francais/). Il apparaît que Twitter est bien plus apprécié et donc approprié par les

journalistes, pour l’exercice de leur métier, que Facebook. Twitter sert aussi bien d’outil

promotionnel pour annoncer ce qui est paru sur le site, que de lieu de commentaire et d’annonce

d’infos chaudes (« breaking news »), de couverture en direct d’événements spécifiques, ou encore

de source de repérage de faits en train d’advenir, ou enfin de lieu de crowdsourcing. Nous

aboutissons à des conclusions similaires à celle d’une étude faite aux États-Unis sur 13 supports

d’information (The George Washington university, 2011).

L’adoption de ces outils socionumériques ne va pas sans questionner le métier de

journaliste. Les comportements émergents font apparaître des polémiques et le besoin de définir

de nouveaux réglages entre les acteurs concourant à la production d’information. L’objet de cet

article est de cerner ces rapports conflictuels qui émergent dans les médias occidentaux, depuis

quelques années, liés à :

- la façon dont les journalistes, à titre individuel, négocient leur identité sur le réseau

Twitter ;

- des situations de « dérapages » ou jugés tels par la hiérarchie éditoriale, qui ont valu à des

journalistes des sanctions, souvent lourdes ;

- la manière dont la déontologie est convoquée pour aider à la mise en place d’un

(re)cadrage normatif collectif avec les résistances qui perdurent côté journalistes.

Affirmation de soi, expressivité et bricolage identitaire

Les réseaux socionumériques reposent en partie sur l’expression de soi, et souvent dans

une logique de libération de certains cadres et conventions sociales qui régissent les interactions

sociales ordinaires.

Des technologies de l’affirmation de soi

Les réseaux socionumériques sont perçus et vécus comme des technologies d’affirmation

de soi permettant de laisser libre cours à l’exposition de son intimité, de ses goûts, de sa

personnalité, sans censure, au risque de l’impudeur, ce que nous appellerons ici : expressivité de soi.

Page 3: L'identiwité des journalistes

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Les modalités d’une telle appropriation sont multiples : choix des contenus diffusés, façon de

s’exprimer, portrait de soi dans son profil public (photos, informations sur soi, ses titres et

fonctions…), investissement ou non des capacités offertes de personnaliser le dispositif de

présentation des pages écrans. Cela implique que les médias sociaux, tout sociaux qu’ils soient

puisqu’ils s’inscrivent dans une économie de la circulation, du partage et de l’interaction, n’en

sont pas moins aussi des médias personnels, au sens où « des particuliers créent du contenu

multimédia personnel dans un cadre non institutionnalisé » et où « tout le monde devient assez

qualifié pour être un producteur de médias et est susceptible d'avoir un public pour ses

productions » (Lüders, 2008: 393; 394).

Du coup, ce qui se joue sur les profils des utilisateurs touche à l’identité. Identité

personnelle et sociale. Que ce soit par les actes, mots, photos posés là sciemment pour construire

l’identité que l’on souhaite donner à voir, ou que ce soit par les contenus que l’on laisse : véritable

livre ouvert sur notre personnalité, offert à l’herméneutique des internautes. Fred Dervin et

Yasmine (2009) énumèrent une série de questions autour de cette réalité sociale dont celles-ci :

« quelles sont les spécificités des (co-)constructions du soi par le biais des technologies

numériques ? Comment ces technologies contribuent-elles à présenter le soi ? Que dit-on du soi ?

Comment le dit-on ? Comment le construit-on ou le met-on en scène ? Avec qui ? Pour qui ?

Pourquoi ? Quels mythes de l’identité sont identifiables dans les productions de soi ? » (Dervin &

Abbas, 2009 : 12). Les réseaux socionumériques peuvent être utilisés de façon à proposer à ceux

qui nous suivent une « identité supplémentaire » (Idem : 19), identité sociale et personnelle tout

en maîtrise voire en idéalisation, car retravaillée et valorisée ; identité en décalage, hors des codes

imposés ou attendus, pour surprendre ou s’affirmer ; identité renouvelée, le dispositif

technologique étant l’occasion de se fabriquer sui generis une identité numérique (avec force

avatars, noms d’emprunt, références à des personnages, convocation de nos mythologies

personnelles…).

En adoptant un point de vue goffmanien (Goffman, 1973) on peut considérer les réseaux

socionumériques comme des scènes, où se rejoue, mais de façon renouvelée, le jeu des rôles et des

faces donnant lieu ou non à des interactions sociales réussies. C’est dans cette perspective

théorique que travaillent Coutant et Stenger (2010), en définissant le profil d’un titulaire de

compte sur réseau socionumérique comme « une narration par laquelle on présente sa face et

dont le vocabulaire et la syntaxe sont constitués par les activités en ligne. Cette construction

commence dès l’inscription au moment où l’individu remplit les quelques renseignements qui

apparaitront dans la partie "infos". Elle ne fait ensuite que se développer à chaque nouvelle action

de l’individu qui vient allonger le fil d’actualité. Ainsi s’illustre parfaitement l’aspect processuel,

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multi-facette et narratif de l’identité ». Dans la construction de son profil numérique, cela renvoie

notamment à la mise en avant de marqueurs identitaires liés à la civilité (nom, genre,

profession…) ou de marqueurs constitutifs de ce que Cardon (2008) nomme « l’identité

agissante », celle des actes, des productions, des valeurs…

La gestion de l’image de soi sur les réseaux socionumériques, dès lors qu’on en fait un

usage d’expressivité de soi, est une vraie difficulté, faite de dialectiques subtiles voire

contradictoires entre ce qu’on veut, doit et peut montrer et exposer à la face du monde mais

d’abord à son entourage, ses amis, ses pairs, ceux qui nous connaissent déjà, qui nous fréquentent

et ceux qu’on ne connaîtra que virtuellement ou, mieux encore, qu’on espère attirer vers son

compte grâce à son profil. Danah Boyd a bien mis en évidence ces possibles contradictions pour

les adolescents. « Ils doivent travailler sur la façon dont ils se voient eux-mêmes et dont ils

veulent être vus et doivent alors utiliser des outils pour articuler formellement les deux, souvent

sans les mécanismes de rétroaction et sans le contexte qui rendent transparente la gestion des

impressions » (Boyd, 2008: 128-129).

Twitter et le requestionnement de l’identité journalistique

Dès lors que les journalistes ont adopté le site de micro-blogging Twitter (créé en 2006)

pour le détourner en un outil de traitement de l’information (ce qui n’était pas du tout envisagé

par ses concepteurs), ils ont réouvert la question si souvent posée dans l’histoire du métier, des

contours de leur identité professionnelle, entre affirmation de la personnalité de l’individu

journaliste et l’inscription de son action dans le cadre collectif et contraignant, d’une rédaction,

d’une ligne éditoriale et de règles déontologiques ; entre nouvel « art de faire » et modes de

traitement de l’information ayant acquis force d’évidence car largement admis, pratiqués et même

routinisés.

L’adoption très rapide de ce dispositif de communication est l’objet de discours de la

profession sur elle-même,. Une querelle entre les « anciens » et les « modernes » semble se jouer

entre ceux qui ont initialement refusé et dénigré ce nouveau support jugé sans intérêt pour

l’expression journalistique et les primo adoptants suivis par d’autres après (Ahmad, 2010; Farhi,

2009).

La polémique interne autour de la notion d’egobranding où le journaliste construirait sa

marque personnelle en ligne, faisant fi des solidarités de rédaction et d’une humilité attendue,

s’est beaucoup nourrie des façons d’être sur les réseaux socionumériques (Lomborg, 2011), où

« une partie des messages consiste en une autoédition de publiants construisant eux-mêmes les

conditions de leur reconnaissance » (Merzeau, 2013 : 46). Les jugements oscillent entre usages

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pour valoriser le site et la rédaction et attitudes plus personnelles voire égocentrées mais qui se

justifieraient par les nécessités actuelles du marché du travail et l’obligation de construire sa

notoriété en ligne pour être vu et accéder in fine aux médias traditionnels. Investir sur Twitter est

aussi une façon de consolider ou acquérir ce que Nathalie Heinich nomme « un capital de

visibilité ». Capital qui est accumulable : « plus une vedette est visible, plus augmente le nombre

de ses fans, plus l’exploitation de son image rapporte de profits, plus elle passe dans les médias et

plus augmente sa visibilité » (Heinich, 2012 : 49). Sur les réseaux socionumériques, ce capital de

visibilité est mesurable, grâce au nombre de friends ou de followers qui s’affiche sur le compte. Une

partie de la stratégie de présentation de soi des journalistes sur Twitter est donc déterminée aussi

par cet enjeu : attirer l’attention, voir donc ses message être repris, disséminés, espérer en tirer

pour bénéfice de voir son nombre d’abonnés croître. De façon plus générale, « la visibilité est au

cœur du dispositif de Twitter » (Domenget, 2013 : 186). L’enjeu de visibilité n’est cependant pas

le même pour les journalistes déjà célèbres sur leurs médias grand public et ceux, moins connus

ou émergeant sur le marché journalistique, qui doivent accumuler du capital de visibilité. Avec

pour enjeu de se retrouver dans une situation de « prestige » où l’assymétrie entre le nombre de

ceux qui nous suivent et la petite quantité de ceux qu’on suit, sera flagrante.

Se pose aussi la question de l’autonomie relative que les journalistes sur Twitter tentent de

se donner par ce moyen, situé en périphérie de l’espace rédactionnel « légitime ». On trouve des

similitudes avec ce qui a pu s’expérimenter un temps avec les journalistes bloggeurs (Le Cam,

2006) même si la question fut là redoublée fortement par l’enjeu du journalisme amateur. Les

réseaux sociaux reposent également la question du rythme et du manque de recul, puisqu’ils

produisent une accélération supplémentaire dans un tempo de l’information pourtant déjà

marqué par l’urgence. Les usages des réseaux sociaux pour l’information approfondissent aussi le

questionnement des journalistes sur ce qui fait leur métier et leur spécificité, dès lors qu’ils

plongent dans le bruit ambiant en mêlant leur parole à celle des anonymes. Alfred Hermida

(2010) évoque à cet égard des « formes de para-journalisme » qui contribuent à créer un

« ambient journalism ». Alors quelle est donc l’identité que les journalistes français les plus actifs

sur Twitter donnent à voir ?

L’identwité des journalistes Le passage expressif sur Twitter a pour potentielle conséquence une remise en cause de

l’identité statutaire du journaliste, selon la manière dont chacun s’empare de ce dispositif. C’est

cette oscillation entre engagement expressif individuel et privé et adoption professionnelle cadrée

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que nous retrouvons dans la façon dont les journalistes français (mais aussi américains et

britanniques) conçoivent leur profil et personnalisent leur interface - pour ceux qui le font. À

partir d’un corpus de 600 comptes Twitter élaboré en janvier 2012, nous avons extrait les 150

premiers journalistes, selon une combinatoire nombre de followers, nombre de comptes suivis et

nombre de tweets émis. Nous avons également utilisé plusieurs twitter lists élaborées par et pour

des journalistes anglophones pour parcourir les profils de presque 1000 journalistes, en recherche

de confirmation des observations faites en France.

La psychosociologie nous a appris que l’identité est le fruit d’une articulation entre les

diverses combinatoires possibles des identifications attribuées (identité par et pour autrui) et des

identités construites et revendiquées (pour soi). L’identité se présente donc comme un point

d’équilibre (souvent à restabiliser) entre l’affirmation d’une singularité individuelle et la pression

d’appartenance à un groupe donné par incorporation des figures d’identification prescrites.

Zygmunt Bauman (2006 : 44) parle à ce titre « d’une quête d’identité toujours tiraillée dans des

directions opposées ». Pour le sociologue Claude Dubar, il y a crise des identités sociales (Dubar,

2000) dès lors que les figures traditionnelles d'identification prescrites des individus (culturelles

ou statutaires) ont perdu de leur légitimité et de leur efficacité et que les formes plus récentes

(réflexives et narratives, reposant sur un projet personnel d’accomplissement…) ne sont pas

encore pleinement constituées. Or, plus les identifications stables s’affaiblissent, plus les identités

individuelles ont besoin d’être racontées et exposées.

Prolongeant ces analyses, Danilo Martuccelli conceptualise ces transformations en cours,

en essayant de cerner ces « labilités identitaires ». Il constate que le caractère composite de

l’identité individuelle est accentué « par la prolifération de topiques narratives de soi auxquelles

peut recourir un acteur pour parler de ses pratiques ou pour s’autoreprésenter » (Martuccelli,

2002 : 356). Si ces topiques restent enracinées dans des traditions culturelles et sociales, leur usage

ouvre pourtant une voie assez vaste à des formes d’individualisation, ne serait-ce que par

l’ouverture très large de la palette des combinaisons possibles. Le savant mélange entre les figures

d’identification relevant de la réalité et celles puisées dans l’imaginaire, est amené à se recombiner

en laissant une part plus grande au registre de l’imagination. L’identité est néanmoins marquée

par la quête d’unité entre ces exigences. Martuccelli parle alors d’un « double individualisme »

pour décrire ce tiraillement entre des « aspirations culturelles opposées », à la recherche d’une

unité personnelle. « L’une est axée sur la performance, la capacité de maîtrise de l’environnement,

une rationalité qui met en accord les moyens et les fins. L’autre est fondée sur l’expression, le

désir de montrer son authenticité, une raison humanitaire engagée dans un rapport

communicationnel à autrui et expressif envers soi-même. (…) L’identité est ici la capacité à tenir

Page 7: L'identiwité des journalistes

159

ensemble un discours sur sa propre authenticité et une pratique qui l’insère dans un projet de

réussite sociale » (Martuccelli, 2002 : 378 & 379). Et Papacharissi évoque d’une autre manière

cette idée de quête délicate d’unité, en parlant d’un « équilibre privé/public présent dans tout

réseau social », avec pour paradoxe oxymorique que les styles de présentation de soi prennent

corps dans « des espaces privativement publics et publiquement privés » (Papacharissi, 2013 :

217).

En plus de ses vertus pour la circulation de l’information, l’adoption de Twitter par les

journalistes peut donc s’interpréter comme une volonté d’adopter des figures nouvelles

d’identification dans ce dispositif technologique qui fait la part belle à l’expressivité, la

convivialité, le partage.

Il apparaît toutefois dans notre corpus qu’une majorité de profils sont pensés comme

professionnels et très neutres. Souvent, les journalistes les plus connus, appartenant aux médias

les plus reconnus, font assaut d’ascétisme dans leur présentation d’eux-mêmes. Une photo des

plus classiques trône sur un fond noir et l’arrière plan global est un de ceux fournis par

l’hébergeur. Leur biographie est souvent laconique, on y mentionne le média d’exercice, la

fonction, parfois l’émission. Des versions plus développées font état des derniers ouvrages du

journaliste, de l’existence d’un blog personnel ou de son émission, de sa trajectoire journalistique

antérieure. Ces journalistes, d’autant plus nombreux qu’ils sont en responsabilité, rendent donc

public un acte d’allégeance et d’appartenance à leur rédaction, faisant taire leur expression de soi

au profit de leur identité professionnelle et institutionnelle.

Identité mosaïque : journaliste… et autre chose

Un peu plus complexes sont les comptes qui entremêlent franchement le professionnel et

le personnel. On en trouve beaucoup aux États-Unis et quelques-uns très emblématiques en

France, comme celui d’un des fondateurs de Rue89, Pascal Riché. Le symbole de la mosaïque mis

en fond de son profil illustre l’idée qu’il n’est pas que journaliste puisqu’il est aussi « bien d’autres

choses ».

Page 8: L'identiwité des journalistes

Ce profil nous renseigne sur la claire conscience chez certains, du mélange des genres

inhérent à la présence des journalistes sur les

dessous on perçoit différentes motivations de cette ouverture vers la sphère privée. Gilles

Donada affiche son hobby : la marche, il est «

Twitter « blog du marcheur », où l’on voit que sont liés marche et catholicisme (il est dans un titre

de presse confessionnel) car il est beaucoup question de pèlerinages. Il propose aussi un lien vers

son blog consacré à un exercice autoréflexif sur le métier. Cédric Garo

musicales et revendique son statut de créateur d’un réseau social dédié aux végétariens.

Ce profil nous renseigne sur la claire conscience chez certains, du mélange des genres

inhérent à la présence des journalistes sur les réseaux sociaux. À travers les quatre exemples ci

dessous on perçoit différentes motivations de cette ouverture vers la sphère privée. Gilles

: la marche, il est « caminophile » et propose un lien vers son compte

», où l’on voit que sont liés marche et catholicisme (il est dans un titre

de presse confessionnel) car il est beaucoup question de pèlerinages. Il propose aussi un lien vers

son blog consacré à un exercice autoréflexif sur le métier. Cédric Garofé étale ses compétences

musicales et revendique son statut de créateur d’un réseau social dédié aux végétariens.

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Ce profil nous renseigne sur la claire conscience chez certains, du mélange des genres

réseaux sociaux. À travers les quatre exemples ci-

dessous on perçoit différentes motivations de cette ouverture vers la sphère privée. Gilles

» et propose un lien vers son compte

», où l’on voit que sont liés marche et catholicisme (il est dans un titre

de presse confessionnel) car il est beaucoup question de pèlerinages. Il propose aussi un lien vers

fé étale ses compétences

musicales et revendique son statut de créateur d’un réseau social dédié aux végétariens.

Page 9: L'identiwité des journalistes

Exaltation d’un espace de liberté On remarque aussi la forte présence d’images qui associent les comptes Twitter à un

espace géographique, à une étendue large et ouverte qui connotent la liberté et la libération. C’est

vrai des espaces ouverts et «

d’infinitude et d’évasion : nuages et ciels (promesses du blue bird symbole de Twitter), mers et

étendues d’eau, routes et chemins, paysages grandioses. Ces images illustrent l’idéal qui associe

Internet aux mots et notions de «

Exaltation d’un espace de liberté

On remarque aussi la forte présence d’images qui associent les comptes Twitter à un

espace géographique, à une étendue large et ouverte qui connotent la liberté et la libération. C’est

vrai des espaces ouverts et « sauvages » où la ligne de fuite visuelle donne un sentiment

: nuages et ciels (promesses du blue bird symbole de Twitter), mers et

étendues d’eau, routes et chemins, paysages grandioses. Ces images illustrent l’idéal qui associe

Internet aux mots et notions de « navigation », « surf », « plongée »…

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On remarque aussi la forte présence d’images qui associent les comptes Twitter à un

espace géographique, à une étendue large et ouverte qui connotent la liberté et la libération. C’est

donne un sentiment

: nuages et ciels (promesses du blue bird symbole de Twitter), mers et

étendues d’eau, routes et chemins, paysages grandioses. Ces images illustrent l’idéal qui associe

Page 10: L'identiwité des journalistes

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Le compte de Xavier Ternissien est intéressant car il fait coup double : il offre à la fois

une référence cinématographique, étalant ainsi ses goûts esthétiques, tout en renvoyant à une

mythologie de la route, de l’évasion, puisqu’il reprend une image du film d’errance libertaire Into

the wild.

Page 11: L'identiwité des journalistes

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Profils décalés et journalisme LOL

L’investissement expressif de soi dans son profil devient plus fort chez les journalistes qui

décident d’adopter une posture décalée, par le texte et/ou l’image. La rupture avec les

conventions journalistiques est réelle et assumée, puisque la mise en scène de soi et de son

compte vise à intriguer, à y voir autre chose que le journaliste de métier, mais bien l’humain qui

est derrière la façade professionnelle.

On trouve des exemples sur les comptes anglophones de présentations gentiment

décalées, très axées sur les goûts personnels, comme Joyce Chen : « Enthusiast of square plates,

bubble tea, good beats, sweet treats. Web editor at http://Usmagazine.com . Not a fan of onions,

loves Funyuns ». Le compte du journaliste de la chaîne LCI Benoit Gallerey est un bien curieux

mélange, donc atypique à bien des égards. Son fond d’écran est totalement décalé, puisqu’il

exploite un fond d’images issu d’un site suédois rendant hommage à des groupes musicaux

improbables, de dance rock. Les images kitch se succèdent, comme en ce moment avec le groupe

Pererix. Son portrait est remplacé par un dessin expressif de lui. Son arrière-plan de portrait a une

teneur plus militante. Il reprend une photo engagée de députés polonais du parti démocratique

Palikot protestant, par des masques, contre l'accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) visant

à mieux protéger le droit de la propriété intellectuelle et industrielle sur Internet et jugé liberticide

par nombre d’internautes libéraux ou libertaires. Le texte de présentation est tout aussi décalé le

rédacteur en chef qu’il est, devient sous sa plume : un « raide red chef » et on apprend que,

mystérieusement le groupe de rock Pink Floyd « diffuse mon visage sur écran géant ». Il nous a

donné pour explication (en direct message) que cela renvoyait aux débuts de concert où Roger

Waters cassait à la masse son portrait sur écran géant avant d’entonner The wall. Et de poursuivre

Page 12: L'identiwité des journalistes

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avec autodérision : « J'ai préféré mentionner cette utilisation de mon image qu'écrire "je suis une

légende". :-) »

Georges Kaplan choisi l’autoportrait décalé, avec pour avatar une célèbre scène du film La mort au trousse d’Hitchcock. En sa qualité de secrétaire de rédaction, il s’autoproclame, non sans ironie sans doute, « aristocrate du print, du bon français et du code typo ». Il affirme son appartenance à un club de défenseurs des pâtes à l’italienne. Il ne fait aucune mention de son employeur mais juge bon de préciser quand même que son « compte est indépendant de toute rédaction ».

Un journaliste de France info personnalise son profil, avec une photo de Christopher Walken dans le film de M. Cimino Heaven’s gate. Son arrière-plan reprend la pochette d’un album du groupe de hip hop, Slum village. Et l’affirmation de son ancrage culturel américain est complétée par son arrière-plan global : une photo des buildings de New York.

On retrouve logiquement dans les présentations de soi, un des usages des messages

journalistiques émis sur Twitter, à savoir la recherche de l’humour au profit d’un journalisme

LOL, en quête du bon mot, du clin d’œil moqueur et amusé que nous avons identifié dans notre

étude précédente (Mercier, 2013). Samuel Goldschmidt (@rtlgrandest) se présente ainsi comme

« Reporter pour RTL. Vers la Lorraine, l'Alsace, la Franche-Comté, la Champagne-Ardenne et

au-delàààà ! », dans un phrasé tout droit venu de Buzz l’éclair dans le dessin animé Toys story.

Page 13: L'identiwité des journalistes

S’afficher en provocateur

La provocation est un des ressorts de ces portraits décalés et une façon efficace, parfois

radicale de s’affirmer dans sa singularité et de se faire remarquer dans le flot des journalistes qui

arpentent Twitter.

Que l’on songe à cette journaliste de Med

qui a choisi pour avatar un buste de Christ sur la croix en

Playmobil

La provocation peut aller plus loin encore. Chez Philippe Brochen, son portrait est

remplacé par un cliché (de Reuters, en 2011) d’un chien à lunettes noires fumant le cigare.

Laurent Guimier, directeur de l'information

numérique du pôle news de Lagardère Active,

rompt avec l’esprit de sérieux attendu d’une

telle fonction : son fond d’écran est une photo

de pièces de Légo et il s’affiche comme

« clown en formation… ».

La provocation est un des ressorts de ces portraits décalés et une façon efficace, parfois

radicale de s’affirmer dans sa singularité et de se faire remarquer dans le flot des journalistes qui

Que l’on songe à cette journaliste de Mediapart, Marine Turchi,

qui a choisi pour avatar un buste de Christ sur la croix en

David Abiker détourne une photo Reuters prise en 2011 pour célébrer le 90e anniversaire du Parti communiste chinois. Son avatar est un spiderman portant turban. Et son texte d’accompagnement est une sentence un brin provocante : « touche pas à mes élites

C’est dans un esprit punk, que JeanFerraud se portraiture. Il se revendique de la « dinguerie numérique », et n’hésite pas à se désigner comme simple « supplétif culturelexiste des autoportraits plus flatteurs. En janvier 2012, il formulait un peu différemment« Journaliste old school mais pas vieux. Maître Gonzo autoproclamé. TwitterAddict. Blogueur erratique. Punk avec un futur. Econoclaste

La provocation peut aller plus loin encore. Chez Philippe Brochen, son portrait est

remplacé par un cliché (de Reuters, en 2011) d’un chien à lunettes noires fumant le cigare.

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Laurent Guimier, directeur de l'information

numérique du pôle news de Lagardère Active,

rompt avec l’esprit de sérieux attendu d’une

: son fond d’écran est une photo

de Légo et il s’affiche comme

La provocation est un des ressorts de ces portraits décalés et une façon efficace, parfois

radicale de s’affirmer dans sa singularité et de se faire remarquer dans le flot des journalistes qui

David Abiker détourne une photo Reuters prise anniversaire du Parti

communiste chinois. Son avatar est un spiderman portant turban. Et son texte d’accompagnement est une sentence un brin

touche pas à mes élites ! »

C’est dans un esprit punk, que Jean-Claude raud se portraiture. Il se revendique de la

», et n’hésite pas à se supplétif culturel ». Il

existe des autoportraits plus flatteurs. En janvier 2012, il formulait un peu différemment :

mais pas vieux. Maître Gonzo autoproclamé. TwitterAddict. Blogueur erratique. Punk avec un futur. Econoclaste ».

La provocation peut aller plus loin encore. Chez Philippe Brochen, son portrait est

remplacé par un cliché (de Reuters, en 2011) d’un chien à lunettes noires fumant le cigare.

Page 14: L'identiwité des journalistes

166

L’arrière-plan est composé d’une provocatrice photo de l’actrice et icône trash connue, Asia

Argento, nue, dans une position lascive et fumant elle aussi.

Il évoque par un texte décalé lui aussi, son appartenance au journal Libération, mais tout se

passe comme si le journaliste poussait très loin la provocation pour bien ancrer l’idée d’une

séparation radicale entre sa parole personnelle et celle de son journal.

La promesse d’un engagement journalistique

Certains journalistes jouent des effets de mise en scène de leur compte pour afficher ou

réaffirmer leurs convictions et engagements journalistiques. Les journalistes (singulièrement

d’investigation) utilisent des photos qui renvoient à des événements où des journalistes ont joué

leur rôle de contre-pouvoir. Philippe Mathon, rédacteur en chef du Vanity Fair France, a

remplacé sa photo par celle des deux acteurs jouant le rôle des découvreurs du Watergate dans le

film Les hommes du président. Fabrice Arfi, enquêteur chez Médiapart, a tapissé son fond de compte

d’un article de Seymour Hersh, grand journalistes d’investigation américain qui a dévoilé les

horreurs de la guerre du Vietnam ou fait tomber des têtes au sein de la CIA pour diverses

turpitudes coupables.

L’un des cofondateurs du site Médiapart, illustre la volonté de « porter la plume dans la plaie » selon l’expression d’Albert Londres et d’incarner un journalisme engagé, sa photo étant remplacé par un dessin de stylo poing levé :

On retrouve cette verve engagée dans des profils de journalistes anglophones. Ainsi Ben

Swann, journaliste à Cincinnati qui affiche une posture de combat contre la domination des

Page 15: L'identiwité des journalistes

167

techniques de relation publique : « Journalism is printing what someone else does not want

printed. Everything else is public relations ».

Le ton engagé se retrouve aussi sur une forme différente, de l’ordre de la revendication

syndicale. Les réseaux sociaux comme espace d’expression et de diffusion d’informations auprès

des publics commencent aussi à être utilisés par les journalistes pour faire passer des messages

concernant leur situation salariale ou l’avenir de leur rédaction. Ainsi Kefti Widad, après avoir

travaillé pour le Bondy blog, exprime-t-elle son amertume et sa colère par rapport à sa situation

personnelle qu’elle présente avec un certain humour noir.

En mars 2013, les journalistes du San Francisco Chronicle ont utilisé l’espace profil de leurs

réseaux sociaux pour attirer l’attention de leurs followers sur leur plateforme revendicative

(Facebook et Twitter principalement) en remplaçant leurs photos personnelles par un carré

rouge, en signe de protestation contre la politique sociale de leur direction et en y diffusant un

appel à soutien auprès du public. Leurs réseaux sociaux apparaissent comme d’efficaces « new

picket lines ».

Dérapages et sévères recadrages Faire usage de Twitter pour s’exprimer à titre très personnel, tout en se revendiquant de

son statut de journaliste, pire : de son appartenance à une rédaction, n’a pas manqué de soulever

des polémiques au sein des titres. Suite à des écarts jugés trop importants entre la ligne d’un titre,

ses intérêts financiers et d’image et la manière de s’exprimer sur Twitter de certains journalistes,

des mesures sévères de recadrages ont été prises, pouvant aller jusqu’au licenciement.

Page 16: L'identiwité des journalistes

168

Les risques de vanner et persifler

L’éviction de Pierre Salviac en mai 2012 suite à un Tweet d’un goût douteux, est un bel

exemple de ce que Twitter a de libératoire dans la parole journalistique, surtout quand on se laisse

déborder par le désir de faire ce qu’on croit être un bon mot : « à toutes mes consœurs je dis :

« baisez utile vous avez une chance de vous retrouver première Dame de France » ;-) .

La goujaterie insultante de ce tweet visant Valerie Trierweiler (compagne du Président

Hollande) a été intensément commentée sur les réseaux socionumériques, suscitant des centaines

de réactions indignées, d’internautes comme de journalistes, manifestant ainsi le pouvoir

d’autorégulation de cet « espace en commun ». Il est intéressant de noter que le patron de

l’information de RTL, Jacques Esnoux, s’est senti obligé de dénoncer lui aussi sur Twitter le

propos injurieux de son collaborateur, avant de l’évincer, en l’interpellant directement : « Ton

tweet est absolument intolérable. J’y vois un sexisme vulgaire inqualifiable que je condamne ».

Le 3 mai 2012, durant le « printemps d’érable » au Canada, une journaliste travaillant pour

The Gazette (Montréal) a couvert une manifestation d’étudiants canadiens ayant décidé de défiler

presque nus. Anne Sutherland dans sa couverture de l’événement sur Twitter, a joint, dans ses

sarcasmes, jugement politique (elle ne soutient visiblement pas le mouvement) et remarques

blessantes sur le physique de certains étudiants dénudés. Son ton de raillerie laissait prise à

l’accusation de mépris, appelant certains à se rhabiller pour des raisons esthétiques.

Page 17: L'identiwité des journalistes

169

Comme on pouvait s’y attendre, de nombreux internautes se sont sentis blessés par cette

attitude et ont protesté sur Twitter et sur Facebook (une page dédiée a même été ouverte). Dès le

lendemain, la journaliste a présenté ses excuses sur son fil Twitter puis l’a fermé définitivement

(ce qui explique qu’on ne retrouve plus trace de ces excuses). Le quotidien a également réagi sur

Twitter, le lendemain matin, en publiant deux tweets pour redire sa stratégie d'utilisation des

médias sociaux.

-@mtlgazette La politique de The Gazette énonce que nos journalistes doivent se

comporter d'une manière à ne pas se compromettre eux-mêmes, leurs collègues ou le

journal...

-@mtlgazette The Gazette prend tous les manquements à l'éthique très au sérieux.

Page 18: L'identiwité des journalistes

Les risques de critiquer sa rédaction sur Twitter

Dans une radio de l’Arkansas, Renee Gork a été virée, en août 2010, à cause d’un seul de

ses tweets. Son directeur s’en est expliqué dans une interview. Il lui reproche un défaut de loyauté

sur son compte personnel Twitter. Elle a osé dire sur son compte a

couverture d’un événement, qu’elle aurait préféré en couvrir un autre, se déroulant au même

moment. La faute peut sembler assez vénielle, mais son supérieur affirme

employees covering the Razorbacks to ge

to be covering the Gators and things like that

Fin novembre 2012, suite à des critiques émises publiquement par des salariés de la BBC

contre leur station (“the Newsnight crisis”) sur leurs comptes sociaux, deux salariés ont été

renvoyés.

Les risques d’exprimer ses opinions personnelles Octavia Nasr, ex-senior editor pour le Proche et Moyen Orient à CNN a été licenciée

parce qu’à l’occasion d’un de ses tweets, en juillet 2010, elle a osé afficher son «

dignitaire chiite décédé du Hezbollah, alors qu’il s’agit d’une organisation ter

États-Unis. « Sad to hear of the passing of Sayyed Mohammed Hussein Fadlallah …

Hezbollah’s giants I respect a lot

Les risques de critiquer sa rédaction sur Twitter

Aux lendemains de l’élection présidentielle, un grand reporter de la chaîne publique France3 se réjouit bruyamment et réclame sans ménagement le départ du PDG et du directeur de l’information, sur soncompte. Se justifiant ensuite au nom «potache », il a toutefois dû subir les foudres de sa hiérarchie. Convoqué pour un entretien de licenciement préalable, il a finalement (grâce au soutien syndical) vu sa sanction commuée en mise à pied, avec excuses publiques à la clé. L’incident est censé faire jurisprudence comme le reconnaît le syndicaliste Marc Chauvelot, représentant de la CGT « La direction a envoyé un message fort : on ne peut pas faire n'importe quoi sur Twitter. Joseph Tual a lui-même recadré ses propos ».

Dans une radio de l’Arkansas, Renee Gork a été virée, en août 2010, à cause d’un seul de

ses tweets. Son directeur s’en est expliqué dans une interview. Il lui reproche un défaut de loyauté

sur son compte personnel Twitter. Elle a osé dire sur son compte alors qu’elle était affectée à la

couverture d’un événement, qu’elle aurait préféré en couvrir un autre, se déroulant au même

La faute peut sembler assez vénielle, mais son supérieur affirme

employees covering the Razorbacks to get on the Twitter account and say how much she’d prefer

to be covering the Gators and things like that ».

Fin novembre 2012, suite à des critiques émises publiquement par des salariés de la BBC

contre leur station (“the Newsnight crisis”) sur leurs comptes sociaux, deux salariés ont été

Les risques d’exprimer ses opinions personnelles

senior editor pour le Proche et Moyen Orient à CNN a été licenciée

parce qu’à l’occasion d’un de ses tweets, en juillet 2010, elle a osé afficher son «

dignitaire chiite décédé du Hezbollah, alors qu’il s’agit d’une organisation ter

Sad to hear of the passing of Sayyed Mohammed Hussein Fadlallah …

Hezbollah’s giants I respect a lot ». Les internautes israéliens se sont insurgés de cette prise de

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Aux lendemains de l’élection présidentielle, un grand reporter de la chaîne publique France3 se réjouit bruyamment et réclame sans ménagement le départ du PDG et du directeur de l’information, sur son compte. Se justifiant ensuite au nom « d’un humour

», il a toutefois dû subir les foudres de sa hiérarchie. Convoqué pour un entretien de licenciement préalable, il a finalement (grâce au soutien syndical) vu sa sanction commuée en mise à

ec excuses publiques à la clé. L’incident est censé faire jurisprudence comme le reconnaît le syndicaliste Marc Chauvelot, représentant de la CGT

La direction a envoyé un message fort : on ne peut pas faire n'importe quoi sur Twitter. Joseph Tual a

Dans une radio de l’Arkansas, Renee Gork a été virée, en août 2010, à cause d’un seul de

ses tweets. Son directeur s’en est expliqué dans une interview. Il lui reproche un défaut de loyauté

lors qu’elle était affectée à la

couverture d’un événement, qu’elle aurait préféré en couvrir un autre, se déroulant au même

La faute peut sembler assez vénielle, mais son supérieur affirme : « We can’t allow

t on the Twitter account and say how much she’d prefer

Fin novembre 2012, suite à des critiques émises publiquement par des salariés de la BBC

contre leur station (“the Newsnight crisis”) sur leurs comptes sociaux, deux salariés ont été

senior editor pour le Proche et Moyen Orient à CNN a été licenciée

parce qu’à l’occasion d’un de ses tweets, en juillet 2010, elle a osé afficher son « respect » pour un

dignitaire chiite décédé du Hezbollah, alors qu’il s’agit d’une organisation terroriste aux yeux des

Sad to hear of the passing of Sayyed Mohammed Hussein Fadlallah … One of

». Les internautes israéliens se sont insurgés de cette prise de

Page 19: L'identiwité des journalistes

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position d’une journaliste de CNN. Elle a dû présenter des excuses mais en vain, puisque sa

direction l’a congédiée, estimant que sa crédibilité était durablement obérée à l’avenir :

« credibility in her position as senior editor for Middle Eastern affairs has been compromised

going forward ».

Au Canada, en mai 2011, le groupe Rogers Sportsnet a licencié le journaliste Damian

Goddard en raison d’un tweet personnel contre le mariage gay. L’histoire a commencé par un

tweet désapprobateur du Uptown Sports renvoyant vers un lien où le joueur Sean Avery participe

à une publicité en faveur de la Marriage Equality Campaign.

@uptownhockey Very sad to read Sean Avery's misguided support of same-gender "marriage". Legal or not, it

will always be wrong.

Ce tweet émane de Todd Reynolds, Vice-Président de Uptown Sports, une société qui

gère les intérêts de joueurs de la ligue de hockey (sport national du Canada). Encouragé sans

doute par cette première prise de position, sur Twitter, Damian Goddard a jugé utile et nécessaire

d’afficher son soutien à Reynolds :

@heydamo I completely and whole-heartedly support Todd Reynolds and his support for the traditional and

TRUE meaning of marriage.

Une série de tweets de protestation a été adressée au compte The Rogers Sportsnet, au

point de générer une sorte de réponse automatique, par le biais de la diffusion, une dizaine de

fois dans la journée, du même tweet : « Today's tweet from Damian Goddard does not reflect the views of

Rogers Sportsnet ». Puis le journaliste fut renvoyé, le groupe estimant qu’il n’avait pas à mélanger ses

commentaires sportifs avec ses convictions politiques.

Normalisation déontologique Ces quelques exemples parmi d’autres prouvent que les rédactions ont dû très vite,

réfléchir à une régulation collective. Ainsi, pour ce qui concerne la vitesse de diffusion d’une

information sur le fil Twitter, la plupart des directions de médias en continu ont freiné la

tentation du « Twitter first » pour revenir à une obligation de transmettre d’abord l’information à

la rédaction, avant éventuel relais sur Twitter.

Dès mai 2009, les premiers journaux diffusaient des consignes sur la gestion des réseaux

socionumériques par leurs journalistes. À l’époque, des journalistes américains se sont insurgés

Page 20: L'identiwité des journalistes

172

contre pareille restriction, tuant dans l’œuf le déploiement de Twitter pour l’information,

pensaient-ils.

En mars 2010, The New York Times, suivi de l’agence Reuters ont diffusé des consignes

internes sur le bon usage des réseaux. En octobre 2010 est apparu chez un autre titre prestigieux,

un mail de cadrage pour des usages informatifs de Twitter qui balbutiaient encore. Suite à un

article du Washington Post donnant la parole à des personnes expliquant une série de suicides chez

de jeunes gays par le fait que l’homosexualité serait une maladie mentale, des internautes ont réagi

sur le compte Twitter du journal et des journalistes y ont répondu en défendant l’article…

maladroitement. Cela a justifié une intervention hiérarchique pour poser de premières limites

pour une activité pourtant encouragée. « No branded Post accounts should be used to answer

critics and speak on behalf of the Post ».

Dans les Social Media Guidelines de l’agence Bloomberg, qui datent du printemps 2011, les

restrictions sont si nombreuses et portant sur des points si cruciaux du point de vue des usages

des réseaux socionumériques, qu’on peut y voir une forme de refus même s’ils restent tolérés. Il

ne faut pas exprimer d’opinion personnelle et tendancieuse, ne pas parler de son boulot pour

l’agence, ne pas débattre avec les publics des sujets traités, être très prudent sur le fait de retwitter,

ne pas annoncer des infos d’abord sur le fil Twitter…

Dans une interview au JDD, le 9 juillet 2011, le PDG de France télévision, Rémy Pflimlin

alerte ses rédactions sur la responsabilité de chaque journaliste lorsqu’il twitte. « Un journaliste est

une signature, qui est identifiée à la maison. Quelqu’un qui signe sous son nom, sur un blog ou

sur Twitter, engage son statut de représentant de la télévision publique. Il est tenu au respect des

règles professionnelles. S’il émet une opinion personnelle en contradiction avec celle de

l’entreprise, cela posera problème ».

Les directions des grands médias ont donc compris très vite les enjeux éthiques et

réputationnels de ce nouveau support d’expression. Newman (2009) dans son étude pionnière

pour le Reuters Institute mit au jour que les grands médias ont rapidement réagi face à l’essor des

comptes personnels de journalistes. Observant selon une logique expérimentale de type bottom-

up, les premières pratiques, ils ont choisi d’encadrer et de formaliser ces activités. Mais il faut

noter qu’ils n’ont pas choisi d’interdire, ce qui est un signe que face à l’engouement de nombreux

journalistes pour ces dispositifs, il était sans doute impossible d’être trop censeur. On assiste

donc à une « normalisation » de Twitter (Lasorsa & al, 2012) dans une esprit proche de ce que

décrivait Jane Singer pour les blog (Singer, 2005).

Page 21: L'identiwité des journalistes

173

Conclusion

Pour reprendre la main dans cette lutte avec leurs employeurs pour acquérir des formes

d’autonomisation dans l’affirmation de soi, qui peut aller jusqu’à utiliser Twitter pour s’ouvrir ce

que nous avons appelé « un espace d’éditorialisation » (Mercier, 2013), les journalistes mettent en

avant dans leur profil le fait qu’ils séparent leur appartenance éditoriale de leur compte. Des

phrases ritualisées existent pour avertir le lecteur que « Tweets are my owns », « RT≠

endorsement or approbation », « mes tweets n’engagent que moi » et on peut même ajouter « et

pas ma rédaction » pour ceux qui n’auraient pas bien compris ! Cette phrase sonne comme un

principe régulateur de type énoncé performatif : par la magie du verbe, le point d’équilibre serait

trouvé dans les usages et l’employeur est prié de ne plus se mêler de ce que le journaliste twitte.

Dans ce petit échantillon anglophone des formulations offertes, les journalistes affichent

que leurs « opinions », leurs « point de vue », leurs « favoris », leurs « retweets », leurs « réponses

à » sont personnels, ou même « very much » personnels.

Cette posture de dissociation pose problème. Elle introduit une forme de schizophrénie

identitaire : journaliste produisant de l’information pour un titre, mais faisant circuler de

l’information sur Twitter à titre individuel. Des voix se sont élevées pour contester cet

Page 22: L'identiwité des journalistes

174

arrangement. Bruno Patino directeur du développement numérique, disait en juillet 2011,

justifiant la nouvelle charte des antennes de France télévision : « Il n’est pas possible d’avoir sur

les réseaux sociaux deux identités, une privée et une professionnelle, qui soient imperméables

l’une à l’autre. En clair, il ne faut pas dire des choses sur Twitter que l’on n’assumerait pas à

l’antenne »1.

Face à la volonté de normalisation des usages journalistiques des réseaux

socionumériques, des journalistes résistent donc et veulent continuer à affirmer leur appartenance

à un idéal du journalisme libre et frondeur. Nombreux sont les journalistes qui persistent dans

leur approche expressive, humoristique, libertaire. Ils détournent alors la phrase qui tend à se

ritualiser, pervertissant de l’intérieur le code de recadrage qui tend à s’imposer. Voici un florilège

issu de comptes de journalistes français, beaucoup plus prompts que leurs homologues anglo-

saxons à adopter pareille posture. Voici donc un dégradé de la gestion de cette formule, allant de

la reprise non neutre car avec un investissement personnel au détournement de la formulation

pour dire le contraire.

Ceux qui affichent une séparation nette entre leur compte et leur

employeur, mais en persiflant contre ce dernier.

Ceux qui se revendiquent du « journalisme LOL » ce qui, du coup, ne

peut engager la ligne éditoriale du journal, selon eux.

1 Alice Antheaume, 2011, « Réseaux sociaux et journalistes : l’école des chartes », Slate.fr, mis en ligne le 20 juillet.

Page 23: L'identiwité des journalistes

175

Ceux qui laissent entendre qu’ils ne croient qu’à moitié à la formule

Ceux qui torpillent la formule pour affirmer une forme de refus de ce

principe de régulation de Twitter

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L’explicitation de règles de bon usage n’a pas empêché l’émergence de nouveaux incidents

depuis. Cela tient à ce qu’une partie des journalistes continue à surfer sur les limites, à tester

jusqu’où ils peuvent aller trop loin. On trouve toutefois trace des effets de recadrage sur

l’évolution diachronique du profil de certains journalistes, c’est une piste de recherche à explorer.

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