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1 Intervention Pierre MOSCOVICI Institut Catholique de Paris « L'ELARGISSEMENT DE L'UNION, QUEL AVENIR POUR L'EUROPE ? » 30 MARS 2010 Laissez-moi tout d’abord vous dire que je suis ravi d’avoir l’occasion d’intervenir devant vous sur le thème européen me tient particulièrement à cœur. Merci donc pour cette invitation. La question de l’élargissement de l’Union européenne pose le problème de l’ambition originelle de la construction européenne et de sa vocation politique. Plus que jamais, le flou règne quant à la dimension finale que devrait atteindre l’Union. Pas plus que celle de 1995, 2004 ou 2007, la frontière externe de l’UE élargie à 27 n’est significative. Après l’adhésion turque, la frontière externe de l’UE coupera à travers le Kurdistan, puis suiv ra le chemin de fer de Bagdad, une limite totalement artificielle et choisie comme telle par les négociateurs de 1921, qui n’avaient rien trouvé d’autre pour séparer la Turquie kémaliste de la Syrie, alors sous mandat français. Ces lignes ne peuvent pas passer pour une frontière durable, justifiée par des données géographiques objectives. A cet égard, l’article I du projet de Traité Constitutionnel Européen était révélateur de la démarche qui a prévalu en Europe, depuis 1954, pour les élargissements successifs : « L’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ses valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en commun. » Deux critères sont ainsi posés : l’un géographique, l’autre politique. Mais si plusieurs articles énumèrent ensuite ce que sont les valeurs européennes au demeurant affirmées, quoique de manière disparate, dans quantité de textes antérieurs aucune définition de ce que l’on entend géographiquement par Europe n’est proposée. Problématique : Face à cette absence de définition géographique de

Pierre Moscovici : L'élargissement de l'Union, quel avenir pour l'Europe ?

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"L'élargissement de l'Union, quel avenir pour l'Europe ?" - Conférence de Pierre Moscovici à l'Institut Catholique de Paris

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Intervention Pierre MOSCOVICI – Institut Catholique de Paris

« L'ELARGISSEMENT DE L'UNION, QUEL AVENIR POUR L'EUROPE ? »

30 MARS 2010

Laissez-moi tout d’abord vous dire que je suis ravi d’avoir l’occasion

d’intervenir devant vous sur le thème européen me tient particulièrement à cœur.

Merci donc pour cette invitation.

La question de l’élargissement de l’Union européenne pose le problème de

l’ambition originelle de la construction européenne et de sa vocation politique.

Plus que jamais, le flou règne quant à la dimension finale que devrait

atteindre l’Union. Pas plus que celle de 1995, 2004 ou 2007, la frontière

externe de l’UE élargie à 27 n’est significative. Après l’adhésion turque, la

frontière externe de l’UE coupera à travers le Kurdistan, puis suivra le chemin

de fer de Bagdad, une limite totalement artificielle et choisie comme telle par les

négociateurs de 1921, qui n’avaient rien trouvé d’autre pour séparer la Turquie

kémaliste de la Syrie, alors sous mandat français. Ces lignes ne peuvent pas

passer pour une frontière durable, justifiée par des données géographiques

objectives. A cet égard, l’article I du projet de Traité Constitutionnel

Européen était révélateur de la démarche qui a prévalu en Europe, depuis

1954, pour les élargissements successifs : « L’Union est ouverte à tous les

Etats européens qui respectent ses valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en

commun. » Deux critères sont ainsi posés : l’un géographique, l’autre

politique. Mais si plusieurs articles énumèrent ensuite ce que sont les valeurs

européennes – au demeurant affirmées, quoique de manière disparate, dans

quantité de textes antérieurs – aucune définition de ce que l’on entend

géographiquement par Europe n’est proposée.

Problématique : Face à cette absence de définition géographique de

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l’Europe et à ce flou quant à sa taille finale, l’Union a jusqu’à présent réussi à

botter en touche sur la question de ses frontières ultimes. A cet égard, il est

révélateur que la "stratégie pour l'élargissement 2006-2007 et les principaux

défis" de la Commission mentionnait que: "La question des frontières ultimes de

l'Union européenne a été soulevée ces dernières années. Elle a permis à la

Commission de formuler un certain nombre de conclusions. Le terme

«européen» associe des éléments géographiques, historiques et culturels qui,

tous, contribuent à l'identité européenne. Un tel partage d'idées, de valeurs et de

liens historiques ne peut être condensé en une seule formule définitive. Il est au

contraire redéfini par chaque génération successive ». Mais l'Union est

maintenant confrontée à une série d’échecs politiques qui la poussent à répondre

aux questions pressantes des citoyens. Les questions, à partir de ce moment là

s’enchaînent :

Comment définir les frontières extérieures de l’Union ; quelle est la

logique qui doit prévaloir ?

Comment sortir de la tension entre géographie et valeurs pour déterminer

les limites de l’UE ?

Le critère géographique est-il pertinent, et doit-il être le seul ?

Doit-on ouvrir la maison à tous ceux qui en partagent potentiellement les

valeurs ou doit-on au contraire la réserver aux Européens "historiques" et

"géographiques" ?

Quels sont les scénarios d’élargissement possibles ?

Et au final, où doit s’arrêter l’Union ?

Je ne crois pas utile de revenir avec vous aujourd’hui sur un rappel historique

des différents élargissements et de la politique d’élargissement de l’UE. Mais je

voudrais brièvement évoquer tout d’abord les difficultés soulevées aujourd’hui

par les derniers élargissements avant de chercher avec vous, les différents

scénarios possibles pour les élargissements de demain.

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I. L’EUROPE CONNAIT AUJOURD’HUI UNE CRISE LARGEMENT LIEE AUX

ENJEUX NOUVEAUX PORTES PAR LES ELARGISSEMENTS : CRISE DE

CONFIANCE, CRISE DE LEGITIMITE, CRISE DE FONCTIONNEMENT – QUELS

SONT LES CONTOURS DE L’EUROPE POLITIQUE ?

Il n’est pas inutile de rappeler que l’on compte actuellement 3 pays

candidats : la Croatie, la Turquie et l’Ancienne République yougoslave de

Macédoine. Les autres pays des Balkans occidentaux, à savoir l’Albanie, la

Bosnie Herzégovine, le Monténégro et la Serbie ont été assurés de pouvoir

adhérer à l’Unions européenne lorsqu’ils seront prêts. On les appelle les pays

candidats potentiels (un processus de stabilisation et d’association a été engagé

avec ces pays). La candidature islandaise est encore quant à elle en cours

d'étude.

Vous savez tous que la politique d’élargissement menée par l’Union

européenne connaissait depuis 2004 une situation de crise à plusieurs

dimensions:

Une crise de fonctionnement d'abord: le grand élargissement aux

pays d'Europe centrale et orientale, après la chute du mur de Berlin

était incontournable, nécessaire, il aurait pu, il aurait dû être un projet

historique, celui de la réunification de l'Europe. Mais il a été abordé avec

parcimonie, réticence, sans générosité ni profondeur, ce qui explique le

malaise européen d'aujourd'hui. Cet élargissement, perçu comme une

contrainte, aurait pu être un idéal, celui de la réunification de l'Europe. Il

change la nature de l'Europe, qui devient plus grande, nombreuse,

hétérogène, inégale. En tout cas, il exigeait une adaptation profonde des

institutions de l'Union, pensées par 6, grippées à 15, bloquées à 27. Il

fallait revoir le nombre des députés européens, modifier le nombre de

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voix au Conseil européen, changer le système de décision, réformer la

Commission. C'est ce chantier de la révision institutionnelle que l'Union

affronte depuis 15 ans, à travers les traités d'Amsterdam, Nice, le TCE,

Lisbonne – c'est ce défi qu'elle n'est pas parvenue à maîtriser

convenablement, c'est cette crise rampante que le Traité de Lisbonne vient

clore, imparfaitement mais heureusement.

Une crise de légitimité ensuite avec ce qu’on appelle de manière vague

mais commode « déficit démocratique » de l’Union – déficit qui, de

fait, sape les efforts des partisans de l’Europe politique, parce qu’il

s’attaque à la crédibilité et la légitimité mêmes de la construction

communautaire. Ce déficit trouve son origine dans un sentiment

populaire, plus fort en période de crise, qui voit dans l’Union un appareil

bureaucratique inefficace, inapte à répondre aux défis économiques

contemporains et à renforcer la cohésion sociale, incapable de mobiliser

des ressources budgétaires au demeurant faibles pour répondre réellement

aux préoccupations des citoyens de l’Union. Exacte ou pas, cette

perception est un frein majeur à l’approfondissement d’une Europe

politique dont on raille l’impuissance, et dont on craint même la nocivité

(poids de la régulation, crainte des inflexions trop libérales, rejet de la

libre circulation des travailleurs…)

Une crise de confiance enfin, dont la caractéristique principale est un

scepticisme des citoyens européens vis-à-vis des deux dernières

vagues d’élargissement (2004 et 2007), remis en cause dans leur logique

comme dans leurs modalités. Le tout dernier eurobaromètre (terrain: avril-

mai 2009; publication: novembre 2009) va dans la même direction: le

soutien au processus d'élargissement est inférieur à 50% (49% pour l'UE-

27). Le Luxembourg, l'Autriche et la France sont les plus eurosceptiques,

avec respectivement un soutien dans l'opinion de 25%, 28% et 32%. Tous

les pays situés sous la moyenne européenne sont des pays de l'ancienne

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UE-15. La moyenne de soutien de l'élargissement dans les années à venir

se situe à 43% pour l'UE-15, vs 68% pour les 12 nouveaux États

membres. Il ne fait à mes yeux aucun doute que le vote des français lors

du référendum du 29 mai 2005 sur le TCE a été un vote « anti-

élargissement », comme l'a montré la polémique sur le « plombier

polonais ». Cet élargissement subreptice, mal expliqué, a été mal vécu par

une France qui se sent décentrée, donc affaiblie, dans l'Europe à 27. Plus

généralement, s’enracine peu à peu le sentiment que l’expansion infinie,

sans stratégie ni vision politiques pour l’accompagner, constitue

aujourd’hui la seule politique extérieure de l’Union envers ses voisins de

l’Est.

Cette triple crise se traduit concrètement:

Par une hostilité affichée aux nouvelles candidatures, notamment la

candidature turque, même si les candidatures croate et

macédonienne semblent moins controversées, qui peut aller jusqu’à

trouver sa traduction politique dans l’adoption de procédures

inédites (comme par exemple l’intégration à notre Constitution en 2005

de l’article 88.5 soumettant tout nouvel élargissement de l’Union

européenne à un référendum).

Par le durcissement des conditions d’intégration de nouveaux pays:

c'est ainsi qu'on peut comprendre, par exemple, l'accent mis sur le

principe de « conditionnalité » de l'élargissement tel que mis en lumière

par la Commission dans sa « Stratégie d'élargissement et principaux

défis 2006 – 2007, y compris rapport spécial joint en annexe sur la

capacité de l'UE à intégrer de nouveaux membres », pris en référence

par les documents ultérieurs de la Commission sur le sujet, dont celui

couvrant la période 2009-2010. Elle y indique qu'il faut que « les pays

candidats soient prêts à assumer les obligations découlant de l'adhésion,

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en veillant à ce qu'ils remplissent les conditions rigoureuses fixées, ce

que la Commission évalue sur la base d'une conditionnalité stricte. »

Le politologue Dominique Reynié résume bien cet état de fait : « Les

Européens ont le sentiment d’être placés devant le fait accompli et de

devoir, sous peu, en supporter les coûts, notamment sous forme de dumping

social. De plus, leur inculture à propos des pays d’Europe centrale alimente tous

les fantasmes. Les politiques nationaux et européens sont responsables de cela.

A défaut d’avoir prédéterminé le débat avec une approche pédagogique, ils ont

laissé se développer les préjugés. Le débat public n’a pas été mené sur cet enjeu,

pourtant majeur pour la construction européenne, et l’opinion publique n’a pas

perçu les raisons d’être de l’élargissement [de 2004]. Cela ouvre le champ aux

discours populistes. »

Je ne traiterai pas théoriquement la question des frontières, aucune discipline

académique ne le permet. Le droit est tautologique, la géographie est incertaine,

la culture ambigüe, l'histoire dit tout et son contraire. Pour moi, c'est une

question politique, qui doit être pensée ainsi: que voulons-nous, que voulons-

nous construire ensemble?

II. PERSPECTIVES ET PROPOSITIONS POUR REUSSIR LES FUTURS

ELARGISSEMENTS

1. Quelle configuration de l'UE à horizon 20 ans? Géographie

personnelle de l'Union

Je voudrais ici ébaucher une géographie personnelle ; il ne s’agit que

d’une réponse subjective et engagée. Sous réserve des inflexions aux modalités

de l'élargissement que j'évoquais ci-dessous, on peut estimer que:

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L'intégration de la Roumanie et de la Bulgarie parachève la

réunification des deux Europe. On peut gloser sur le degré de

préparation de ces deux pays. Les rapports d'évaluation sur la Bulgarie

et la Roumanie publiés par la Commission le 27 juin 2007 ont constaté

que "les progrès dans le traitement de la corruption massive sont

insuffisants". Toutefois, la Commission a estimé qu'il était encore

prématuré de déclencher ou lever la menace de sanctions à l'encontre

des deux pays. De telles mesures peuvent être activées pendant une

période de deux ans après l'adhésion. Pour le reste, tout est question de

points de vue: on peut estimer que l'avertissement lancé par la

Commission est inquiétant, ou à l'inverse que les progrès ont été

suffisants pour ne pas justifier l'activation des clauses; on peut estimer

que ces deux pays ont rejoint l'UE trop tôt, ou alors qu'ils sont dans une

phase de rattrapage intensif permettant une convergence rapide; on peut

estimer qu'en accordant l'adhésion, l'UE a perdu son point de levier

principal pour pousser ces pays sur la voie des réformes, ou au contraire

que leur intégration même sera un puissant facteur d'harmonisation des

pratiques politiques. C'est essentiellement une attitude favorable, ou pas,

au processus d'élargissement en général, qui permet de faire basculer le

jugement d'un côté ou de l'autre.

La Norvège, la Suisse, le Liechtenstein, l’Islande, doivent pouvoir

rejoindre l’Union facilement. Ces pays bénéficient de soutiens

importants dans la population de l'UE, à juste titre, puisqu'ils sont

alignés sur les standards politiques et économiques pratiqués dans l'UE-

15. Mais ces pays, associés à l'UE par des accords à géométrie variables,

n'ont pas, mis à part l'Islande, l'intention de se rapprocher dans

l'immédiat de l'UE.

Les négociations avec la Turquie sont entamées. Pour des raisons

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stratégiques, l’intégration de ce grand pays est essentielle, elle est à

la fois une solution et un problème. Un problème, bien sûr, parce que

nous ne voulons pas d’une Union dont se détourneraient ses citoyens,

incapables de s’identifier, de se reconnaître dans le projet politique

communautaire d’une Union étendue jusqu’à en devenir abstraite. Les

opposants à l’adhésion de la Turquie évoquent la géographie; l’absence

de culture et d’héritage européens, notamment chrétiens; la faiblesse du

niveau de vie; la taille du pays; la fragilité de la laïcité des institutions;

les violations des droits de l’homme, la répression des minorités; le

poids politique de l’armée; les disparités sociales fortes, notamment

entre les villes et les campagnes. L’inclusion de la Turquie comme

candidate potentielle, au sommet d’Helsinki de 1999, n’était pas

exempte d’hypocrisie. L’Union des 15 donnait alors satisfaction aux

partisans de l’élargissement ad libitum ; aux Américains qui soulignent,

depuis des années, la vocation européenne de la Turquie, pour des

raisons stratégiques ; et paradoxalement, aux Grecs, trop contents de

renvoyer sur l’Europe leurs différends bilatéraux avec Ankara. Chacun

pensait de toute façon renvoyer indéfiniment le dossier turc, ce qui

permettait d’engranger les bénéfices d’une candidature sans prendre les

risques d’une adhésion. Aujourd'hui l'UE doit bien faire face à ses

responsabilités.

Mais elle est aussi une solution. Les partisans de l’adhésion turque

font valoir des considérations d’ordre essentiellement stratégique.

La perspective d'adhésion de la Turquie a été acceptée par les

institutions européennes parce que, une fois les réformes

nécessaires mises en place dans le pays, son inclusion représentera

bel et bien un avantage économique, politique et stratégique

énorme. Une Turquie modernisée, démocratique, forte, serait un

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avantage immense aux côtés des autres Européens. L'adhésion de la

Turquie à l'UE serait la preuve indéniable que l'Europe n'est pas un

« club chrétien » fermé. En proposant un modèle de société multi-

ethnique, multiculturelle et aux religions multiples, l'Europe

pourrait jouer un rôle majeur dans les relations futures entre

l'Occident et le monde islamique. Elle pourrait jouer le rôle d’un

« pont » entre l’Europe, et le Moyen-Orient. Les capacités

militaires de la Turquie constituent aussi des atouts pour la PESD.

Enfin, son poids économique ne peut être négligé : avec près de 70

millions d'habitants et un pouvoir d'achat qui devrait augmenter de

manière régulière, la Turquie est un marché au potentiel croissant

pour les biens en provenance de l'UE. La construction de l’oléoduc

Bakou-Tbilissi-Ceyhan fait ainsi de la Turquie l'un des pays de

transit clé pour les fournitures d'énergie, qui constituent un enjeu

essentiel pour l’Europe dans les années à venir.

Sur son flanc oriental, l’Europe doit, dans les décennies qui

viennent, garder le contrôle des relations avec les anciennes

Républiques soviétiques d’Asie occidentale et centrale – où la

Russie conserve une influence prépondérante. Un camouflet à la

Turquie aggraverait dans ces républiques un anti-occidentalisme

latent.

Le rejet de la Turquie dans les ténèbres extérieures ne serait pas

ressenti comme une méfiance et une offense par elle seule, mais par

toute cette immense zone (200 millions d’habitants), qui recèle la

deuxième plus grande réserve pétrolière du monde après le Moyen-

Orient. Si l’Europe tient à assurer la sécurité de ses

approvisionnements énergétiques, cela passe par la Russie et les

Républiques turcophones d’Asie centrale. Il faut donc y regarder à

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deux fois avant d’afficher l’inimitié.

La Turquie adhérera-t-elle à l’UE ? La réponse est d’une complexité

extrême et je vous livre mon point de vue personnel. Le coût de la non-adhésion

risque d’être énorme, surtout si la négociation dure longtemps pour ne pas être

finalement conclue : je crains une Turquie rejetée vers le choix, dangereux, entre

le militarisme et l’islamisme radical au gré de la volonté, changeante et souvent

malheureuse, des États-Unis. En même temps, il faut avouer que les évolutions

de la Turquie sont contradictoires – certaines positives, comme l’abolition de la

peine de mort ou les réformes législatives, d’autres préoccupantes sur les droits

de l’homme, la justice, le génocide arménien. Je suis donc un partisan raisonné

de l'adhésion turque, mais j'en connais l'extrême difficulté. Les conditions à

remplir sont nombreuses et complexes: progrès de l'égalité entre les hommes et

les femmes, place des militaires dans les institutions, respect des droits de

l'homme et de la laïcité, reconnaissance de Chypre, du génocide arménien. La

Turquie pourra-t-elle les remplir, le voudra-t-elle? Les membres de l'UE

pourront-ils, voudront-ils l'accueillir? En tout cas, il faut traiter ce grand pays

avec bonne foi et ne pas bloquer son entrée par des procédures ad hoc, comme le

verrou référendaire contenu dans notre constitution. Si la Turquie remplit tous

les critères d'adhésion, elle doit pouvoir nous rejoindre. Et parmi les critères, je

tiens à la dire, il y en a un qui à mes yeux ne vaut pas: l'Europe n'est pas un

« club chrétien »

Les Balkans doivent être étroitement associés à l’Union, ils ont

vocation à la rejoindre, mais à terme. Aujourd'hui, les problématiques

internes – contenir le nationalisme, respecter le droit des minorités,

panser les plaies de guerres civiles encore récentes, assurer simplement

le fonctionnement démocratique normal des institutions - sont trop

éloignées du quotidien des européens. Toutefois, deux de ces pays déjà

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sont candidats et un troisième, le plus grand, la Serbie, est en rain de

faire des choix pro-européens. Je m'en réjouis: l'avenir, lointain au

moins, des Balkans est en Europe.

La Biélorussie, n’a pour l’instant pas la volonté politique de

rejoindre l’Union,et sans doute son pouvoir d’attraction n’est-il pas

capable d’agir avec la même force sur ces pays encore empreints de

l’influence russe. Là encore, les partenariats étroits pourraient être

privilégiés. L'Ukraine, de son côté, hésite. La question de sa

candidature, sans doute, sera toutefois posée dans les décennies qui

viennent.

Enfin, si la Russie manifestait un jour une volonté d’intégration, le

morceau serait sans doute trop gros à digérer pour une Union déjà

ankylosée. Nos frontières deviendraient en outer absurdes. La Russie ne

peut pas, ne doit pas être membre de l'Union.

A partir de cette géographie, même subjective, il me semble que la piste

de l’amélioration et de la clarification de la politique de voisinage pourrait être

creusée dans le sens d’un renforcement de ses moyens et de son budget et aussi

dans le sens d’une importance plus grande accordée au projet d’Union

euroméditerranéenne. Mais je ne voudrais pas trop m’étendre sur la question

pour ne pas être trop long.

Je voudrais pour finir tenter de voir avec vous quelles sont les voies et

moyens pour une amélioration et une meilleure acceptation des élargissements à

venir.

2. Comment réussir le prochain élargissement?

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a) Les voies de développement possible de l'élargissement

J’en vois deux :

Un scénario des dominos, selon lequel une vingtaine de pays

s’avancerait vers l’adhésion à travers un processus de rapprochement

continu, par le le double jeu des accords (un pays de la périphérie

orientale peut se rapprocher de l’Union en demandant une évolution de

son accord, dans une stratégie de convergence graduelle), et par celui du

parrainage (l’Union, sous la pression de certains états membres, accepte

de nouvelles candidatures).

Un scénario de blocage, selon lequel l’expansion de l’UE serait

ralentie ou bloquée par les problèmes internes ou des tensions avec

ses périphéries. C'est un peu la thèse d'Hubert Védrine, qui pense en

substance que l'Union a d'ores et déjà atteint ses limites.

Le scénario des dominos implique une assez grande passivité de la

Russie, qui n’aurait pas d’autre choix que d’accepter l’intégration graduelle d’au

moins 4 de ses anciennes Républiques fédérées. Or personne ne peut exclure une

poussée de nationalisme à Moscou et le retour des autres pays de la CEI sous

son influence exclusive.

Pour autant, je ne crois pas à une fin de l'élargissement: l'Union, dans

15 ans, comprendra selon moi 35 membres environ.

Sur le processus d'élargissement même, il y a aussi, je crois des

modifications à apporter, bien mises en avant par la Commission,

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d'ailleurs. Elle a en effet décidé de mettre l'accent, dès l'ouverture des

négociations, sur les secteurs et chapitres posant le plus de difficultés, plutôt que

de se retrouver avec un noyau de problèmes « durs » (lutte contre la corruption,

réforme de la justice, renforcement des capacités administratives) auquel elle

s'attaque avec retard, et de réaliser des études d'impact de l'élargissement sur le

pays concerné et sur l'UE. Elle reprend cette approche dans son « strategy paper

2009 ».

Je suis aussi en faveur d'une inflexion du processus prenant mieux en

compte les particularités politiques locales. En premier lieu, il semblerait

notamment adéquat de prêter plus attention aux conflits frontaliers non

résolus. Il pourrait être envisagé de ne pas intégrer un pays tant que les conflits

se rapportant à la délimitation de ses frontières ne sont pas résolus.

Sur le plan de l'impact financier de l'élargissement, j'ai déjà indiquée

que les sommes étaient peu importantes. Mais l'accent aujourd'hui doit

porter sur la bonne gestion des fonds accordés. Le rapport de la Cour des

Comptes européenne1 (2006) concernant l'utilisation des fonds pour la

Roumanie et la Bulgare du programme PHARE pour la période 2000-2004,

conclue à une insuffisance de la gestion des fonds accordés par l'UE, dans la

sélection de projets notamment.

Sur le plan, plus global, de l'évolution de la politique d'élargissement, je

crois nécessaire et sans doute inévitable la multiplication de groupes

d'avant-garde se superposant, même imparfaitement, les uns aux autres. En

effet, dans une Europe à 35, nous ne pouvons pas tout faire ensemble – ce n'est

déjà plus le cas à 27, par exemple sur la défense ou l'euro. J'aimerais plus

1 Publié le 26 juillet 2006, auditant les projets d’investissement du programme PHARE en Roumanie et

Bulgarie.

Page 14: Pierre Moscovici : L'élargissement de l'Union, quel avenir pour l'Europe ?

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particulièrement examiner les risques que comporte ce type de formation, les

conditions qui permettraient de limiter ces risques, et les domaines dans lesquels

il peut être intéressant de lancer ces groupes:

Je distingue 4 principaux dangers. Tout d'abord, la « géométrie

variable » comporte un risque d'exclusion. Ce problème peut être

surmonté en laissant la porte ouverte à tous les membres qui aimeraient

rejoindre le groupe en cours de route. Deuxième risque: le risque

d'affaiblissement des institutions européennes: si les pays multiplient les

arrangements intergouvernementaux, les institutions seront d'une manière

ou d'une autre contournées. Il convient donc de mettre en place des

garanties: d'abord, en invitant la Commission, et éventuellement le

cabinet du futur président de l'Union, comme observateurs; ensuite, en

s'assurant que les dispositions prises soient parfaitement compatibles avec

les institutions actuelles (exemple: SCHENGEN, Traité de Prüm). 3ème

risque: le caractère « non-démocratique » de ces groupes, puisqu'ils ne

sont pas soumis à l'examen du parlement européen et des parlements

nationaux. Sur ce point, seuls les gouvernements impliqués sont en

mesure de garantir le fonctionnement aussi démocratique que possible de

ces groupes. Dernier risque: celui de détricotage de l'acquis

communautaire, puisque ces groupes constituent une forme d'approche

« pick and choose ». Il faudrait donc définir un coeur de politiques pour

lesquelles tous les États membres sans exception devraient participer (par

exemple: PAC, standards environnementaux, solidarité...).

Je distingue ensuite des domaines dans lesquelles l'UE peut créer ces

groupes d'avant-garde ou les faire évoluer: l’eurogroupe, les taux

d’IS par exemple, la JAI, la Défense…

Tel est pour moi l'avenir de l'Europe: encore élargie, mais à la fois plus

rigoureuse dans la maîtrise du processus, plus hétérogène donc forcément plus

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souple.

CONCLUSION

J'aimerais finir avec une idée, qui se rapporte au besoin, toujours plus

pressant, de dire jusqu'où va et ira l'Union de demain, pour éviter ce qui

apparaît de plus en plus, aux yeux notamment des opinions publiques

occidentales, comme un « vertige des frontières ». La marche vers l'UE à 35, ne

se déroulera pas sans résoudre au préalable la triple crise – de fonctionnement,

de légitimité et de confiance – que je décrivais tout à l'heure.

1. Le besoin de nouvelles institutions est criant pour remettre l'Europe en

marche – j'ai cherché à nuancer l'idée que élargissement rime

nécessairement avec paralysie institutionnelle, la réalité est plus complexe

et l'argument est un peu trop souvent évoqué par les opposants de principe

à l'élargissement pour ne pas être manié avec précaution; il n'empêche que

les marges de manoeuvre des acteurs se réduisent. C'est pourquoi

l'adoption du Traité de Lisbonne, était essentielle mais loin d'être

suffisante.

2. Je suis convaincu qu’il n’existe pas d’approfondissement durable, et

donc démocratique et légitime, de l’intégration européenne sans une

forme d’Etat fédéral, c’est-à-dire où la souveraineté s’exerce de manière

indépendante de l’appartenance nationale, cela pour les domaines qui le

requièrent, et dans le respect du principe de subsidiarité. Le dépassement

de la contradiction entre fédéralisme et nation ne peut plus passer par une

complexité institutionnelle toujours accrue : une telle approche risque de

dissoudre la légitimité démocratique de la construction européenne et les

peuples ne sont pas dupes. Je pense pour ma part qu’un projet fédéral, s’il

reste une perspective de long terme, doit continuer d’inspirer les

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socialistes européens et ré-enchanter un projet d’unification du continent,

aujourd’hui confisqué aux peuples d’Europe par la bureaucratie

bruxelloise.

3. Pour que l'UE regagne la confiance de ses citoyens, l’Europe sociale

doit avancer. La construction européenne ne peut continuer à exister

seulement dans la sphère monétaire et financière. Alors que la

mondialisation apparaît plus souvent aujourd’hui aux travailleurs

européens comme porteuse de dangers plus que d’opportunités, les forces

de progrès doivent pouvoir donner au travailleurs européens les moyens

de résister aux chocs et de profiter des opportunités que la mondialisation

induit. Un fonds d’ajustement européen destiné à financer la reconversion

des travailleurs et leur mobilité constitue de ce point de vue un projet

prioritaire, de même que la mise en place d’une portabilité des systèmes

de retraite à l’intérieur de l’Union : l’Europe doit encourager et non punir

ceux des travailleurs qui font au quotidien l’Union économique du

continent. Il est par ailleurs temps d’en finir avec la logique des directives

sectorielles qui, dans les années 90, ont conduit à la libéralisation des

grands services publics – gaz et électricité, Télécoms, Poste – pour

adopter une démarche plus globale, à travers une directive-cadre qui les

protège.

La nécessité d'une réforme budgétaire qui prenne en compte les disparités

économiques régionales accrues a par ailleurs été évoquée en pointillés, la

redéfinition des politiques s'impose. Les limites à l'élargissement sont

également, du moins en théorie, connues: elles sont définies, en négatif, par un

impératif: celui de ne pas dénaturer l'Union, c'est-à-dire de conserver sa forme

politique, pas de la laisser se métamorphoser en une zone de libre-échange – ce

qui revient, ultimement, à se demander si l'Europe est définitivement acquise à

Page 17: Pierre Moscovici : L'élargissement de l'Union, quel avenir pour l'Europe ?

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la vision britannique...Mais c'est une autre question, peut-être pour une autre

conférence.