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LES SYNTHESES Dn°4 septembre 2015 INDÉPENDANTS MAIS ECONOMIQUEMENT DÉPENDANTS : DES ALIENS DANS LE MONDE DU TRAVAIL ? Sexe, âges, activités et challenges quotidiens Les profils de ces TIEDs varient de manière sensible selon les pays couverts par le projet TRADE 1 . En Italie et en Bulgarie, le TIED est en majorité une femme alors qu'en Espagne et en France c'est un homme. Si plus de la moitié, voire des deux tiers d'entre eux ou elles, ont entre 30 et 49 ans dans les 4 pays considérés, il est intéressant de voir que c'est en France qu'il y a le moins de jeunes - moins de 30 ans - TIEDs (8,8 %), et en Bulgarie qu'il y en a le plus (26,5 %). Ils sont occupés dans des secteurs très divers dont l'importance est variable selon les pays, mais l'enquête permet néanmoins de souligner l'existence du phénomène dans des métiers que l'on peut qualifier de « nouveaux » : activités créatives, services intellectuels, nouvelles technologies. Enfin, si le premier défi est pour eux, dans tous les pays, l'insécurité et l'irrégularité de leurs revenus, les Espagnols et les Italiens soulignent que le second est celui qui résulte des problèmes liés à la crise tandis que les Français et les Bulgares pointent la lourdeur des formalités administratives et bureaucratiques. L’indépendance « dépendante » : un choix plus qu’une contrainte… Dans tous les pays, à l'exception notable de l'Italie où près de la moitié de ces travailleurs disent avoir été contraints d'adopter ce statut par leur entreprise d'origine, l'entrée dans une activité indépendante est présentée comme un choix libre par une majorité de 1 Le projet TRADE, Réseau Européen pour le soutien des Travailleurs Indépendants Economiquement Dépendants, piloté par l’UPTA, développé en Espagne, Italie, France, Bulgarie. Il a bénéficié du soutien financier de la Commission Européenne. Rapports disponibles sur www.astrees.org répondants, qu'il soit motivé par un souhait de développer son parcours professionnel ou par un désir de mieux combiner vie professionnelle et vie familiale. En d'autres termes, le travail indépendant dit « économiquement dépendant » ne peut probablement pas être vu comme la résultante exclusive de processus d'externalisation juridiquement discutables ! En croisant les réponses apportées à des questions diverses (conduite de l’activité sur l’année, origine des revenus, perception de la situation de dépendance), l’hypothèse selon laquelle certains travailleurs indépendants « en solo » se situent bien en état de dépendance économique, sans pour autant être des salariés déguisés, est bel et bien confirmée. Ainsi, dans chaque pays, un nombre non négligeable de travailleurs sont juridiquement autonomes mais économiquement soumis à un client unique ou principal : 27,8 % des répondants en Espagne, 26,1 % en France, 56,1 % en Italie et 69 % en Bulgarie. Parmi les « nouvelles formes de travail » qui s’épanouissent en France et en Europe, le travail indépendant dédié à un très faible nombre de clients – voire souvent un seul – est celui qui aujourd’hui interroge le plus la traditionnelle division entre salariat d’une part et entrepreneuriat de l’autre. Alors que la notion de travail pour des tiers, par opposition à un travail salarié, est très classique – l’on pense ici aux professions libérales, aux agriculteurs - ce qui est nouveau en revanche, est l'extension de ce phénomène au monde de l'entreprise. Multiplication des free lances, souvent jeunes, dans les secteurs du bâtiment, des technologies de l'information et de la communication ou encore de la culture et du design : ce sont des millions de travailleurs européens qui développent désormais, au moyen de contrats civils ou commerciaux, des activités d'entreprise jusqu'alors considérées comme salariées et représentent un enjeu majeur pour un grand nombre d’acteurs publics et sociaux. Faut-il les considérer comme de « faux indépendants » cherchant à contourner le droit du travail ? Les débats sur le portage salarial, l’auto entrepreneur ou encore le travail à l’ère du numérique montrent combien la question ne saurait s’y réduire. Statuts, conditions de travail, organisations collectives: ASTREES a pris part récemment à plusieurs projets et enquêtes portant sur la question des travailleurs indépendants économiquement dépendants » (TIEDs), assez peu étudiée, et en publie ici les résultats les plus marquants. Choisi pour désigner tous les travailleurs ne rentrant dans aucune des deux catégories préétablies de « travailleurs salariés » et « travailleurs indépendants », ce concept de TIED a été appliqué dans le projet TRADE qui a permis pour la première fois de mener une enquête statistique auprès d’eux dans les 4 pays concernés (Espagne, France, Italie, Bulgarie). Elle fournit des éclairages intéressants sur la perception de leurs conditions de travail par les travailleurs indépendants n'employant aucun salarié.

Indépendants mais économiquement dépendants : des aliens dans le monde du travail ?

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LES SYNTHESES D’ n°4 septembre 2015

INDÉPENDANTS MAIS ECONOMIQUEMENT DÉPENDANTS :

DES ALIENS DANS LE MONDE DU TRAVAIL ?

Sexe, âges, activités et challenges quotidiens

Les profils de ces TIEDs varient de manière sensible selon les pays couverts par le projet TRADE

1. En Italie et

en Bulgarie, le TIED est en majorité une femme alors qu'en Espagne et en France c'est un homme. Si plus de la moitié, voire des deux tiers d'entre eux ou elles, ont entre 30 et 49 ans dans les 4 pays considérés, il est intéressant de voir que c'est en France qu'il y a le moins de jeunes - moins de 30 ans - TIEDs (8,8 %), et en Bulgarie qu'il y en a le plus (26,5 %).

Ils sont occupés dans des secteurs très divers dont l'importance est variable selon les pays, mais l'enquête permet néanmoins de souligner l'existence du phénomène dans des métiers que l'on peut qualifier de « nouveaux » : activités créatives, services intellectuels, nouvelles technologies. Enfin, si le premier défi est pour eux, dans tous les pays, l'insécurité et l'irrégularité de leurs revenus, les Espagnols et les Italiens soulignent que le second est celui qui résulte des problèmes liés à la crise tandis que les Français et les Bulgares pointent la lourdeur des formalités administratives et bureaucratiques.

L’indépendance « dépendante » : un choix plus qu’une contrainte… Dans tous les pays, à l'exception notable de l'Italie où près de la moitié de ces travailleurs disent avoir été contraints d'adopter ce statut par leur entreprise d'origine, l'entrée dans une activité indépendante est présentée comme un choix libre par une majorité de

1 Le projet TRADE, Réseau Européen pour le soutien des Travailleurs

Indépendants Economiquement Dépendants, piloté par l’UPTA, développé en Espagne, Italie, France, Bulgarie. Il a bénéficié du soutien financier de la Commission Européenne. Rapports disponibles sur www.astrees.org

répondants, qu'il soit motivé par un souhait de développer son parcours professionnel ou par un désir de mieux combiner vie professionnelle et vie familiale. En d'autres termes, le travail indépendant dit « économiquement dépendant » ne peut probablement pas être vu comme la résultante exclusive de processus d'externalisation juridiquement discutables ! En croisant les réponses apportées à des questions diverses (conduite de l’activité sur l’année, origine des revenus, perception de la situation de dépendance), l’hypothèse selon laquelle certains travailleurs indépendants « en solo » se situent bien en état de dépendance économique, sans pour autant être des salariés déguisés, est bel et bien confirmée. Ainsi, dans chaque pays, un nombre non négligeable de travailleurs sont juridiquement autonomes mais économiquement soumis à un client unique ou principal : 27,8 % des répondants en Espagne, 26,1 % en France, 56,1 % en Italie et 69 % en Bulgarie.

Parmi les « nouvelles formes de travail » qui s’épanouissent en France et en Europe, le travail indépendant dédié à un très faible nombre de clients – voire souvent un seul – est celui qui aujourd’hui interroge le plus la traditionnelle division entre salariat d’une part et entrepreneuriat de l’autre. Alors que la notion de travail pour des tiers, par opposition à un travail salarié, est très classique – l’on pense ici aux professions libérales, aux agriculteurs - ce qui est nouveau en revanche, est l'extension de ce phénomène au monde de l'entreprise. Multiplication des free lances, souvent jeunes, dans les secteurs du bâtiment, des technologies de l'information et de la communication ou encore de la culture et du design : ce sont des millions de travailleurs européens qui développent désormais, au moyen de contrats civils ou commerciaux, des activités d'entreprise jusqu'alors considérées comme salariées et représentent un enjeu majeur pour un grand nombre d’acteurs publics et sociaux. Faut-il les considérer comme de « faux indépendants » cherchant à contourner le droit du travail ? Les débats sur le portage salarial, l’auto entrepreneur ou encore le travail à l’ère du numérique montrent combien la question ne saurait s’y réduire. Statuts, conditions de travail, organisations collectives: ASTREES a pris part récemment à plusieurs projets et enquêtes portant sur la question des travailleurs indépendants économiquement dépendants » (TIEDs), assez peu étudiée, et en publie ici les résultats les plus marquants. Choisi pour désigner tous les travailleurs ne rentrant dans aucune des deux catégories préétablies de « travailleurs salariés » et « travailleurs indépendants », ce concept de TIED a été appliqué dans le projet TRADE qui a permis pour la première fois de mener une enquête statistique auprès d’eux dans les 4 pays concernés (Espagne, France, Italie, Bulgarie). Elle fournit des éclairages intéressants sur la perception de leurs conditions de travail par les travailleurs indépendants n'employant aucun salarié.

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TIED : combien sont-ils ? Un des problèmes majeurs est le manque d'informations quantitatives sur le groupe des travailleurs indépendants économiquement dépendants. Non reconnue officiellement dans tous les pays de l'UE, cette catégorie de travailleurs n'est pas listée parmi les catégories des enquêtes sur les forces de travail européennes ou nationales. La tentative de mesure la plus significative est celle de l'Observatoire européen des conditions de travail (EWCO), dans le cadre de son enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS) dont la dernière a été conduite en 2010. Celle-ci a retenu au final 4 catégories de travailleurs : les travailleurs économiquement dépendants, les indépendants sans employés, les indépendants avec employés, les salariés. Sous réserve des limites de son enquête, EWCO a estimé que le pourcentage de travailleurs indépendants économiquement dépendants en Europe constituait environ 0,9 % de l'ensemble des travailleurs mais avec des différences significatives selon les pays : les pourcentages les plus élevés concernent l'Italie, Chypre, la Grèce, et le Portugal, suivi des pays du centre-est européen comme la Slovaquie, la République Tchèque, la Lettonie, la Pologne et la Roumanie. Et les secteurs qui concentrent le plus de TIEDS sont ceux des services divers, suivis par celui des transports et celui de la construction.

TIED : quel statut légal ? Les « TIEDs » ne sont pas soumis à un contrat de travail leur permettant d'être salariés, et malgré leur statut juridique d'indépendant, leurs revenus ne proviennent le plus souvent que d'un unique client dont ils dépendent économiquement au regard de leurs contributions à la sécurité sociale.

2 Certains Etats ont

souhaité doter ces travailleurs d’un statut spécifique, distinct de celui de salarié. Ainsi en Espagne, la figure du travailleur indépendant économiquement dépendant est reconnue légalement par le Statut du travail autonome adopté en 2007 : celui-ci détermine d’une part les droits et obligations de tous les travailleurs indépendants et leur régime professionnel de base, et, d’autre part, inclut les engagements en matière de protection sociale pour ce groupe de travailleurs. Il définit de manière exhaustive le régime professionnel du travailleur indépendant économiquement dépendant, qui pour être considéré comme tel, doit remplir les conditions suivantes : a) Le travailleur ne doit pas avoir à sa charge des tiers

travaillant pour son compte, ni contracter ou sous-traiter tout ou partie de son activité à des tiers, relativement à l'activité contractée avec le client dont il ou elle dépend économiquement, et aux activités qu'il ou elle pourrait contracter avec d'autres clients.

b) Le travailleur ne doit pas exercer son activité d'une manière qui ne diffère pas de celle des travailleurs qui fournissent des services dans le cadre de tout type de contrat de travail pour le compte du client.

2 EUROFOUND, European Industrial Relations Dictionary.

c) Posséder une infrastructure de production matérielle nécessaire à la réalisation de son activité, indépendante de celle du client, si, pour cette activité, elle représente une donnée économique.

d) Mettre en place son activité selon ses propres critères d'organisation, dans le respect des instructions techniques que le client peut lui avoir adressé.

e) Recevoir une compensation économique pour ses services, à hauteur de ce qui a été convenu avec le client, tout risque ou aléa entendu.

En outre, la loi régule le contrat entre un travailleur autonome économiquement dépendant et son client : tout contrat doit être formalisé par écrit et la situation de dépendance économique envers le client doit être mentionnée explicitement par le travailleur autonome. Enfin, le contrat doit être enregistré auprès de l’autorité publique compétente.

En Italie, si le concept de travailleurs parasubordonnés (« parasubordinati ») a été forgé par la doctrine en droit du travail dès la fin des années 70, la loi n’utilise encore ni ce concept, ni celui de travail économiquement dépendant (« lavoro autonomo economicamente dipendente »). Il existe en revanche deux statuts contractuels spécifiques qui se rapprochent sensiblement du concept de travail indépendant dépendant économiquement : les « collaborations continues et coordonnées » (collaborazioni coordinate e continuative ou “co-co-co”) et le « travail au projet » (lavoro a progetto). Définis par la loi, ces concepts peuvent être décrits comme des relations contractuelles qui impliquent l'exercice d'activités profitant à un client principal, dans le cadre d'une « relation unitaire et continue », sans subordination ni « recours à des méthodes organisées », en échange d'une compensation périodique prédéterminée. Ces activités ne doivent pas être exercées dans le cadre de services professionnels.

L'élément-clé pour identifier le travail indépendant économiquement dépendant en Italie est le « Partite IVA (TVA) ». Les « Partite IVA » sont considérés de facto comme des « collaboratori coordinate e continuative (co.co.co) » dissimulés dans les cas suivants : • Quand la collaboration dure plus de 8 mois au total

sur 2 ans (durée) • Quand la compensation dépasse 80 % des recettes

totales du collaborateur sur 2 ans (dépendance économique)

• Quand le collaborateur possède un poste de travail fixe dans l'établissement du client ; « fixe » signifiant immobile ou permanent (organisation du travail)

Si au moins deux de ces trois conditions de faiblesse objective sont réunies, alors ce présumé travail indépendant exercé sous la forme de « Partite IVA », sera converti en « co.co.co », ce qui est la version italienne de ce qu'on appelle dans les autres systèmes juridiques, le travail économiquement dépendant.

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A l’inverse, la présomption de « co.co.co » ne s'applique pas notamment quand la tâche à accomplir requiert un haut niveau de compétence ou quand les revenus annuels sont supérieurs à 18 000 € ou encore lorsque les clients peuvent fournir une preuve concrète justifiant qu’ils emploient un « pur » indépendant.

Plus à l’Est, l'auto-emploi est une forme de travail très répandue dans de nombreux pays comme la Slovaquie ou la Pologne. Ce dernier pays voit prospérer depuis plusieurs années des contrats dits « de service ».Ce type particulier de contrats n'est pas couvert par le droit du travail mais est régi par le droit civil. De ce fait, la plupart de ces contrats ne sont pas soumis non plus à contributions sociales. Des études polonaises montrent que plus de la moitié des auto-employés travaillent -au moins en partie- pour un employeur qui les avaient employés précédemment dans une relation salariale. Depuis le début des années 2000, les pouvoirs publics polonais ont pris plusieurs initiatives : - Modification du code du travail visant à éviter les

transformations des contrats de travail en relations d'auto-emploi ;

- Etablissement d'un nouveau régime pour la création d'entreprises ;

- Introduction en 2007 d'une liste détaillée de critères pour définir l'auto emploi légal et pouvoirs renforcés confiés à l‘inspection du travail pour lutter contre la fausse indépendance et le travail illégal.

Un projet de loi visait même à établir un contrat de non-salariat, mixant les formes indépendantes et salariales des relations de travail en donnant aux employés un accès à certains droits sociaux : rémunération minimale, protection en matière de santé-sécurité, droit à des congés non payés, préavis minimal avant la fin du contrat etc... Mais la proposition, tout à fait innovante et qui aurait pu faire école dans plusieurs pays européens, n'a pas survécu au changement de majorité en 2008.

En France, bien que la figure du travailleur indépendant économiquement dépendant ne soit pas une catégorie légale générique prévue par la loi, c'est un sujet que beaucoup d'articles et rapports de nature doctrinale ont abordé, en envisageant la création d'une troisième catégorie de travailleur. Au travers de ce type de littérature, un certain nombre de critères définissant la figure du travailleur indépendant économiquement dépendant ont été établis. Ils peuvent être résumés ainsi : ● Avoir un unique client ou effectuer un pourcentage

minimum de son chiffre d’affaires grâce à un unique client

● Exercer son activité professionnelle de manière personnelle (sans employés)

● Participer aux risques de l'activité ● Être inscrit dans une relation contractuelle durable

(2 mois minimum) Récemment, deux statuts spéciaux et très différents ont été créés pour encourager le travail indépendant et l'entrepreneuriat, sous certaines conditions particulières : d’une part, le statut d'auto-entrepreneur, créé en 2008, qui offre un certain nombre d'avantages

en comparaison avec le statut habituel de travailleur indépendant ; de l’autre, le portage salarial, autre type de contrat spécifique créé également en 2008, qui établit une relation triangulaire entre le « porté » ou employé, l'organisation qui l’emploie (la société de portage) et le client.

TIED : quelle protection ? L’enjeu attaché à la reconnaissance légale des TIEDs tient au souhait de protéger spécifiquement ces travailleurs, dépourvus de véritable protection économique, sans pour autant les assimiler à des salariés. Il peut alors s’agir de garantir une protection sociale ou/et de régir l’activité professionnelle de ces derniers en leur reconnaissant des droits dont sont privés les indépendants « classiques ». Les définitions légales ont en effet de nombreuses conséquences, à commencer par la protection sociale, même si à cet égard l’importance des enjeux varie fortement selon les pays. Ainsi en France, la protection sociale des salariés et des indépendants est depuis 2006 quasiment identique en ce qui concerne la famille, la maladie, la maternité, la vieillesse et le décès. Cependant, aucun travailleur indépendant, à l'exception des professions agricoles, ne bénéficie d'une protection spécifique contre les maladies ou accidents liés au travail, sans évoquer l’absence d’assurance sociale contre le risque de perte de revenus ... Sur ce dernier point, si les travailleurs indépendants ne bénéficient pas d’une protection, ils peuvent toutefois souscrire à une assurance chômage volontaire.

En Italie, les TIEDs accèdent désormais à une pension de retraite publique, financée par des cotisations sociales qui ont augmenté graduellement, de 10 % à 27 % du revenu total. Les « Co.co.co » sont également couverts par l'assurance contre les accidents du travail et les maladies liées au travail, mais cette couverture n’est obligatoire que pour les travailleurs en charge de tâches spécifiques. Enfin, en cas de litiges liés au travail, ils peuvent accéder, à l’instar des salariés, aux tribunaux du travail. Par contre, ils ne sont pas protégés par les « amortisseurs sociaux » en cas de chômage.

En Espagne, le statut des travailleurs autonomes accorde aux TIEDs un grand nombre de droits professionnels. En matière de protection sociale, il leur assure l’accès à un régime public de sécurité sociale, comprenant notamment une couverture santé en cas de maternité, maladie courante ou maladie et accidents professionnels ainsi que des bénéfices économiques en cas d'incapacité temporaire, de risques pendant la grossesse, maternité, allaitement, paternité etc. A cela s’ajoute depuis 2011, un système de protection spécifique dans le cas où ils arrêteraient leur activité pour certains motifs (fin de contrat, résiliation par le client etc…).

Dumping social à combattre ou travailleur d’un 3ème type ? Qu’il s’agisse des travailleurs dits détachés c’est-à-dire envoyés par des sociétés basées dans des pays réputés low cost, des travailleurs migrants sans papiers occupés sans droit ni loi, mais aussi des « faux indépendants », le

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débat sur le dumping social est devenu très vif dans de nombreux pays. L’Allemagne tente d’y répondre par l’introduction d’un salaire minimum, la France en soutenant une nouvelle directive sur le détachement, d’autres par des tentatives plus ou moins abouties de nouvelles régulations. Mais il serait absurde d’assimiler TIEDs et faux indépendants. L’enquête menée dans le cadre du projet TRADE a montré, en dépit de ses limites

3, que seule une minorité

de ces indépendants-dépendants pouvaient être qualifiés de faux-indépendants. Par conséquent, il ne s’agit pas d’abord ici d’un phénomène de fraude à combattre par les moyens déployés dans le cadre du travail illicite. Hétérogènes en regard de leurs statuts, du type de tâches prestées et des secteurs d’activité où ils opèrent, les TIEDS sont le produit à la fois des nouvelles organisations du travail, de nouvelles aspirations des personnes à l’autonomie et de tentatives d’échapper au chômage par le développement d’une activité autonome, temporaire ou permanente.

Faut-il légiférer et créer une tierce catégorie ?

En créant par la loi le statut du travailleur autonome, l’Espagne a ouvert la porte à une troisième voie : celle d’un travailleur, ni salarié, ni entrepreneur, à la fois autonome et dépendant. Ce pays n’est pas le seul à avoir débattu. En Italie, en Pologne, au Royaume Uni, en Allemagne mais aussi en France, les travaux, débats et rapports se sont multipliés aboutissant à des solutions souvent hétérogènes. La question n’a pas non plus échappé à l’Union Européenne

4sans pour autant que l’on aboutisse à une

quelconque harmonisation des situations nationales... La majorité des pays plaide pour une sorte de statu quo tant la division binaire entrepreneuriat/salariat reste forte et structurante. D’autres plaident pour des aménagements : il en va ainsi de la France, qui, en dépit des recommandations faites dans un rapport de 2008

5,

a préféré opter pour des statuts particuliers (portage, auto entrepreneuriat..) et un rapprochement de la protection sociale, à l’exception notable de l’assurance chômage.

Vers une mutation du contrat de travail ?

Ce que révèle la notion de TIED va pour autant bien au-delà de cette population. Car cette coexistence de la dépendance et de l’autonomie est en phase avec bien des organisations du travail contemporaines, où l'obligation de résultats prime sur l’obligation de moyens, où la digitalisation comme la délivrance du bien ou du service attendu font éclater bien des limites spatiales ou temporelles. Elle est en outre en phase avec les aspirations grandissantes d’une partie non négligeable des salariés, jeunes ou moins jeunes et ce dans tous les secteurs d’activité, privés ou publics : en quête d’un travail bien fait et qui a du sens, ils sont demandeurs d’une autonomie concrète qui s’accommode mal des contraintes de la subordination juridique classique

3 http://bit.ly/1KKF9cq 4 Voir http://hussonet.free.fr/dtlvert.pdf & http://bit.ly/1Fd3tDu 5 http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport-Antonmattei-Sciberras-07NOV08.pdf

En d’autres termes, alors que le critère distinctif du contrat de travail résidait (et réside toujours) dans la subordination juridique, c’est la question de l’autonomie dans la relation salariale qui devient aujourd’hui un enjeu majeur. Il en va ainsi dans l’espace de la formation professionnelle, où l’injonction patronale est impuissante si elle ne va pas de pair avec une volonté et une envie de faire des salariés. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Vers une représentation collective ad hoc ?

Dans l’univers des TIEDS, l’individu joue un rôle majeur. Pour autant, ce territoire est loin d’être vierge d’organisations collectives. D’une part, il faut le rappeler, de nombreux pays connaissent, pour ce qui concerne les travailleurs freelances et indépendants, un double système : obligatoire ou bénévole. Dans le premier cas, il s’agit à la fois des ordres – bien connus chez nombre de professions libérales – ainsi que des chambres (commerce et industrie, métiers et artisanat, agriculture..). Mais la liberté d‘association, fondamentale, a généré la naissance de nombreuses organisations collectives, en particulier dans les professions dites intellectuelles. Le projet TRADE en a recensé de nombreuses dont certaines mettent en avant un statut, beaucoup un métier. Dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne, le syndicalisme salarié s’y est intéressé soit en favorisant, comme en Espagne, une organisation spécifique, soit, comme en Italie, en organisant de manière autonome ces catégories de travailleurs. Organisations autonomes, organisations rattachées au syndicalisme salarié ou organisations rattachées aux organisations patronales ? Organisations formelles ou collectifs informels ? La question mérite d’être posée et pensée de manière non univoque : elle renvoie à la fois au type d’activités ou de services rendus mais pourrait selon les métiers et secteurs d’activité recevoir une réponse différente. Quoiqu’il en soit, le projet TRADE permet de témoigner à la fois du caractère encore embryonnaire de la représentation collective de ces nouveaux travailleurs comme de leur distance à l’égard des acteurs « traditionnels » du dialogue social, organisations d’employeurs et syndicats. Surtout, il montre que nombre des TIEDS ne se sentent représentés par personne : 86 % des Italiens, 74 % des Français, 61 % des Espagnols ayant répondu à l’enquête TRADE estiment ainsi que personne ne s'occupe d'eux ! Sujet encore largement en friche, l’organisation et la représentation collective des TIEDs doit être posée : comment faire exister ces communautés et identifier les meilleurs moyens de soutenir ses membres ? Symptôme des fortes mutations du travail et de l’activité, le développement des TIEDS interroge bien au-delà de ceux qui s’en réclament et questionne les relations de travail, dans leurs dimensions individuelles et collectives comme dans leurs aspects organisationnels et contractuels.

Christophe TEISSIER, Claude Emmanuel TRIOMPHE - ASTREES