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Les habits neufs de la gestion de la relation client Esquisse de sociologie d’une forme innovante de médiation numérique Thomas Jammet Université Paris-Est Marne-la-Vallée Proposition pour les SMC Research Awards - Décembre 2013 Introduction Le community management a le vent en poupe. Énormément de choses ont été écrites au sujet de cette activité de médiation des échanges en ligne, mais bien peu d’études rigoureuses y ont été consacrées. Je cherche ici à en faire émerger une dimension devenue centrale, bien qu’encore largement ignorée 1 , celle de la gestion de la relation client (customer relationship management, CRM). Les premières recherches académiques dédiées au community management et à la rhétorique communautaire émanant principalement des sciences de l’information et de la communication – n’ont pas manqué de relever le paradoxe logé au cœur de l’activité, censée incarner simultanément une pluralité de compétences, et constamment tiraillée entre la communication et le marketing (STENGER et COUTANT, 2011). Transversal et médiateur, le rôle du community manager [CM] est très rarement purement marchand, et s’inscrit dans l’écrasante majorité des cas dans le registre de la relation de service. 1 Un pas en direction de l’étude de cette dimension a été amorcé récemment par MELLET (2012 : 157), qui note que, du point de vue des agences de Social Media Marketing : « Le dialogue instauré entre les marques et les consommateurs organisés en communautés peut être rapproché du domaine de la gestion de la relation client. »

Les habits neufs de la gestion de la relation client. Esquisse de sociologie d'une forme innovante de médiation numérique. Par Thomas Jammet

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Article de Thomas Jammet (Université Paris-Est Marne-la-Vallée) présenté lors des SMC Research Awards 2013

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Les habits neufs de la gestion de la relation client

Esquisse de sociologie d’une forme innovante de médiation

numérique

Thomas Jammet – Université Paris-Est Marne-la-Vallée

Proposition pour les SMC Research Awards - Décembre 2013

Introduction

Le community management a le vent en poupe. Énormément de choses ont

été écrites au sujet de cette activité de médiation des échanges en ligne, mais

bien peu d’études rigoureuses y ont été consacrées. Je cherche ici à en faire

émerger une dimension devenue centrale, bien qu’encore largement ignorée1,

celle de la gestion de la relation client (customer relationship management,

CRM).

Les premières recherches académiques dédiées au community management

et à la rhétorique communautaire – émanant principalement des sciences de

l’information et de la communication – n’ont pas manqué de relever le

paradoxe logé au cœur de l’activité, censée incarner simultanément une

pluralité de compétences, et constamment tiraillée entre la communication et

le marketing (STENGER et COUTANT, 2011). Transversal et médiateur, le rôle du

community manager [CM] est très rarement purement marchand, et s’inscrit

dans l’écrasante majorité des cas dans le registre de la relation de service.

1 Un pas en direction de l’étude de cette dimension a été amorcé récemment par MELLET (2012 : 157), qui

note que, du point de vue des agences de Social Media Marketing : « Le dialogue instauré entre les

marques et les consommateurs organisés en communautés peut être rapproché du domaine de la gestion

de la relation client. »

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Chargé en règle générale de fédérer et animer une « communauté en ligne »

pour le compte d’une organisation, le CM s’efforce, pour le dire vite, de

déployer sur les médias sociaux un dispositif de captation (COCHOY, 2004)

adapté aux catégories d’internautes visées par la marque qu’il représente,

dans une optique conjointe de séduction et de fidélisation. Il se trouve souvent

confronté à une tension entre un idéal d’interactivité qu’il s’emploie à stimuler

en ligne, et un impératif de performance que les prescripteurs de son travail

attendent de son intervention.

Mobilisés dans un premier temps à des fins de visibilité et de notoriété, les

médias sociaux tendent de plus en plus à être considérés comme des moyens

de faire participer les internautes à la promotion des marques, redéfinissant

ceux-ci en termes de prescripteurs et d’ambassadeurs. Derrière la conversation

se profile la volonté de parfaire la relation avec les clients. Or une telle

démarche suppose la génération de connaissances sur les internautes qui

s’agrègent sur un espace numérique de marque. Les professionnels du marché

ont entamé depuis peu une démarche d’adaptation aux spécificités des

usages du web dit social, à la fois en termes de diffusion des messages, par le

biais du marketing viral (MELLET, 2009), et de rationalisation du rapport aux

consommateurs. L’essor des usages promotionnels du web 2.0 par les

organisations illustre la montée en puissance d’un marketing de plus en plus

relationnel, qui cherche à prendre appui sur les outils techniques du CRM pour

produire des connaissances sur les clients et encadrer leur relation à

l’organisation (BENEDETTO-MEYER et RAIMOND, 2011). Les usages du web 2.0 et

la représentation concomitante de l’internaute par le marketing relationnel

tendent à rapprocher le community management de la fonction de

gestionnaire des relations clients, initiant un renouveau du CRM sous

l’appellation encore flottante de Social CRM.

Mon analyse s’ancre dans le courant de la sociologie de la médiation

marchande, qui s’attache à l’étude du travail relationnel entre producteurs et

consommateurs (DUBUISSON-QUELLIER, 1999 ; COCHOY, 1999), en proposant

modestement d’étendre la réflexion à cette nouvelle modalité de mise en

relation qu’est le web social.

La démonstration s’appuie sur une étude en cours au sein d’une agence

conseil en communication, ainsi que sur une série d’entretiens auprès de

dirigeants de cabinets d’intelligence digitale et de community managers de

marques.

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Ce que les usages font aux outils

Nombreux sont les CM qui se disent confrontés, en particulier sur les pages

Facebook et les comptes Twitter dont ils ont la charge, à un fort afflux de

demandes de renseignements de la part d’internautes de tous horizons, dont ils

s’efforcent de satisfaire les demandes. Ils mettent en œuvre pour ce faire des

procédures d’action qui apparaissent comment autant de « codes » implicites

du web social, à commencer par la règle d’or de la réactivité et l’absence de

censure des commentaires désobligeants. Le constat qui s’impose à

l’observateur est incontestablement celui d’une forme de contournement, par

les internautes, des services de relation client traditionnels au profit des

plateformes du web social, forçant les organisations à adapter leurs dispositifs

de gestion de la relation. Les professionnels du web 2.0 mentionnent deux

explications à l’essor de cette modalité de prise de contact.

La première raison évoquée est celle de la rapidité des échanges. Les

innombrables récits de « bad buzz » provoqués par l’absence ou la lenteur de la

réponse de certaines organisations, cités comme cas d’école par les praticiens

du web, ont largement contribué à ancrer l’impératif de l’instantanéité dans

l’esprit du grand public. Le CM d’une entreprise de e-commerce explique à ce

propos :

Même si on a une hotline, un chat, un service qui te rappelle automatiquement, etc., les

gens posent quand même la question sur Twitter parce qu’ils sont dans l’immédiateté.

Les trois quarts des retours qu’on a sur les réseaux sociaux par rapport à une commande,

c’est sur Twitter. C’est de l’instantané. C’est « Ma commande elle a, à l’instant T, dix

minutes de retard », et ils attendent une réponse dans la minute, ou dans les cinq

minutes.

Le phénomène ne se limite pas aux « pure players » du web, il concerne

manifestement la quasi-totalité des organisations qui ont déployé une

« présence sociale » sur le web 2.0. La CM d’une université scientifique

mentionne ainsi la quantité « énorme » de questions de prospects postées

directement sur la page Facebook de l’établissement, en particulier à la

période des inscriptions. Un fait qui s’explique selon elle par la difficulté à

atteindre les services d’information par un autre canal :

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Vous avez déjà essayé d’appeler l’université ? (…) Sur le papier les services sont ouverts

de 9h à 17h30, mais en pratique on n’arrive jamais à obtenir quelqu’un. (…) Et sur le site

[web] c’est vraiment une horreur pour trouver les informations dont on a besoin. Du coup

c’est vraiment beaucoup plus simple d’appuyer sur le bouton « Message à la page » sur

son smartphone, de taper le message et d’attendre ensuite que le CM réponde, plutôt

que de se lancer dans une procédure lente et complètement décourageante. En

sachant que le CM va répondre rapidement parce qu’il connaît les codes des réseaux

sociaux.

La deuxième raison avancée à l’afflux de sollicitations numériques concerne la

volonté d’un contact humain. Comme le résume le fondateur d’un cabinet

d’intelligence digitale :

Aujourd’hui on a deux solutions. Soit on prend son téléphone et on appelle le service

client d’une boîte, on poireaute un quart d’heure avec un serveur vocal immonde et

finalement on a quelqu’un qui n’en a rien à foutre au bout du fil, ou alors on balance un

tweet rageur et dans les deux minutes la marque est au garde-à-vous. C’est une des

grosses tendances de fond d’Internet. Pourquoi est-ce qu’on irait s’emmerder à prendre

des circonvolutions qui n’ont aucun intérêt et qui n’ont aucune valeur réelle, quand on

peut aller parler directement aux gens ?

De la même manière, une CM d’agence conseil en communication, chargée

entre autres de l’animation de la page Facebook d’un réseau d’écoles de

commerce, m’avait affirmé que « les gens apprécient d’avoir un contact avec

l’école (…) et non juste un site froid. Une interaction. »

Service téléphonique inatteignable, trop lent, voire « immonde », site web

« froid » ou mal agencé, les arguments en faveur du déplacement de la relation

de service vers le web social sont nombreuses. Et de fait, les sites web

institutionnels sont de plus en plus fréquemment réduits au rang de « vitrines »,

destinés à héberger les fonctions d’achat ou d’inscription, tandis que les

dispositifs de « foire aux questions » et de service après-vente se développent

massivement sur des plateformes comme Facebook et Twitter. Il est crucial de

souligner que cette tendance se développe en réaction à des usages non

anticipés de la part des internautes. Elle illustre parfaitement le changement de

paradigme vanté par le marketing en ligne (MELLET, 2009), consacrant la « prise

de pouvoir » de l’internaute-consommateur et renversant le schéma procédural

de la communication, l’approche descendante (top-down) cédant le pas à

une approche ascendante (bottom-up). Parmi les vertus d’un tel changement,

l’allégement du service client offline est la plus fréquemment mentionnée par

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les professionnels du secteur. Selon le CM d’une entreprise de e-commerce,

cité plus haut, sa firme a tout à gagner d’une complémentarité entre les médias

sociaux et les modalités usuelles de la relation de service :

Le CM permet d’alléger le service client. C’est clair. C’est aussi pour ça qu’il doit être

intégré dedans. Le CM doit clairement être lié aux bases de données CRM, pour pouvoir

s’intégrer dans le suivi. Si la personne a un compte sur Twitter et qu’elle appelle la hotline,

« Oui je viens de voir avec vous sur Twitter… », et que la hotline n’a aucune idée des

échanges, tu passes pour un guignol et ton entreprise aussi. (…) On est en train de bosser

dessus de manière à avoir un suivi constant, pouvoir remonter en un clic les problèmes

rencontrés sur Twitter.

Dans le premier texte consacré – à ma connaissance – à la « relation client 2.0 »,

BENEDETTO-MEYER et RAIMOND (2011) notent que les outils du CRM 2.0, destinés

à canaliser et contrôler l’expression des clientèles (et non plus uniquement les

informations à leur sujet), visent également à désengorger les services clients

traditionnels en récupérant cette expression sur un espace dédié.

C’est pour mieux te servir, mon client

Deux éléments sont essentiels à la compréhension de cette extension du

domaine d’action des médias sociaux. En premier lieu, le CRM a pour vocation

de segmenter la clientèle en catégories, grâce à l’usage de bases de données.

Seulement, l’usage efficient d’une telle infrastructure suppose de pouvoir la

remplir, et ce processus implique d’accéder aux données. BENEDETTO-MEYER

(2011 : 52) identifie ainsi, parmi les principaux « écarts » entre le projet du CRM et

la réalité du marché, le fait que le CRM cherche à « tracer » les clients au travers

de leurs actes, « alors même que la plupart des actes des consommateurs (prise

d’information, demande d’aide à l’achat ou à l’usage…) ne se laissent pas

saisir par les traces ». Les médias sociaux, espaces de visibilité en clair-obscur sur

lesquels les internautes mettent à profit « l’opacité de plateformes n’autorisant

la navigation que par les liens de proche en proche » (CARDON, 2008 : 104),

soulèvent également une difficulté majeure d’accès aux données des

utilisateurs. Par conséquent, la segmentation des figures de clientèle s’appuie

généralement sur une image mentale de l’audience et de ses dispositions,

forgée par le CM au fil d’une connaissance vécue de l’espace animé. Qualifier

son audience sur les médias sociaux nécessite d’interagir avec elle. C’est là que

le Social CRM prétend renverser la donne, en s’attachant à saisir à travers le

dialogue des traces qualitatives, discursives, des comportements des

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internautes à l’égard d’une organisation et de son offre. En second lieu, avec le

community management, le CRM devient visible. Rappelons-nous que dans

l’introduction de son ouvrage sur la captation des publics, COCHOY (2004)

classe le CRM parmi les dispositifs immobiles et invisibles. À ce niveau

également, le Social CRM entend tirer profit du changement de nature de la

relation client, en affichant ostensiblement la capacité de l’organisation à

prendre en charge les requêtes des internautes. Le fondateur d’un cabinet

d’intelligence digitale interrogé à ce sujet déclare :

Le fait que le CRM prenne le plus de temps, comme c’est le cas sur Facebook, c’est sain.

C’est plusieurs bonnes nouvelles. Première bonne nouvelle, c’est que les clients ont

trouvé ton point de contact, ça c’est plutôt cool. Parce qu’il y a pire qu’un client qui

arrive sur ta page Facebook en hurlant pour dire que ton produit marche pas, c’est le

client qui n’arrive pas sur ta page Facebook, balance ton produit à la poubelle et n’en

achète plus jamais. La deuxième bonne nouvelle, c’est que si la boîte répond

correctement, elle a répondu à la personne qui pose la question et à tous ceux qui

viendront la lire.

En somme, le bénéfice attendu du déploiement d’un dispositif de Social CRM

au moyen des médias sociaux est double. Celui-ci doit permettre,

premièrement, d’avoir accès non plus seulement aux traces des actes des

clients, mais également à leurs discours. Deuxièmement, il offre l’opportunité,

fort intéressante sur le plan économique, d’informer d’un seul coup, en

répondant publiquement à un internaute, tous ceux qui s’intéressent de près ou

de loin à la même thématique. L’avantage de la visibilité des échanges en

ligne est explicitement souligné par de nombreux CM, comme celui de

l’entreprise de e-commerce. De son point de vue :

Les médias sociaux (…) c’est pas un canal de vente, c’est un canal d’échange qui peut

développer ta notoriété, parce que t’es là, tu réponds, tu montres ton sérieux, tu montres

ton professionnalisme, tu montres la qualité de ton service client quand il y a un

problème. (…) Tu montres que tu es capable de résoudre des problèmes, d’apporter un

suivi.

Le son de cloche est identique du côté de l’enseignement supérieur, à en croire

le CM d’une école de management, qui conçoit Facebook comme un lieu de

« remontée d’informations » à l’intention de sa hiérarchie, permettant de donner

de la visibilité à la fois aux problèmes et à leur résolution. Le dispositif relationnel,

horizontal et transparent cher aux CM, soulève néanmoins des interrogations

quant à la manière effective de collecter de l’information pertinente sur les

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internautes, mais aussi – et surtout – quant aux modalités d’évaluation d’une

démarche de cette nature. L’absence d’une convention d’appréciation

consensuelle du retour sur investissement du community management fonde en

grande partie le flou des contours de son champ d’intervention.

Figures de l’internaute, leçons de la « communauté »

Le discours des professionnels du web social souligne systématiquement

l’ambivalence de la fonction de community management, la somme de

compétences attendues et la transversalité de son rôle d’interface entre

l’organisation, ses ressources internes et son « public » en ligne. Comme le dit

sans détour le directeur d’un cabinet d’intelligence digitale :

Le CM doit devenir la retranscription online de l’identité d’une boîte. Donc c’est du CRM,

c’est des RH, c’est du marketing, c’est de la R&D, c’est tout.

Ce type d’affirmation, qui tend à se répandre, pointe du doigt la complexité du

community management, et la pénibilité de sa justification auprès des

prescripteurs de l’activité. Les CM ont globalement tendance à revendiquer la

dimension qualitative et non marchande de leur travail. Ce positionnement

professionnel se heurte néanmoins aux attentes des services marketing. Ce qui

se joue dans la relation entre les CM et leurs interlocuteurs hiérarchiques relève

dans la plupart des cas d’un affrontement entre deux conventions de qualité

aux temporalités opposées, sur le modèle des conventions de notoriété et de

performance identifiées par OUAKRAT et ses collègues (2010) pour la presse en

ligne. Là où le marketing scrute l’efficacité du dispositif énonciatif déployé, au

moyen d’une convention de performance qui ne s’intéresse qu’à l’action

suscitée par les messages chez ceux qui y sont exposés, les CM semblent

s’attacher à une convention alternative, propre à l’« idéologie du web

2.0 » (KAPLAN et HAENLEIN, 2010), que l’on pourrait qualifier de convention

d’interactivité. Or, celle-ci étant techniquement bien moins équipée que la

convention de performance (qui mobilise des indicateurs tels que le taux

d’affichage ou de clic), la mesure de ses résultats demeure à ce jour

problématique, privant les CM d’un registre de preuve formalisé. La

connaissance vécue, « incarnée » de leur « communauté », qu’ils forgent au gré

de leurs interactions en ligne, n’est pas aisée à valoriser auprès de leur

hiérarchie.

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De la « course aux fans » à la mesure de l’engagement, la communauté

s’apparente au bout du compte à une opération pragmatique par laquelle les

professionnels du marché rebaptisent des segments de clientèle, en

développant une relation « professionnalisée, humanisée et

technicisée » (COCHOY, 2002 : 9), à la vue de tous. Celle-ci s’inscrit dans le

prolongement du nouvel enjeu social qui traverse le travail marchand. La

personnalisation de la relation relève d’un vaste mouvement de domestication

de la clientèle :

Dans le temps même où tous les compartiments du monde social semblent condamnés

à basculer dans le règne de la concurrence et du marché, les professionnels du marché

tentent d’abstraire les relations sociales de l’économique, ou plutôt de revenir à

l’oeconomia, aux origines de l’économie comme gestion de l’espace domestique

(Polanyi, 1983). Le « travail relationnel » qui se déploie sur le marché (…) vise bien, pour

une large part, à réencastrer les relations marchandes dans un registre « maison », à

situer le rapport de clientèle dans un monde où les acteurs pensent leurs échanges en

termes d’appartenance, de communauté, de réciprocité. (COCHOY, 2002 : 8)

Ainsi la dimension publique conférée aux échanges sur le web social participe-t-

elle de la « lutte » engagée par les promoteurs du Social CRM contre

l’anonymat glaçant des relations de marché, en ajoutant à l’individualisation

du client la « preuve » de l’humanisation de son traitement. « Ruse de

l’économie », selon une formule de COCHOY (2001), le marketing semble bien

apparaître aussi comme celle du social, dans l’acception que confèrent à

cette épithète les usages commerciaux du web 2.0.

Conclusion

Nous avons vu que le community management charrie – à son corps

défendant, parfois – une transformation de la relation de service liée à la

démocratisation des usages du web. Son rôle d’intermédiation est traversé par

une tension importante, qui reflète in fine la difficulté de son ancrage

organisationnel. La réticence du community management à se définir

prioritairement en termes de gestion de la relation client, sous-tend une

opposition entre un idéal de communication « sociale », interactive, et un effort

de rationalisation des échanges au moyen d’indicateurs de performance des

actions entreprises en ligne. La question de la mesure du retour sur

investissement d’un CRM 2.0 peu structuré agite aujourd’hui les départements

marketing des organisations, et suscite un trouble majeur auprès des personnes

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en charge de l’animation d’espaces numériques prétendument

communautaires. Le débat intense autour de la définition d’indicateurs

qualitatifs, omniprésent sur la blogosphère des acteurs du web social, en est le

reflet le plus vif. L’effort d’institutionnalisation du Social CRM, que de grandes

entreprises ont récemment entamé, répond bien en premier lieu à l’enjeu

primordial de la maîtrise de l’image publique de la marque (sous le vocable de

la e-réputation), par le contrôle de l’expression de la clientèle.

Reste que la « dichotomie marketing d’un côté, communication de l’autre »

(selon l’expression d’un dirigeant de cabinet conseil), toujours vivace dans un

grand nombre d’organisations, rend particulièrement sensible la question des

moyens, à la fois humains et financiers, à allouer au développement d’une

logique de CRM du côté des acteurs du community management.

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