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Recrutement et « nouvelles conventions de visibilité » à l’heure des réseaux sociaux numériques Constance Georgy - Ecole Normale Supérieure de Cachan Proposition pour les SMC Research Awards - Décembre 2013 Les informations disponibles sur Internet offrent un important nombre d’éléments « en amont » susceptibles de se trouver à la base de choix et de modes d’évaluation des qualités des entités considérées. La question de l’usage de ces données par les internautes ouvre actuellement un champ de recherche qui s’attache à mesurer l’impact des technologies de l’information sur la façon qu’ont les acteurs d’opérer des évaluations [Lamont : 2012] ainsi qu’à étudier les dispositifs qui les rendent possibles 1 . Ceci étant, les pratiques de recherche d’informations sur Internet centrées sur un individu - et leur résultat en termes de jugement - demeurent aujourd’hui encore peu documentée 2 . Vaidhyanathan pose la question de façon provocatrice [2011: p.7]: « Does anything (or anyone) matter if it (or she) does not show up on the first page of a Google search? ». Cette incertitude sur l’impact de telles informations est exploitée par un secteur émergeant consacré au travail réputationnel sur Internet. Partant d’une conception des « intermédiaires » de marché envisagés comme de véritables « entrepreneurs » au rôle actif dans la formalisation de conventions de qualité et de définition de critères d’évaluation [Bessy, Chauvin, 2013], nous cherchons à expliciter les représentations de réputation numérique véhiculées par ces professionnels spécialistes du « conseil en identité numérique », de « l’e- 1 En témoigne l’appel à contribution pour un numéro spécial de la revue Réseaux à paraitre début 2014 sur les « évaluations profanes en ligne ». 2 Johann Chaulet [2009] s’est intéressé aux modes d’appariement sur les sites de mise en relation à travers l’exemple des types d’informations recherchés pour trouver un colocataire notamment.

Recrutement et nouvelles conventions de visibilité à l'heure des réseaux sociaux numériques. Par Constance Georgy

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Article de Constance Georgy (Ecole Normale Supérieur de Cachan) présenté lors des SMC Research Awards 2013

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Recrutement et « nouvelles conventions de visibilité » à l’heure des

réseaux sociaux numériques

Constance Georgy - Ecole Normale Supérieure de Cachan

Proposition pour les SMC Research Awards - Décembre 2013

Les informations disponibles sur Internet offrent un important nombre d’éléments

« en amont » susceptibles de se trouver à la base de choix et de modes

d’évaluation des qualités des entités considérées. La question de l’usage de ces

données par les internautes ouvre actuellement un champ de recherche qui

s’attache à mesurer l’impact des technologies de l’information sur la façon

qu’ont les acteurs d’opérer des évaluations [Lamont : 2012] ainsi qu’à étudier

les dispositifs qui les rendent possibles1. Ceci étant, les pratiques de recherche

d’informations sur Internet centrées sur un individu - et leur résultat en termes de

jugement - demeurent aujourd’hui encore peu documentée2. Vaidhyanathan

pose la question de façon provocatrice [2011: p.7]: « Does anything (or anyone)

matter if it (or she) does not show up on the first page of a Google search? ».

Cette incertitude sur l’impact de telles informations est exploitée par un secteur

émergeant consacré au travail réputationnel sur Internet. Partant d’une

conception des « intermédiaires » de marché envisagés comme de véritables

« entrepreneurs » au rôle actif dans la formalisation de conventions de qualité et

de définition de critères d’évaluation [Bessy, Chauvin, 2013], nous cherchons à

expliciter les représentations de réputation numérique véhiculées par ces

professionnels spécialistes du « conseil en identité numérique », de « l’e-

1 En témoigne l’appel à contribution pour un numéro spécial de la revue Réseaux à paraitre début 2014 sur

les « évaluations profanes en ligne ». 2 Johann Chaulet [2009] s’est intéressé aux modes d’appariement sur les sites de mise en relation à travers

l’exemple des types d’informations recherchés pour trouver un colocataire notamment.

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réputation » et du « e-recrutement » rencontrés et/ou lus au cours de cette

enquête.

L’objet est ici de rendre compte de ces discours et de s’interroger sur leur

éventuelle performativité au prisme des pratiques et représentations

observables de part et d’autre du marché du travail. Côté candidats, l’étude

porte sur de jeunes étudiants d’écoles de commerce. Du côté des

professionnels du recrutement, nos données proviennent d’entretiens menés

auprès de chargés de recherche et de recrutement en cabinet, mais

principalement au sein des services RH internalisés d’un grand groupe français.

Intermédiaires de la réputation numérique, conseils concernant le

marché de l’emploi

Une focale sur le marché du travail, acteurs et appuis argumentatifs

Le couple identité numérique/marché du travail est depuis un passé récent,

largement abordé à travers la presse, qu’il s’agisse de souligner l’opportunité

d’utiliser les réseaux sociaux professionnels afin d’élargir son réseau et de

développer son « employabilité », ou de mettre en garde l’internaute contre le

risque que peut représenter un profil Facebook mal sécurisé. Cette

médiatisation des phénomènes liés à la visibilité croissante de nos données

identifiantes sur Internet est notamment irriguée par le discours de nombreux

« experts » plus ou moins engagés à titre personnel dans la monétarisation d’un

savoir particulier (suppression de contenus embarrassants, optimisation du

référencement de ses réalisations, utilisation stratégique des réseaux sociaux

numériques). Dans ces discours et publications, la figure de l’employeur et de la

sphère professionnelle occupent la place de principal risque face à une identité

numérique non maitrisée, avant les mentions de la famille, des proches ou

inconnus susceptibles de découvrir ces informations et d’en tirer des jugements.

Les sites Internet des deux agences d’« e-réputation » étudiées en témoignent

dès la page d’accueil.

Afin d’étayer ces mises en garde, nos interlocuteurs usent de différents types

d’arguments : les statistiques et leur réputation personnelle. Faute de statistiques

publiques, lors de nos premiers entretiens menés en 2012, une étude

commandée par Microsoft et datant de 2009 était abondamment citée par ces

professionnels comme « repère ». Elle montrait l’écart entre la proportion de 74%

de professionnels RH aux Etats-Unis déclarant rechercher des informations sur

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Internet concernant les candidats, et les 14 % de recruteurs français déclarant

faire de même, et était présentée tant comme signe du retard concernant

l’usage d’Internet que de la malhonnêteté des recruteurs français. Les dernières

études auxquelles font référence ces professionnels (Adecco sept 2012 ;

Regionsjob nov 2012) montrent des pourcentages croissants de professionnels

déclarant utiliser les réseaux sociaux numériques professionnels (tels que Linkedin

et Viadeo) à des fins de recrutement en France, plus spécifiquement pour les

populations de cadres et de jeunes diplômés. Ces chiffres restent toutefois

relativement faibles et proviennent d’enquêtes commandées par de grands

acteurs du domaine du recrutement, Adecco est spécialisé dans le travail en

intérim et est en lien avec le cabinet de conseil en e-recrutement dont l’un de

nos enquêtés est le co-fondateur. Regionsjob est un site d’emploi de type

CVthèque.

Concernant les pratiques de recherches sur les sites de réseaux sociaux privés

tels que Facebook, le flou demeure et peut être interprété comme le résultat de

la réticence des recruteurs à évoquer ces pratiques. Il n’existe pour le moment

que peu de recherches académiques à ce sujet. L’étude en cours de Pajak

[2013] démontre toutefois l’utilisation discriminatoire des informations visibles sur

les profils Facebook3. Face à cette incertitude, les experts proposant des

conseils en la matière se fondent sur des justifications en termes de parcours, le

plus souvent similaires. Un cercle relativement restreint apparait lorsque l’on

répertorie les auteurs de blogs, interviewés dans la presse, et intervenants lors de

conférences et d’ateliers. Les entretiens menés confirment la fréquence avec

laquelle les noms évoqués reviennent. Formation et parcours sont proches,

quatre d’entre eux évoquent une expérience aux Etats Unis ou au Royaume Uni,

une connaissance extrêmement valorisée du fait d’usages considérés plus

développés dans le monde Anglo-Saxon (qui se retrouve dans le nom en

anglais des deux agences d’e-réputation étudiées). Le type de justification

rencontré est aussi celui de l’ancienneté, comme en témoigne le dirigeant d’un

cabinet de recrutement spécialisé sur Internet, se présentant comme l’un des

pionniers du positionnement d’un cabinet exclusivement sur la recherche de

candidats via les réseaux sociaux numériques et rappelant fréquemment qu’il

fut le « 70 000ème abonné sur LinkedIn ».

3 Des centaines de CVs identiques furent envoyés en réponse à des annonces de postes de comptables.

Les candidats fictifs Thomas Stéphane et Julien Nicolas n’ont pas d’homonymes sur Facebook, leurs photos

de profil son similaires, seule la mention pour l’un d’entre eux d’une ville d’origine marocaine diffère. Ce

candidat reçoit 30 % de réponses positives en moins, un résultat qui démontre la pratique de recherche

d’information sur les réseaux sociaux comme les préjugés discriminants des recruteurs.

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Le schéma d’une « bonne réputation » en ligne

L’ensemble de ces professionnels nous a proposé une série de méthodes et de

recommandations « globales » concernant la réputation numérique.

- Propreté

Le but pour un individu est a minima d’« occuper une première page Google

de manière propre » selon les termes du fondateur d’une des agences d’e-

réputation étudiée. L’anecdote que nous a rapportée ce professionnel est

révélatrice de cette conception « lisse » de la réputation numérique. L’idée de

créer son agence lui est venue après avoir tenté d’effacer un commentaire

publié sous son nom sur le site du Figaro.fr. Il y manifestait son désaccord avec

l’analyse d’un journaliste concernant la participation de la nageuse Laure

Manaudou aux Jeux Olympiques et jugeait a posteriori que cela ne

« correspondait pas au profil professionnel qu’[il] avais envie de donner ». Ne

pas donner de prises à une interprétation éventuellement négative - dans cet

exemple, d’être jugé vindicatif - est préconisé par l’ensemble de nos

interlocuteurs. Cette conception très vaste de l’information potentiellement

négative est à notre sens à même de modifier les « conventions du taire et du

dire » [Philippe Aldrin, 2003, p.139] sur Internet.

- Identification

La question de l’identification a été abordée dans chacun des entretiens

comme un élément central de la réputation numérique. « Une bonne

réputation, c’est déjà qu’on vous trouve, faut qu’on vous trouve facilement »,

selon les termes du directeur de l’agence évoquée. La conseillère en identité

numérique et le conseiller en recrutement sur les réseaux sociaux rencontrés ont

également insisté sur ce point, livrant des conseils sur l’achat d’un nom de

domaine à ses propres noms et prénoms afin de garantir sa visibilité et un

référencement au haut des résultats sur les moteurs de recherche. L’argument

de la « certification d’identité »4, a été avancé, la visibilité sur Internet devenant

un outil de protection, de préservation de sa réputation. « Le fait d’avoir une

présence qui est facilement reconnaissable, officielle, ça va éviter que des gens

qui vous cherchent ne tombent sur un usurpateur » explique le fondateur d’une

4 La politique de Facebook notamment est de tendre à éliminer les profils qui ne relèvent pas de la

véritable identité civile des individus http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/12/18/facebook-

attaque-pour-l-obligation-de-fournir-sa-veritable-identite_1808088_651865.html

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Recrutement et « nouvelles conventions de visibilité » à l’heure des réseaux sociaux numériques – Constance Georgy

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seconde agence d’e-réputation. La question de l’usurpation d’identité et /ou

de l’association avec un homonyme est l’un des éléments clefs de ce discours.

Ces professionnels recommandent ainsi de créer un profil sur Facebook et ce,

« même si [ils] n’y sont pas actifs », uniquement dans le but d’avoir une visibilité

numérique identifiable. L’absence de présence de liens mentionnant son nom

et ses activités serait alors potentiellement suspecte. Une juriste de la

Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés interrogée dans cette

enquête est revenue sur l’entretien d’embauche ayant précédé son

recrutement à ce poste en 2010, relatant la remarque : « vous n’avez pas de

vie » que lui avaient fait les recruteurs au sujet de son absence de visibilité et

d’activité en ligne. Un exemple tiré de la presse en décembre 2012 illustre cette

propension à considérer comme étrange voire pathologique l’absence de

présence sur un réseau social comme Facebook. Le fait que le jeune américain

auteur de la tuerie perpétrée dans une école à Newton et décrit comme

« asocial » n’ait « pas de compte Facebook » est présenté dans le titre d’un

article, comme un détail quasi-explicatif de son anormalité5.

Outre l’identification rapide des individus, la visibilité en ligne offre également à

la réputation un caractère d’emblée dénombrable, objectivable, dont les effets

en termes de jugement sont notables selon ces experts.

- Occurrences

Tout en reconnaissant que la réputation n’est pas qu’une simple « affaire de

nombre », la plupart de nos enquêtés laissent entendre qu’il s’agit bien d’un

critère de jugement. La « première impression » est considérée comme

mauvaise si un individu n’a pas ou très peu d’informations se référant à lui,

comme l’explique le créateur de l’agence. Il se joue dans cette « épreuve de la

visibilité » un jugement en termes de crédibilité comme l’explique ce conseiller

en recrutements innovants :

Le stagiaire qui bosse avec nous, il dit à sa mère « je bosse avec L, et sa mère

m’a googlé et elle a rappelé son fils « Il a l’air super connu, ton maitre de stage !

Son nom est partout ». Je suis pas super connu, je suis connu sur ma niche, mais

ça renvoie cette image aux gens.

La réputation numérique apparait définie ici comme une version médiatisée de

la réputation off-line. Ce que conseille l’agence pour construire cette

5 Newtown : le tueur n'avait même pas de page Facebook | Big Picture

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médiatisation est de créer un « hub » : point central d’entrée à ses différentes

présences sur le net […] qui remontera dans les tout premiers résultats quand on

tape son nom. »

De la même façon que l’absence de visibilité en ligne comme traces

« certifiantes » de ses réalisations est susceptible selon ces professionnels de nuire

à la crédibilité, le nombre de relations affichées sur les sites de réseaux sociaux

professionnels est jugé susceptible d’engendrer des évaluations positives ou

négatives en fonction de son étendue. Cette question de la visibilité de la

relation, et de son importance en tant que source

d’information/diffusion/attestation (dans le cas du CV en ligne, l’étendue du

réseau étant censé garantir la véracité des informations) est évoquée au sein

de la sociologie du champ artistique au sujet notamment des musiciens et des

groupes.6 Son application aux individus a priori non médiatiques est du dire de

nos enquêtés, une tendance qui renvoie à la figure évoquée par les auteurs du

Nouvel esprit du capitalisme de la grandeur dans la cité connexioniste :

« Chaque être existe plus ou moins selon le nombre et la valeur des connexions

qui passent par lui » [Boltanski, Chiapello, 1999 : p.190.]

Quelle performativité des discours ? Enquête auprès d’étudiants et

de recruteurs

Résistances, incertitudes et critères de jugement

La croyance en la transformation du monde par la technologie et le caractère

bénéfique de cette dernière – pour trouver des candidats, pour se faire

remarquer et recruter – n’est pas partagée par la plupart de nos enquêtés, qui

ont souvent présenté les conférenciers et professionnels du secteur comme des

« prophètes » plus ou moins fanatiques. Le discours de cet étudiant est ainsi

révélateur :

Je me rappelle le mec qui est venu nous parler de la e-réputation, aux yeux de

80 % de la classe il est passé pour un fou ! 95 % de la classe était sur Facebook

mais par contre seulement 5 ou 6 personnes étaient sur Twitter et il a dit « c’est

quoi la classe d’extra-terrestres que j’ai devant moi ? » Il avait un discours très

6 Bastard Irène et al., (2012 : p.40). « Les fans Facebook d’un groupe sont autant d’ambassadeurs de la

qualité sociale ou esthétique du groupe ».

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« c’est magnifique, c’est génial », on voyait bien que lui c’était un converti et

qu’il devait presque tweeter en dormant…

Les propos de cet intervenant concernant l’impact des informations en ligne lors

des recrutements ont selon cet étudiant également suscité les exclamations

incrédules de leur professeur de RH. Sur notre terrain d’observation, les chargés

de recherche et de recrutement nous ont effectivement donné à voir des

pratiques encore très peu développées de recherches sur Internet ainsi qu’un

intérêt modéré pour les sites de réseaux sociaux professionnels. Le contexte de

crise économique et de chômage induit une forte concurrence sur le marché

de l’emploi, aussi ont-ils déclaré ne pas avoir de mal à trouver les profils voulus

selon le schéma classique de l’étude de CV reçus à l’occasion de la

publication d’une annonce sur le site carrière de l’entreprise notamment. Ces

CV permettent, sans avoir besoin de recourir à une recherche sur Internet, de

départager les candidatures, et ce y compris sur des critères n’ayant trait ni aux

diplômes ni à l’expérience des candidats (détails typographiques notamment).

Des liens vers des profils Viadeo ou Linkedin ou encore des C.V DoYouBuzz (C.V

« dynamiques » car permettant l’insertion de portfolios et de liens vers des blogs)

figurent sur quelques CV (proportion n’excédant pas 5% de l’ensemble)

envoyés sous format Word ou PDF, liens que ces professionnels nous disent

consulter « par curiosité », sans toutefois retenir la mise en visibilité « numérique »

de leurs compétences comme un critère de sélection.

Dominique Cardon [Cardon : 2010] ainsi que le « pionnier du web » évoqué en

première partie, recruteur dont l’agence est spécialisée dans le recrutement via

les réseaux sociaux, estiment que les informations « non pertinentes » pour juger

des compétences n’ont pas vocation à être retenues comme critères

d’évaluation. Ce dernier qualifie les questions sur les éventuelles « photos

festives » disqualifiantes de « faux débats mis en exergue par les journalistes ». Sur

le secteur de recrutement de son agence, les ingénieurs IT principalement, la

rareté des profils induit effectivement une moindre importance à la « réputation

numérique » du candidat. Nous avons pu constater l’absence d’attention

accordée à la qualité des profils LinkedIn (mise à jour de ce dernier, photo,

nombre de contacts au sein du réseau) lors de la recherche de « profils rares » -

que ce soit en termes de localisation du poste ou des spécificités de la

qualification - au sein de l’agence de recrutement du groupe enquêté. La

chargée de recherche qui utilise ces outils ne souhaitait pas évaluer ces

informations, le principal enjeu étant de pouvoir contacter ces personnes et de

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pouvoir éventuellement les appeler au téléphone pour connaitre leur

disponibilité.

Lorsque la rareté du candidat n’en fait pas l’objet d’une approche directe sur

les réseaux, il n’est pas rare qu’un « googling » des noms et prénom des

candidats soit réalisé, il nous a cependant toujours été présenté comme

accessoire : « complément », ou « moyen supplémentaire d’obtenir de

l’information ». La plupart de nos enquêtés ont insisté sur le caractère

anecdotique à leurs yeux des « googling » de candidats ayant entrainé un rejet

de candidature au vu des résultats trouvés. Dans le cas des cabinets de

recrutement non-internalisés, il existe une « obligation de moyens » à mettre en

œuvre pour le client ayant exprimé son besoin de recrutement. Il s’agit

notamment du contrôle de références, qui consiste à vérifier auprès du

précédent employeur du candidat la véracité de ses expériences

professionnelles. La pratique du « googling » n’est pas encore « vendue au

client » mais la plupart de nos enquêtés disent rechercher le candidat sur un

moteur de recherche pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’éléments négatifs en

visibilité ; la présence non maitrisée d’images jugées nuisibles à celle d’un «

professionnel » étant considérée comme un signal négatif comme l’explique ce

chargé de recrutement : Si c’est une personne qui fait beaucoup la fête, qui a

800 copains et qui n’a pas verrouillé son profil, forcément on se dit « elle est un

peu con-con ».

Le manque de cohérence entre un profil Viadeo/LinkedIn et le CV envoyé (le

plus souvent), mais également toute autre trace sur Internet, peuvent permettre

de confirmer d’éventuels doutes concernant l’honnêteté d’un candidat. La

question des « doutes » est toujours abordée comme un point rédhibitoire par les

recruteurs, selon l’expression du DRH du grand groupe étudié : « quand il y a un

doute, il n’y a pas de doute », la candidature est alors écartée.

Une certaine pratique du « googling » comme « réflexe » transparait également

dans les discours. Elle peut être mise en parallèle avec les pratiques que nous

ont décrites les étudiants enquêtés, à l’instar de Morgan : « Moi je tape

beaucoup de choses sur Google, dès qu’il y a quelque chose qui me passe par

la tête je le tape ». Il s’agirait alors d’une pratique de réduction de l’incertitude

qui n’intervient dans ces cas que de façon marginale dans le jugement mais qui

« rassure » ou « intéresse » avant une rencontre planifiée selon les termes de

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Recrutement et « nouvelles conventions de visibilité » à l’heure des réseaux sociaux numériques – Constance Georgy

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Clément étudiant de 21 ans : « Ça me rassure de mettre un visage sur un

prénom. Savoir à qui j’ai affaire ».

Usages et émergence de nouvelles normes de visibilité

Face à l’enjeu d’une visibilité numérique qui ne donne pas prise à une

éventuelle incohérence ou une interprétation négative, les étudiants enquêtés

se sont tous déclarés soucieux de protéger leur image. Aucun ne nous a dit ne

jamais avoir recherché son nom et son prénom sur un moteur de recherche

pour voir les résultats, cette pratique est majoritairement réalisée plusieurs fois

par an. De ce fait, tous ont pu mentionner les homonymes qu’ils ont pu repérer

à cette occasion. Cette prise de conscience de leur visibilité intervient dans la

plupart des cas après une première confrontation avec le monde du travail, lors

de leur première année d’école de commerce à l’exemple de Vincent qui

déclare « fait du tri » à ce moment-là.

Les étudiants de dernière année comme Vincent, n’ont pas le même discours

que ceux de première année comme Karim, qui évoque ainsi la conférence

obligatoire sur l’identité numérique qui a lieu à la rentrée étudiante : « On a

lâché au bout de 10 minutes c’était des choses qu’on a déjà entendues cent

fois… ». Lassitude qui laisse à penser que le discours sur la dangerosité

potentielle de l’identité numérique est de plus en plus prégnant. Tous possèdent

des comptes Facebook paramétrés de manière à n’être ouverts qu’à leurs amis

et insistent sur la différenciation de ces profils avec le « monde professionnel ».

Peu nous ont dit accepter parmi leurs « amis » Facebook des personnes

rencontrées dans le cadre de leurs stages ou emplois, dénotant une

appréhension de la surveillance comme l’illustre le commentaire de Morgan,

étudiant en 3ème année, qui nous a confié avoir refusé des supérieurs

hiérarchiques lors de son stage les qualifiant de « gens qui me demandaient

pour faire les fouines ». Plusieurs ont récemment opté pour un pseudonyme sur

Facebook, en usant d’une contraction de leur nom de famille, certains ont

déréférencé leur profil des moteurs de recherche. L’enjeu pour ces étudiants est

de préserver au maximum leur vie personnelle et ne pas donner de prise à

l’évaluation de celle-ci. Le terme de « nettoyage » et de « ménage », qu’il

s’agisse de photos ou « d’amis » jugés indésirables, jalonnent les entretiens.

Les conseils des professionnels évoqués en première partie se retrouvent dans

les justifications des étudiants concernant leur présence sur les différents sites

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des réseaux sociaux, comme une forme de « certification » qui permettrait

d’éviter les mauvaises surprises comme l’explique Coralie, étudiante de 3ème

année : « Y être ça permet de contrôler son image et de choisir ce que l’on

veut mettre ».

Concernant les pratiques de mise en visibilité sur Internet de ses compétences

professionnelles en vue de trouver un emploi, il nous est apparu que la grande

majorité de ces étudiants utilisaient des justifications de type « au cas où ». C’est

ce qu’explique Clémence, 21 ans, étudiante en Master 1 : « c’est important

d’être visible parce qu’on ne sait jamais », malgré ses doutes sur l’opportunité

de ce canal pour décrocher un emploi : « Je compte surtout sur les personnes

physiques, ça vaut toujours mieux qu’un contact virtuel ».

Tous les étudiants de 2ème et 3ème année d’école étaient présents sur au moins

un site de réseau social professionnel, principalement Viadeo, et LinkedIn, mais

aussi sur des réseaux moins largement connus et pour une part réservés aux

jeunes diplômés tels que Wizbii, Yupeek et DoYouBuzz. Inscriptions récentes

(moins de deux ans) souvent corrélées avec leurs recherches de stages. Le

responsable de l’espace carrières d’une des écoles de commerce étudiées, qui

occupait deux ans auparavant un poste de chargé de recrutement en

agence, explique le partenariat (le même type d’accord a cours dans la

seconde école enquêtée) qui existe entre son école et Viadeo : un pack

Prémium 6 mois offert aux étudiants contre une intervention de Viadeo au sein

du séminaire emploi pour les étudiants de dernière année. Une pratique

marketing susceptible d’encourager les étudiants à l’inscription qui n’est pas le

seul fait de Viadeo. Il nous a également été fait le récit d’une formation à

l’identité numérique effectuée en 2011 où la consigne était d’évaluer les

informations trouvables en ligne sur son voisin de classe, séance préparée à

l’avance qui avait conduit l’ensemble des étudiants à s’inscrire sur plusieurs sites

afin d’améliorer leur visibilité.

Il s’agit sur ces sites des réseaux sociaux professionnels d’une retranscription des

informations que contient leur CV, avec « moins de détails » concernant les

« centres d’intérêts » notamment. Nous avons pu toutefois constater auprès de

certains ce qui apparaitrait comme une incohérence entre la volonté de ne

pas mettre de photo d’identité sur leur CV papier et la présence d’une photo

sur leurs profils des réseaux sociaux professionnels, signe que les conseils des

intervenants modifient certaines conceptions de la visibilité. Aucun de ces

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étudiants n’a trouvé de stage ou d’emploi par ce biais, quoique certains – alors

déjà en poste - ont été contactés par des recruteurs et reçu des offres. Le

rapport est « plus passif que stratégique ». Le choix des sites n’est pas

déterminant puisqu’il est possible de multiplier sa présence, ce qui est vu par

Victor, étudiant en 3ème année comme un moyen de ne pas passer à côté

d’une opportunité « Ça peut-être redondant mais il y a des entreprises qui

peuvent privilégier un site plutôt qu’un autre, ça permet d’avoir un spectre

assez large. ».

L’un des étudiants tout juste arrivé en première année d’école et rencontrant

des difficultés à trouver son premier stage, nous a confié n’être pour le moment

sur aucun réseau social professionnel, estimant ne pas avoir suffisamment de

réseau pour investir ce type de plateforme ce qui correspond avec le constat

d’une étude de l’APEC sur les pratiques des jeunes les moins richement dotés en

capital relationnel sur les réseaux sociaux [APEC : 2012]. Le même sentiment

d’illégitimité, qui laisse penser à une intégration des conseils en identité

numérique dans un but professionnel, se retrouve chez les étudiants de 3ème

année qui souhaitent créer un blog sur une thématique particulière afin d’ « être

reconnu dans un secteur d’activité comme compétent » mais qui estiment ne

pas avoir encore suffisamment d’expertise pour les mettre en visibilité.

L’interrelation entre les conseillers en réputation numérique, les étudiants et les

professionnels du recrutement permet de mettre à jour la circulation des

représentations quant à la visibilité souhaitable en vue de trouver un emploi, et

les pratiques encore émergeantes d’évaluation de cette visibilité. La mise en

conformité de la visibilité en ligne, due à l’anticipation des attentes des

recruteurs par une attention fréquente à l’image que renvoient les résultats

d’une recherche basée sur son identité en est ici la principale manifestation. La

multiplication des profils sur les sites professionnels et la volonté de mettre en

visibilité ses compétences révèle l’importance que prend dans les

représentations cet « impératif de visibilité » sur le marché de l’emploi. Et ce,

bien que les évaluations de ces « vitrines » numériques demeurent encore peu

explicitées. Ces conceptions de la visibilité en ligne en vue d’intégrer le monde

professionnel corroborent l’idée selon laquelle cette somme d’informations

trouvables sur Internet prend une forme de plus en plus standardisée qui informe

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les modes d’évaluations qui peuvent en résulter comme le note Lamont [2012 :

p.220].

Bibliographie

APEC, « Attitudes et pratiques des jeunes diplômés concernant l’usage des

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